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AED La Grande Relève Articles > N° 1038 - décembre 2003

 

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N° 1038 - décembre 2003

Réformes... ou déformes ?   (Afficher article seul)

La guerre euro/dollar   (Afficher article seul)

Pour l’amiante, c’est trop tard !   (Afficher article seul)

III. « À nouvel air, chanson nouvelle » ( Paul Lafargue )   (Afficher article seul)

La dette publique   (Afficher article seul)

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Réformes... ou déformes ?

par M.-L. DUBOIN
8 janvier 2006

L’AGCS poursuit imperturbablement sa marche pernicieuse. Mais sournoisement : Quels médias à gros tirage parlent de l’Accord Général sur le Commerce des Services ? Quel ministre, quel élu politique, quel responsable y fait allusion ? Qui a déclaré publiquement, clairement qu’il voulait participer à l’annulation, l’une après l’autre, des mesures que les nations unies avaient adoptées à la fin de la seconde guerre mondiale pour organiser un peu de solidarité et de sécurité dans ce monde qui venait de découvrir quels pouvoirs de mort et de destruction il était capable d’inventer et d’utiliser contre lui-même ? Qui de vous avait eu conscience, en votant, de se prononcer pour que continue le démantèlement de cet État-Providence, issu d’un désir de paix, mais dont on entend parler maintenant avec dérision ?

C’est pourtant ce retour en arrière vers la sauvagerie du “chacun pour soi” qui est mis en place et bien orchestré, que ce soit par des gouvernements de gauche ou de droite, que ce soit en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, qui ont ouvert la voie, que ce soit en France ou en Italie, en Allemagne, en Espagne ou ailleurs.

La méthode utilisée est la même dans tous les domaines : dans un premier temps, les pouvoirs publics prennent des mesures qui détériorent le service public et qui finissent, au bout de quelques années, par le rendre inopérant. Quand la situation est devenue catastrophique, tout le monde comprend qu’il faut une vaste réforme et qu’il faut la faire dans l’urgence. Le fruit est donc mûr pour prendre des lois dites de modernisation destinées à confier au privé, présenté comme plus efficace, les services rentables, et, sous couvert de belles envolées républicaines, ne laisser aux plus démunis que la poubelle du public.

La stratégie adoptée implique aussi de traiter les problèmes liés à l’AGCS les uns après les autres, l’ordre pouvant être différent d’un pays à l’autre. Les traiter en même temps pourrait en effet montrer leur similitude, donc faire comprendre l’idéologie qui leur est commune et qui inspire les mesures prises. Ainsi en France le problème des retraites a occupé l’actualité quelque temps, et puis ce fut celui de l’école, qu’on a oublié parce que s’est manifesté celui des intermittents, et on ne soulèvera qu’ensuite celui de la santé ou celui de la recherche, avant de revenir à celui de l’école, ou à celui de la sécurité sociale, etc.

La retraite

Premier exemple, la retraite. La première étape a duré plusieurs années. Les caisses de retraites ont subi les conséquences de plusieurs mesures : exonérations de charges en faveur de certaines entreprises sous prétexte de les inciter à embaucher, et en faveur des entreprises et des salariés quand ces derniers plaçaient leurs économies pour préparer leur retraite par capitalisation ; et puis surtout, l’effet sur les caisses de retraite du glissement de 10 points de la part de la masse salariale dans le PIB par rapport au profit des entreprises, etc. Pendant ce temps la publication de rapports alarmants et le conditionnement systématique de l’opinion ont abouti à ce que les journalistes affirment : « Tout le monde est conscient qu’il ne sera plus possible de financer comme aujourd’hui la retraite par répartition après 2040 », et que personne ne puisse plus dire ensuite, sans être ridiculisé, que les actifs seront dans quarante ans mieux équipés qu’aujourd’hui pour produire de quoi assurer à tous, et pas seulement aux retraités, une existence décente... mais à condition de partager plus équitablement les richesses produites.

Tous ceux qui n’ont pas le temps, ou pas trop l’habitude, de réfléchir à ces questions, ont gobé le poisson, qui était gros mais pas vraiment facile à voir. Les autres n’étaient pas d’accord et l’ont dit. Le gouvernement et la majorité, élue comme on sait, ont passé outre avec mépris, ils ont appelé ce manque de concertation “avoir le courage de réformer” et la loi a été promulguée en plein mois d’aôut. La deuxième étape est franchie dans notre pays. La retraite par solidarité (par répartition) c’est du passé, la publicité triomphante avec laquelle les compagnies d’assurance vous matraquent à tout bout de champ pour que vous alliez leur confier vos économies pour la retraite en est la preuve. Si vous n’avez pas les moyens de faire confiance à ces services privés et payants à la tête du client, vous n’avez qu’à vous imaginer au Moyen-âge, ou vous consoler en pensant aux employés américains ou anglais qui ont déjà perdu tout ce qu’ils avaient placé dans des sociétés d’assurances et autres fonds de pension qui ont failli.

Les médias ont applaudi, puisqu’ils avaient affirmé que c’était inévitable et urgent, et les élus de la majorité se sont vanté d’avoir fait de remarquables efforts d’information. Ce qui est le comble. Car le public avait été si bien informé au préalable que le 26 novembre dernier au conseil des ministres, les ministres des affaires sociales et de la fonction publique présentaient un dispositif national d’information du public sur les nouvelles retraites, disposifif dont le coût global s’élève à 4 millions d’euros et dont la mise en œuvre prendra... au moins trois ans ! Après quoi seulement on aura une estimation des conséquences de la loi quand elle sera appliquée.

Mais bien avant cela, dans quelques semaines, probablement en janvier prochain, le plan d’épargne-retraite populaire (PERP) verra le jour, ce qui devrait achever de convaincre quiconque croyait encore que la réforme des retraites n’a pas été conçue dans l’intérêt des sociétés d’assurance et autres fonds de pension,

La culture

Passons au domaine de la culture. En France, une croyance a été répandue sous le nom “d’exception française”, ce qui pourrait inciter à penser que la culture sera préservée. Le bon peuple n’a pas été très sensible au problème des intermittents du spectacle : un de mes voisins, ingénieur très compétent au CEA, m’a résumé le problème en quelques mots : « Foutent rien, feraient mieux de travailler. »

La première étape fonctionne donc bien et les salles de cinéma “multiplex” se développent. D’autres aspects, non moins importants pour notre civilisation, ne sont pas clairs pour tout le monde ; il semble, par exemple, que l’idéologie fasciste revienne à la charge, avec la manifestation qu’elle organise à Paris, ce 27 novembre, contre le planning familial.

Mais ce n’est sans doute pas fini.

L’enseignement

Il est inutile de rappeler la dégradation des conditions de travail dans l’enseignement primaire et secondaire, elle a été assez décrite, à tel point qu’une enquête très récente, révélant que l’entretien des sanitaires est une honte, n’a ému personne. La nécessité d’une réforme est admise et le public semble avoir bien enregistré que le mammouth s’oppose bêtement à toutes celles qu’on lui propose, quelles qu’elles soient, comme par principe. Pourtant, dans ce domaine la manipulation de l’opinion n’a pas parfaitement marché. Certains profs commencent (seulement... ?) à s’inquièter des publicités qui s’adressent aux enfants avec de plus en plus de culot, en particulier celles qui y mettent le prix et l’astuce pour s’insinuer à l’école et au lycée en détournant la loi. Mais le ministre a été obligé de faire semblant de reculer, juste avant la session d’examens de juin. Il va donc lui falloir organiser des tables rondes au cours des semaines qui viennent, mieux préparer pendant ce temps la réforme néolibérale, puis la ressortir comme si elle était issue de la consultation et ce, pas trop longtemps avant les prochains examens.

