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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1112 - août-septembre 2010

 

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N° 1112 - août-septembre 2010

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon passe du foot à “l’Affaire”, ou du vrai poulpe à la pieuvre financière…

Paradis très spéciaux    (Afficher article seul)

Bernard Blavette a trouvé un “brûlot” qu’il faudrait brandir à bout de bras, par centaines de milliers, dans les manifestations, pour montrer aux dominants que nous ne sommes pas dupes.

Le pillage légalisé d’EDF   (Afficher article seul)

Christian Aubin attire l’attention sur la NOME, une loi de plus pour faire passer EDF, partie de notre patrimoine commun, au profit d’intérêts privés.

L’individu et l’État, de Benjamin Constant à André Gorz   (Afficher article seul)

Ecologie et capitalisme : inconciliables   (Afficher article seul)

Guy Evrard discute de la récupération de l’écologie par le capitalisme, en “confrontant” André Gorz et Nicholas Stern.

Les très hauts salaires   (Afficher article seul)

Chiffres publiés par l’INSEE

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
août 2010

L’économie allemande va aller de mieux en mieux

On vient en effet d’apprendre que la chancelière allemande Angela Merkel venait de licencier tous ses conseillers économiques pour les remplacer par Paul. Au cas où vous ne le sauriez pas, Paul, c’est la pieuvre de l’aquarium d’Oberhausen (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) qui a prévu tous les résultats de la Coupe du Monde de football. Les poulpes sont en effet des animaux extrêmement intelligents qui disposent, en plus d’un cerveau central, d’un cerveau par tentacule. C’est sans doute pourquoi ils peuvent faire des prévisions fiables, ce qui est loin d’être le cas des économistes. En tous cas, Paul coûtera moins cher.

*
Vive le mark

Huit ans et demi après l’entrée en circulation de l‘euro comme monnaie de paiement, 51,4 % des Allemands souhaitent le retour au deutschemark [1]. Ce pourcentage atteint 56 % chez les personnes âgées de 50 à 64 ans. Il n’est que de 42 % chez les 16-29 ans, sans doute parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité de se rendre compte de l’augmentation du coût de la vie qu’a occasionnée le passage à l’euro.

Nos concitoyens le savent trop peu : ce sont près de 75 millions d’euros qui, venus de nos impôts, financent chaque année les partis politiques. Et le parti majoritaire, au double titre des suffrages recueillis par ses candidats et du nombre de ses parlementaires, s’y taille la plus belle part. Ainsi, l’UMP, le parti de M. Sarkozy et dont M. Woerth est le trésorier national, a touché 32,2 millions d’euros d’aides publiques directes en 2007, 34,4 millions en 2008, 33,4 millions en 2009 33,3 millions en 2010…

*
“Shadow banking”

Ce terme désigne, dans le langage des financiers, toutes les activités qui échappent au contrôle des autorités financières qui ne sont pas prises en compte dans les bilans des banques, ou qui sont réalisées par des acteurs para-bancaires comme les assurances ou les fonds d’investissement. Il paraît que la Banque centrale européenne envisage de réglementer davantage ces activités pour éviter de futures crises financières de grande ampleur. La BCE est toujours favorable à de nouvelles réglementations… mais il lui faut beaucoup de temps pour les mettre en place [2] !

*
La “vérité des prix”

Dans la nuit du 29 au 30 juin, en deux heures, dans son salon, à l’aide de son ordinateur portable, Steven Perkins, courtier en pétrole de l’agence PVM Oil Futures, a acheté, pour 500 millions de dollars, 7,125 millions de barils de pétrole, soit à peu près l’équivalent du tiers de la production totale de l’OPEP [3]. À l’ouverture des marchés, le 30 juin, le prix du baril de Brent, qui est la référence du marché londonien, est passé brusquement de 71 dollars à 73,50 dollars. Affolement des experts et politiciens sur les conséquences de cette envolée des prix sur les économies déjà fragilisées par le krach financier… Le calme n’est revenu que le lendemain matin lorsque l’employeur de Steven Perkins a revendu en catastrophe et à perte les “achats“ de son courtier. Du coup, cette cession massive a fait retomber le prix du baril à 69 dollars. Après enquête, on a appris que le courtier avait réalisé ses transactions après un week-end de golf très arrosé. Il a été licencié sur-le-champ et l’Autorité des marchés britanniques l’a condamné à une lourde amende et à cinq ans d’interdiction d’exercice de la profession.

Cette affaire a remis en lumière le rôle de la spéculation sur la volatilité des prix des matières premières, le pétrole étant celle qui est la plus échangée. Les paris des traders dont le comportement moutonnier est bien connu, augmentent la volatilité naturelle des cours sur les marchés à terme et font ainsi régner un climat d’incertitude pour les entreprises, les États… et les automobilistes.

Jusqu’à présent, les tentatives de réglementation du marché du “baril papier” sont restées illusoires.

* Les banquiers suisses rigolent

En pleine campagne présidentielle de 2007, Éric Worth s’est rendu en Suisse récolter des fonds pour financer la campagne de Sarkozy. Rien d’étonnant. En effet, selon Me Warluzel, avocat à Genève, « plus de 50 % de la bourgeoisie française dispose d’un compte en Suisse, au delà des quelques centaines de très grosses fortunes ». La plupart des électeurs de la majorité soutenaient, bien sûr, le candidat de la droite et appréciaient les mesures fiscales qu’il avait prises dès son arrivée au pouvoir dont notamment le bouclier fiscal. Ils ne regrettaient donc pas d’avoir mis la main au portefeuille. Mais voilà qu’éclate la crise financière et qu’Éric Woerth, devenu ministre du budget, se fait, avec son collègue allemand, “preux chevalier” de la guerre contre l’évasion fiscale. Tous deux menacent d’inscrire la Suisse sur la liste noire des paradis fiscaux. Ils réitèrent leurs menaces lors du G20 de Londres en avril 2009 avec l’appui des États-Unis qui harcèlent la banque UBS pour qu‘elle livre les données sur les comptes en Suisse de milliers d’Américains. Un accord est finalement trouvé au cours de l’été 2009 : le secret bancaire suisse sera (partiellement) levé, la Suisse signe une nouvelle convention fiscale avec la France.

Ce même été, un informaticien de la banque HSBC vole des listings de clients (dont 3.000 Français) et les transmet aux autorités françaises. Éric Woerth le fait largement savoir et s’en sert pour encourager les Français à rapatrier leurs avoirs en France en leur promettant une grande mansuétude de la part du fisc. Après tout le tapage médiatique qui a accompagné ces annonces, il est tout de même très étonnant qu’Éric Woerth ne sache pas que Mme Bettencourt a des comptes en Suisse… d’autant plus que son épouse était salariée d’une société financière pour laquelle elle s’occupait justement “d’optimiser” les comptes de Mme Bettencourt. Tout ce roman fait dire à un journaliste de La Tribune de Genève : « Une milliardaire cliente chez nous, un ministre du budget qui reste trésorier de son parti, sa femme qui a ses habitudes à Genève… on s’assied et on regarde ».

*
L’IGF lave plus blanc !

On sait que François Baroin, qui a remplacé Éric Woerth comme ministre du budget, a demandé à l’Inspection Générale des Finances (IGF) un rapport pour prouver l’absence d’intervention de Woerth dans le dossier fiscal de Mme Bettencourt. En fait, le rapport n’a pas été demandé, comme il se doit, à l’IGF, mais à son chef, ce qui n’est pas la procédure normale. Ce rapport, remis dans des délais très brefs (tout à fait inusuels !), conclut à l’absence de toute intervention de l’ancien ministre du budget dans le dossier fiscal. On n’avait pas besoin de ce rapport pour arriver à cette conclusion, puisque M. Woerth l’avait déjà dit : « Jamais, je dis bien jamais, je n’ai donné la moindre instruction aux services fiscaux concernant la situation de Mme Bettencourt ou celle de l’Oréal ». Mais le devoir d’un ministre, qui se glorifiait en 2009 d’avoir réussi à débusquer des quantités de Français ayant dissimulé leurs comptes en Suisse, n’est-il pas au contraire de demander à ses services d’enquêter sur les comptes de tous ces fraudeurs ?

