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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1113 - octobre 2010

 

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N° 1113 - octobre 2010

De l’actuelle redistribution à l’économie distributive   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin rappelle que le problème soulevé par le financement des retraites est, en fait, celui du partage entre tous de la richesse que produisent les actifs.

Pouvons-nous sauver le soldat “emploi” ?    (Afficher article seul)

Roland Poquet montre pourquoi le plein emploi n’est pas compatible avec le profit qu’exige le néolibéralisme.

La fin programmée de l’école publique   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon montre à quel point l’idéologie sarkozyenne est celle de Vichy.

Obsession sécuritaire et guerre sociale   (Afficher article seul)

Christian Aubin dénonce l’obsession sécuritaire du gouvernement, qui conduit à une véritable guerre sociale.

Bienvenue chez les CH’TIS !   (Afficher article seul)

Arles au mois d’août   (Afficher article seul)

Bernard Blavette ayant participé aux cinq jours de l’université d’été d’Attac, constate la haute qualité des débats, mais aussi une certaine retenue de la part de la direction qui manifeste une prudence paralysante face à toute proposition réellement novatrice.

Ma France…   (Afficher article seul)

Guy Evrard nous fait part de deux aventures qui montrent que la France actuelle n’est plus celle que chantait Jean Ferrat.

Économie distributive et marché   (Afficher article seul)

Guy Evrard s’interroge sur l’articulation, dans une inévitable transition, entre les fondations d’une économie distributive et la survivance de marchés.

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Éditorial

De l’actuelle redistribution à l’économie distributive

par M.-L. DUBOIN
31 octobre 2010

« On vit plus longtemps, il faut donc travailler plus longtemps ». C’est cet argument, parce qu’il paraît être de bon sens, qui servit de prétexte au gouvernement Jospin, en 1999, pour permettre aux assurances privées d’introduire leur coin dans les retraites. Et c’est ce raisonnement qui vient d’être ressorti par Martine Aubry. Le terrain ayant été ainsi préparé, le gouvernement Sarkozy use aujourd’hui de sa méthode forte pour imposer les réformes qui lui conviennent.

La question maintenant est de savoir si les salariés et leurs syndicats, les chômeurs, les retraités, et les jeunes qui feront partie de ces catégories dans l’avenir, vont encore se laisser leurrer et se perdre en discutant de cas particuliers pour introduire un peu d’équité dans le financement des retraites, ou bien s’ils vont comprendre que cet argument démographique n’est qu’intoxication [1] pour noyer le poisson.

Car un petit effort de réflexion montre vite que le problème posé par le financement des retraites n’est pas un problème démographique, mais un problème économique : ce qu’il faut prendre en compte n’est donc pas le “ratio démographique”, le rapport du nombre des 20-59 ans à celui des plus de 60 ans, mais évidemment le “ratio de dépendance économique”, à savoir le rapport entre la population active (celle qui perçoit un salaire) et celle dite “inactive” (parce qu’elle n’en perçoit pas) qui est à sa charge. Puisque c’est, évidemment, de la richesse réelle produite par les actifs que vit toute la population.

Or la richesse à produire, nous l’avons montré [2], n’est pas définie pour répondre aux besoins de la population : les décisions essentielles sont prises, sans concertation, par un petit nombre de gens en fonction de leurs seuls intérêts, pour qu’elles leur “rapportent”.

Quant à la répartition des richesses ainsi produites, elle est assurée, directement ou indirectement, par l’intermédiaire des salaires. Ce système de redistribution pourrait très bien marcher s’il y avait plein emploi, avec pour tous un salaire de trader : il permettait non seulement de faire bien vivre toute la population, mais aussi, grâce à la croissance de la productivité du travail, d’abaisser l’âge de la retraite, d’abord peut-être à 55 ans, puis à 50, à 45, etc ! On en est loin. Par contre, si la masse des salaires diminue, si les salaires sont stables alors que les prix montent, si le chômage grimpe, on comprend bien que le moteur cale : il manque de carburant !

Nous sommes précisément dans cette situation, le chômage bat même tous ses records (voir l’article de Roland Poquet page suivante).

La politique de Sarkozy consiste à dire : je veux bien aider les entreprises, mais je les laisse libres de décider et de fixer les salaires au mieux de leur intérêt ; je ne reviendrai pas sur la baisse des impôts sur les plus hauts revenus. Je baisse donc tous les revenus de redistribution (allocations familiales, indemnités de chômage, aides aux personnes handicapées, remboursements de soins médicaux par la sécurité sociale, etc.), de même que toutes les dépenses sociales de l’État, je rogne de plus belle les acquis sociaux pour réduire tous les budgets en charge de l’État (enseignement, justice, recherche, police, culture, etc.) et si je trouve encore qulque chose à brader du patrimoine national, je n’hésite pas (on n’avait pas encore pensé aux aéroports, ça y est, ça va être fait).

Et pour imposer cette politique évidemment impopulaire, il utilise une méthode pire que ce qu’on avait imaginé (voir ci-dessous l’article de J-P Mon sur l’enseignement), indigne d’un pays démocratique. Et pour briser les résistances, une stratégie de surenchère sécuritaire (voir ci-dessous la description qu’en fait Christian Aubin) qui l’amène à bafouer tant les Droits de l’Homme que les traités européens.

Dans l’opposition, la social-démocratie ne dénonce pas, nous l’avons vu, le prétexte “démographique” invoqué. Le PS, qui ne veut effaroucher personne afin de se présenter comme ce qu’il appelle un “parti de gouvernement”, se garde bien de dire clairement que le vrai problème posé est celui de la répartition des richesses produites. Il critique cependant bien d’abord la méthode, la précipitation injustifiée, l’absence de réflexion et de débats, et puis le fait que la réforme imposée ne résout pas le problème du financement des retraites, ce qui est le comble !! Il va même un peu plus loin en osant rappeler que 10 % du PIB ayant été tranférés des salaires vers les profits, il serait tout à fait justifié de rectifier cette tendance par une taxe sur ces profits, en particulier sur ceux des grosses entreprises, en général multinationales.

Cette proposition conduirait effectivement à rééquilibrer un peu la répartition des richesses entre les salariés qui les produisent et les “investisseurs” qui en tirent une plus-value financière, sans créer eux-mêmes de véritables richesses.

La même frilosité envers tout changement plus radical se retrouve chez les dirigeants d’Attac (comme le fait observer, page 10, Bernard Blavette), qui proposent de même une taxe internationale sur les transactions financières. Précisons toutefois qu’Attac propose cette taxe pour qu’elle soit dédiée au financement de besoins vitaux des populations déshéritées, alors que les gouvernements qui semblent désireux de l’instituer y voient le moyen de constituer un fonds de sauvegarde du système financier, pour ne plus avoir à intervenir si les banques étaient à nouveau menacées de faillite pour leurs pratiques abusives.

Les propositions du PS et d’Attac peuvent donc être considérées comme un progrès par comparaison avec la politique actuelle.

Ce n’est évidemment pas le partage démocratique que nous proposons en parlant d’une économie de répartition, dans laquelle la richesse serait directement distribuée à l’aide d’un revenu créé à cette fin et partagé entre tous, actifs et inactifs. Mais la monnaie adaptée à cette économie distributive ne circulant pas, ce système supprimerait du même coup ces plus-values et toute spéculation financière. Or, pareille suppression est encore généralement impensable, les esprits n’y sont pas préparés, ils sont beaucoup plus conditionnés par la peur de l’étranger, savamment entretenue par la politique sécuritaire Sarkozyste (comme le prouve Guy Evrard avec l’anecdocte, rapportée page 9, de sa chasse photographique aux papillons), que motivés par le besoin d’utopie pour que le monde de demain soit plus convivial que celui d’aujourd’hui.

Alors, en attendant que les esprits cessent de croire, a priori, qu’un changement aussi radical que celui que nous suggérons est impossible, continuons à approfondir nos propositions (comme le suggère Guy Evrard en page 12) et, comme nous le faisons depuis tant d’années, à nous associer aux groupes de réflexion tels que BIEN, Attac, la Ligue des Droits de l’Homme, les Citoyens du monde, le collectif Richesses, etc, pour participer et encourager toutes les démarches qui font progresser dans ce sens.

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[1] Nous avons publié en juin 1999 (GR 989), un dossier intitulé “l’intox” sur les retraites, dans lequel notre analyse s’appuyait sur une étude approfondie. Comme il est toujours d’actualité, nous y renvoyons nos fidèles lecteurs, et ne reprenons ici, pour les nouveaux, que l’essentiel.