Dans l’enseignement supérieur, la première étape avait été entamée sous Juppé. Le masque choisi par le gouvernement actuel pour présenter la réforme sous l’apparence d’une nécessité urgente, que nul ne peut contester sans déraisonner, et qui aura d’excellents effets, etc, etc, ce masque porte un nom : LMD. Comment pourrait-on s’opposer à ce que l’Université délivre ses diplômes à trois niveaux, L, la licence à bac+3, M, le master (mot qui sonne plus “moderne” que maîtrise) à bac+5 et D, le doctorat à bac + 8, comme partout au monde, afin de permettre enfin aux étudiants de s’inscrire indifféremment dans un pays ou dans un autre ? Mais les étudiants sont moins “bon public”. Sous le prétexte d’instituer le dispositif LMD, qui existe déjà dans quelques universités, ils détectent que se cache une très grande souplesse dans l’organisation des “cursus”, aboutissant forcément, même si on leur affirme le contraire, à l’autonomie des universités, laquelle signifie qu’il y aura bientôt, comme aux États-Unis ,quelques universités prestigieuses et très coûteuses qui recevront l’élite, tandis que les autres, avec beaucoup moins de moyens, délivreront des diplômes beaucoup moins cotés.

Certains étudiants se réjouissent de pouvoir en profiter, par exemple, à l’université Lille II qui a passé un accord avec l’université Laval au Québec pour que leurs échanges aboutissent à une “double diplômation”, deux étudiantes qui vont en profiter cette année disent : « Les matières étudiées ici et là-bas vont nous permettre d’obtenir à la fois le master de Lille et celui du Québec, et ce dernier nous permettra ensuite de nous présenter au MBA aux États-Unis ».

Ce qu’elles ne disent pas c’est que le coût de la scolarité ne sera pas le même, 490 euros à Lille, 1.540 euros à Laval, et beaucoup plus aux États-Unis. Ce que Valérie, étudiante en psychologie, commente en quelques mots : « C’est bien de vouloir nous faire étudier en Angleterre mais on n’a pas les moyens !! ». D’autres aussi ont conscience que l’autonomie des universités ne mène pas à une amélioration pour tous et ils s’expriment. Les étudiants boursiers se rappellent ce qui est arrivé à leurs copains surveillants l’an dernier avec la suppression de leur statuts. « Je pense, dit une étudiante en sociologie, que le gouvernement actuel prend des mesures qui augmentent les inégalités ». Une autre dit clairement « Je suis contre les inégalités d’accès au savoir et, avec les projets de Luc Ferry, les universités vont se structurer en pôles d’excellence. » Une autre explique : « J’ai peur de la société très libérale qu’on nous prépare ».

Des enseignants dénoncent les effets pervers d’une réforme qui risque « de conduire à la marchandisation de l’enseignement supérieur. »

Si la mobilisation étudiante se poursuit, sans que la peur pour la session des examens ne l’entrave, c’est la perspective des prochaines élections qui fera reculer le front de la réforme, mais sans doute sur des ”positions préparées à l’avance” et dont le gouvernement nous fera la surprise.

La santé

Dans son article intitulé “Retour à l’hospitalet” [1] Jean-Pierre Mon a rappelé la situation de l’assurance maladie, montré que la première étape a été close par l’affirmation du patronat : « Si l’on n’y met pas bon ordre, on sera entraîné dans des déficits abyssaux » et décrit la réforme qui va permettre d’accroître les inégalités d’accès aux soins, tout en assurant de solides perspectives aux laboratoires pharmaceutiques.

Dans le domaine des soins médicaux, la première étape, destinée à rendre “fatale” la réforme libérale est également très très avancée. La seconde également, puisque des lois viennent d’être adoptées, alors que l’opinion n’en comprendra les effets que lorsqu’il sera impossible de revenir en arrière. Toujours ce sens de la concertation et ce grand courage pour faire les réformes devenues absolument nécessaires... !

Examinons de plus près ce qui s’est passé.

La première étape a débuté par la fermeture massive de lits d’hospitalisation. Il a été décidé de fermer 30.000 de ces lits sous prétexte que le taux d’occupation était de 80 % et qu’il doit être de 100 %. Ce qui est un non sens, puisque cela exclut la possibilité de faire face aux épidémies et aux urgences (la canicule de cet été a, hélas, mis en évidence une des conséquences de cette réduction) et d’isoler éventuellement des malades contagieux. Mais cette pénurie de lits d’hospitalisation conduit à transférer les malades, quand ils en ont les moyens, vers le secteur privé... Entre 1980 et 1997, le nombre moyen de lits d’hospitalisation pour mille habitants a ainsi été abaissé de 11,5 à 8,5.

Deuxième arme de destruction des soins publics, la fermeture d’hôpitaux et d’équipements de proximité, des maternités en particulier [*], au point que certaines régions sont véritablement sinistrées à cet égard. Le prétexte invoqué n’a pas été la rentabilité, parce qu’elle n’est pas toujours bien vue chez ces attardés de Français, on lui a préféré l’argument de plus de sécurité, et on a commencé à parler de “centres experts à tolérance zéro en matière de risque médical” ... et on s’aperçoit que les fermetures de maternités se traduisent par l’abandon au privé des maternités de niveau 2, celles qui sont banales mais très rentables.

Troisième moyen employé pour délabrer les services de santé : organiser la réduction du nombre des personnels médical et paramédical. La politique, dans toute sa stupidité, était claire, on a prétendu qu’en réduisant l’offre de soins on allait en réduire les dépenses. Un numerus clausus a donc été institué pour réduire le nombre de médecins et d’infirmières à l’entrée des facultés et des écoles, et dès 1985 la pénurie de médecins était annoncée pour 2005. De plus, des disciplines comme la gynécologie ou la chirurgie ont été délaissées au profit d’autres spécialités, moins lourdes et mieux rémunérées. Les conséquences de cette pénurie organisée sont aujoud’hui très sensibles. On sait que d’ici à 2015 plus de la moitié des agents hospitaliers vont prendre leur retraite, que le nombre de médecins va diminuer en métropole de 20 % avant 2020. Que pour faire face aux besoins, il faudrait 40.000 infirmières et 9.500 médecins de plus par an pendant cinq ans. Mais qu’il faut trois ans pour former un infirmier et dix ans pour former un médecin.

Les milieux médicaux dénoncent également une quatrième méthode, qui a beaucoup contribué au malaise actuel des personnels. C’est le développement d’une bureaucratie administrative gigantesque. De plus en plus, le temps que le personnel consacrait aux soins s’est trouvé détourné vers des activités de bureaucratie, voir de “judiciarisation” (précautions administratives pour se protéger de risques et de poursuites par des avocats désireux d’imiter leurs collègues qui, aux États-Unis, sont à l’affut dans les couloirs des hôpitaux) et de financiarisation parce que l’administration des hôpitaux leur demande des rapports, des justificatifs, des estimations, des prévisions de dépenses, etc. Comme les chercheurs, il a fallu qu’ils apprennent l’art d’évaluer les besoins, de demander des crédits, puis de les dépenser avant certaines échéances pour pouvoir justifier d’autres demandes, etc, etc. Certains médecins estiment qu’ils sont contraints de consacrer à cette bureaucrati la moitié de leur temps à l’hôpital, au détriment non seulement de leurs activités de soins mais aussi de leurs activités d’enseignement et de recherche. Il paraît que c’est pire pour les “surveillantes générales” qui ne peuvent plus du tout veiller au travail des infirmières, leur temps est entièrement pris par leurs activités administratives. D’autant plus que les services de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) (39 hôpitaux, budget de 5 milliards) sont très mal informatisés : les logiciels utilisés ne sont pas adaptés ; quand on a besoin d’un informaticien, il n’y en a pas, il faut donc faire appel, au coup par coup, à des sociétés de sous-traitance, qui ne connaissent pas les problèmes spécifiques, etc. En plus, “les 35 heures” ont été appliquées trop brutalement, ce qui a tout bouleversé, même si le personnel administratif, contrairement à celui du personnel soignant, a été augmenté de 50 %.

