Recherche
Plan du site
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1109 - mai 2010

 

Le site est passé à sa troisième version.

N'hésitez-pas à nous transmettre vos commentaires !
Merci de mettre à jour vos liens.

Si vous n'êtes pas transferé automatiquement dans 7 secondes, svp cliquez ici

 

 

< N° Précédent | | N° Suivant >

N° 1109 - mai 2010

L’aliénation pratiquée comme un “jeu”   (Afficher article seul)

Michel Muller dénonce la manipulation des téléspectateurs de France 2, le 17 mars dernier, par l’émission “le jeu de la mort”.

Le capitalisme, une étape à dépasser   (Afficher article seul)

François Chatel rappelle les croyances religieuses selon lesquelles le travail est une tâche assignée par Dieu et le gain la mesure du mérite, qui sont à la source du capitalisme ; une étape de l’histoire humaine qu’il faut maintenant dépasser.

Le capitalisme est-il réformable ?   (Afficher article seul)

Jean Gadrey donne à ceux qui croient possible de le réformer, neuf raisons qui montrent que leur rêve est irréaliste.

L’agriculture française entre reflet, symbole et réalité.   (Afficher article seul)

Pour Guy Evrard, le film documentaire Le temps des grâces éclaire admirablement l’agriculture française d’aujourd’hui, mais il invite aussi les citoyens à s’exprimer sur la société dans laquelle ils veulent vivre demain.

Le jeu des “pourquoi ?”   (Afficher article seul)

Roland Poquet suggère avec humour de poser quelques questions pertinentes aux députés.

Par la force !   (Afficher article seul)

Christian Aubin a observé, au Mexique, comment les services publics sont privatisés par la force.

Re-légitimer les services publics   (Afficher article seul)

Pièges de l’égalité hommes-femmes   (Afficher article seul)

^


L’aliénation pratiquée comme un “jeu”

par M. MULLER
31 mai 2010

Que restera-t-il du “jeu de la mort”, ce pseudo-documentaire fondamentalement pervers diffusé le 17 mars dernier par France 2 ?

Rappelons-nous : les réalisateurs avaient sélectionné quelques dizaines de personnes souhaitant participer à un jeu télévisé. Une partie d’entre eux, “le public”, a été invitée à jouer la claque (sur indication d’un prompteur) et une dizaine d’autres étaient placés devant des manettes (genre sucre d’orge) avec laquelle ils devaient envoyer une décharge électrique au “candidat” pour le sanctionner chaque fois que sa réponse était “fausse”. L’animateur du jeu était une charmante jeune femme rompue aux techniques d’autorité... Le “candidat” était enfermé dans une cabine et les “volontaires questionneurs” n’entendaient que ses cris de plus en plus désespérés au fur et à mesure qu’il recevait des décharges de plus en plus insupportables.

Les téléspectateurs avaient été avertis que les décharges électriques étaient fictives et que le torturé était un acteur “faisant semblant”... ce que les participants du jeu ne savaient pas. En d’autres termes, on les avait convaincus de devenir des tortionnaires sous le regard de millions de téléspectateurs. De même pour le “public” présent sur le plateau, appelé par l’animatrice à encourager les hésitants à pousser leur manette, malgré les cris du “torturé”, lorsque le jeu l’exigeait.

On voulait, paraît-il, à force d’analyse du bout du comptoir du café du commerce, nous “démontrer” que n’importe qui d’entre nous peut être amené, en “obéissant aux ordres”, à commettre des actes contraires à ses convictions et donc, à sa volonté. En d’autres termes, le conditionnement serait en quelque sorte une mécanique imparable et néfaste.

La seule démonstration a été, en réalité, celle de la souffrance morale infligée sans honte aucune aux ”questionneurs”, véritables cobayes humains chez qui cette “expérience” laissera une blessure définitive : ils se souviendront toujours avoir participé à des actes inhumains (même si, après coup, on en les a “rassurés” en leur expliquant la tromperie) sans se dresser contre l’injonction, sans avoir osé dire non. Mais comment pouvaient-ils résister, une fois qu’ils étaient pris dans l’engrenage du “jeu” depuis leur arrivée au studio de télévision jusqu’à la scène télévisée ? Comment pouvaient-ils “casser la baraque”, rompre le consensus contre les injonctions de l’animatrice représentant en fait l’autorité de la multitude, les millions de téléspectateurs ?