[2] Lire Mais où va l’argent ? référence page 16.

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Le texte ci-dessous nous est malheureusement parvenu trop tard pour être intégré dans le numéro précédent. Roland POQUET y répond à l’une des questions posées à nos élus dans GR 1109, et sur lesquelles ils sont muets : pourquoi le retour au plein emploi n’est-il plus possible dans le système économique actuel ?

Pouvons-nous sauver le soldat “emploi” ?

par R. POQUET
31 octobre 2010

Dans les pays supérieurement équipés, nul ne peut nier que la situation de l’emploi est préoccupante : le temps de travail global tend à diminuer, l’emploi se raréfie. C’est une lame de fond que la crise grossit sensiblement mais qui est visible depuis une quarantaine d’années ; certains diront qu’elle vient de bien plus loin, masquée un temps par la seconde guerre mondiale et les trente années qui suivirent. Les chiffres sont accablants et ne laissent, hélas, que l’embarras du choix pour qui veut les présenter.

Aux États-Unis, les années 2008 - 2009 ont été les plus noires depuis la dépression de 1929 : la crise a détruit 8,7 millions d’emplois, provoquant une brutale paupérisation de la population (une personne active sur deux a versé dans le sous-emploi !) et 20 à 25 millions de personnes ayant appartenu aux classes moyennes ont brutalement été reléguées sous le seuil de pauvreté ; aussi les États-Unis voient-ils leur taux de sans-emploi dépasser les 10% (en fait, 17,5 si l’on tient compte de ceux et celles qui ont renoncé à chercher un travail, ce qui représente 26,9 millions de personnes !)

En France, les destructions d’emplois ont suivi le même rythme ; en 2009, 320.000 emplois ont disparu, le chômage a augmenté de 20 % et le nombre de demandeurs d’emploi (catégories A, B, C) a dépassé les 4 millions : sur ces 4 millions, un million de chômeurs arrivent en fin de droits en cette année 2010. Réaction en chaîne bien connue, une perte de 45.000 emplois dans les travaux publics en 2010 affectera sérieusement la filière immobilière : déjà les notaires ont dû se séparer de 10.000 collaborateurs et 17 % des agences ont fermé. Cette crise intervient alors que notre pays avait déjà perdu un tiers de ses effectifs industriels, soit 2 millions d’emplois.

La zone européenne est logée à la même enseigne avec, bien entendu, de fortes disparités d’un pays à un autre : en deux années, le chômage est passé de 7,8 % à 10 % de la population active, soit une perte de 3,9 millions d’emplois.

Le constat est sans appel.

Mais c’est la faute à “la crise” clament nos gouvernants, parodiant ainsi un personnage de Maupassant qui répétait à l’envi « elle a fait la faute » pour justifier son mariage avec une ravissante personne beaucoup plus jeune que lui. Quelle faute avons-nous commise ? Aurions-nous vécu au-dessus de nos moyens ? La France se serait-elle à ce point appauvrie ? — Pas que nous sachions !

N’empêche que la “rigueur” frappera de plein fouet les classes moyennes et les déshérités. « Faut qu’ça saigne ! » annonçait, il y a déjà un demi-siècle, Boris Vian. Attachez vos ceintures ! La tornade est loin d’être passée.

*

Face à cette situation qui s’aggrave de jour en jour, tous les moyens sont bons pour, à la fois, revigorer l’économie et réduire la dette — une nouvelle quadrature du cercle ! Un esprit tant soit peu lucide se réjouirait d’assister à une diminution du volume global des heures travaillées dans un pays. Ce détachement progressif du travailleur vis-à-vis des tâches serviles ne correspond-il pas à l’un des souhaits permanents de notre humanité ? Cette obstination à vouloir, à tout prix, fournir un travail aux personnes en âge de l’assumer, comment certains observateurs lucides l’ont-ils interprétée ?

Après avoir rappelé que c’est le travail salarié qui, en grande partie, met en mouvement le mécanisme de l’échange économique et le couple production-consommation, l’écrivain Renaud Camus1 ajoute : « L’emploi est le lieu d’un contrat où se croisent deux besoins. L’employeur a besoin que les emplois qu’il offre soient remplis pour que soit assurée sa production (et garantis ses bénéfices). L’employé a besoin de remplir l’emploi qu’il occupe pour que soit assurée sa subsistance. Si l’un de ces besoins disparaît, le besoin symétrique se trouve sans point d’appui. Il bée dans le vide. Il n’y a plus de contrat possible. Il n’y a plus d’emploi concevable. » On ne peut être plus clair : pas d’emploi, pas de salaire — pas de salaire, pas d’achat — pas d’achat, pas de vente — pas de vente, pas de bénéfices. La machine économique s’enraye et, in fine, ne dégage plus les profits escomptés.

Dans son remarquable ouvrage Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt écrit « La consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu… Toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presqu’aussi vite qu’elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique. » En ce qui concerne l’emploi, nous pourrions ajouter ceci : cette croissance sans fin (qui dévore énergies et matières premières dans des produits de plus en plus nombreux mais aux durées d’usage de plus en plus courtes) entretient un volume de travail appréciable qui, loin de diminuer depuis quelques années, semblait stagner au moment où la “crise” est arrivée.

Laissons à Nietzsche le soin de conclure : « La plus laborieuse des époques, la nôtre, ne sait que faire de son labeur, de son argent, si ce n’est toujours plus d’argent, plus de labeur. »

*

Nous sommes donc en plein paradoxe. Avant d’aller plus loin, précisons-en à nouveau les termes.

L’application d’un certain nombre de techniques (informatique, robotique, génétique, télécommunications, biotechnologies) provoque, sur une production donnée, une réduction des effectifs et du temps de travail global. En regard, la nécessité de faire tourner la machine économique et de réaliser des profits exige que le volume global des heures travaillées augmente.

Faut-il travailler plus afin de sauver le valeureux soldat “emploi” et l’impitoyable général “profit ” ou aller dans le sens de l’Histoire en favorisant une diminution de volume du travail contraint ?

Ce questionnement nous aidera à interroger la notion de “plein emploi”.

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La fin programmée de l’école publique

par J.-P. MON
31 octobre 2010

Le précédent de Vichy

9 juillet 1940 : « On connaît le mal fait par l’éducation sans Dieu. C’est toute l’Université, œuvre de Napoléon, qu’il faudrait foutre par terre. Toute l’idolâtrie classique […]. Démolition extérieure et putréfaction intérieure : les instituteurs. »

Le 10 juillet à Vichy : « Vote de l’Assemblée Nationale et fin du régime parlementaire et de la domination des francs-maçons et des instituteurs. Du moins espérons-le. Il n’y aura rien de fait tant qu’on n’aura pas abattu l’université de France et l’éducation classique. »

Ces lignes sont extraites du journal écrit, sur le vif, par Paul Claudel, diplomate de carrière, écrivain « catholique, intransigeant et conservateur mais, résolument antitotalitaire » [1], qui reprenait là le refrain en vogue dans la hiérarchie militaire, soucieuse de trouver des boucs émissaires pour expliquer la défaite à plate couture que venait de subir l’armée française : l’instituteur est devenu le véritable ennemi !

La presse reprend, bien entendu, au refrain. En 1934 déjà, lors de son entrée au gouvernement, Pétain voulait, en plus du ministère de la guerre, la tutelle de l’éducation nationale ; il avait déclaré : « Je m’occuperai des instituteurs communistes ». Nanti des pleins pouvoirs en 1940, il a tenu parole en y ajoutant les instituteurs juifs ou francs-maçons ou membres de la SFIO, qui sont déplacés, révoqués ou mis à la retraite d’office. En septembre, la loi de 1904 qui interdisait aux congrégations religieuses d’enseigner est abrogée et les écoles normales d’instituteurs sont supprimées. Les programmes sont révisés, notamment ceux d’Histoire qui ne parleront plus de la Révolution française, ni des guerres franco-allemandes… Désormais, pour Vichy, c’est dans les salles de classe que doit s’inventer la “révolution nationale”.