« Dans son rapport annuel sur l’état de la France, le Fonds Monétaire International se félicite de la récente réforme du système de retraite et appelle la France à une large refonte de son système de santé. »
Les journaux.

Le personnel se plaint aussi que les heures supplémentaires ne sont plus payées.

Malgré cela, l’AP-HP était en deficit de plus de 100 millions d’euros fin 2002. Des remèdes ont été trouvés : un nouveau directeur général a été nommé, Mme R-M Van Lerberghe. D’abord pour qu’elle-même et son équipe acceptent de venir du privé (la société de conseil en ressources humaines Altedia), elle a négocié sa venue en exigeant une prime de 85 % du salaire que touchait son prédécesseur, après quoi elle a dressé un plan de 240 millions d’euros d’économies en quatre ans, impliquant d’enlever des moyens aux services médico-techniques. L’activité de l’AP-HP va donc baisser et on prévoit encore pour 2004 des fermetures de lits et des départs massifs de personnel...

Un plan de grande ampleur est mis en place

La première étape est donc parfaitement achevée. Quand les moyens manquent, quand des postes sont supprimés, quand est compté le temps consacré aux soins des malades, le malaise est si général que toutes les conditions sont réunies pour faire la démonstration que le service public est inefficace. Comment pourrait-on encore, dans ces conditions de travail à tel point dégradées, défendre les valeurs du service public en prétendant garantir à tous l’accès aux soins nécessaires ?

La seconde étape, l’organisation de la commercialisation du système de santé porte un nom, c’est le plan Hôpital 2007. Une pièce essentielle de ce plan est constituée par une ordonnance de « simplification de l’organisation et du fonctionnement du système de santé ainsi que des procédures de création d’établissements ou de services sociaux ou médico-sociaux soumis à autorisation ». Elle a été adoptée en conseil des ministres et publiée au Journal Officiel le 6 septembre dernier.

Cette ordonnance décrit quatre catégories de mesures extrêmement graves, portant sur le rôle des ARH (agences régionales de l’hospitalisation), la suppression de la carte sanitaire, l’accélération de grands projets d’investissements immobilier et la modification des démarches administratives pour les professions médicales. Nous tenterons prochainement de décrypter ce que cachent ces belles paroles, avec l’aide de médecins locaux, qui, heureusement, semblent assez nombreux à prendre conscience de ce qui est en train d’être organisé dans leur secteur.

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[1] GRN°1033, juin 2003, page 5.

[*] Le témoignage d’une femme médecin accoucheur est éloquent à ce sujet : « J’ai d’abord pensé qu’effectivement, ce serait folie aujourd’hui d’envisager un accouchement sans sage-femme et sans réanimateur néo-natal à portée... » Elle a donc commencé par être sensible à la sécurité assurée par ces centres experts, les maternités à haute technicité dites “de niveau 3”.

« ...Puis j’ai réalisé que la grossesse n’est pas une maladie et qu’en dehors de complications, la prise en charge par des structures plus légères et plus proches répond mieux aux besoins et qu’il faut donc plutôt organiser une structure en réseau, alliant maternités de niveau 3 et des maternités de niveau 2, à technicité plus légère, pour articuler au mieux sécurité et prise en charge des grossesses normales. »

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Actualité

La guerre euro/dollar

par J.-P. MON
8 janvier 2006

Dans la Grande Relève 1032 de mai, un article de M-L. Duboin intitulé “Le pot aux roses” analysait les conclusions auxquelles étaient parvenus de nombreux journaux asiatiques et anglo-saxons sur les motivations cachéesde la guerre d’Irak : la hâte dont avaient fait preuve les États-Unis pour se lancer dans cette guerre aurait été principalement motivée par le souci d’empêcher, impérativement et le plus tôt possible, que le dollar cesse d’être pratiquement “la monnaie unique” du commerce international, et principalement celui du pétrole. On sait en effet que ce quasi monopole assure aux États-Unis un énorme avantage monétaire : celui de “faire tourner leur planche à billets” quand ils ont besoin de dollars pour faire tourner leur économie. En bref, il s’agissait pour l’administration Bush de porter un coup d’arrêt au développement des ventes de pétrole en euros qu’avait initiées l’Irak et qui menaçaient de s’étendre à l’ensemble des transactions de l’OPEP.

On se rappelle aussi que les médias français avaient fait preuve d’un silence assourdissant sur cet événement. Aujourd’hui encore, alors que la baisse du dollar par rapport à l’euro s’accélère, on peut se demander pourquoi les dits médias restent tout aussi muets. Fascination persistante par le “rêve américain” ou peur d’une remise en cause du dogme selon lequel la valeur d’une monnaie serait fixée par le marché ? Il est vrai que même les spécialistes y perdent leur latin, à tel point que P.A Delhommais, spécialiste des questions monétaires au Monde va jusqu’à écrire [1] : « Les professeurs d’économie pourront utiliser l’épisode actuel pour démontrer à leurs étudiants le caractère mystérieux du marché des changes ».

La concurrence mise à mal

La “fin” de la guerre en Irak n’a pas mis fin aux tensions sur le dollar : le 19 novembre, il ne valait plus que 0,84 euro. Pourquoi la monnaie du pays réputé pour être le plus puissant militairement et économiquement de la planète s’affaiblit-elle ainsi au moment même où son économie semble redémarrer avec une nouvelle vigueur, le taux de croissance annuel de son PIB étant de l’ordre de 4% alors que celui de l’Euroland traîne autour de 1,6% ? - Parce que c’est ce que veulent ses industriels pour conquérir d’autres marchés. Déjà en 2002, la National Association of Manufacturing (NAM) [2], s’était engagée dans une bataille avec le Trésor américain contre la politique du dollar fort. Elle se plaint maintenant de concurrence déloyale de la part de la Chine et demande au gouvernement américain d’intervenir pour que la Chine réévalue sa monnaie. Tant que celle-ci reste liée au dollar, la baisse du dollar entraîne automatiquement celle du yuan, l’industrie chinoise devient extrême concurrentielle et exporte massivement ses produits dans le monde entier, au grand dam des États-Unis. Mais la Chine ne veut rien entendre car, comme l’a déclaré son Premier ministre : « un taux de change fixe pour le renminbi [3] bénéficiera à la stabilité et au développement de l’économie chinoise, mais aussi à celles des pays voisins et du reste du monde ». La situation est d’autant plus délicate pour les États-Unis que la Chine est devenue le deuxième investisseur en titres du Trésor américain [4], juste après le Japon, et finance ainsi les déficits américains. Mais le secteur du textile américain ayant perdu 300.000 emplois depuis 2001, année où la Chine a été admise à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et a pu ainsi exporter massivement une trentaine de produits “libérés”, les industriels américains ont demandé à G.W. Bush de réimposer les quotas qui existaient avant l’entrée de la Chine à l’OMC. Il est vrai que dans cette trentaine de produits, les importations américaines ont crû de manière exponentielle : la part du marché américain conquise par les Chinois est passée de 9 à 45%, non seulement au détriment des producteurs locaux mais aussi des importateurs d’autres pays d’Amérique latine ou d’Asie. Le lobby du textile américain demande donc à bénéficier de la clause de sauvegarde prévue par l’OMC. Ce qui n’est pas du tout du goût des Chinois qui, bien que continuant à refuser de réévaluer leur monnaie, avaient, en compensation, promis d’acheter plus de produits américains. C’est ainsi que dans la semaine du 10 au 16 novembre, une première délégation chinoise avait passé des commandes de près de 6 milliards de dollars à General Motors, General Electric et Boeing. Une deuxième mission d’acheteurs devait suivre la semaine suivante, mais elle a été annulée par les Chinois à l’annonce de la demande de quotas sur le textile.

Jointe à l’embargo sur les importations d’acier, condamné par l’OMC, la mise en application de ces quotas apparaîtrait aux investisseurs comme une nouvelle faiblesse de Washington.