C’est là qu’en fait se situe la scandaleuse escroquerie. L’être humain est un être social, et en tant que tel il ne peut vivre ni s’épanouir que par le lien avec les autres, la collectivité humaine. Le conditionnement, c’est l’apprentissage de la vie commune, elle est conditionnée par une séries de règles, soit morales (le « tu ne tueras point », fondateur de l’humanité), soit objectives comme la nécessité d’une langue commune ou de la connaissance de la langue de l’autre avec qui l’on est en lien social. Le processus de conditionnement est, comme la langue selon Esope, le pire et le meilleur, tout à la fois. C’est un moyen, et c’est l’usage qu’on en fait qui détermine sa qualification morale. Et, là encore, c’est le consensus plus ou moins général qui lui donne son pouvoir.

L’un des conditionnements les plus banals est (malheureusement) celui de la personne que l’on forme à tuer pour en faire un soldat, avec la sanction de la loi et l’approbation générale : une véritable inversion des valeurs communément reconnues. Et c’est là où la frontière entre le conditionnement accepté et l’abandon de la capacité de décider de la valeur de tel ou tel acte (c’est-à-dire l’aliénation) est pratiquement impalpable. Des millions de jeunes Français ont ainsi participé à la guerre d’Algérie. Combien de soldats ont participé ou assisté à des tortures, en particulier à l’électricité, pour la plupart contre leurs valeurs profondes ? Dans ce sens, on peut dire que, sciemment, les organisateurs du “jeu de la mort” ont “aliéné le libre-arbitre” des “volontaires” sélectionnés pour l’émission. Les “questionneurs” et le “public” sur le plateau de télévision étaient avant tout volontaires pour un “jeu”. Un mot-clé, puisqu’il s’agit là de “faire semblant” ou de “ faire comme si” (comme on dit entre enfants), selon des “règles du jeu”, un conditionnement volontairement accepté. Alors qu’en fait les organisateurs ont trompé, piégé, les participants au jeu. On a très bien vu les “hésitations” à activer “ la manette” des tortures, puisqu’il était a priori “logiquement” impossible que le meneur de jeu exige des actes moralement “vraiment” répréhensibles, alors que, dans le même temps, on prenait violemment conscience que c’était vraiment “pour de vrai” qu’on faisait souffrir.

Autre escroquerie : la télévision serait LE monstre moderne, une sorte de machine à décerveler, tombée de nulle part et animée d’une vie propre que personne, en fin de compte, ne contrôle ? Ne faudrait-il pas revenir à la réalité : le “monstre” le devient entre les mains de ceux qui, précisément, veulent l’utiliser pour aliéner à leurs fins ceux qui le regardent. A-t-on oublié la radio ? L’émetteur Radio Mille Colline au Rwanda n’a-t-elle pas aussi largement contribué au massacre d’un million de personnes en 1994 ? Et plus loin dans le temps les aboiements radiodiffusés de Hitler ?

Plutôt que de cultiver, à des fins misérablement mercantiles, l’acceptation de l’aliénation et la banalisation de l’horreur, ne faudrait-il pas, enfin, réfléchir et agir à la réhumanisation de cet outil de communication et de culture livré à la libre disposition des puissances d’argent au nom du respect la “libre concurrence” ?