La “réforme” sarkozyste

C’était il y a soixante ans, donc beaucoup de nos contemporains n’ont pas vécu cette époque, mais l’Histoire est justement faite pour nous permettre de tirer des leçons du passé. Et c’est pour cela que le pouvoir actuel la juge dangereuse ! Pas étonnant donc que la clique Sarkozy veuille supprimer l’Histoire des programmes des terminales scientifiques (dans un premier temps…). Pas surprenant non plus que les IUFM aient été supprimés… ni que la formation pédagogique disparaisse du cursus des futurs enseignants ! Quoi de plus inutile que le Latin et le Grec, qui ne figureront plus au programme du Capes de Lettres classiques à partir du mois de novembre… Logiques les 16.0000 suppressions de postes d’enseignants… N’oublions pas non plus les attaques répétées contre l’Enseignement supérieur, qu’il convient d’inféoder aux entreprises… Etc.

C’est donc à la casse systématique du service public d’enseignement que nous sommes en train d’assister. Comme en 40, mais de manière insidieuse, … avec onction peut-on dire !

Vive l’école confessionnelle

Il fallait pourtant s’y attendre puisque, à peine “installé”, le nouveau chanoine de Latran [2], Nicolas Sarkozy, n’avait pas hésité à déclarer : « dans la transmission des valeurs, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé ». Et, dans la foulée, il abolissait, de fait, par décret, une loi de 1880 qui enlevait aux établissements catholiques le droit de distribuer des diplômes en France, légalisant ainsi les diplômes délivrés par le Saint Siège. Comme le dit la journaliste Caroline Fourest à propos des “réformes” de l’éducation nationale : « il ne s’agit pas seulement de faire des économies mais d’un programme idéologique : faciliter l’évasion scolaire en direction du privé » [3]. Elle précise : « L’État n’a plus d’argent pour l’école publique, mais en trouve pour financer l’ouverture de classes catholiques en banlieue […]. Deux fondations consacrées à financer les écoles privées, surtout les plus religieuses, se sont vu reconnaître le statut “d’utilité publique” : la Fondation Saint Mathieu et la Fondation pour l’école. Cette dernière a obtenu le statut d’utilité publique en un temps record, François Fillon ayant signé le décret un an à peine après sa création. Désormais, 60 à 75 % des dons qu’elle reçoit sont déductibles des impôts et donc investis dans des écoles hors contrat, de son choix : une liste de partenaires que la fondatrice de la Fondation pour l’école, Anne Coffinier, ne tient pas à rendre publique, mais qui compte de nombreux établissements catholiques intégristes. […] Il existe bien d’autres écoles, particulières ou communautaires, qui attendent de fleurir grâce aux niches fiscales, saignant les déficits publics en plus des 7 milliards que l’État verse directement aux écoles privées au titre de la loi Debré. […] C’est dire si les niches fiscales ne font pas que creuser la dette. Elles creusent aussi la tombe de l’esprit républicain ».

Et ce n’est malheureusement pas dans le seul domaine de l’éducation nationale que le gouvernement s’inspire des lois de Vichy, comme le montrent les mesures prises contre les Roms et les immigrés. Jusqu’où et jusques à quand ?

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[1] Histoire(s) de l’été 1940, Le Monde, 1er et 2 août 2010

[2] Depuis le XVIIeme siècle, les souverains et chefs d’état français reçoivent le titre de chanoine de la basilique Saint-Jean de Latran. Le Président de la République française, Nicolas Sarkozy, a été installé chanoine d’honneur de la basilique Saint-Jean de Latran (Rome), le 20 décembre 2007.

[3] Le Monde, du 4/9/2010.

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Obsession sécuritaire et guerre sociale

par C. AUBIN
31 octobre 2010

Au sommet de la société, il y a ceux qui cumulent toutes les richesses, et aussi tous les pouvoirs. Comme le montrent les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon dans leur livre Le président des riches [1], le terme d’oligarchie est celui qui convient le mieux pour caractériser la vraie nature du régime. Les classes dominantes constituent en effet une agrégation de très riches, solidaires, organisés, mobilisés. À la différence des pauvres, ils restent entre eux parce qu’ils le choisissent, dans une connivence robuste et durable entre pouvoir politique et puissances d’argent (l’affaire Sarkozy-Woerth-Bettencourt, entre autres, révèle ces imbrications jusqu’au plus haut niveau de l’État).

Mais pourrait-il en être autrement ? Cette alliance n’est-elle pas la condition de la poursuite de la stratégie politique dite “néolibérale” du capitalisme, ce système totalitaire et arrogant (champagne, bijoux et petits chèques entre amis au Fouquet’s, contrôles incessants au faciès, provocations et menaces de “kärcher” pour les déshérités des cités) qui nourrit sa classe dominante du fruit des prédations et privations qu’il impose au peuple, au prétexte de “crise” ? Leur mépris du peuple est si profond, la décadence du pouvoir est telle que le Parlement a voté l’imposition des indemnités versées aux victimes des accidents du travail ! Peut-on aller plus bas ? On le pense en apprennant que le gouvernement considère qu’un salarié affecté à des tâches pénibles pourrait prendre sa retraite à partir de 60 ans à condition que son taux d’invalidité (lié à l’usure au travail !) soit au moins de 20 %… Cette confusion/provocation entre pénibilité et accident ou maladie professionnelle en dit long sur la considération dont les travailleurs font l’objet dans cette lamentable affaire de retraites.

Ainsi, loi après loi, le système capitaliste se perfectionne pour parvenir à ce que toutes les richesses créées par les activités humaines, ainsi que les biens communs de l’humanité, deviennent des sources de profit, dévolues prioritairement aux membres de l’oligarchie et à leurs subalternes. Lois fiscales, code du travail et autres contraintes démocratiques, sont contournées et méprisées au point que les plus grandes fortunes soient celles qui contribuent le moins aux finances publiques (déficitaires de ce fait), tout en bénéficiant de privilèges considérables que leur accorde l’État : bouclier et niches fiscales, exonération de cotisations patronales, bénéfices de privatisations, de braderies du patrimoine national et de biens publics… Tout ceci est scandaleusement justifié par de nombreuses déclarations ministérielles et présenté comme la prévention contre le risque supposé de voir fuir à l’étranger les grosses fortunes. Sur ces options du pouvoir, la déclaration suivante de Christine Lagarde est édifiante : « On entend souvent dire que cette mesure (le bouclier fiscal) ne concernerait que la partie la plus riche de la population, mais n’est-ce pas celle qui fait tourner l’économie ? » [2]

Les milliers de milliards de dollars engloutis par les États pour sauver les banques après leur déroute de 2008, permet au pouvoir de parler de la crise au passé [3]. Selon le célèbre magazine Forbes, le classement 2010 des milliardaires indique qu’en un an le nombre de milliardaires en dollars est passé de 793 à 1.011 et leur patrimoine cumulé représente 3.600 milliards de dollars, en hausse de 50 % par rapport à l’an dernier. Pour les super riches, la crise est en effet déjà bien loin…

Les sources convergent : « le monde est incroyablement riche, et les très riches n’ont pas mis plus d’un an pour récupérer leurs fortunes extravagantes un instant écornées, pendant que le chômage poursuivait sa progression mondiale. Merci les États et les contribuables. On comprend mieux pourquoi les “caisses sont vides”, pourquoi les dettes publiques partout, et pourquoi il faut précipiter une réforme des retraites visant à faire payer les salariés et les retraités : c’est une condition du “plan de sauvetage“ des riches par tous les autres, pauvres compris » [4].

Code de bonne conduite pour les prédateurs

Bien entendu, vouloir moraliser le système est absurde puisqu’il ne repose sur aucune base morale, mais au contraire sur un principe de rapport de force entre classes sociales ayant des intérêts aussi inconciliables que ceux des poules et ceux des renards ! Alors que la loi du plus fort (des plus riches !) s’exerce à l’encontre de tout principe démocratique, l’action présidentielle s’emploie à brouiller les cartes. Outrances verbales genre “gauchistes”, effets de manches grandiloquents contre les patrons voyous, contre les excès de bonus des traders et les parachutes dorés des cadres dirigeants, jusqu’à la puérile mascarade de remise en cause des paradis fiscaux [5], ponctuent l’agitation politico-médiatique quotidienne.