Comme quoi la libéralisation des échanges, si chère aux néo-libéraux, ça ne marche que dans un sens !

Le jeu de la Russie

Mais les problèmes financiers des États-Unis ne se bornent pas à leur différent avec la Chine. Vladimir Poutine veut rétablir l’indépendance économique de son pays, qui, entre autres ressources minières importantes, possède les seconde réserves mondiales de pétrole de la planète. Il a déjà réussi à rembourser avant terme les dettes de la Russie au FMI et a annoncé à l’occasion de la visite de Raffarin à Moscou, le 6 octobre, qu’il rembourserait avant la fin de l’année les 41 milliards de dollars dus au Club de Paris [5]. Qui plus est, le 9 octobre, au cours du sommet gouvernemental russo-allemand, il a déclaré que l’État Russe entendait reprendre le contrôle de ses ressources nationales de gaz et de pétrole et qu’il comptait organiser ce marché en euros. Ces projets ont fortement inquiété l’administration Bush qui a réagi immédiatement en faisant intervenir les “oligarques”, c’est à dire d’anciens responsables soviétiques qui se sont facilement enrichis en un temps record en profitant des privatisations lancées par Eltsine dans les années 90 et qui sont très liés aux grands groupes américains. La Russie compte ainsi dix-sept milliardaires en dollars et, rien qu’au cours du premier trimestre 2003, 10% des Russes les plus riches se sont partagé 29,6% des revenus contre 2% pour les 10% les plus pauvres. Bref, rien que de très normal dans une économie capitaliste... et rien d’étonnant si les oligarques sont très impopulaires auprès d’une partie importante de la population. À tel point, qu’à la question « à qui appartient le vrai pouvoir en Russie ? », 33% des Russes répondent « aux oligarques » et 23% seulement « au président » [6].

Parmi ces oligarques, Mikhail Khodorkovsky, jouait, jusqu’avant son arrestation fin octobre, un rôle particulièrement important. C’était le patron de Ioukos, premier groupe pétrolier Russe, représentant 3% du PIB du pays, et en voie de devenir la quatrième compagnie pétrolière du monde après sa fusion avec Sibneft, autre pétrolier russe. Les compagnies américaines Exxon-Mobil et Chevron-Texaco se disputaient pour prendre une participation de 25 à 40% dans le capital de Ioukos. (British Petroleum a, pour sa part, déjà investi 6,8 milliards de dollars dans la compagnie russe TNK, contrôlée par l’oligarque Mikhaïl Fridman). Pas fou, Khodorkovsky a protégé sa compagnie et ses intérêts personnels en créant à Gibraltar [7] un trust off-shore, le Menatep Group, et en nommant des pétroliers américains aux postes de responsabilité de Ioukos, ce qui, espère-t-il, lui permettra d’obtenir le soutien de l’administration Bush en cas de pépin.

Mais, apparemment, cela n’a pas été suffisant. En effet, Poutine qui, malgré la Tchéchénie, jouit encore d’une cote de popularité de 74% parmi la population russe, ne pouvait laisser plus longtemps s’échapper la manne pétrolière vers des intérêts privés. L’arrestation de Khodorkovsky, accusé d’escroquerie et d’évasion fiscale, est un avertissement très clair adressé à l’ensemble de l’oligarchie russe, qui investit de plus en plus à Londres, capitale de la haute finance et du négoce des matières premières. Bien sûr, l’arrestation de Khodorkovsky a plongé dans l’inquiétude les milieux financiers internationaux qui se demandent si l’affaire Ioukos ne va pas déboucher sur une offensive générale contre les grandes entreprises privatisées, et la Bourse a baissé de 20%. Le département d’État américain a fait savoir que le gel des titres de Ioukos « soulève de nombreuses questions sur la façon dont les lois sont appliquées en Russie [...] et que cela fait naître des préoccupations parmi les investisseurs quant au respect des droits de propriété en Russie ».

La Russie va continuer à maintenir le cap de l’économie de marché, a répondu Poutine qui a annoncé une plus grande ouverture aux investisseurs étrangers du capital du géant gazier Gazprom qui suscite bien des convoitises. Mais là encore, les transactions se feront-elles en dollar ou en euros ? La question continue à tourmenter les économistes [8].

Autres menaces

D’autres menaces pèsent sur l’hégémonie des transactions commerciales en dollars. Depuis deux ans la Malaisie a signé une série d’accords bilatéraux avec des pays voisins pour régler ses échanges non plus en dollars mais en or. Son ancien président, Mohammad Mahatir, constatant que le système fonctionne bien, a proposé de l’étendre aux 57 États membres de la Conférence islamique mais, jusqu’à présent, l’Arabie Saoudite s’y était opposée. Les choses viennent de changer avec le refroidissement des relations entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Si bien que la Malaisie a convaincu la Banque islamique de développement qu’il était possible, en généralisant les échanges en or, de créer un choc monétaire semblable au choc pétrolier de 1974, qui permettrait de vaincre l’Empire américain. Il a donc été convenu qu’au prochain sommet islamique qui doit se tenir au Sénégal, les États membres institueraient un système multilatéral de “Gold based Trade Payment Arrangement” [9] (GTPA). Vladimir Poutine, qui assistait au sommet à titre d’observateur, a poussé en coulisse à l’abandon du dollar sur le marché du pétrole. Il n’est donc pas étonnant que les cours de l’or aient fortement augmenté depuis quelques semaines.

*

Par contre, ce qui l’est plus, c’est le silence persistant des journalistes français sur ce possible rééquilibrage entre euro et dollar sur les marchés financiers. Une exception toutefois : l’article [10] de Quentin Domart remarquant que « les investisseurs asiatiques, arabes et russes - les arbitres des évolutions à venir - se dirigent à nouveau vers la zone euro, qui constitue aujourd’hui un recours sérieux face à la zone dollar. [...] À l’image des États-Unis, peut-on espérer à terme un financement par l’étranger de la croissance européenne ? »

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[1] Le Monde Économie, 25/11/2003.

[2] Association nationale des entreprises industrielles américaines.

[3] Littéralement « monnaie du peuple », autre nom donné au yuan.-

[4] En mai 2003, la Chine détenait 121,7 milliards de dollars en titres du Trésor américain (plus que l’ensemble de l’Union européenne).

[5] Créé en 1956 et spécialisé dans le traitement de la dette publique, le club de Paris réunit les États créanciers désireux de définir en commun les facilités de paiement qu’ils pourront accorder à un débiteur en difficulté.

[6] Sondage effectué en septembre par l’institut Russe Vtsiom-A.

[7] Gibraltar, colonie britannique, accueille plus de 60.000 sociétés off-shore, soit 2 par habitant, ce qui assure sa prospérité.

[8] David Howell, ancien ministre britannique, The JapanTimes, 27/10/2003.

[9] Accord commercial de paiement en or.

[10] Le Monde Économie, 25/11/2003.

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Pour l’amiante, c’est trop tard !

par P. VINCENT
8 janvier 2006

Mardi 18 novembre, France 5 diffusait un reportage intitulé : « Amiante, le prix du silence », mais qu’on aurait aussi bien pu appeler : « Mort à crédit ». Ce film venait d’être tourné en Normandie, à Condé-sur-Noireau, sur le site des anciennes usines de tissage de la Société Ferodo, devenue aujourd’hui Valeo. Je l’avais connue sous son ancienne appellation et croyais la bien connaître, y étant entré comme ingénieur en 1952 et y ayant été employé à des postes variés, quoique jamais le nez dans l’amiante, fort heureusement pour moi. Car, comme la plupart, j’en ignorais le degré de dangerosité.