Alors, complicité ou incompétence ?

Ne quittons pas ce sujet…

On se demande parfois où se réunissent les gens invisibles qui dirigent le monde. Combien sont-ils ? Ressemblent-ils encore à nos 200 familles du XXème siècle ? Sont-ils désincarnés ? Ont-ils le visage des mafiosi ? Suivent-ils un office, à genoux, dans une chapelle ? Vivent-ils dans un bunker ? Ricanent-ils derrière leurs vitres blindées quand le bon peuple défile sous leurs fenêtres (par caméras interposées) ? Sont-ils dans l’état d’esprit des Versaillais, ou pire encore, sont-ils déjà dans une dimension spatiale ?

On peut tout imaginer…

et, sans doute, un intérêt du livre présenté ci-après par Bernard Blavette est-il déjà de rendre crédibles des idées un peu folles.

G.E.
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[1] Sondage de l’institut Ipsos du 29/05/2010.

[2] Voir GR 1110, juin 2010.

[3] Le Monde 2 juillet 2010.

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Lectures

Paradis très spéciaux

par B. BLAVETTE
août 2010

Il ne s’agit pas d’un ouvrage de plus sur les paradis fiscaux, il s’agit d’un brûlot. Un brûlot qu’il faudrait brandir à bout de bras, par centaines de milliers, lors des manifestations, afin de montrer aux oligarques dominants que nous ne sommes pas leurs dupes.

Car Alain Deneault élargit considérablement la notion de “paradis fiscal” et montre qu’il s’agit d’un doux euphémisme pour occulter un système ultra cohérent qui vise à mettre fin aux processus démocratiques pour instaurer la loi d’airain du plus fort, au-delà même de l’état de nature qui comporte certains aspects coopératifs.

Dès la première phrase de la préface, la question fondamentale de notre temps est posée : « Qui décide des affaires du monde ? ». La réponse tombe comme un couperet : ce que nous nommons pudiquement “paradis fiscaux” c’est en fait « des juridictions politiques sur mesure qui permettent de peser de manière décisive sur le cours historique des choses sans devoir répondre de quelque principe démocratique que ce soit. Des subalternes se prêteront dans les États de droit au cirque des campagnes électorales et au théâtre des assemblées législatives […] afin de satisfaire le peuple de ces ombres chinoises. Qu’il ne croie pas à ces mensonges importera peu puisque ce sera tout ce à quoi il aura droit ».

Pendant 170 pages, Alain Deneault va s’employer avec succès à étayer sa thèse en démontant les mécanismes de ce coup d’État permanent contre nos fragiles processus démocratiques.

L’argumentation est précise, incisive, convaincante, saupoudrée d’un humour corrosif.

Philosophe de formation, Alain Deneault sait avec bonheur rendre à cette discipline tout son potentiel critique, sa capacité à mettre en relation des faits en apparence disparates pour les rendre signifiants. Jamais un économiste, au sens moderne du terme, n’aurait pu écrire un tel livre.

Qu’on en juge….

Les places dites abusivement “offshore” ne sont pas seulement des îles exotiques situées loin de chez nous. Certaines sont membre de la Communauté Européenne comme le Luxembourg ou le Royaume-Uni avec sa “City” toute puissante. D’autres se présentent comme d’aimables lieux de villégiature en plein cœur de notre continent, comme la Suisse, la Principauté d’Andorre ou encore Monaco. Elles opèrent avec le consentement de tous, dominants et dominés, car, au “café du commerce”, personne n’aime le fisc, « cet intrus inquisitorial, obscène, voyeuriste » qui se permet de pénétrer dans ce que nous considérons aujourd’hui comme plus intime encore que notre vie sexuelle, notre argent, nos biens, nos avoirs. Et, comme d’habitude avec le capitalisme, le grotesque n’est jamais loin. On voit ainsi fleurir des guides des paradis fiscaux, analogues à leurs homologues traitant des hôtels et restaurants ! Les différentes places y sont classées en fonction de leur fiabilité, de leur efficacité, de leur complaisance [1]… De même, des écoles de commerce financées par la collectivité, enseignent à leurs étudiants comment « minimiser le fardeau fiscal international de la firme ». Il s’agit, en fait, non pas de savoir si une pratique est répréhensible ou pas, mais de trouver un lieu sur la planète où elle est autorisée. Ce qui constitue la négation des fondements mêmes du droit et de toute éthique.

On peut estimer que ces places concentrent à peu près la moitié du stock mondial d’argent ; ce qui leur confère une force de frappe considérable et, en toute logique, devrait leur valoir un siège au G8 ! La première de leurs missions est de permettre aux grandes puissances financières, et à certains particuliers fortunés, de frauder les services fiscaux des États de droit, ce qui implique de « mettre à mal le financement des institutions publiques, et par conséquent la notion même de bien public ». C’est aussi (quelle bonne idée !) « imposer à la classe moyenne le financement d’infrastructures publiques dont l’élite financière profite pourtant elle-même ». Mais c’est surtout forcer les États à emprunter les fonds qu’ils n’osent pas taxer, emprunts qui génèrent des profits juteux. En ce sens, les déficits (sécurité sociale, caisses de retraites, budgets publics…) dont on nous rebat les oreilles à longueur de journées dans ce que l’on peut considérer comme la plus grande campagne d’intoxication de tous les temps, ne sont qu’une illusion, une manipulation, les conséquences des évasions fiscales en tout genre.

Mais l’essentiel n’est pas là, et la stricte question fiscale est encore la moins compromettante. En effet, les capitaux détenus dans les paradis fiscaux ne vont pas rester inactifs… Financements occultes des campagnes électorales afin de placer des complices en position de décideurs, corruption des élites des pays pauvres afin qu’elles ferment les yeux sur le pillage de leurs ressources naturelles, financement de mercenaires permettant de mener des guerres privées lorsque cela s’avère nécessaire, les utilisations ne manquent pas pour les acteurs financiers et industriels d’envergure : « ainsi des groupes qui nous vendent de l’essence au détail se livrent par ailleurs au commerce d’armes (Total-Elf, notamment, en Angola) [2], les succursales bancaires à qui nous confions notre épargne gèrent également des trafics d’influence qui bénéficient à de terribles dictatures ». Des sociétés, en apparence banales comme le fabricant d’anisette Pernod-Ricard, sont impliquées dans le blanchiment des revenus de la cocaïne en Colombie [3]. Nous entrons là de plain-pied dans une criminalisation générale de l’économie, aux proportions franchement colossales. Selon l’économiste Eric Vernier [4] et le juge Jean de Maillard [4], le Produit Criminel Brut (PCB) annuel peut être estimé à 1.500 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter 4.500 milliards de dollars d’argent “gris” résultant d’opérations comptables frauduleuses et de malversations diverses.

Cependant, les capitaux qui se terrent dans les paradis fiscaux ne proviennent pas uniquement de pratiques mafieuses, l’économie dite légale permet aussi de dégager d’immenses profits, notamment par l’intermédiaire des zones franches. Instituées à l’origine avec la bénédiction de l’ONU sous le prétexte de promouvoir le développement des pays pauvres, elles se transformèrent rapidement en véritables bagnes que la journaliste canadienne Naomi Klein a dénoncés avec véhémence dans son ouvrage fameux “No logo”. Dans ces zones, l’imposition est dérisoire, le droit du travail et les réglementations environnementales, inexistants. Pas étonnant, dans ces conditions, que, réparties dans une centaine de pays (Mexique, Jamaïque, Cambodge, Inde, Viêt-Nam), leur nombre soit en croissance constante : il est passé de 79 en 1975 à plus de 2.700 en 2006.

Et la rapacité ne connaissant pas de bornes, il s’agit encore de transporter au moindre coût les produits fabriqués dans les zones franches vers les lieux de consommation des pays riches. C’est le rôle dévolu aux “pavillons de complaisance” qui permettent de faire naviguer en toute impunité des navires délabrés aux équipages sous payés. Ainsi 60 % du transport maritime de marchandises est assuré par ces zones de non-droit flottantes.