Pour faire bonne mesure dans le contexte général de pillage du bien public, alors que la ruée sur l’or vert provoque des ravages sociaux et environnementaux qu’on ne peut plus cacher, le gouvernement se lance dans la promotion d’un véritable « code de bonne conduite pour prédateurs », ainsi que l’a caractérisé Gérard Le Puill [6] d’après un rapport du Centre d’analyse stratégique rendu, public en juin dernier. Ce rapport, relatif à la course aux acquisitions de terres agricoles de pays pauvres par les fonds spéculatifs, met en lumière une « reconquête néo-coloniale » : sur des superficies de l’ordre de 20 millions d’hectares de terres, une grande partie est et sera détournée de son affectation à des cultures vivrières, vers des productions massives d’agro-carburants. C’est le cas même dans des pays où règne un fort déficit alimentaire : le Pakistan, par exemple, a l’intention de dévoyer ainsi le dixième de ses terres cultivables, alors que le quart de sa population souffre de malnutrition. Mais ce n’est pas un problème pour le gouvernement français : sur la base de ce rapport, où il est précisé que l’Union Européenne pourrait créer un label “Agro Investissement Responsable” qui serait attribué a des investisseurs pour ce type d’actions, il tente de vendre « la moralisation du capitalisme » !

Et ceci n’est qu’un exemple du déferlement de pillages multiformes et de marchandisation universelle. Le capitalisme néo-libéral, dans une concurrence impitoyable entre entreprises et États remet en cause tous les acquis sociaux. La soumission générale du travail et de l’économie aux impératifs de l’accumulation financière produit des inégalités énormes entre populations, aussi bien qu’au sein d’une même population.

Notre gouvernement s’acharne à détruire le compromis socio-politique constitutif de l’État social de l’après-guerre, les solidarités de travail et de coopération qui ont caractérisé des décennies de progrès humain. Sa stratégie politique consiste à décapiter le mouvement ouvrier et à supprimer toute marge de négociation des “partenaires sociaux”.

Mais il va lui falloir contenir la montée du mécontentement populaire qui a fait la terrible expérience de la faillite de ses principaux relais démocratiques, politiques et syndicaux, pervertis par leur ralliement aux principes économiques dominants, et entraînés ainsi à renoncer à engager le pays sur la voie d’un véritable changement de société.

Bien que largement abusé par les mensonges et le double jeu de la social-démocratie (qui fut co-artisan majeur, au mépris de la Constitution et du vote majoritaire des électeurs, de l’instauration de cette Union européenne “néo-libérale” et antidémocratique), le mouvement social cherche visiblement de nouvelles voies de résistance. Il n’est pas exclu que des modalités d’action inédites, et que de nouveaux leaders issus de la société civile, puissent contribuer à endiguer le reflux démocratique actuel, et peut-être parvenir à reconstruire un rapport de forces favorable aux classes sociales exploitées, opprimées et méprisées.

Contrôle et soumission pour le peuple

Quoi qu’il en soit, le pouvoir développe une stratégie destinée à faire plier ceux qui résistent. Il s’agit pour lui d’empêcher le peuple de « se définir ou de s’identifier aux droits sociaux qu’il a pu conquérir ». D’où la surenchère sécuritaire en cours, dont l’enjeu idéologique est « que le peuple abandonne son désir de liberté et d’égalité pour lui substituer un besoin obsessionnel de sécurité ».

Cette idéologie au service du capitalisme prépare l’organisation institutionnelle d’une politique de guerre sociale, visant à discréditer les pratiques de résistance, à maintenir les inégalités sociales et le pillage du monde par une oligarchie : « Sous couvert de défense de la sécurité publique et privée s’accumulent des mesures qui mettent en danger la sécurité et la liberté des citoyens dans le pays supposé être le paradis des droits de l’homme. Le tour de force de Nicolas Sarkozy consiste à faire oublier d’où viennent tous les processus qui insécurisent réellement la vie des gens comme le chômage, la baisse des retraites, la fragilisation de la vie affective individuelle et familiale, la dégradation de la protection sociale, la soumission accrue à l’esclavage de la dette et de l’endettement engendrés par le mode de consommation devenu indispensable au mode de production capitaliste, bref, tout ce qui fait l’actualité sociale aujourd’hui » [7].

Le capitalisme tente de changer le sens d’un certain nombre de concepts comme ceux de liberté et de sécurité. Il tente de redéfinir le peuple par rapport à un ennemi, “les violents”, produit imaginaire incarnant le mal en soi, l’insécurité réduite au statut d’un effet séparé de ses causes, voué à être éradiqué sans qu’il y ait à s’attaquer à ces causes.

Pour cela, le pouvoir politique use de l’incertitude existentielle qui frappe les plus exclus, les plus pauvres et les plus fragiles. Il cherche à transformer en majorités prédatrices les classes et lescouches subalternes, il tente de les cimenter dans la haine à l’égard de minorités constituées par des fractions, ou des segments de population, encore plus exclues et encore plus pauvres.

En redéfinissant le peuple de cette manière, en lui fabriquant un nouvel ennemi, le pouvoir l’empêche d’identifier son véritable ennemi, le capital. Ainsi, le pouvoir compte-t-il sur l’obsession sécuritaire pour que le peuple abandonne les solidarités anciennes qui lui permettaient de se définir autrement que « celui qui est effrayé par les voyous » et se range, bien sagement, derrière le chef, celui qui protège.

Obtenir le consensus d’un peuple se définissant, non plus par les concepts républicains de liberté et d’égalité, mais par le concept obsessionnel d’insécurité, devient, pour les forces réactionnaires au pouvoir, la condition du maintien de leur hégémonie. Sur une telle base, elles veulent construire une idéologie de guerre préventive contre toute résistance populaire, organiser une guerre sociale plus ou moins cachée, afin de discréditer les pratiques de résistance ou d’insoumission.

Comment contrer cette offensive idéologique ?

Pour résister, et au lieu de ne se retrouver que dans ce qu’il refuse, il faut que le peuple ait pleinement conscience de ce qu’il est lui-même et de tout ce qu’il y a de positif dans ce qu’il partage.

Les forces de changement devront donc conduire un combat résolu, dans l’urgence, contre un adversaire politique qui prend la forme d’une “non-démocratie” voire d’un “populisme protecteur”.

Beaucoup est à reconstruire dans les solidarités et dans les esprits déstabilisés par l’offensive idéologique de la pensée dominante.

Les enjeux de la lutte des classes qui se radicalise en excluant des pans entiers de la population devront être rendus perceptibles et compréhensibles.

Mais rien ne sera jamais possible sans une rupture avérée des états-majors avec les pratiques électoralistes qui ont sapé la confiance des citoyens dans leurs élus et dans les institutions où la démocratie est détournée pour empêcher l’accession du peuple à la souveraineté qui lui revient de droit.

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[1] éditions Zones, 2010 .

[2] relatée par Là-bas Hebdo du 21/3/2010.

[3] Voir à ce sujet sur Internet le blog de Jean Gadrey : http://www.alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/

[4] Knight Frank,wealth report 2010, Boston consulting group...

[5] Voir Paradis très spéciaux, par Bernard Blavette, GR 1112.

[6] Un code de bonne conduite pour prédateurs, Gérard Le Puill, l’Humanité 1/7/2010.

[7] Lire à ce sujet L’idéologie sécuritaire, du philosophe André Tossel, dans l’Humanité Dimanche 26/08-1/09/2010.

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Un billet d’Arthur

Bienvenue chez les CH’TIS !

par A. POQROL
31 octobre 2010

Si l’on en croit les dernières statistiques – et il n’y a jamais de fumée sans feu, disait ma grand’mère - la Région Nord-Pas de Calais vient de se hisser à la première place des régions de France, suite à trois exploits qui lui valent la faveur des analystes.

Elle est la région la plus jeune de notre pays, même après l’expulsion des familles les plus nombreuses vers la Roumanie .

Elle possède la famille la plus dynamique de notre univers commercial. Selon la Voix du Nord du mardi 31 août, « le groupe de distribution Auchan, contrôlé par la famille Mulliez, a enregistré au premier semestre un bénéfice net en progression de 61 %, à 230 millions d’euros, mais a prévenu que le reste de l’exercice s’annonçait incertain et difficile ». Toute la région tremble à l’idée que la progression soit moins forte au second semestre : ce serait pénaliser une famille qui ne mérite pas de connaître un avenir difficile, même si en cas d’exercice incertain elle peut toujours partir avec la caisse en Belgique où elle réside. « Quelle Belgique ? » me souffle ma tendre épouse. En effet, rien n’est simple.