À Condé-sur-Noireau les usines sont fermées, mais les maisons ouvrières recèlent encore des malades toujours renouvelés, la maladie pouvant se déclarer tardivement. Beaucoup ne pensaient pas avoir travaillé dans des endroits particulièrement exposés ou suffisamment longtemps pour que cela leur arrivât un jour, qui se traînent avec de plus en plus de difficulté, et sont pour finir sous assistance respiratoire permanente. J’en ai appris de belles, dans cette émission, sur les compromissions et les mensonges du service du personnel, et même d’un médecin du travail, théoriquement extérieur à la Société, qui y faisait cependant figure de cadre et avec qui j’entretenais d’amicales relations. Des médecins et des scientifiques avaient depuis longtemps prévenu du danger, mais leurs mises en garde avaient été étouffées par des comités d’experts noyautés par le lobby de l’amiante, c’est-à-dire au plan international les compagnies minières du Canada ou d’Afrique du Sud, et, en France, en dehors de Ferodo, des sociétés telles que Pont-à-Mousson, Saint-Gobain, Alstom, Eternit, etc.

Décelés aux USA il y a trois décennies, les méfaits de l’amiante y donnent lieu déjà à des statistiques impressionnantes. D’après le Quid 2004 nouvellement paru, le nombre de décès reconnus serait de 200.000, sur 500.000 plaintes enregistrées, et il pourrait s’en cumuler 750.000 jusqu’en 2030. Le coût prévu pour les assureurs et réassureurs est évalué entre 100 et 120 milliards d’euros.

En France, un arrêt de la Cour de Cassation a appliqué aux employeurs concernés l’accusation de « faute inexcusable », risque dont ils peuvent théoriquement s’assurer, mais les réassureurs refusent de plus en plus de couvrir ce risque, qui touche une multitude d’activités : construction, immobilier, automobile, chantiers navals, etc.

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Pour essayer d’en savoir plus, j’ai aussitôt interrogé sur cette émission les services de France 5. Il en était seulement prévu une rediffusion nocturne sur câble ou satellite et il n’en était pas envisagé par eux la vente de cassettes. Mais on m’y a conseillé de m’adresser également à l’Andeva [1], qui doit me documenter sur ses différentes publications.

Dans le reportage, on interviewait l’un de ses membres, en charge aussi, semble-t-il, du problème des universités de Jussieu.

Finalement l’information la plus intéressante est venue d’un ami qui m’a mis sur la piste de la bibliothèque du Ministère de l’Emploi [2]. Celle-ci, sous l’intitulé “Vidéothèque Mode d’Emplois“, vend ou loue des cassettes sur le monde du travail et a identifié celle qui m’intéressait comme figurant dans son répertoire sous l’appellation “Film N°3 - Retrait de l’amiante en site industriel”, que j’ai commandée illico au prix de 18 euros, port compris, chèque à l’ordre du Ministère de l’Emploi. J’étais quand même un peu étonné de ce que le film qui m’était proposé porte un titre différent de celui de l’émission.

Et puis j’ai reçu entre-temps le script du réalisateur [3], lequel en porte un troisième, « Le syndrome de l’Autruche » et qui en donne le résumé suivant : « Le point de départ de ce documentaire est l’usine Ferodo de Condé sur Noireau en Normandie où l’on a filé l’amiante dès la fin du XIX ème siècle. Le thème essentiel de ce film réside dans le questionnement sur le fonctionnement de la démocratie dans l’entreprise. Si l’information sur les dangers relatifs à l’amiante existait bien, les protagonistes de l’entreprise n’y avaient pas tous accès de la même manière et n’avaient pas tous la même marge de manœuvre. Ce documentaire se propose de regarder la notion d’information sous différents angles : celui du contexte général, celui de la réaction globale des “acteurs” de l’entreprise, celui des médecins en tant qu’institution, celui des syndicats, celui de l’incidence sur la liberté du citoyen en général. Au-delà de cette problématique spécifique à l’amiante, c’est la question plus générale de l’information autour des risques professionnels et de leur prévention qui est posée ».

La leçon que l’on tire de ce reportage, c’est que l’on se retrouve toujours devant les mêmes problèmes et les mêmes arguments au nom desquels on ne sait que se voiler la face.

L’amiante c’était dangereux, mais pouvait-on s’en passer ? Sans l’amiante, pas de freins, donc pas de véhicules ni quantité d’autres machines qui paraissaient indispensables. C’était alors le progrès que l’on freinait, en engendrant chômage et misère. Même raisonnement aujourd’hui avec le nucléaire. Côté agriculture, on nous présente les engrais dont on sait qu’ils sont polluants, parfois explosifs, les insecticides et les pesticides dont on sait qu’ils sont toxiques, et les OGM qui inquiètent, comme étant tout aussi nécessaires pour arriver un jour à empêcher que des milliers de gens continuent à mourir de faim tous les jours, malgré nos incessants progrès.

Mettons-nous maintenant à la place du médecin du travail. Ces gens obligés à un travail dangereux, était-il plus charitable de leur faire peur ou de les rassurer ? Si on leur faisait peur, mais qu’en même temps l’on inquiétait les employeurs et que ceux-ci fermaient leurs usines, où iraient-ils gagner leur vie ? On voit dans ce reportage que les syndicats eux-mêmes s’opposaient aux écolos, gauchistes et autres prophètes de malheur. C’est ce qui s’est passé aussi chez Metaleurop où les gens préféraient travailler dans une usine pourrie et qui polluait l’environnement que de ne plus avoir de travail. Et puis la mort lente à échéance lointaine fait moins peur que l’accident brutal. On le constate aussi avec le danger du tabac. Georges Charpak soutient dans un de ses livres que si l’on introduisait une seule cigarette explosive par 20.000 paquets de cigarettes, ce qui pourtant constituerait pour eux un risque statistiquement moindre que celui qu’ils courent normalement en fumant, les gens s’arrêteraient de fumer. Cela certes devrait faire réfléchir ceux qui croient en la possibilité encore moins grande, qu’ils ont de faire fortune au loto, mais qui sait ? Le risque d’une mort brutale ne dissuade pas certains conducteurs d’être imprudents.

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Par ailleurs les gens tiennent encore plus à garder leur emploi quand il n’est dangereux que pour les autres. On en a l’exemple avec les buralistes. Certes leur attitude peut paraître antipathique, mais il ne faut pas oublier que c’est l’État qui a créé ce métier et qui les a longtemps encouragés à faire du chiffre, ne se préoccupant que de ses rentrées fiscales. Par contre, on trouve à juste titre admirable l’attitude des cancérologues et je pense que, malheureusement, ce n’est pas de sitôt qu’ils manqueront de travail, mais sans doute se montreraient-ils eux aussi très amers si, pour les remercier d’avoir vaincu la maladie, on les envoyait un jour pointer à l’ANPE.

Contrairement à certaines théories libérales selon lesquelles l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, on constate bien souvent que les intérêts particuliers vont à l’encontre de l’intérêt général, et parfois de manière éhontée. Mais on ne peut pas non plus, au nom de l’intérêt général, ne pas tenir compte des intérêts particuliers des gens quand il s’agit de leur survie. Des lois sur l’expropriation protègent les propriétaires contre les dommages qu’ils pourraient subir au nom de l’intérêt général. Il conviendrait de faire aussi bien pour les travailleurs.

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[1] Association Nationale de Défense des Victimes de l’Amiante, 22 rue des Vignerons, 94686 Vincennes Cedex tél. : 01 41 93 73 87

[2] 73 rue du Volga 75020 Paris tél. 0820 850 850.

[3] Production Point du Jour 2003, Réalisation Daniel Cattelain, 52 minutes.

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Réflexion

Après avoir rappelé, dans les deux premières parties de sa trilogie, que Marx et Duboin ne déduisaient leurs réflexions que de l’observation des faits, Roland Poquet applique cette règle pour montrer à quelles conclusions conduit l’évolution des faits économiques depuis Duboin.

III. « À nouvel air, chanson nouvelle » ( Paul Lafargue )

De Karl Marx à Jacques Duboin
par R. POQUET
8 janvier 2006

Ainsi que nous l’avons souligné, Karl Marx et Jacques Duboin ont défini la relation future entre les moyens de paiement d’une part et le travail et les richesses d’autre part, en adoptant la position novatrice suivante : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume de travail fourni ».