^


Le capitalisme, une étape à dépasser

par F. CHÂTEL
31 mai 2010

Les élections qui se succèdent permettent de redistribuer quelques cartes entre les partis qui définissent l’éventail politique. Mais à quels changements peut-on réellement s’attendre ? Peut-on espérer ne plus connaître la précarité, l’exclusion, le stress dans le travail, la compétition, l’incitation à l’individualisme, les inégalités sociales, la prolifération de la violence et des stratégies de sécurité, la mal-bouffe, les pollutions, le saccage de l’environnement et son enlaidissement constant, la pression du consumérisme… ? Certainement pas, car le système économique en vigueur, le capitalisme, se fiche des élections. Il est le dieu qui règne sur son Olympe et conditionne suivant son humeur le quotidien d’une grande part de l’humanité. Mais ce souverain implacable et immoral, qui règne de façon dictatoriale, ne s’est imposé que depuis environ trois siècles. Alors sa légitimité et ses compétences peuvent-elles être mises en cause ? En effet, quand on s’interroge sur son identité, ses origines et les conditions qui ont favorisé son expansion, on constate que ce système économique n’a plus sa place aujourd’hui et parait même dangereux pour l’avenir de l’humanité.

Pour les néo-libéraux, le capitalisme, issu de l’histoire économique, serait né de la confrontation entre le besoin d’ordre et la nature bestiale de l’être humain. Il est vrai qu’abondent, de Thucydide à Saint Augustin, de Descartes à Hobbes et de Freud à Nietzsche, les témoignages montrant les difficultés de canaliser la cupidité et l’agressivité humaines.

S’organisant pour faire front aux invasions, les civilisations méditerranéennes ont suivi un chemin périlleux, parsemé de réussites et de revers, qui les fit passer de l’ordre familial à celui de la cité : le rôle de chacun, initialement défini au sein de la famille, évolua vers celui de participant à la vie de la cité, de citoyen, pour lequel la liberté individuelle s’est peu à peu restreinte [1]. Cette inversion de la notion de vie sociale fut difficile. La nécessité de trouver l’ordre, soit par une démocratie, soit par une monarchie, créa des conflits incessants qui amenèrent philosophes et penseurs à considérer la nature humaine comme étant initialement, biologiquement, corrompue.

L’ordre néo-libéral se serait imposé, dit-on, parce qu’il convient à la nature de l’Homme dont l’animalité est considérée depuis des siècles, en Occident, comme influençant nos comportements agressifs. Nous serions assoiffés de pouvoir sur nos semblables et sur le reste du monde : « Homo homini lupus ». Cette expression des pulsions humaines les plus noires, que Freud utilise après Hobbes, remonterait à un aphorisme de Plaute du deuxième siècle avant notre ère : « Chez les grecs, la séparation entre nature et politique n’existait pas avant les philosophes du cinquième siècle comme Hésiode ou des poètes tragiques comme Euripide et Sophocle influencés par les sophistes qui opposent nature humaine et cité » [2]. La notion augustinienne du péché originel, selon Elaine Pagels [3], « constituait une interprétation de la nature humaine qui devint, pour le meilleur et pour le pire, l’héritage commun de toutes les générations de chrétiens en Occident, et influença profondément la psychologie et la pensée politique ». Le trait le plus marquant de la pensée politique fut un consensus presque unanime sur le fait que la fonction du gouvernement en général, et de la monarchie en particulier, serait de réprimer la bestialité humaine. Il paraissait nécessaire de canaliser, par la force et la loi, la tendance, considérée comme innée chez l’homme, à ne chercher que son propre intérêt aux dépens de celui des autres. Sa cupidité et son besoin de domination s’exprimeraient dans la compétition, liée à l’échange, suivant la théorie d’Adam Smith. « “La monarchie” de Dante défend l’idée d’une monarchie universelle pour neutraliser la cupidité humaine : les hommes se disperseraient comme des chevaux s’ils n’étaient pas maintenus “par la bride et le mors” » [2].