Elle vient de se placer d’emblée parmi les régions qui continuent à développer la noble tradition de l’artisanat. Toujours selon la Voix du Nord – celle du 15 septembre – « un homme de 38 ans et son neveu de 31 ans se sont retrouvés aux urgences de l’hôpital de Denain (près de Valenciennes). Le premier présentait une plaie très profonde à l’avant-bras, le plus jeune des entailles aux bras et au cou. L’enquête a révélé qu’une hache, une scie et des couteaux avaient été utilisés dans une bagarre qui a opposé six personnes. Le blessé le plus grave s’est enfui de l’hôpital : on ignore s’il est armé ». Connaissez-vous une région où l’on manie avec autant de dextérité ces instruments qui ont fait la gloire de l’artisanat ?

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Cette question est encore plus d’actualité en cette rentrée, après les expulsions des Roms et les discours gouvernementaux destinés à faire régner dans la population la peur, voire même la haine, de “l’étranger”.

L’altermondialisme s’oppose à cette odieuse politique. Où en sont les mouvements qui s’en réclament ? — Du 20 au 24 août s’est tenue en Arles l’Université citoyenne de l’association ATTAC-France, l’une des principales composantes de l’altermondialisme au niveau européen. À l’heure où ce dernier semble marquer le pas, et le processus des Forums Sociaux s’essouffler (tout au moins dans les pays occidentaux), en y lançant un coup de projecteur, Bernard Blavette en fait le bilan :

Arles au mois d’août

par B. BLAVETTE
31 octobre 2010

Pour ceux qui ne connaissent pas ou peu l’Université Citoyenne d’Attac-France il faut en premier lieu donner un aperçu de l’échelle de l’événement : près de 60 ateliers et séances plénières, animés par des universitaires, des syndicalistes ou des militants associatifs, et répartis en 7 filières thématiques traitant de la place de l’art dans la société aussi bien que des questions écologiques et climatiques, en passant par la crise financière et ses conséquences, au nord comme au sud, auxquels s’ajoutent des projections de films, parfois en présence du réalisateur. Le fait qu’environ 750 personnes se soient rassemblées pour s’informer et débattre, parfois plus de huit heures par jour, en plein cœur de l’été et à quelques kilomètres des plages méditerranéennes, constitue en soit un véritable miracle dans notre période d’apathie et de paresse intellectuelle.

Cette année l’université souhaitait mettre l’accent sur l’émancipation, les biens communs de l’humanité et la construction des alternatives. Pour la première fois peut-être la catastrophe écologique, reliée à ses conséquences sociales et politiques, était omniprésente, la toile de fond de la majorité des débats.

L’ambiance est attentive et studieuse et la motivation des militants dopée par la perspective d’une remontée du nombre d’adhérents, ce qui signifie que l’association est enfin parvenue à tourner la page des graves dissensions qui avaient failli l’emporter. Les échanges informels entre militants, surtout au repas de midi autour d’une excellente restauration bio pour un prix modique, renforcent la convivialité, l’impression d’œuvrer ensemble pour tenter de redonner à notre monde un visage véritablement humain. La présence de représentants de haut niveau des grandes centrales syndicales (FSU, CGT, Confédération Paysanne, SUD…) et de figures marquantes de la presse (Hervé Kempf, chef du service écologie au Monde..) semblent marquer un regain d’intérêt pour l’association qui, par ailleurs, joue un rôle central dans la mobilisation contre la réforme des retraites.

Pourtant, après cinq jours d’exposés et de débats, pour l’essentiel de haute tenue, une forme de gêne, de manque, le sentiment d’une sorte de vacuité s’imposent. À cela on peut avancer deux explications complémentaires :

•1 – Comme toujours, les diagnostics sur les causes des désordres actuels sont clairement énoncés, les problèmes nettement circonscrits ; mais les solutions proposées sont souvent d’une banalité affligeante : éradication des paradis fiscaux, instauration de taxes globales, défense et extension des services publics, réforme de l’ONU… toutes mesures éminemment souhaitables mais qui sont ressassées depuis des années. Et l’on remarque que les contributions réellement novatrices proviennent d’intervenants extérieurs à ATTAC : ces deux jeunes doctorants, qui nous décrivent avec enthousiasme le mouvement des “Villes en transition” en extension rapide dans le monde entier [1], l’agronome Marc Dufumier, qui nous expose la transformation du monde par la généralisation de l’agriculture biologique, ces deux représentants de la Confédération Paysanne qui nous racontent la conférence de Cochabamba organisée en Bolivie après l’échec de Copenhague, qui rassembla près de 80.000 personnes (et où le président Evo Moralès passa une nuit avec les dirigeants syndicaux pour négocier les termes du communiqué final)…D’une manière générale toutes propositions réellement novatrices (salaire de citoyenneté, épreuve de force éventuelle entre la France et les institutions européennes si un jour, par miracle, une vraie gauche venait au pouvoir dans notre pays, processus de décroissance….) sont regardées avec une prudence paralysante par la direction d’ATTAC. Cette dernière semble oublier qu’une vraie politique de gauche, c’est le contraire de l’expertise sûre de son savoir et de son autorité, calibrée et sans saveur, comme un produit de supermarché. Une vraie politique de gauche c’est assez d’audace pour ouvrir toutes grandes les fenêtres et être ensuite capable de surfer sur la bourrasque. Car toute politique véritable est d’ordre expérimental, elle implique des interrogations, des risques, des échecs possibles et donc le courage d’assumer les incertitudes inévitables. Ainsi lorsque l’économiste/sociologue Frédéric Lordon propose de supprimer la Bourse, qui constitue l’épicentre des désordres monétaires beaucoup plus qu’elle n’assure le financement des entreprises (rôle qui, beaucoup plus logiquement, devrait être dévolu aux banques), il n’imagine pas que cela va se faire demain, mais il énonce une rupture fondamentale avec le capitalisme, il introduit dans les esprits un élargissement du champ des possibles [2]…

•2 – Les meilleures idées du monde sont de peu d’utilité si on ne se donne pas les moyens de les imposer face aux pouvoirs en place. Et ATTAC, qui revendique pourtant d’être une association d’éducation populaire tournée vers l’action, n’a jamais jusqu’ici engagé de réflexion approfondie sur les processus à mettre en œuvre pour inverser les rapports de force, aujourd’hui largement en faveur du système dominant. Car personne ne peut sérieusement imaginer que l’oligarchie actuelle se laissera un jour doucement persuader d’abandonner son pouvoir et ses privilèges. Les “actions festives”, et autres pantalonnades de rues, peuvent bien attirer les médias, mais elles n’impressionnent pas grand monde.

Une vraie réflexion doit donc s’engager au sein de l’association sur les moyens de l’action, de préférence en liaison avec d’autres acteurs du mouvement social. Ces moyens pourraient probablement tourner autour des actions de désobéissance civique et de non violence active, à la manière des “faucheurs d’OGM”, mais dans le cadre de manifestations sinon de masse du moins beaucoup plus larges. Il nous faudra auparavant relire attentivement les grands prédécesseurs que sont Tolstoï, Thoreau, Gandhi et le pasteur Martin Luther King de manière à affiner nos tactiques et à mettre sur pied une éthique de l’action extrêmement rigoureuse afin de minimiser au maximum les dérapages. Car, répétons le, il ne s’agit pas ici d’actions festives et médiatiques, mais comme l’affirmait l’écrivain Romain Rolland, grand admirateur de Gandhi, « du plus rude des combats ». N’oublions jamais que si nous nous satisfaisons de l’actuelle politique de l’autruche [*], si nous nous imaginons qu’il nous suffit de manifestations “bon enfant” pour mettre à bas un système qui est chaque jour un peu plus tenté de recourir à des méthodes utilisées autrefois par ce que l’on avait qualifié de “peste brune”, alors nous risquons fort de ne laisser d’autres choix aux générations qui nous suivent que de se référer, non plus à Gandhi, mais à Jean Moulin…

Néanmoins, de par ses capacités d’analyse et son réseau international, l’association ATTAC pourrait constituer un incomparable outil de transformation sociale pour peu qu’elle parvienne à surmonter une certaine frilosité, incompatible avec la gravité des désordres présents et surtout à venir. Cela demandera, n’en doutons pas, à ses dirigeants et à ses militants une bonne dose de courage. Souhaitons que la prochaine université d’été, qui devrait se dérouler à Fribourg en Allemagne, soit ce grand rendez-vous des ATTAC d’Europe (Allemagne, Autriche, Bel gique, Danemark…) qui, face à l’incompétence des classes dominantes, aura une volonté réelle de stimuler les énergies des peuples afin d’envisager une riposte collective à la hauteur des enjeux cruciaux auxquels nous sommes confrontés.