Tous ces faits sont connus et ils ont déjà été dénoncés à de multiples reprises. Mais l’immense mérite d’Alain Deneault consiste à les mettre en perspective, à rassembler le puzzle de l’infamie de façon à mettre en lumière un système : des zones de non-droit destinées à accueillir sur des comptes anonymes numérotés des capitaux de toutes provenances, utilisés ensuite pour corrompre les décideurs, pour forcer les États à mettre en place des règles favorables aux dominants, pour mettre à mal la démocratie.

Éradiquer dans les esprits jusqu’au souvenir de notions telles que l’éthique, le droit, les pratiques démocratiques, constitue le but ultime du processus à l’œuvre, but dont l’élite financière ne se cache même plus. Ainsi Claude Bébéar responsable du groupe d’assurance Axa, qui possède de nombreux comptes au Luxembourg, déclarait dans une conférence, le 5 avril 2006 : « Les gouvernements et les nations doivent accepter de céder une part de leur souveraineté ». Le destinataire de ce transfert est, bien entendu, le milieu de la finance. De son côté, le multimilliardaire anglais Bernard Eccleston, dont la fortune est gérée à Jersey, autre paradis fiscal, avouait sans fausse pudeur dans une interview publiée par le Time du 4/7/2009 : « Je tiens Adolf Hitler pour un chef d’État exemplairement efficace, même s’il a été entraîné à certaines actions déplaisantes […] Je déteste la démocratie comme système politique. Elle vous empêche de réaliser des choses ». Ces déclarations viennent comme en écho à celle d’un précurseur, David Rockefeller, devant le Groupe de Bilderberg (un puissant lobby international) en 1999 : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire » [5]. Alain Deneault rapproche ces prises de position de la philosophie du pouvoir développée par le juriste allemand Karl Schmitt dans la confusion des derniers jours de la République de Weimar : « Sera souverain, strictement, celui qui a la force d’imposer sa volonté dans l’histoire de manière décisive et ce, sans devoir nécessairement répondre d’une constitution étatique, ni être soumis à un quelconque contrôle ».

Cette manière d’entériner la loi du plus fort convient à merveille à l’oligarchie dominante : sa redoutable incompétence nous conduit tout droit à un monde déstructuré, soumis aux pillages, aux pollutions massives, aux guerres éternelles.

Il n’y a rien à attendre de ces élites fascinées par le goût du secret et de l’argent. Le secret permet d’accéder au fantasme de ces confréries de privilégiés « qui dilate la personnalité de qui en fait partie : ses membres sont assez forts pour se mettre au-dessus de toutes les lois, assez hardis pour tout entreprendre, assez heureux pour avoir presque toujours tout réussi dans leurs desseins ».

L’argent, quant à lui, en vient à posséder un caractère à la fois magique et sacré. Car ces gestionnaires sont aussi des êtres humains et obéissent à des motivations troubles, des refoulements, des pulsions de violence, irréductibles parce qu’inconscients.

Face au chaos annoncé, Alain Deneault ne nous berce pas de vains espoirs car « les conquêtes sociales n’ont jamais été le fruit de discussions policées, ni d’échanges éclairés au sein d’une élite d’experts ».

Seul un renversement des rapports de forces, que rien ne laisse présager, serait en mesure d’enrayer la course à l’abîme.

Il ne s’agit pourtant pas de baisser les bras. Cernés par l’inconscience générale, nous devrons apprendre à vivre avec ce que nous savons, nous habituer « au tract inutile, à la énième grève pour rien, au tirage confidentiel d’un journal ou d’un livre, aux défenseurs environnementaux injustement traînés devant les tribunaux… ».

Mais sur le temps long de l’histoire, la résistance quotidienne, obstinée, peut nous valoir des victoires inattendues car « sur ces murs de béton en apparence indestructibles, des fractures apparaissent, des fractures qui laissent jaillir la lumière… » [6].

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[1] Parmi les plus connus : Le guide Chambost des Paradis fiscaux, éd. Favre, Lausanne 2005 et Les paradis fiscaux de Grégoire Duhamel, éd Grancher, Paris, 2006.

[2] François-Xavier Verschave Criminalité politique au Congo-Brazzaville et en Angola, éd. Agone, 2003.

[3] Libération, 30/7/2007, “Pernod-Ricard accusé de deal avec les cartels de la cocaïne”.

[4] Eric Vernier a été l’un des organisateurs du colloque Paradis fiscaux et enfers judiciaires : la justice ou le chaos, tenu à l’Assemblée Nationale le 27 mai 2009.

De Jean de Maillard, lire Un monde sans lois. La criminalité en images, éd. Stock, 1998.

(Jean de Maillard, vice-président au Tribunal de grande instance d’Orléans est aussi l’auteur de L’arnaque. La finance au-dessus des lots et des règles, éd. Gallimard, 2010, présenté dans GR 1108, avril 2010.)

[5] Voir Bernard Blavette, Les lobbies contre la démocratie, GR 1095, février 2009.

[6] Extrait d’un texte du chanteur québécois Léonard Cohen.

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Actualités

« Heureux les fêlés, ils laissent passer la lumière ! » disait Michel Audiard. Alors tâchons d’élargir ces “fractures”, car ce dont on peut être sûr c’est qu’à ces gens-là, il manque l’intelligence du cœur, celle sans laquelle on ne peut gagner, à la fin de l’histoire. Le pire à craindre est que, dans leur folie, et vu la totale inconscience du public, ils préfèrent que tout disparaisse, eux avec, plutôt que de lâcher leur pouvoir.

Dans l’actualité de cet été, c’est EDF, Électricité de France, élément essentiel de notre indépendance énergétique et de notre patrimoine industriel, qui est systématiquement pillé au profit d’intérêts privés.

À ce sujet, Christian Aubin attire l’attention sur une nouvelle “réforme”, une loi scélérate en préparation : la NOME.

Le pillage légalisé d’EDF

par C. AUBIN
août 2010

Mon père était ouvrier à EDF, et il est resté très fier d’avoir contribué, aussi modestement soit-il, à la création de cette grande entreprise nationale qu’était EDF-GDF, en 1946, issue des multiples entreprises privées électriques et gazières qui, auparavant, délivraient chacune sa production, par son réseau particulier, et à ses propres normes [1].

Cette nationalisation s’inscrivait dans la reconstruction d’une France qui venait d’être dévastée non seulement par la guerre, mais aussi par le plan de “réforme de l’État”, copié sur ses voisins fascistes, et que le maréchal Pétain, en accord avec le Reich, avait mis en œuvre au profit des tenants de l’industrie et de la finance [2].

Le programme du Conseil national de la résistance (CNR) préconisait en effet « le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banque » [3], ce qui est devenu réalité dans le domaine de l’énergie sous l’impulsion des salariés concernés et du ministre Marcel Paul (communiste, grand résistant rescapé de Buchenwald [4]).

Ainsi, à partir de 1946, de lourds investissements ont été faits pour pouvoir produire, transporter et distribuer l’électricité dont le pays a besoin. Et les usagers ont payé ces investissements en acquittant leurs factures d’électricité et leurs impôts. Mais les tarifs étant fixés par l’État, le prix des KWh fournis par EDF était proche du prix coûtant, donc parmi les moins chers au monde.

Mais à partir des années 90, tout a complètement changé. L’objectif n’est plus de fournir au moindre prix à la nation l’énergie dont ses habitants ont besoin. Les gouvernements inscrivent désormais leur politique dans le concept du libéralisme économique, ils veulent par conséquent construire une Union Européenne dans laquelle « la concurrence est libre et non faussée ». Et cela partout, même dans le domaine des grands services publics : télécommunications et services postaux, électricité et gaz, transports ferroviaires, santé, enseignement, recherche, etc.

Et depuis 2000, tout s’est accéléré. Les directives européennes étant transposées en droit français, on a assisté à l’ouverture progressive, puis totale, des marchés de l’électricité et du gaz ; GDF a été marié à SUEZ et privatisé ; EDF a été transformée en une société anonyme, qui a ensuite été morcelée en plusieurs entreprises ; obligation lui est faite maintenant de racheter des énergies renouvelables à des prix souvent très élevés (jusqu’à 0,58 euro pour le solaire photovoltaïque) et c’est l’ensemble des usagers qui en fait les frais.