En 1880, Paul Lafargue apostrophe le prolétariat et l’adjure de se contenter de « trois heures de travail par jour » ; comme à Rome ; « tous les citoyens vivraient aux dépens du Trésor » - de la richesse collective dirions-nous aujourd’hui.

En 1888, un journaliste américain, Edward Bellamy, dans un roman d’anticipation, intitulé Looking Backward, invente une sorte de monnaie de consommation...

La liste serait longue des tentatives visant à dresser les contours d’une société délivrée du productivisme, d’une concurrence aveugle, et soucieuse d’un meilleur partage du travail et des richesses. Mais après la douloureuse expérience du régime soviétique, rares sont ceux qui rêvent encore de mettre sur pied une société idéale. « L’utopie... une féerie monstrueuse », nous prévient le philosophe Cioran.

Laissons de côté le débat stérile sur l’utopie et demandons-nous simplement ceci : dans l’état actuel des choses, nos sociétés dites avancées sont-elles en mesure de remédier au creusement des inégalités, à l’accroissement du chômage, à la pauvreté de plusieurs millions de personnes, à la dégradation du tissu familial et social et à l’insécurité qui se généralise ? La réponse, on le sait, est négative.

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Emploi et revenu fonctionnent comme un couple qui ne cesse de se déchirer mais retarde indéfiniment sa séparation. La mise à mal de l’emploi entraîne la dégradation de la notion de travail et perturbe la formation des revenus : c’est là que se loge le cancer qui ronge nos sociétés. Des propositions sont avancées, des mesures sont prises, qui font espérer une possible rupture de cette union avec, pour conséquence, la répartition des tâches socialement utiles et la distribution de revenus suffisants à chacun. Tant que ce lien ne sera pas rompu, les mesures souhaitées ou adoptées poseront plus de problèmes qu’elles n’apporteront de solutions : par exemple, le passage de 39 heures à 35 heures avec salaire égal, ou la distribution d’un revenu minimum d’existence.

Il y a urgence à restructurer l’espace économique et monétaire.

Et ce, pour plusieurs raisons :

• nous savons produire en abondance des biens et des services de consommation courante et nous pourrions produire bien davantage si l’écoulement de la marchandise allait de soi. La distribution de ces biens matériels étant de plus en plus mal assurée, les inégalités se creusent.

• nous sommes plus que jamais prisonniers des impératifs de rentabilité économique qui stérilisent les initiatives à finalité humaine, gaspillent les ressources énergétiques et mettent en danger les équilibres de la biosphère.

• si nous voulons accéder à une société de l’intelligence et de la vie, la transformation, telle que définie par Karl Marx et Jacques Duboin, des principes de production et de distribution de ce que nous appellerons la “production matérielle” en est la condition sine qua non.

Ce dernier propos peut paraître brutal, mais l’accélération de l’Histoire se révèle impitoyable :

• en un siècle, un temps considérable a été gagné sur le processus de production matérielle pendant l’ère énergétique, ce que Marx et Duboin avaient prévu. « Économie de temps, voilà en quoi se résout en dernière instance toute économie politique » précise Marx qui reprend volontiers une idée déjà en vogue au début du XIXème siècle : « Une nation est véritablement riche si, au lieu de 12 heures, on en travaille 6. La richesse est le temps disponible, pour chaque individu et la société tout entière » [1].

• ce que Marx et Duboin ne pouvaient prévoir, c’est l’irruption, au milieu du XXème siècle, d’une nouvelle révolution des technologies qui nous fait entrer dans une nouvelle ère : celle des technologies de l’information et de la communication. Le mérite revient à Jacques Robin et à ses amis du GRIT [2] d’avoir, les premiers, mis l’accent sur l’aspect capital de cette révolution informationnelle qui nous ouvre à une société de la connaissance, de l’intelligence et de la vie. « De nouvelles formes d’activité et d’expression, de nouvelles habitudes dans le travail et les loisirs sont déjà apparues, d’anciennes se transforment radicalement... Le partage équitable du savoir sera la source de la richesse de demain... Sans partage des savoirs, il ne peut y avoir de grandes réussites économiques, scientifiques ou politiques, à quelque niveau que ce soit, local, régional ou global », nous disent Jérôme Bindé et Jean-Joseph Goux [3]. La langue de l’information (dont l’alphabet se réduit à deux chiffres, 0 et 1) se moque des frontières, est reproductible à l’infini pour une valeur nulle ou quasiment nulle. Elle n’est pas à vendre mais à partager. Elle détruit définitivement la notion de valeur marchande et nous achemine vers l’ère de la gratuité. Nous demanderons à André Gorz de résumer : « L’économie de la connaissance contient en son fond une négation de l’économie capitaliste marchande » [4].

Comme on le voit, les conséquences sont propres à donner le vertige et il est plus facile de poser les questions que d’en déterminer les réponses.

Quelques interrogations s’imposent :

• si la valeur marchande de produits et de services de plus en plus nombreux va en s’amenuisant, ne risque-t-on pas d’assister à une désorganisation brutale de l’économie marchande ?

• verrons-nous apparaître des “crues de l’immatériel” (comme nous avons connu des crues de production matérielle) qui forceront les digues artificiellement édifiées par l’économie marchande ? (le piratage actuel des œuvres musicales enregistrées est un exemple).

• dans l’immédiat, et comme la majorité des populations méconnaissent toujours l’internet, pourquoi ne pas adopter une position d’attente et expérimenter une monnaie spécifique, type carte à puce rechargeable, allégée de sa fonction transfert débit-crédit, qui ouvrirait l’accès à certains produits et services à faible rentabilité économique, sous la régulation des pouvoirs publics ?

Quoi qu’il en soit, nous devons être conscients que nos actions manqueront de pertinence si nous oublions que nous avons encore un pied dans l’ère énergétique, que le suivant vient de s’engager dans l’ère informationnelle, et que les mirages de celle-ci ne doivent pas nous faire oublier les contraintes présentes et douloureuses de celle-là. « Faut-il, bien que l’on nous ait dit que nous devions nous armer pour devenir “une économie et une société fondées sur la connaissance”, accepter pour toujours un poste peu qualifié lorsque l’on a fait de nombreuses années d’études ? », nous dit sans ménagement la philosophe Dominique Méda [5].

*

A l’instar d’un film de Claude Sautet, nous aurions pu intituler cette réflexion “Karl Marx, Jacques Duboin ... et les autres”. Il y a fort à parier en effet que, dans les décennies à venir, le glissement-rupture d’une société marchande vers une société de l’intelligence et de la vie ne s’opère pas grâce aux visions, aussi pertinentes soient-elles, de tel ou tel homme, mais par la conjonction et par la mise en réseau d’intelligences multiples ainsi que le souhaitait, il y a une dizaine d’années déjà, le philosophe Pierre Lévy [6], réflexion actuellement prolongée et amplifiée par le “Réseau International coopératif d’intelligence collective” qui prend le relais du GRIT et que préside Joël de Rosnay. Cependant, ces “imaginatifs” devront se persuader que le passage d’une société à une autre dépendra beaucoup de leur aptitude à imaginer des supports monétaires originaux et, à ce titre, la réflexion de Jacques Duboin portant sur l’introduction d’une monnaie de consommation reste d’actualité.

Certes, au cours des siècles, le capitalisme a su évoluer et s’adapter. Mais la dégradation du climat social chaque jour plus accentuée est le symptôme qui ne trompe pas d’une désorganisation en profondeur de la société. Cet affrontement entre une société moribonde et une société qui s’efforce de naître peut très bien se terminer dans le chaos, car les mécanismes objectifs sur lesquels repose l’économie de la marchandise sont d’autant plus redoutables qu’ils sont aveugles.