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[1] Pour plus de détails sur les “Transition Towns” ou TT voir B. Blavette L’heure de déserter, GR 1107 (Mars 2010).

[2] Voir l’interview du sociologue Yves Citton dans la revue Cassandre – Été 2010.

[*] Il semble cependant que les yeux commencent à se dessiller sur la véritable nature du danger vers lequel nous nous précipitons.

En témoignent les nombreuses références à certaines similitudes entre les pratiques (stigmatisation de groupes ethniques, comportements inutilement violents des forces de l’ordre, lois liberticides visant à assurer une prétendue “sécurité” et qui violent les traités internationaux signés par la France, notamment en ce qui concerne la protection des enfants… ) du pouvoir français et le régime de Vichy.

Par exemple, lors des différentes interventions qui ont ponctué les manifestations du 4 septembre dernier contre la xénophobie d’état, à Marseille, j’ai observé que le slogan repris avec le plus d’enthousiasme était : « Vichy c’est fini, Sarkozy ça suffit ».

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Retrouver cette France que Jean Ferrat a si merveilleusement mise en chanson et dans laquelle on aimerait tant se reconnaître… Juste deux anecdotes, du temps des vacances, l’une à la ville et l’autre aux champs, qui montrent comment le pays de Hugo perd ses repères :

Ma France…

par G. ÉVRARD
31 octobre 2010

Cette année, un dimanche matin, quelques jours après le 14 juillet, il fait beau. Dans ma rue, d’une ville moyenne, à la limite de la petite couronne parisienne, côté ouest, une petite rue tranquille, vaguement paysagée, où les anciennes maisonnettes de maraîchers ou d’horticulteurs ont été peu à peu rachetées et agrandies, et les terrains alentour bâtis de neuf, par plus fortunés, j’ai repéré des vols de papillons. Me voilà donc, à pied, en de multiples va-et-vient, appareil photo en main, à l’affût des lépidoptères. Au bout de la rue, j’oscille entre un vaste parterre de lavande où la piéride semble tout à son plaisir et un arbre à papillons (buddleia), débordant d’une maison, autour duquel j’avais déjà entrevu plusieurs vulcains voletant en tous sens.

Photo, par l’auteur, du machaon dans un buddleia.

Ma démarche, sans doute, intrigue les rares passants, qui me voient me poster sous différents angles, jurant que je photographie les maisons, à l’insu de leurs occupants, préparant quelque mauvais coup, en cette période de vacances favorable à la cambriole. Il fallait donc mettre un terme à cette incertitude et un guetteur du voisinage s’approcha, me demandant si je cherchais quelqu’un, prêt qu’il était, certainement, à s’enorgueillir d’avoir débusqué un malandrin susceptible de troubler la quiétude privilégiée du voisinage. « Non Monsieur, je ne cherche personne, seulement des papillons ». Je ne saurais dire, lui non plus probablement, si le « ah, bon » que le veilleur me lâcha en retournant sur ses pas, était emprunt de déception ou de soulagement. Il faut vous révéler qu’au cours de la nuit du 13 au 14 juillet deux voitures avaient brûlé 100 mètres plus loin, dans cette petite rue tranquille, et six autres ailleurs, la même nuit, dans cette moyenne ville tranquille, avec police municipale, caméras de surveillance (pas dans notre petite rue, quand même !) et son maire prompt au discours sécuritaire.

Quant à moi, je rencontrai mon premier machaon dans les parages depuis 26 ans, celui de la photo, sur l’arbre à papillons !

Cette mince histoire me remit en mémoire une autre histoire, très semblable, survenue en Auvergne, il y a deux ans, aussi tout à la fin de juillet. Le sac au dos, nous parcourions, mon épouse et moi, un sentier de l’An-Mil, pas bien loin de Clermont-Ferrand. L’appareil photo toujours à portée de main, pour surprendre ici un insecte, là une fleur, parfois les deux accoquinés, ou simplement un bout de paysage agréable à l’œil, bien proportionné selon des critères cachés au fond de notre cerveau. Scrutant ainsi les alentours, je devais faire penser à un aventurier des affaires en repérages, déguisé en randonneur, cherchant une pelouse à investir afin d’y installer une triplette d’éoliennes, y produire un Astérix chez les Arvernes ou, plus prosaïquement, je ressemblais peut-être à un missionnaire de la DDE échafaudant de nouveaux plans de remembrement avec le noble objectif de valoriser le territoire. Bref, quelqu’un qui posait de toute façon un regard instrumenté sur une terre qui ne lui appartenait pas. Soudain, déboula le paysan maître des lieux, bourru comme il se doit, évoquant certaines races bovines de ces contrées où elles ne sont pas usines à lait comme dans les plaines plus au nord : « Qu’est-ce que vous photographiez ? ». Craignant déjà d’être encorné, je répondis tout naturellement : « Ce coin de prairie, Monsieur, avec les fleurs ». Lequel Monsieur, jugeant sans doute les parisiens de plus en plus fous depuis qu’ils sont aussi devenus bobos, presque en haussant les épaules, grommela « les fleurs, ah bon ! », lui qui ne les voyait probablement plus depuis longtemps, trop absorbé chaque jour par la nécessité de vivre de sa terre.

« Ce coin de prairie, avec des fleurs… »

Et je me suis tout de même souvenu, en poursuivant notre chemin, que quelque temps plus tôt, je ne saurais plus dire quand précisément, un propriétaire du Puy-de-Dôme avait fait valoir son droit de propriété sur des photographies de ses terres, prises par un chaland ou peut-être par un professionnel. C’était tellement inattendu !

Alors, quoi de commun entre ces deux « ah bon ! » anecdotiques ? Des hommes qui se sentent menacés dans leurs “biens”, qui rêvent peut-être davantage de milices que de solidarité (qui sait ?) pour se protéger de la précarité dont ils constatent chaque jour qu’elle gagne du terrain. En tout cas, qui n’imaginent plus spontanément que l’on puisse encore s’intéresser aux fleurs et aux papillons.

Et si l’on revenait à cette France que chantait Jean Ferrat, mais pas seulement le jour des adieux…

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Dans notre précédent numéro, Guy Evrard, sous le titre L’individu et l’État, de Benjamin Constant à André Gorz, invitait le lecteur à réfléchir sur les contours de l’économie distributive, en particulier dans une inévitable situation de transition, afin que cet îlot d’émancipation ne soit pas irrémédiablement noyé dans un océan d’incrédulité, face aux marchés.

C’est peut-être d’abord en sortant de la confusion entre marché et capitalisme que l’utopie peut commencer à prendre racine. Une invitation à entrer de nouveau dans le débat.

Économie distributive et marché

par G. ÉVRARD
31 octobre 2010

Il faut se rendre à l’évidence. Réfléchir à un monde nouveau impose, certes, d’observer longuement les travers de celui qui nous entoure, analyser les détours de l’histoire des mouvements d’émancipation, confronter sans relâche les points de vue de ceux qui aspirent à changer les choses, imaginer les stratégies, convoquer philosophie, sociologie, économie et sciences plus exactes, mais c’est seulement par le rapport de force politique que le projet a une chance d’aboutir. Ainsi est-il peu probable que le monde entier, un bon matin, décide spontanément d’adopter les beaux principes de l’économie distributive. Nous avons vu qu’imposer un contrôle minimum des marchés financiers s’avérait déjà bien difficile, même dans des circonstances qui semblaient politiquement favorables. Il faut donc amener le projet dans l’arène politique et, pour cela, le rendre immédiatement perceptible et crédible, à la fois par les forces politiques organisées et par les citoyens. Passer du sujet de réflexion à l’instrument politique. Dans un éditorial de l’Humanité [1], paru la veille d’une grande journée de manifestations contre le projet de réforme des retraites, Jean-Emmanuel Ducoin le rappelait : « Si les idées de transformations ont toujours un pouvoir sociopolitique, puisqu’elles enfantent les vrais espoirs collectifs permettant de renverser un ordre social donné, seules les mobilisations populaires d’ampleur qui les accompagnent offrent à l’histoire les soubresauts imprévus capables d’épaisseur ».