Car les conséquences de cette politique de régression sont immédiates pour les usagers. Alors que tous, politiques, médias à leur service, et économistes en général, affirment que « la concurrence fait baisser les prix », les prix, au contraire, ont flambé dés l’ouverture des marchés : à l’échelle de l’UE, la hausse générale des prix de l’énergie a été, entre 2005 et 2007, de 18 % pour le gaz domestique et de 14 % pour l’électricité. En France, comme c’est désormais l’entreprise GDF-SUEZ qui fixe les tarifs du gaz, et que pour elle l’objectif est de satisfaire ses actionnaires en augmentant ses marges bénéficiaires (4,5 milliards d’euros en 2009), le prix du gaz s’est envolé de 51,8 % depuis 2004 !

En ce qui concerne l’électricité, malgré les mesures déjà prises pour affaiblir EDF et démanteler cet élément essentiel de notre indépendance énergétique et de notre patrimoine industriel, le gouvernement a un problème : ce service public est tellement performant que ses tarifs, trop bas, nuisent à la concurrence ! Les grandes sociétés internationales de distribution d’électricité ont bien eu l’opportunité d’envahir notre marché, mais elles n’ont pas réussi à convaincre plus de 4 % des usagers d’EDF de changer de fournisseur ! Malgré des campagnes médiatiques de séduction, promettant d’importantes baisses de prix à ceux qui abandonneraient “l’opérateur historique”, malgré un racolage souvent indécent et des procédés de vente pas toujours très honnêtes, les concurrents ne sont pas venus à bout de la résistance des abonnés à EDF. Il est vrai que le coût du KWh domestique en France n’est que de 0,115 euro (tarif réglementé EDF calculé sur la base des coûts de production, transport et distribution), alors qu’il est de 0,209 euro en Allemagne !

Il est donc manifeste que c’est 96 % des usagers d’EDF qui ont fait le choix des tarifs réglementés du service public. Mais nos ministres, qui répètent constamment que les “réformes“ qu’ils mettent en œuvre sont voulues par les Français, font semblant d’ignorer ce chiffre éloquent. N’y allant pas par quatre chemins, ils ont fait voter en première lecture, à la mi-juin 2010, par les parlementaires, une loi appelée NOME (nouvelle organisation du marché de l’électricité).

En regardant de près cette loi, on peut juger à quel point ces parlementaires se sont montrés peu soucieux du bien public et de l’intérêt des familles. Car EDF sera tenue de céder à ses concurrents, à prix coûtant, jusqu’à 1.000 millions de KWh par an, soit 25 % de sa production. Dans de telles conditions de « concurrence libre et non faussée », on comprend que les concurrents d’EDF (comme GDF-Suez, Poweo ou Direct Energie) ont maintenant en vue le changement de fournisseur de près du tiers des ménages français, soit environ 10 millions de sites ! Disposant à bas prix de l’électricité produite par EDF, ils pourront faire des offres à des prix bien inférieurs à ceux qu’ils pratiquent actuellement. Il s’agit donc bien du pillage légalement organisé d’un bien public qui a été financé par le peuple de France, au profit de la concurrence privée internationale.

Cette loi prévoit aussi une réforme de l’organisation de la Commission de Régulation de l’énergie. C’est elle qui fixera désormais les prix en intégrant une référence au prix du marché, ce qui lui permettra d’aligner progressivement les tarifs sur ce prix, bien plus élevé. Les Français en sentiront très rapidement les conséquences à travers leur porte-monnaie.

Ce sera le résultat de la destruction progressive du service public qui continuera à supporter la charge des investissements productifs tandis que les gros actionnaires des concurrents privés se partageront les profits.

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[1] NDLR Ce qui entraînait aussi d’énormes complications, inévitables quand chaque entreprise ne se soucie que de ses intérêts propres : personne n’assume la responsabilité du bon fonctionnement de l’ensemble, même si les difficultés apparaissent plus évidentes lors de grandes catastrophes …

[2] Comme le montre Le choix de la défaite, d’Annie Lacroix-Riz, éd. Armand Colin, 2007. Voir aussi ses articles dans GR 1104 et GR 1107.

[3] Citation issue de ce programme, republié récemment sous le titre Les jours heureux, éd La Découverte, 2010.

[4] Lire La résistance des Français à Buchenwald et Dora, de Pierre Durand, éd. Le temps des cerises, 2008 et sur internet : http://www.Buchenwald-dora.fr/1lecampdebuch/historique/12resistanceclandestine.htm

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L’individu et l’État, de Benjamin Constant à André Gorz

par G. ÉVRARD
août 2010

Dans un précédent article de La Grande Relève (GR 1106, février 2010), intitulé L’écologie, nouveau fondement de la démocratie ?, nous avons discuté, à la suite de Dominique Bourg et Kerry Whiteside, l’analyse de Benjamin Constant comparant la liberté des anciens à celle des modernes. Pour résumer, la démocratie des anciens ouvrait au citoyen le droit (et le devoir) de débattre souverainement des affaires publiques, mais le laissait soumis au pouvoir collectif dans les rapports privés. La démocratie moderne, représentative, revendiquée par Benjamin Constant au 19ème siècle devait, au contraire, permettre au citoyen de déléguer ses droits politiques à un représentant, dans la gestion des affaires publiques, afin de conserver toute liberté dans la conduite de ses intérêts privés.

Sur la page d’accueil du site internet de l’Institut Benjamin Constant, de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, figure ce portrait réalisé par Firmin Massot ; il est la propriété du Comte de Haussonville, château de Coppet, Suisse.

Dans ce présent numéro de la GR, avec l’article intitulé Ecologie et capitalisme inconciliables, nous mettons en avant la vision d’une écologie émancipatrice d’André Gorz qui, d’une certaine manière, apporte de la consistance à l’analyse de Bourg et Whiteside dans leur plaidoyer Pour une démocratie écologique. Plus loin dans la lecture de l’ouvrage d’André Gorz, Ecologica, nous retrouvons des éléments de réflexion sur l’importance respective des sphères privée et publique entre lesquelles l’individu évolue [1]. Au terme de l’analyse du productivisme, basé sur la croissance sans fin de biens marchands, comme mécanisme élémentaire du capitalisme pour accroître le capital, Gorz affirme que « La réponse au système capitaliste n’est (…) ni le retour à l’économie domestique et à l’autarcie villageoise, ni la socialisation intégrale et planifiée de toutes les activités : elle consiste au contraire à socialiser la seule sphère de la nécessité afin de réduire au minimum, dans la vie de chacun, ce qui a besoin d’être fait, que cela nous plaise ou non, et d’étendre au maximum la sphère de la liberté, c’est-à-dire des activités autonomes, collectives ou individuelles, ayant leur but en elles-mêmes » et nous dit : « Il faut rejeter également la prise en charge intégrale des individus par l’Etat et la prise en charge par chaque individu des nécessités du fonctionnement de la société dans son ensemble. L’identification de l’individu à l’Etat et des exigences de l’Etat avec le bonheur individuel sont les deux faces du totalitarisme ». Et il ajoute : « La sphère de la nécessité et la sphère de la liberté ne se recouvrent pas. Cela, Marx lui-même l’a réaffirmé à la fin du livre III du Capital. Par cette raison même, l’expansion de la sphère de la liberté suppose que la sphère de la nécessité soit nettement délimitée. La seule fonction d’un Etat communiste est de gérer la sphère de la nécessité (qui est aussi celle des besoins socialisés) de telle manière qu’elle ne cesse de se rétrécir et de rendre disponibles des espaces croissants d’autonomie ».

Ce point de vue est extrêmement important à considérer dans la définition des contours de l’économie distributive, notamment dans une phase de transition. Il a été au cœur des oppositions qui ont agité la Révolution française et il a toujours ressurgi dans les périodes de grands mouvements populaires en divisant les forces de gauche. Il a de quoi rassurer ceux qui craignent le collectivisme ou la décroissance, mais il peut compliquer l’élargissement de la notion de service public. Comment reprendre un débat constructif sur ce thème dans les colonnes de la GR ?