« À nouvel air, chanson nouvelle », nous annonçait Paul Lafargue il y a plus d’un siècle. L’ère devient irrespirable et la chanson ne trouve encore que de rares interprètes.

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[1] The Source and Remedy ouvrage anonyme, 1821, cité par Karl Marx.

[2] G.R.I.T. = Groupe de Recherche Inter et Transdisciplinaire. Jacques Robin, Changer d’ère, éd. Seuil, 1989.

[3] “0 et 1, briques du futur”, Le Monde, 26-27/10/2003.

[4] “L’immatériel”, André Gorz, éd. Galilée, 2003.

[5] “Comment réhabiliter le travail ?”, Le Monde, 31/10/2003.

[6] “L’intelligence collective”, Pierre Lévy, éd. La Découverte, 1994.

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La monnaie

Un lecteur nous demande de revenir sur notre étude de la monnaie pour expliquer ce qu’est la dette publique et à qui l’État emprunte lorsqu’il a besoin d’argent. Même si nos plus anciens lecteurs sont depuis longtemps sensibilisés à cette question, nous avons sûrement eu tort de ne pas enfoncer le clou, nous contentant d’évoquer, dans notre résumé étalé au fil de nos numéros 1027 à 1035 (de décembre 2002 à août-septembre 2003), les éléments nécessaires pour comprendre ce point qui nous parait si important.

Nous tentons ci-dessous de rassembler les éléments qui répondent à la question posée.

La dette publique

par M.-L. DUBOIN
8 janvier 2006

La gestion des comptes de l’État est l’affaire du Trésor public, qui est ainsi amené à résoudre deux problèmes d’équilibre. D’une part il lui faut lisser les flux d’entrées et de sorties parce que les recettes et les dépenses ne se recouvrent pas parfaitement au jour le jour. D’autre part, le budget annuel de l’État étant pratiquement toujours en déficit, le Trésor doit, pour assurer la totalité des dépenses, trouver un financement supplémentaire aux rentrées fiscales, c’est ce supplément qui constitue la dette publique.

La monnaie du Trésor

Le lissage des flux quotidiens est réalisé par le volant de la monnaie dont dispose le Trésor. Sa monnaie propre est constituée, pour une partie insignifiante, par la monnaie divisionnaire (les pièces métalliques), et, pour l’essentiel, par de la monnaie scripturale.

Il n’est maître que de la première, et grâce à une sorte de survivance du droit régalien de battre la monnaie, ce qui pourrait faire illusion. Nous ne le rappelons que pour mémoire, tant il est évident que le Trésor ne peut pas payer avec les pièces que la Banque de France est chargée de mettre à la disposition du public et qui ne représentent guère que 1% de la monnaie en circulation (l’agrégat M1), toutes les dépenses publiques non “budgetisées” et aussi énormes que celles liées à des catastrophes climatiques, ou provoquées par des marées noires. Ce n’est pas non plus avec ces pièces qu’il pourrait financer la recherche fondamentale... ! Donc cette création de monnaie métallique est très loin de permettre au Trésor de régler des dépenses publiques imprévues au budget.

L’essentiel de la monnaie dont dispose le Trésor est sous forme scripturale, mais il ne dispose pas de sa création. Elle est constituée par les dépôts sur le compte du Trésor public et sur les comptes chèques postaux (les CCP). Les premiers sont effectués par les “correspondants du Trésor”. Avant le 1er janvier 2002 n’importe quel particulier pouvait être correspondant du Trésor, c’est-à-dire y avoir un compte, mais depuis cette date, c’est interdit et les correspondants du Trésor ne sont plus, exclusivement, que des organismes publics ou semi-publics et des collectivités locales.

Par contre, tout particulier, toute association et toute entreprise, publique ou non, peut avoir un CCP. Ces comptes courants sont gérés, comme des comptes bancaires, par la Poste, mais ils figurent au passif du bilan du Trésor.

Expliquons ceci : quand vous disposez d’un revenu, par exemple d’un salaire ou d’une retraite, vous avez le choix de le déposer soit sur un compte bancaire soit sur un CCP. Si vous choisissez un compte bancaire, la banque à laquelle vous vous adressez inscrit, d’une part, cette somme à son passif, ce qui veut dire qu’elle s’engage à vous la rembourser (et vous lui faites confiance), et d’autre part, elle inscrit cette somme à son actif, ce qui veut dire qu’elle en devient propriétaire, ce qui lui permet d’en disposer, par exemple pour le prêter ou pour ouvrir des crédits qui rapporteront des intérêts à ses actionnaires. Si vous choisissez un compte aux chèques postaux, la Poste inscrit cette somme au passif du Trésor, ce qui veut dire que l’État s’engage à vous la rembourser (ce qui est une garantie a priori plus sérieuse que celle d’une banque privée), le Trésor peut alors en disposer mais, contrairement aux banques commerciales, pas pour ouvrir de nouveaux crédits, mais seulement pour lisser, au jour le jour, les recettes et les dépenses de l’État.

Au passage, étonnons-nous que tout citoyen, et à plus forte raison tout fonctionnaire, n’ait pas scrupule à choisir un CCP pour aider plutôt les services publics, qui nous concernent tous, que les intérêts privés des banques, surtout depuis qu’aucune de celles-ci n’est nationalisée, c’est-à-dire que l’État ne les cautionne pas. Il est probable que cette attitude résulte, là encore, de l’ignorance du public vis-à-vis de tous ces mécanismes, ignorance doublée d’un état d’esprit entretenu par des idées toutes faites : par exemple la Poste est souvent désignée avec mépris comme “la banque des pauvres”, ce qui est une absurdité.

Le Trésor est contraint d’emprunter

Après avoir insisté sur le fait que ces dépôts sur les comptes du Trésor public figurent au passif de son bilan et ne constituent pas des ressources pour l’État, venons-en aux ressources supplémentaires par rapport aux recettes fiscales, que le Trésor, en tant que banquier de l’État, doit trouver quand le budget annuel est en déficit, ce qui est le cas général.

On se rappelle que la Banque centrale est la banque des banques, et que toutes les autres banques peuvent faire appel à elle quand elles ont besoin de financement, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle est qualifiée de “prêteur en dernier recours”.

On pense donc, naturellement, que le banquier de l’État, comme les autres, peut lui aussi, au besoin, faire appel à la Banque de France. C’était possible, et celle-ci accordait alors un crédit à l’État, directement sur le compte du Trésor public, ce qui correspondait à une création directe de monnaie centrale. Mais la loi du 4 août 1993 a mis fin à cette possibilité : dans son article 3 elle interdit à la Banque de France « d’autoriser des découverts ou d’accorder tout autre type de crédit au Trésor public ou à tout autre organisme ou entreprise publics ». La banque de l’État s’est vue ainsi interdire les moyens dont disposent toutes les banques commerciales, celles de tous les particuliers et de toutes les entreprises !

Encore une note au passage : cette loi de 1993, qui redéfinissait le statut de la Banque de France, a été votée pour préparer l’Union économique et monétaire en Europe qui imposait l’indépendance des Banques centrales vis-à-vis des gouvernements, ... alors qu’un tel transfert d’une partie des pouvoirs du gouvernement venait d’être jugé inconstitutionnel par le Conseil constitutionnel ! Mais ceci a été aménagé.

Alors, quelles ressources reste-t-il à l’État ?

Bien entendu, le gouvernement peut décider de “vendre les bijoux de famille”, tant qu’il en reste, c’est-à-dire privatiser les entreprises publiques, vendre les actions que détient encore l’État par exemple dans Air France, EDF, la SNCF, etc.

Et, bien sûr, faire appel au privé.

Le Trésor fait appel au public en émettant des bons du Trésor et des obligations, les premiers ont des échéances à moyen terme, 2 à 7 ans, et sont facilement négociables, les secondes sont à long terme. Ainsi les personnes qui en ont les moyens peuvent avancer, sans risque, de l’argent à l’État, car celui-ci est tenu, non seulement de les rembourser à terme, mais aussi de trouver un supplément de ressources pour leur payer les intérêts, qui sont également garantis.