Le monde moderne qui nous entoure, à de rares exceptions près, et en France malgré de puissants mouvements populaires, est aujourd’hui peu ou prou sous la domination du capitalisme, confondant à souhait libéralisme politique et libéralisme économique. Si le premier est le reflet d’une certaine vision de la liberté individuelle, le second pousse cette liberté à la revendication d’un droit à exploiter sans limite les autres hommes et les ressources de la Terre. On le qualifie aujourd’hui d’ultralibéralisme pour bien montrer la transgression des idées d’équilibre et d’équité, sans même parler d’égalité et de justice sociale, telles qu’elles émergeaient de la philosophie des Lumières : « La liberté des uns commence là où s’arrête celle des autres ». Le capitalisme, dans sa version aboutie, l’ultralibéralisme, est donc une perversion de la liberté et ceci ne doit pas être trop difficile à démontrer pour les philosophes qui veulent bien s’en donner la peine.

Il n’empêche, faire valoir la richesse potentielle de l’économie distributive face au rouleau ravageur du capitalisme, ce qui devrait être une simple question de bon sens pour des citoyens disposant au moins des moyens de la démocratie représentative, se révèle terriblement difficile. Notre voix n’est pas assez forte, même lorsqu’elle se joint à d’autres qui œuvrent dans le même sens. Ou plutôt le capitalisme n’est pas seulement ce colosse aux pieds d’argile dont nos analyses tendent si souvent à affirmer qu’il court lui-même à sa perte.

Dominique Vidal, sous le titre Besoin d’utopie, dans l’éditorial d’un récent numéro de la revue Manière de voir [2], relève en effet le « Stupéfiant paradoxe ! Le néolibéralisme étale tous les jours sa faillite : la suraccumulation des richesses s’accompagne d’un nombre croissant de pauvres et de chômeurs ; la spéculation provoque la crise la plus grave depuis 1929 ; la logique du profit menace jusqu’à la survie de l’espèce. Et pourtant le système tient bon ». Et à la question « En quoi se caractérise cette mortifère “crise d’alternative” ? », il tente cette réponse que nous avons souvent lancée ici : « Elle résulte bien sûr de la faiblesse des forces du changement, de la pauvreté de leurs propositions, de la tiédeur de leur programme. Mais elle naît avant tout de leur incapacité à incarner une utopie ».

Méditons alors cette belle citation, à la fin de l’éditorial : « Oui, c’est d’abord d’une utopie que le monde a besoin. Le grand auteur uruguayen Eduardo Galeano l’écrivait on ne peut mieux : Elle est à l’horizon […] Je chemine de dix pas et l’horizon s’enfuit dix pas plus loin. Pour autant que je chemine, jamais je ne l’atteindrai. À quoi sert l’utopie ? Elle sert à cela : cheminer » [3]. Mais ne perdons pas de vue que notre utopie, elle, a pour vocation de devenir réalité, le plus sûr moyen d’avancer. Et qu’on ne s’y trompe pas, elle reste solidement ancrée dans la lutte des classes.

Capitalisme et économie de marché

Il suffit de lire La grande histoire du capitalisme, également dans un récent numéro du magazine Sciences Humaines [4], pour constater que les chercheurs (économistes, historiens, sociologues…) font valoir une infinité de situations qui ont favorisé l’émergence du capitalisme, dès avant la révolution industrielle à la charnière entre les 18ème et 19ème siècles. Pour Fernand Braudel, cependant, s’appuyant sur l’histoire globale, le capitalisme ne s’assimile pas à l’économie de marché5. L’économie de marché renvoie historiquement à des échanges de proximité, intervenant dans des marchés réglementés et transparents, comme ceux des foires de Champagne au Moyen-âge. Le capitalisme consiste, lui, à contourner les règles de la concurrence pour dégager des profits exceptionnels. Il est alors à la recherche de positions de monopole, obtenues notamment en allongeant les circuits commerciaux jusqu’à les rendre opaques. Il se reconnaîtrait ainsi déjà dans le commerce au long cours pratiqué par les marchands vénitiens et aussi par les diasporas juives, arabes ou indiennes au premier millénaire.

On se rappelle que Marx identifiait l’avènement du capitalisme à l’émergence de la quête rationnelle du profit et la mise en place du salariat, impliquant la décomposition des tâches, le salarié n’étant plus propriétaire des moyens de production. Plus récemment, Polanyi insistait sur la “marchandisation” de la société, dans laquelle la vie humaine et la nature sont désormais régies par les conditions du marché [5]. Notons encore que pour Robert Boyer, économiste, chef de file actuel de l’école française de régulation, se référant « au libéralisme des pères fondateurs, la réglementation est constitutive d’une économie de marché. À cet égard, la période du fordisme est exemplaire : contrôle public de la finance, codification du contrat de travail et extension de la couverture sociale, ont suscité un régime de croissance remarquablement efficace et réducteur des inégalités sociales » [6]. R. Boyer suggère-t-il que le fordisme, bien qu’il ait conduit à sa propre asphyxie, serait une forme acceptable du capitalisme ? En tout cas, pour lui, la crise actuelle trouve son origine dans la déréglementation amorcée dans les années 1980, atteignant son apogée dans la déréglementation financière.

On peut ainsi rapidement observer que si, historiquement, le marché, comme simple lieu d’échanges réglementés, a précédé le capitalisme, ce dernier s’est construit par l’extension du marché, à la fois géographiquement et dans ses contenus, ainsi que par l’organisation toujours plus segmentée du travail de production des biens échangés, d’abord localement, puis à l’échelle de la planète. En même temps, une stratégie de déréglementation plus ou moins violente est poursuivie, à la fois commerciale et sociale, souvent avec le relais des dirigeants politiques acquis au pouvoir de l’argent, selon les époques et les rapports de force entre travailleurs et possédants, et entre pays riches et pays pauvres.

Il est donc en effet certainement essentiel de ne pas confondre capitalisme et marché dans la réflexion pour jeter démocratiquement les fondations de l’économie distributive dans le monde d’aujourd’hui. Le capitalisme est une stratégie de classe, clairement désignée dans une lutte politique qui doit demeurer sans concession. Le marché, lui, est un outil susceptible d’être rendu à un pouvoir politique au service de l’intérêt général et soumis à la loi. Mais le premier se cache volontiers derrière le second pour mieux faire croire qu’il résulte d’un processus quasi naturel.

Fonder l’économie distributive face au marché

Tous ceux qui ont accompagné la réflexion dans la GR depuis 1935 se sont forcément posé et reposé la question de la concrétisation de leurs idées. La GR s’efforce d’éclairer, d’un numéro à l’autre, à la fois les grands périls de notre monde d’aujourd’hui et les chemins qui pourraient conduire à un meilleur avenir : une société qui ne repose plus sur les lois du marché mais qui se construit sur des avancées réfléchies et partagées. Peut-être est-ce le moment où chacun devrait entrer à nouveau, avec conviction, dans le débat, car c’est un changement de civilisation qui est à l’ordre du jour. Les combats sont multiples. Il faut en être, en défendant, bien sûr, ce qui est au cœur des idées de la GR.

Cependant, dans le paysage politique actuel de notre pays, on ne peut attendre d’un prochain changement au sommet de l’État, ni d’une nouvelle majorité au Parlement, que l’installation de l’économie distributive aille de soi et on ne peut croire davantage que limiter la lutte à ce seul objectif suffise à entraîner une nouvelle dynamique globale. Alors, pouvons-nous admettre que notre arène politique se trouve d’abord au sein des autres forces qui sont également engagées dans le combat pour plus de justice sociale et pour l’émancipation humaine ? Sommes-nous d’accord, après avoir réaffirmé plus haut la nécessité d’une lutte politique sans concession contre le capitalisme, pour tenter d’insérer les fondations de l’économie distributive à côté de marchés réglementés ? Bref, sommes-nous prêts à rompre notre isolement sans nous perdre, et sans confusion avec les renoncements de la social-démocratie ?

La vraie richesse d’un pays, sans chercher à coller aux différents indices plus ou moins quantitatifs proposés jusqu’ici, peut s’apprécier globalement par son autonomie réelle pour la satisfaction des besoins exprimés librement par sa population et pour générer son développement. Elle inclut sa capacité d’échange avec les autres nations, mais exclut le bradage de ses réserves de matières premières et l’hypothèque de ses territoires que l’on observe aujourd’hui dans de nombreux pays en développement. On voit bien que ces différents critères ne sauraient être satisfaits par la soumission à un quelconque autoritarisme, mais qu’ils supposent au contraire un peuple impliqué dans la définition de son mode de vie et dont les conditions matérielles et d’accès aux soins, à l’éducation, à la culture, progressent.