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[1] André Gorz, Ecologica, chap.4, Croissance destructive et décroissance productive, p.105, éd.Galilée , Paris, 2008.

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Le Monde Diplomatique d’avril 2010 reprenait en pleine page un texte visionnaire d’André Gorz, paru en 1974, qui anticipait la récupération finale de l’écologie par le capitalisme, au terme d’une longue période d’indifférence, puis d’opposition. Nous y sommes, en effet. Pour Guy Evrard cependant, la mise en scène politique et médiatique du “développement durable”, notamment depuis la publication en 2006 du rapport Stern sur le coût du réchauffement climatique, masque en réalité dans notre pays l’incapacité de la plupart des forces qui s’opposent au capitalisme à penser la question sociale et la question environnementale sur la même échelle de temps et donc à admettre leur interaction profonde. André Gorz en avait pourtant poursuivi l’analyse et nous devrions aujourd’hui y puiser des arguments.

Ecologie et capitalisme : inconciliables

par G. ÉVRARD
août 2010
« Seule une écologie socialiste… »
René Dumont [*]

André Gorz a longtemps stimulé la réflexion des rédacteurs et des lecteurs de La Grande Relève et, sans doute, à force de discuter les idées, n’est-il pas exagéré de dire qu’un lien affectif s’était établi, comme le laisse entrevoir le numéro spécial de la GR publié à la mort du philosophe en 2007 [1]. En témoigne aussi la participation de Marie-Louise Duboin à l’ouvrage collectif posthume consacré à ce “penseur pour le 21ème siècle” [2]. Pour nous qui ne l’avons pas connu et qui avons besoin de découvrir son œuvre, le numéro d’avril du Monde diplomatique [3] nous fournit l’occasion d’approcher une idée force d’André Gorz, celle de l’écologie émancipatrice, comme Jean-Marie Durand en reprend l’expression dans un article de la revue Les Inrockuptibles, reproduit dans la GR [4].

Pris ainsi à témoin par Le Monde diplomatique de l’analyse visionnaire d’André Gorz, au travers de cet article qui avait été placé en introduction du recueil Ecologie et politique publié en 1975, nous devons cependant constater que la vision d’une écologie émancipatrice n’a toujours pas inspiré cette nouvelle utopie dont manquent les peuples qui veulent s’affranchir aujourd’hui du capitalisme. Certes, André Gorz n’a jamais sous-estimé la capacité de celui-ci à lever les obstacles et même à en tirer profit, dans sa logique propre, pour durer et continuer d’étendre son emprise.

Les travaux de Nicholas Stern, ancien économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, mandaté ensuite par Tony Blair, alors à la tête de l’exécutif de Grande-Brtagne, pour évaluer les conséquences économiques du réchauffement climatique (voir le rapport Stern publié en 2006 [5]), aujourd’hui conseiller spécial en économie du développement et des changements climatiques, parcourant la planète, nous fournissent peut-être les clés de la stratégie des forces économiques et politiques décidées à préserver leur domination. Une opportunité nous a d’ailleurs été offerte de mieux en appréhender l’analyse, grâce à un cycle d’enseignement dispensé par Nicholas Stern au Collège de France, au cours du premier semestre 2010 [6].

Il semble ainsi évident que le capitalisme peut, selon les circonstances, user d’une stratégie d’attaque frontale contre les populations, comme c’est le cas actuellement sous le prétexte de la crise économique consécutive à la crise financière qu’il a lui-même provoquée, ou d’une stratégie plus conciliante, sous des apparences humanistes, par le recours à la social-démocratie. C’est dans cette dernière voie que s’inscrit l’action de Nicholas Stern, faite de compétence, de pragmatisme, de diplomatie et sans doute de conviction. En tout cas, capable de convaincre très largement et de détourner beaucoup de citoyens de remises en cause plus intransigeantes du capitalisme. Tentons donc de “confronter” André Gorz et Nicholas Stern.

André Gorz et la vision d’une écologie émancipatrice

Dans l’article de 1974, la notion d’écologie émancipatrice n’est pas, me semble-t-il, aussi explicite que l’affirme Jean Zin [7], et André Gorz subordonne encore la question environnementale à un changement préalable de la société, en posant d’emblée la question : « Que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ? ». Il en fait d’ailleurs la démonstration économique : la prise en compte des contraintes écologiques dans le système capitaliste conduit à une augmentation simultanée du capital investi, du coût de reproduction de celui-ci et des coûts de production, sans augmentation correspondante des ventes. Par conséquent, ou bien le taux de profit baisse, ou bien le prix des produits augmente. La firme cherchera évidemment à relever ses prix de vente ». Mais seulement dans les limites qu’autorise la concurrence, avec finalement pour conséquence : « les prix tendront à augmenter plus vite que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises. La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées ». Pour conclure : « Dans le cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens disponibles ». Cette vérité est, aujourd’hui encore et dans le meilleur des cas, celle des forces politiques qui s’opposent au capitalisme dans notre pays : il faut d’abord changer de système ! Ce qui revient à remettre à plus tard la recherche de nouvelles motivations et l’élargissement du contenu des luttes sociales pour, justement, changer de système. Pourtant, c’est bien dès maintenant à tous les citoyens de réfléchir à l’avenir de notre planète et non pas aux seules forces dominantes, quelle que soit leur légitimité.

Depuis 1974, les contraintes liées à la finitude de la planète ont émergé dans le débat public. Et, sans doute indépendamment, André Gorz a cherché à dépasser le dilemme précédent. Dans un ouvrage posthume, Ecologica [8], qui reprend différents écrits que l’auteur avait rassemblés peu de temps avant sa disparition, on comprend effectivement l’analyse de Jean Zin dès le texte d’introduction L’écologie politique, une éthique de la libération, un entretien paru en 2005 : « En partant de la critique du capitalisme, on arrive donc immanquablement à l’écologie politique qui, avec son indispensable théorie critique des besoins, conduit en retour à approfondir et à radicaliser encore la critique du capitalisme. Je ne dirais donc pas qu’il y a une morale de l’écologie, mais plutôt que l’exigence éthique d’émancipation du sujet implique la critique théorique et pratique du capitalisme, de laquelle l’écologie politique est une dimension essentielle ». L’écologie participe donc bien de l’analyse critique du capitalisme, tout comme l’injustice sociale, et doit à ce titre trouver toute sa place dans les motivations de lutte pour changer l’organisation de la société. Isoler la dimension écologique risque de conduire à d’autres orientations du mouvement écologique, comme le souligne André Gorz : « Si l’on part en revanche de l’impératif écologique, on peut aussi bien arriver à un anticapitalisme radical qu’à un pétainisme vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste. L’écologie n’a toute sa charge critique et éthique que si les dévastations de la Terre, la destruction des bases naturelles de la vie sont comprises comme les conséquences d’un mode de production (…). Je tiens donc que la critique des techniques dans lesquelles la domination sur les hommes et sur la nature s’incarne est une des dimensions essentielles d’une éthique de la libération ». Cependant, André Gorz ne manque pas d’ajouter : « Le socialisme ne vaut pas mieux que le capitalisme s’il ne change pas d’outils ». Allusion au productivisme, qui consiste en « des moyens de domination par la division, l’organisation et la hiérarchisation des tâches », mécanisme de l’aliénation développé par le capitalisme, mais que la propriété collective des moyens de production et/ou le capitalisme d’état ont continué d’entretenir dans les pays qui ont fait l’expérience d’un socialisme autoritaire.

Le philosophe décrit à l’opposé l’économie de la connaissance comme « une économie de la mise en commun et de la gratuité, c’est-à-dire le contraire d’une économie ». En effet, « Il est impossible de mesurer le travail qui a été dépensé à l’échelle de la société pour les produire (les connaissances). Car elles sont produites de façon diffuse partout où les hommes interagissent, expérimentent, apprennent, rêvent. (…) La valeur d’une connaissance s’y mesure non en argent mais par l’intérêt qu’elle suscite, la diffusion qu’elle reçoit. (…) Sa valeur d’échange tend vers zéro quand elle est librement accessible ». C’est bien le cadre de travail habituel des scientifiques, mais que la pratique des brevets en milieu concurrentiel ramène alors dans le champ capitaliste.