L’État met ainsi un placement sûr à la disposition, peut-être pas des plus riches car ceux-ci préfèrent des rendements meilleurs et plus rapides, mais de tous ceux qui disposent de plus de moyens qu’ils n’en ont l’usage immédiat.

Et puisque les banques, elles, ont gardé le droit de créer de la monnaie, l’État emprunte surtout aux banques et autres établissements de crédits privés... !

Une rente que le contribuable verse au privé.

J’ai sous les yeux un manuel de la collection “les Fondamentaux” de Hachette-enseignement supérieur, collection qui constitue la “Bibliothèque de base de l’étudiant en droit, politique, économie et gestion”, et ce livre est écrit par un Professeur à l’Université de Strasbourg. Il enseigne que lorsqu’une collectivité de paiement, la France par exemple, a des besoins de financement qui dépassent ses capacités de paiement, c’est le rôle du système financier de combler ce déséquilibre par la création monétaire, lequel constitue le mécanisme par lequel le système bancaire répond aux besoins quand la collecte de fonds ne suffit pas. Point. C’est enseigné comme si c’était tout naturel, comme si c’était une nécessité, une obligation incontournable. Et comme aucune allusion n’y est faite, on semble ignorer, ou considérer que c’est sans importance, le fait que cette création monétaire entraîne le paiement d’intérêts aux actionnaires des banques, condamnant ainsi l’ensemble des contribuables à leur verser une rente. De sorte que personne ne se demande si ce n’est pas, au contraire, la banque de l’État qui devrait avoir seule le droit de création monétaire, quitte, bien entendu, à limiter ce droit par des règles de façon à ce que la monnaie soit créée dans la limite des possibilités productives du pays, mais dans l’intérêt général, et surtout sans paiement d’intérêts servis par le public au privé.

Ma critique ne porte pas sur le fait que de la monnaie soit créée ex nihilo. Il est tout à fait nécessaire qu’une monnaie soit créée en préalable à une production, il est naturel que des fonds soient avancés, figés pour permettre de réunir les moyens de produire. Ce qui est intolérable c’est de donner à quelques particuliers le pouvoir de créer ces investissements ex nihilo, en toute liberté de choix, et surtout pour en dégager un profit pour eux seuls, et payé par l’ensemble des contribuables.

Ce que proposent les distributistes, et j’y reviendrai en complétant notre étude de la monnaie par l’exposé des propositions que nous aurons reçues de nos lecteurs, c’est que ce soit l’ensemble de la société, par ses représentants (ses élus dans une démocratie représentative comme la nôtre), qui décident de l’investissement à faire et qui disposent des moyens de créer la monnaie correspondante, sans avoir à payer pour cela, à quiconque, des intérêts.

Car ces paiements d’intérêts, qu’on appelle élégamment le service de la dette, sont loin d’être de l’ordre de grandeur de “frais généraux”. Il est au contraire ahurissant de constater leur importance, ce qu’on peut faire facilement en lisant, tout simplement, la feuille envoyée chaque année par le Ministère des finances avec le formulaire de déclaration des revenus.

Ce service de la dette correspond en effet à l’une des plus importantes lignes budgétaires :

En 2001, après la plus grosse dépense, celle consacrée à préparer l’avenir, c’est-à-dire l’éducation et la recherche (21 %), venaient cinq lignes budgétaires de même importance (entre 12 et 13 %) et le service de la dette, soit 240 milliards de francs, était l’une d’elles ! Le contribuable versait alors pratiquement autant pour payer ces intérêts, nés du choix du mode de création de notre monnaie, que pour l’ensemble de la justice, de la sécurité, de l’environnement, de la culture et de l’agriculture (soit 244 milliards de francs) !

Autre exemple, pour 2003, dans la répartition programmée des dépenses de l’État, la plus importante part est encore, heureusement, celle qui prépare l’avenir, soit 21 % pour l’ensemble de l’éducation, la recherche et le développement. La deuxième ligne, soit 15 %, est prévue au profit des collectivités locales (le gouvernement ayant entrepris de décharger l’État sur elles, il faut bien qu’une part du budget leur revienne). Et le service de la dette vient en troisième ligne, juste derrière, avec 12 % du budget, soit à égalité avec la dépense pour la défense nationale (dont le fameux désamiantage du Clemenceau ??). Ainsi cette année, l’État dépense plus pour payer les intérêts de la dette publique qu’il ne dépense pour, à la fois, l’emploi et la solidarité, soit 10 % du budget. Les contribuables paient donc 2 % de plus pour verser cette rente au privé que pour tenter de réduire “la fracture sociale”.

En comparant aux rentrées budgétaires, on constate que les deux tiers des impôts sur le revenu des contribuables servent à payer ces intérêts.

La dette américaine commence à inquièter

Le pays le plus endetté au monde, c’est les États-Unis, nous l’avons souvent écrit [1]. Leurs dettes sont telles que le monde de la finance commence à s’en inquièter et se demande comment l’administration américaine va pouvoir les rembourser.

Il y a d’une part le fait que les États-Unis importent beaucoup plus qu’ils n’exportent, ce que le FMI ne permettrait à aucun autre pays. Leur “déficit courant”, en juin dernier, dépassait déjà 528 milliards de dollars par an, soit 4,9 % de leur PIB. Un économiste américain a calculé qu’entre 1995 et 2002 ce déficit de leur balance commerciale avait permis aux États-Unis de confisquer 96 % de la croissance mondiale [2].

Et puis il y a leur déficit public. Il vient d’être considérablement accru par les baisses d’impôts et autres mesures fiscales et par l’augmentation des dépenses militaires de l’administration de G.W. Bush. Il atteignait en octobre 400 milliards par an, que les prévisions du Congrès, ajustées le 17 novembre, faisaient passer à 480 milliards pour 2004, n’entrevoyant un équilibre possible, on ne sait d’ailleurs comment, qu’à partir de 2012.

Pour financer cette dette de l’État fédéral, les États-Unis cherchent évidemment à vendre, en dollars, des emprunts d’État. Ils en doivent déjà pour la bagatelle de 3.500 milliards. Or depuis quelques années, ces bons étaient surtout achetés, non pas par quelques riches Américains (qui préfèrent aujourd’hui investir en Europe où les taux d’intérêt sont plus élevés...), mais beaucoup (40 %) par les Banques centrales du Japon et de la Chine. Et ces achats viennent de marquer un ralentissement vertigineux au cours des six derniers mois.

Pour rembourser les dollars qu’il doit, l’État fédéral pourrait envisager de relever les impôts, au risque de réduire la consommation des Américains les plus riches. À ceci, l’administration Bush préfère la baisse du dollar, pour aider ses exportateurs, au risque d’altérer la confiance des investisseurs et de les inciter à ne plus acheter les titres américains. D’autre part, comme le rappelle ci-dessus J-P Mon, la monnaie chinoise est liée au dollar, donc plus celui-ci baisse, plus les productions chinoises s’exportent et font concurrence aux américaines. Et la Chine refuse absolument de décrocher sa monnaie du dollar, malgré tous les efforts de la diplomatie et du lobbying américains !

Comme ce sont les marchés qui décident de l’économie, la chute du dollar sur le marché des changes pourrait sérieusement compromettre le retour à la croissance sur lequel notre gouvernement fait, paraît-il, tant de paris pour financer ce qu’il appelle ses (d)réformes sans augmenter le déficit.

Mais il semble que l’idée de choisir d’autres devises que le dollar pour règler les échanges internationaux ne se répand guère. À suivre...

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[1] en particulier dans la sixième partie de notre étude de la monnaie, publiée dans GR 1037, expliquant qu’un trop grand deficit entrainait en général une dépréciation de la monnaie du pays...

[2] Le Monde, du 20/11/2003.

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