Une telle vision, si elle repose en effet sur le dynamisme de la population et sa capacité à affronter les défis qu’elle s’impose, ou à imaginer des solutions aux problèmes qu’elle rencontre, peut se heurter à un manque de ressources au sein même de la communauté, soit pour des raisons d’environnement (absence de certaines matières premières, conditions climatiques défavorables à l’agriculture, particularités géographiques…), soit parce que des domaines de connaissances restent déficients ou encore parce que son organisation est défaillante. Il faut donc admettre que des échanges bien compris avec les communautés voisines peuvent demeurer nécessaires et être générateurs de progrès, aussi bien technologiques que dans le débat d’idées. Et même pourquoi ne pas accepter opportunément une stratégie des avantages relatifs (chère à David Ricardo [7]), maîtrisée dans le temps et l’espace à d’autres fins que celle du profit capitaliste ?

L’épine dorsale de l’organisation sera l’indépendance du pouvoir politique, reconquise démocratiquement et réellement au service de l’intérêt général, face au carcan tissé peu à peu par des instances internationales (en particulier celles de la Communauté européenne) inféodées au capitalisme, sous le couvert du dogme de la libre concurrence. Une des premières tâches de ce pouvoir politique régénéré sera de remettre en place un système bancaire public, indépendant des marchés financiers, contribuant au pilotage et au développement de l’économie solidaire, et grâce auquel l’économie distributive trouvera les moyens de son organisation, notamment sur la question monétaire et celle d’un revenu garanti [8] [9]. La reconquête des services publics de l’éducation, de la santé, des transports, de l’énergie, des télécommunications, de l’eau… participera également à la refondation d’une société solidaire, en assurant la vitalité de la communauté nationale, comme l’avaient bien compris ceux qui ont inspiré le Programme du Conseil National de la Résistance [10]. Toutes ces activités font déjà partie de notre patrimoine et ont donné la preuve de leur efficacité. Il ne faut donc pas craindre de mener dès maintenant, sur ce terrain, la bataille idéologique contre les tenants de l’ultralibéralisme qui n’ont de cesse de détruire ces acquis pour les soumettre au marché et en faire de nouvelles sources de profit, au nom du modernisme et dans le cadre de cette lutte des classes acharnée.

De nouveaux secteurs d’activité pourraient alors être progressivement gagnés à l’économie distributive, déjà pour certains structurés au sein de l’économie dite solidaire, notamment sous forme de coopératives de production ou de distribution, mais souvent pervertis par leur soumission au marché. Dans l’agriculture, en particulier, où, en dépit de fortes contradictions, de plus en plus de paysans comprennent que le capitalisme productiviste les conduit eux aussi à la ruine en même temps qu’il détruit leur environnement, et tentent des expériences de retour à une agriculture plus saine sous diverses formes associatives (les AMAP [*], par exemple).

Il n’y a pas que l’économie marchande

La bataille idéologique qu’entretiennent les ultralibéraux, confondant à dessein capitalisme et économie de marché, si ce n’est société de marché, empêche de voir que si le marché joue effectivement un rôle central aujourd’hui, il n’est pas unique et son importance est relativement récente. Dans le hors-série d’Alternatives Économiques déjà cité [**], Denis Clerc montre en effet que « C’est sous la pression de l’État, et avec son intervention active, que les marchés se sont structurés et élargis au 19ème siècle » et que « Face à la vision “naturaliste” (celle qui consiste à considérer le marché dans “la nature” des choses), la réalité est bien plus complexe : les relations non marchandes ont toujours été hégémoniques dans les sociétés traditionnelles et elles demeurent très importantes dans les sociétés contemporaines. Parce que l’homme a besoin de liens autant que de biens, mais aussi parce que le marché a besoin d’institutions et de règles qui l’encadrent. Si l’on ne veut pas qu’il débouche sur des catastrophes sociales et économiques » [11].

Plus loin, Denis Clerc revient sur l’analyse historique défendue par Fernand Braudel, pour en souligner l’importance stratégique : « Soutenir la distinction entre économie de marché et capitalisme revient à dire qu’il est possible de renoncer au capitalisme tout en conservant l’économie de marché » [12]. C’est le point de vue que nous avons adopté ici pour tenter d’ouvrir une voie démocratique à l’économie distributive. Dans cette option, D. Clerc précise : « la finance, qui est à l’origine du pouvoir capitaliste, peut être dissociée de la production, qui s’appuie sur l’économie de marché. On peut conserver la dynamique de cette dernière tout en renonçant aux mouvements spéculatifs et aux inégalités dont le capitalisme est porteur ». Peut-être, si la stratégie qui admet le maintien de marchés réglementés s’accompagne de cette lutte sans concession contre le capitalisme, en tant qu’organisation de classe, que nous avons posée en préalable, mais que D. Clerc n’évoque pas explicitement.

Enfin, dans le même dossier, Jean-Marie Harribey, ancien coprésident d’ATTAC France, reconnaît dans le libéralisme économique cette stratégie de classe : « Subsistera toujours, à l’intérieur des sociétés dominées par le capitalisme, cette tension entre deux tendances : le renforcement des prérogatives du marché, expression pudique pour désigner les phénomènes de moins-disant collectif de la part des classes sociales en position dominante, et, en sens inverse, l’encadrement nécessaire pour que les formes de domination restent tolérables. Cette tension n’est que l’expression des rapports de force dans la société, qui ne sont jamais fixés une fois pour toutes. La dynamique des sociétés en dépend » [13]. Toutefois, dans la conclusion, la nécessaire dynamique qui laisse tout espérer ne risque-t-elle pas de se réduire à une simple oscillation entre l’ultralibéralisme et la social-démocratie, pourvu que le capitalisme reste vivable : « Finalement, traduire l’économie capitaliste mondialisée comme une économie de marché est une erreur et, pire, une mystification. Quant à la société de marché, elle est impossible, mais elle est toujours un risque. Travailler constamment à réduire ce risque, c’est œuvrer afin d’éviter l’émiettement, le délitement et la dissolution des sociétés. C’est agir pour qu’elles soient vivables » ?

Notre ambition est d’inscrire l’économie distributive dans la lutte pour une société qui ne serait pas seulement vivable a minima.

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[1] Parole au peuple !, J.-E. Ducoin, 6/9/2010, p.2.

[2] D. Vidal, Besoin d’utopie, Manière de voir, Le temps des utopies, août - septembre 2010, p.4.

[3] Eduardo Galeano, Las palabras andantes, siglo XXI, Madrid, 1993.

[4] La grande histoire du capitalisme, Sciences Humaines, hors-série spécial n°11, mai-juin 2010.

[5] Dans référence 4, Xavier de la Vega, Qu’est-ce que le capitalisme ? pp. 8-11.

[6] Dans référence 4, entretien avec R.Boyer, La crise actuelle, une conséquence de la déréglementation financière, pp.60-61.

[7] Voir, par exemple, dans référence **, Les principaux penseurs de l’économie de marché, p.6.

[8] Marie-Louise Duboin, Les affranchis de l’an 2000, éd. Syros, Paris, 1984.

[9] Marie-Louise Duboin, Mais où va l’argent ? éd. du Sextant, Paris, 2007

[10] Les jours heureux – Programme du CNR, Mesures à appliquer dès la libération du territoire, p.21, Cahiers libres, éd. La Découverte, Paris, 2010.

[*] AMAP = Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne. Elles sont destinées à favoriser l’agriculture paysanne et biologique qui peine à subsister face à l’agro-industrie.

[**] Un numéro hors-série (le n°77) sur L’économie de marché a été publié en 2008 par le mensuel Alternatives Economiques, dans lequel on peut suivre à la fois l’émergence, l’histoire, les mécanismes, les forces, les faiblesses, les contradictions du modèle économique dominant.

Et il rappelle que d’autres modèles existent.

La vie de ce magazine s’insère dans l’économie de marché, pourtant son capital est partagé entre une scop (société coopérative de production), une association et une société civile de lecteurs.

[11] Dans référence **, Denis Clerc, Y a-t-il des relations non marchandes ?, pp.26-27.

[12] Dans référence **, D. Clerc, Capitalisme et économie de marché, pp.30-31.

[13] Dans référence **, J.-M.Harribey, Le marché partout ?, pp.58-60.

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