Or, pour se développer, l’écologie a un formidable besoin de connaissances scientifiques, avec maintenant le risque d’assujettir la démarche politique à un nouveau dogmatisme. Aussi, dans le troisième texte d’Ecologica, non daté et intitulé L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation, André Gorz tient à préciser d’emblée : « Selon qu’elle est scientifique ou politique, l’écologie recouvre deux démarches distinctes quoique interconnectées qui traduisent l’ambiguïté de la question écologique. En effet, « En tant que science, l’écologie fait apparaître la civilisation dans son interaction avec l’écosystème terrestre, c’est-à-dire avec ce qui constitue la base naturelle (…) de l’activité humaine. Mais, « à partir du moment où l’impératif écologique est pris à leur compte par les appareils de pouvoir, il sert à renforcer leur domination sur la vie quotidienne et le milieu social ». Et se traduit, « dans le cadre de l’industrialisme et de la logique de marché, par une extension du pouvoir techno-bureaucratique.(…) Or, cette approche (…) abolit l’autonomie du politique en faveur de l’expertocratie, en érigeant l’Etat et les experts (…) en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens d’y soumettre les individus ».

Alors que pour André Gorz philosophe, « la nature dont le mouvement (écologique) exige la protection n’est pas la nature des naturalistes ni celle de l’écologie scientifique : c’est fondamentalement le milieu qui paraît naturel parce que ses structures et son fonctionnement sont accessibles à une compréhension intuitive ; parce qu’il correspond au besoin d’épanouissement des facultés sensorielles et motrices ; parce que sa conformation familière permet aux individus de s’y orienter, d’interagir, de communiquer spontanément en vertu d’aptitudes qui n’ont jamais eu à être enseignées formellement. (…) Le problème qui se pose à l’écologie politique est donc celui des modalités pratiques qui permettent la prise en compte des exigences de l’écosystème par le jugement propre d’individus autonomes, poursuivant leur propre fin au sein de leur monde vécu (…). Ce n’est là rien d’autre que le problème de la démocratie ». Quelle force pourrait puiser notre utopie dans cette vision de l’humanité, de sa place et son action sur la planète

Nicholas Stern à la recherche d’une éthique de l’économie libérale

« Le changement climatique est l’échec le plus grand du marché que le monde ait jamais connu et il a une action réciproque sur les autres imperfections du marché ». Cette sentence est extraite du rapport Stern [5]. Le marché est donc bien tenu pour responsable des graves désordres écologiques, mais il n’est pas remis en question comme moteur de l’économie. Mieux, il serait amendable en créant les conditions d’une nouvelle croissance ! Nicholas Stern offre ainsi probablement le meilleur visage du libéralisme anglo-saxon. Face au chaos où risquent de nous entraîner les conséquences du réchauffement climatique, en redessinant la carte des terres habitables et en obligeant à redéfinir les modes de vie, il clame avec conviction : « Nous avons l’opportunité de redéfinir le développement (…) et d’en faire une chose bien plus séduisante que ce que nous avons connu dans le passé. En outre, la transition vers une croissance sobre en carbone pourrait bien s’avérer être la période la plus dynamique et passionnante de l’histoire mondiale ». Que la crise globale soit le signal pour inventer enfin un nouveau monde, nous n’avons cessé de le répéter, mais nous savons bien que la croissance pour l’accumulation du capital, fut-elle verte, conduira toujours aux mêmes effets dévastateurs.

Néanmoins, prendre conscience, par exemple, du scandale qui consiste à brûler en un siècle et demi les réserves d’hydrocarbures (pétrole et gaz) parce que c’est de l’énergie concentrée à bon marché, avec l’incidence que l’on sait sur notre mode de vie, sur le climat et l’environnement, alors qu’elles constituent en même temps des ressources incomparables pour la chimie et qui auraient pu durer beaucoup plus longtemps en les gérant à bon escient, devrait aussi nous aider à avancer.

Le Collège de France n’est pas une arène politique. Les échanges qui suivent les cours y prennent donc la forme d’un questionnement ouvert :

Monsieur le Professeur,

Il me semble que des contradictions sont restées dans l’ombre et votre réponse ne m’a pas convaincu à la question que je vous avais posée sur la capacité réelle du marché à satisfaire les exigences d’éthique nécessaires à une solution juste et équitable de la question climatique.

J’ai ainsi noté que vous appréciez le sérieux qui préside aux engagements que prendra la Chine, puisque ceux-ci seront inscrits dans le plan quinquennal et auront donc force de loi. Mais, dans le même temps, vous considérez que l’économie de marché est à même de répondre aux contraintes éthiques et demeure plus satisfaisante qu’un système planifié (c’était votre réponse à ma question). Personnellement, je pense que l’économie de marché, si elle ne se limite pas à un simple outil réglementé par le pouvoir politique, a vocation à être prédatrice en devenant ultralibérale, c’est-à-dire en creusant sans fin les inégalités. Elle ne serait vertueuse que si la vertu était une marchandise. Ce n’est plus de l’éthique !

Le pouvoir politique, lorsqu’il est démocratique, a pour mission de défendre l’intérêt général. Mais il est possible que la démocratie moderne (mise en oeuvre à partir du 19ème siècle), face au poids du pouvoir économique, ne soit plus à même de remplir sa mission, en particulier face à des problèmes planétaires tels que celui du réchauffement climatique. Deux auteurs se sont récemment interrogés sur le nécessaire renouveau de la démocratie représentative afin d’appréhender la question écologique, Dominique Bourg et Kerry Whiteside, dans un article intitulé For an ecological democracy, daté 01/09/2009, paru dans La vie des idées.fr. En fin d’analyse, ils évoquent le rôle que peuvent jouer les ONG, dans leur diversité, comme vecteurs de compétences et comme relais à l’élaboration d’avis éclairés dans la population. C’est en fait l’émergence de formes de démocratie participative qui est discutée. Dans votre dernier cours, vous avez bien envisagé de nouvelles formes d’intervention politique et de gouvernance.

Guy Evrard

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Cher Monsieur,

Soyez persuadé que les points que vous mentionnez retiennent toute mon attention. Il me semble d’ailleurs que les analyses présentées au cours de mes leçons au Collège de France permettent de fournir des éléments de réflexion sur ce sujet, tout particulièrement la cinquième leçon, qui résume bien ma position. Je ne peux que vous inviter à vous y référer.

Nick Stern, Lord Stern of Brentford

Nicholas Stern considère cependant que la volonté politique d’apporter les changements nécessaires ne pourra se trouver que si nous reconnaissons « que les deux principaux défis pour le 21ème siècle, le changement climatique et la lutte contre la pauvreté, vont de pair ». Ce n’est rien d’autre que la reconnaissance de l’interaction profonde entre la question environnementale et la question sociale, discutée précédemment comme un fondement de l’analyse, aujourd’hui, pour dépasser le capitalisme. Mais la réflexion libérale est aussi capable de cette clairvoyance. En constatant que « Nous sommes la première génération qui a en elle le pouvoir (…) de détruire le lien entre les êtres humains et la planète dans son ensemble », Nicholas Stern avance que seul un accord mondial serait à la mesure du défit et que cet accord doit reposer sur le principe de l’équité : « Il (l’accord) doit prendre en compte le fait que les pays pauvres seront touchés le plus tôt et le plus durement, et que les pays riches ont le plus de moyens financiers et technologiques, ainsi qu’une responsabilité plus importante en raison de leurs émissions passées. L’équité exige l’adoption de cibles de réductions (des émissions de CO2) très ambitieuses dans les pays riches, un financement conséquent pour l’atténuation (des conséquences du réchauffement) et l’adaptation (à celles-ci), et un partage technologique (avec les pays en développement) ».

Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’analyse et des propositions techniques [6]. Pour Nicholas Stern, « en raison de la gigantesque défaillance de marché que représente l’émission des GES (gaz à effet de serre), les politiques publiques doivent intervenir vigoureusement pour guider les marchés. (…) Mais c’est l’investissement privé qui sera le moteur principal du changement, des ménages (…) aux plus grosses entreprises ». Nous y voilà, et pour que les choses soient bien claires sur le cadre du nouvel ordre écologique : « Si John Maynard Keynes et Harry Dexter White se réunissaient pour concevoir les institutions internationales clés, aujourd’hui plutôt qu’à Bretton Woods en 1944 [**] [9], ils suggèreraient sans doute un autre trio : une Banque mondiale combinée au FMI, une OMC et une Organisation mondiale de l’environnement ». Tout en reconnaissant la nécessité de nouvelles formes de démocratie. Ainsi, pour la nouvelle instance internationale : « La gouvernance de cette nouvelle organisation sera déterminante. Dans les années 1940, une grande partie du monde était colonisée et un petit nombre de pays riches dominait. Une nouvelle organisation doit avoir (…) le droit de concevoir et de déterminer des prises de décision reflétant les droits et les responsabilités de tous les habitants et de tous les pays ». De plus, les ONG sont considérées comme un relais possible avec les populations, concession à la démocratie participative ( ?) : « Les ONG peuvent servir de porte-parole aux générations futures (…), mettre les gouvernements et les entreprises sous pression. (…) Des groupes de pression internationaux (…) ont été actifs depuis de nombreuses années ».

Ainsi, proposant les transformations nécessaires pour sauver l’essentiel, les travaux de Nicholas Stern offrent une issue au système, face aux désastres écologiques annoncés. Cependant, bien que l’analyse soit, sans aucun doute, techniquement pertinente et utile, on se demande bien comment le capitalisme deviendrait soudainement vertueux sans y être contraint par un rapport de force politique, même dans des circonstances extrêmes. À une telle question, posée en termes mesurés à l’issue du cycle d’enseignement au Collège de France, Nicholas Stern ne pouvait répondre qu’en confirmant son attachement au libéralisme (voir encadré). Dans ces conditions, la véritable écologie émancipatrice d’André Gorz demeure évidemment une idée révolutionnaire.

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[*] Magazine littéraire, mars 1977, dossier Écologie - histoire, philosophie et politique

[1] Numéro spécial Trente ans de dialogue avec André Gorz, La Grande Relève, n° 1081, novembre 2007.

[2] Sous la direction de Christophe Fourel, André Gorz, un penseur pour le 21ème siècle, ouvrage collectif avec les contributions de Denis Clerc, Marie-Louise Duboin-Mon, Jean-Baptiste de Foucauld, Dominique Méda, Philippe Van Parijs, Carlo Vercellone, Patrick Viveret et Jean Zin, La Découverte éd., Cahiers libres, Paris, 2009.

[3] André Gorz, Leur écologie et la nôtre, Le Monde diplomatique, n°673, avril 2010, p.28. Reprise d’un texte paru en avril 1974 dans le mensuel Le Sauvage et publié en 1975 aux éditions Galilée, sous le nom de Michel Bosquet, en introduction du recueil Ecologie et politique.

[4] Jean-Marie Durand, André Gorz, un penseur pour le 21ème siècle, Les Inrockuptibles, n° 737, 13 janvier 2010. Texte repris dans La Grande Relève n°1100, juillet 2009, pp.12-13.

[5] La “Stern Review” : l’économie du changement climatique. Note de synthèse : http://www.esseclive.com/partage/articles//net-impact/stern_shortsummary_french.pdf

[6] Nicholas Stern, Gérer les changements climatiques, promouvoir la croissance, le développement et l’équité, Collège de France, Chaire Développement durable - Environnement, Energie et Société, Année académique 2009-2010. (http://www.college-de-france.fr/).

Leçon inaugurale : même intitulé, Collège de France / Fayard éd., mai 2010.

[7] Jean Zin, L’écologie politique, une éthique de libération, 21/6/2008. http://jeanzin.fr/index.php ?post/2008/06/21/139-l-ecologie-politique-une-ethique-de-liberation

Également dans référence 3 : Jean Zin, André Gorz, pionnier de l’écologie politique, chap.3, pp.57-75.

[8] André Gorz, Ecologica, Galilée éd., Paris, 2008.

[**] En 1944, à Bretton Woods, il s’agissait, pour les puissances occidentales, d’impulser une nouvelle organisation du capitalisme mondial, qui éviterait à l’avenir la spirale infernale qui a entraîné la grande dépression des années 1930, puis la seconde guerre mondiale, et capable de désamorcer la concurrence du modèle socialiste. La mise en place d’une nouvelle architecture monétaire internationale oppose principalement Keynes (représentant de l’ancienne puissance mondiale - la GB), qui défendait l’idée d’une véritable monnaie internationale distincte des devises nationales et supervisée par une banque centrale mondiale et White (représentant de la nouvelle puissance - les Etats-Unis). On sait que le dollar, seule monnaie convertible en or, est devenue la clé de voûte du système monétaire international, placé sous la garde du FMI[9].

[9] Xavier De La Vega, Les prémices de la Pax americana, Sciences Humaines, hors-série spécial n°11, La Grande histoire du capitalisme, mai-juin 2010, pp.48-49.

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Quelques repères

Les très hauts salaires

par J.-P. MON
août 2010

Comme disait Margaret Thatcher lorsqu’elle était premier ministre de sa très gracieuse majesté, la reine d’Angleterre : « il vaut mieux taxer les pauvres que les riches car ils sont beaucoup plus nombreux ». C’est devenu une règle très suivie dans tous les pays de l’Union européenne, comme en témoigne le plan de rigueur (pardon ! il faut dire la “gestion rigoureuse”) du budget français, conçue par le gouvernement de François Fillon : suppression de postes de fonctionnaires, baisse des dépenses d’intervention de l’État et notamment des dépenses sociales, diminution du nombre des emplois aidés, report de l’augmentation de 25 % de l’allocation pour les adultes handicapés, etc… Mesures auxquelles il faut ajouter la réduction des franchises médicales et l’augmentation des forfaits hospitaliers. Par contre, il n’est pas question de renoncer au bouclier fiscal ni d’augmenter les impôts (« Si on augmente les impôts, on n’aura plus d’entreprises et on n’aura plus de consommation de la part des particuliers [1] »).

Une enquête récente [2] nous révèle justement où en sont les malheureux dirigeants de nos entreprises, prêts à s’expatrier pour gagner enfin correctement leur vie. Nous en donnons ci-dessous l’essentiel.

Les revenus démesurés des grands patrons

Selon les données 2009, le revenu annuel d’un grand patron représente de 200 à 350 années de Smic [3]. Ce revenu est calculé hors stock-options et actions gratuites et ne comprend pas un certain nombre d’avantages en nature tels que voitures et logement de fonction. Qui plus est, malgré la crise financière, pour la plupart des grands patrons, les revenus 2009 n’ont pas baissé par rapport à 2008. « Ces revenus demeurent bien supérieurs à ce que le talent, l’investissement personnel, la compétence, le niveau élevé de responsabilité ou la compétition internationale peuvent justifier. Ils vont bien au-delà de ce qu’un individu peut dépenser au cours d’une vie pour sa satisfaction personnelle, même en accumulant les biens de luxe. Ils garantissent un niveau de vie hors du commun, transmissible de génération en génération, et permettent de se lancer dans des stratégies d’investissement personnel (entreprises, collections artistiques, fondations, etc.) [2] ».

Revenus annuels des patrons d’entreprises du CAC 40 les mieux rémunérés

entreprise revenu annel en milliers d’euros revenu annel en années de SMIC
F. Riboud Danone 4.422 349
Bernard Arnaud LVMH 3.879 306
C. Viehbacher Sanofi 3.600 284
J.P Agon L’Oréal 3.360 265
H. de Castries AXA 3.199 263
G. Mestrallet GDF-Suez 3.134 248
L. Olofsson Carrefour 3.111 246
C. de Margerie Total 2.666 211

Les hauts salaires et les très hauts salaires du secteur privé

Dans son étude [4] de 2007, l’INSEE classe dans la catégorie des “hauts salaires” du secteur privé, les 1,3 million de personnes qui perçoivent un salaire annuel brut supérieur à 124.573 euros. Il s’agit essentiellement de cadres (82 %) mais aussi de professions intermédiaires (15 %). C’est une population très hétérogène en termes salariaux. Pour affiner son enquête l’INSEE définit ensuite la catégorie des “très hauts salaires” (THS) comme les 1 % de salariés à temps complet les mieux rémunérés. Ce sont 133.000 personnes qui touchent en moyenne, un salaire brut annuel de 215.600 euros, soit trois fois le salaire moyen des “hauts salaires” (70.659 euros) et près de sept fois le salaire moyen de l’ensemble des salariés à temps complet du secteur privé (près de 32.000 euros).

Même si l’on retrouve des THS dans tous les domaines, trois secteurs en concentrent plus de la moitié. Il s’agit du conseil et de l’assistance (secteur qui inclut “l’administration d’entreprises” avec notamment les holdings, têtes de groupe), des activités financières et du commerce de gros. Ils emploient aussi près de 40 % des “hauts salaires” alors qu’ils représentent moins de 20 % de l’emploi privé total. À l’opposé, trois secteurs rassemblent plus du quart de l’emploi privé (le commerce de détail, la construction et les services opérationnels) mais ne représentent que 10,6 % des “hauts salaires” et 8,5 % des “très hauts salaires”.

Logiquement, le poids des THS est particulièrement important dans les entreprises de plus de 500 salariés puisqu’elles emploient 42 % de cette population, 48 % des “hauts salaires” et seulement 36 % de l’emploi salarié à temps complet du secteur privé. En effet, la taille de l’entreprise est un déterminant du salaire, tout particulièrement pour certaines fonctions comme celle de dirigeant. Néanmoins, les très petites entreprises (TPE), qui représentent un peu plus d’un quart de l’emploi total, emploient 17 % des THS et 16 % des “hauts salaires”. Mais les trois quarts de ces THS sont concentrés dans des TPE de conseil, finance ou commerce de gros qui ne représentent qu’une petite fraction, très spécifique, de l’univers des TPE. Avant tout, des dirigeants et des financiers.

En termes de professions exercées, 95 % des très hauts salaires sont cadres ou dirigeants d’entreprise. On peut distinguer quatre groupes :

• celui des dirigeants salariés (le plus fourni) qui inclut aussi les cadres d’état-major des grandes entreprises ainsi que des cadres supérieurs salariés par des holdings “tête de groupe”. Le salaire annuel brut moyen de cette catégorie, qui représente 40 % des THS, s’élève à environ 230.000 euros.

• celui des professionnels de la finance (15 % des THS). Il s’agit de cadres des services financiers en entreprise (chefs d’un service financier d’une grande entreprise par exemple) ainsi que de professions spécifiques du secteur bancaire comme les “cadres des marchés financiers”, catégorie qui inclut les traders, ou encore les “cadres des opérations bancaires”. Ces cadres de banque ont un salaire moyen de près de 290.000 euros.

• Le groupe constitué de cadres commerciaux, dont un tiers travaille dans le commerce de gros et un autre tiers exerce dans l’industrie (11 % de la population des THS avec un salaire moyen de 181.000 euros).

• Enfin, un groupe plus hétérogène constitué de professions plus techniques, avec des spécialistes de l’informatique ou des télécommunications (4 %), des ingénieurs de l’industrie (7 %) ou des pilotes du transport aérien (2 %). Leur salaire moyen est proche de celui des commerciaux.

Des sportifs de haut niveau

Parmi les THS, quelques salariés (4 %) sont classés en “professions intermédiaires”. Il s’agit notamment des sportifs de haut niveau, salariés par des entreprises du secteur des activités récréatives, culturelles et sportives ou clubs de sport professionnel. Le salaire moyen de cette dernière population, qui se distingue aussi de toutes les autres par sa jeunesse, est particulièrement élevé (plus de 400.000 euros par an).

Caractéristiques des THS

• La population des très hauts salaires est très masculine. En effet, plus on s’élève dans la hiérarchie salariale, plus la proportion d’hommes s’accroît. Elle est de 55 % dans l’ensemble des salariés du privé, de 65 % pour les seuls salariés à temps complet, de 78 % parmi les “hauts salaires” et s’élève à 87 % parmi les “très hauts salaires”. Elle est nettement plus forte parmi les dirigeants (92 %) et plus faible dans les métiers de la finance (autour de 80 %). Mais si la proportion de femmes au sein de ces THS est réduite, la différence de salaire des femmes THS par rapport à celui de leurs homologues masculins est en moyenne relativement faible (- 6 %).

• Le salaire étant fortement corrélé avec l’expérience, la population des THS est plus âgée (âge moyen 49 ans) que celle des “hauts salaires” (45 ans), des cadres (42 ans) et de l’ensemble des salariés à temps complet (un peu moins de 40 ans). Leur pyramide des âges est très différente de celle de l’ensemble des salariés : 11 % sont sexagénaires contre 2 % ; les quadras et quinquagénaires dominent (72 %) alors qu’ils représentent moins de la moitié de la population des salariés à temps complet ; enfin, seulement 16 % d’entre eux ont moins de quarante ans.

• Les sportifs de haut niveau se distinguent par leur jeunesse (31 ans en moyenne) de même que, dans une moindre mesure, les professionnels de la banque (43 ans d’âge moyen).

À l’opposé, les dirigeants salariés sont les plus âgés, avec une moyenne de 52 ans.

• La population des THS se concentre là où se trouvent les sièges sociaux des grandes entreprises c’est-à-dire en Île-de-France. Alors qu’un quart des salariés à temps complet travaillent dans cette région, c’est le cas de près de la moitié des “hauts salaires” et de deux THS sur trois.

• Les très hauts salaires ont connu des trajectoires salariales individuelles particulièrement dynamiques entre 2002 et 2007. Ainsi, les salariés déjà classés THS en 2002 et qui le sont toujours en 2007, (soit près de 80 % des THS de 2002 toujours en emploi en 2007), ont bénéficié d’une croissance annuelle moyenne de leurs salaires de 5,8 % en termes réels. Ceux qui ont atteint cette position dans la hiérarchie salariale sur la fin de la période, soit 28 % des THS de 2007, ont bénéficié d’évolutions encore plus substantielles (14,5 % en moyenne annuelle).

Pour ces deux groupes, il s’agit d’augmentations salariales nettement supérieures à celles de l’ensemble des salariés ayant toujours eu un emploi sur la période (+ 2,3 %) ou même des seuls cadres (+ 2,9 %).

Des emplois bien rémunérés aussi chez les non-salariés

On observe aussi des THS dans la Fonction publique, en retenant pour les définir le même seuil que celui du secteur privé (124.573 euros). Ils sont environ 1.200 dans la fonction publique d’État, quelques centaines seulement dans la territoriale, soit au total 0,05 % de l’emploi public. Comme dans le secteur privé, les hommes sont très majoritaires (87 %), ils travaillent le plus souvent en Île-de-France (80 %) et 50 % d’entre eux appartiennent à une administration financière.

Mais c’est surtout chez les non-salariés, que l’on trouve des actifs atteignant de très hauts revenus d’activité comparables à ceux des très hauts salaires du secteur privé : environ 160.000 non-salariés perçoivent en effet un revenu d’activité supérieur au seuil retenu ici, soit près de 8 % des non-salariés (hors agriculture). Dans cette population, elle aussi très masculine (82 %), 43 % exercent des professions de santé (médecins, chirurgiens-dentistes, pharmaciens), 12 % des métiers du droit (avocats, notaires) ainsi que diverses professions libérales (conseils, architectes...). Contrairement aux salariés ayant un très haut salaire, les non-salariés ayant des très hauts revenus d’activité sont présents sur tout le territoire, seulement un quart d’entre eux travaillant en Île-de-France. En revanche, comme les THS, ils sont relativement âgés (près de 49 ans en moyenne).

Les médecins représentent 27 % des 159.000 non-salariés ; leur revenu d’activité moyen s’élève à 151.775 euros.

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[1] Sarkozy dans son intervention télévisée du 12/07/2010.

[2] L’observateur des inégalités, N°76 , juin 2010.

[3] Les Échos, 26/04/2010.

[4] INSEEpremière n°1288, avril 2010.

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