Après la chute de l’empire romain, l’Église offrit aux hommes un substitut d’organisation et de protection. L’évolution vers le christianisme représente une étape dans la nécessité d’instaurer une organisation de la cité sous le gouvernement solide d’un souverain nommé par Dieu lui-même. Ainsi, pendant plusieurs siècles, quand s’organisent cités, nations ou royaumes, l’idée maîtresse est qu’il faut dompter la “nature humaine”, cette partie maligne de nos racines qui serait soumise aux instincts, donc à la bassesse et au mal. L’ordre de la religion se met en place et définit à chacun son rôle. La notion de métier est alors dictée par les règles divines : pour Max Weber « Une chose cependant était absolument nouvelle : l’idée que l’accomplissement du devoir au sein des métiers temporels était la forme la plus haute que puisse revêtir l’activité morale de l’homme… Pour Luther, le mode de vie monastique n’est pas seulement totalement inapte, à l’évidence, à justifier l’homme devant Dieu ; il est aussi le produit égoïste du manque d’amour et du désir de se soustraire aux devoirs terrestres. Il défend de plus en plus l’idée que l’accomplissement des devoirs intramondains est dans tous les cas le seul moyen de plaire à Dieu et que tout métier autorisé est par conséquent d’égale valeur devant Dieu… Le métier concret de chaque individu était un commandement que Dieu lui avait spécialement adressé, lui ordonnant de remplir la “fonction” concrète que la Providence divine lui avait assignée » [4]. La Réforme, selon Luther et surtout Calvin, va durcir l’ordre divin en y adjoignant la reconnaissance par la foi et la grâce. Se consacrer à sa tâche, à son métier devient un moyen de s’attirer la clémence divine et de reconnaître sa “bonne étoile” par la réussite ou la fortune. Les notions d’élu de Dieu et d’exclu conditionnent les règles de la société sous l’influence de la religion protestante : « Pour Calvin, une partie des hommes connaîtra la félicité éternelle, une autre restera damnée. Chaque croyant était nécessairement amené à se poser une unique question qui reléguait toute autre préoccupation au second plan : suis-je élu ? Et comment puis-je m’assurer de cette élection ?… L’entrée en communion de Dieu et de ses élus et la prise de conscience de cette communion ne pouvaient intervenir que lorsque Dieu agissait en eux et qu’ils en prenaient conscience lorsque leur activité était mue par la foi née de la grâce de Dieu et que la légitimité de cette foi était à son tour confirmée comme œuvre de Dieu par la qualité de cette activité » [4]. D’après Max Weber, le calvinisme marque le point de départ du capitalisme, quand le travail représente le moyen de s’adjuger les grâces de Dieu en apportant richesse et croissance économique. La richesse, réalisée pour la gloire divine, grâce à l’exploitation des ressources planétaires, permet d’obtenir la garantie de faire partie des élus. « La vie particulière du saint, qui répondait à une exigence religieuse et se distinguait de la vie « naturelle », ne se jouait plus -c’est là le point décisif- hors du monde dans des communautés monastiques, mais au sein du monde et de ses ordres. Cette rationalisation de la conduite au sein du monde, orientée vers l’au-delà, était le produit de la conception du métier du protestantisme ascétique. Seule l’action, et non l’oisiveté et la jouissance, permettait d’augmenter la gloire de Dieu, selon la volonté qu’il avait révélée sans équivoque possible. Dilapider son temps était donc le premier et le plus grave des péchés. Baxter [5] ne disait pas encore comme Franklin [6], que « le temps, c’est de l’argent », mais ce principe s’appliquait déjà en un sens spirituel : le temps était infiniment précieux parce que toute heure de travail perdue était une heure de moins au service de la gloire de Dieu ». Lorsque le Dieu, que le puritain voit à l’œuvre dans toutes les circonstances de la vie, indique à l’un des siens une chance de profit, il le fait dans une intention précise. Par suite, le chrétien qui a la foi doit suivre cet appel et saisir la chance qui s’offre à lui : « Si Dieu vous indique une voie par laquelle vous pouvez gagner davantage que par d’autres voies, en toute légalité, sans dommage pour votre âme ou pour autrui, et que vous vous y refusez et suivez la voie qui rapporte le moins, vous allez à l’encontre de l’une des finalités de votre vocation, vous vous refusez à être l’intendant de Dieu et à accepter ses dons afin de pouvoir en faire usage s’il venait à l’exiger. Vous avez le droit de travailler pour être riche - non, certes, à des fins de luxure et de péché, mais pour Dieu […] La richesse n’est condamnable que lorsqu’elle incite à la paresse, à l’indolence et à la jouissance coupable de la vie […] Quand elle s’identifie à l’exercice du devoir professionnel, la quête du profit n’est pas seulement moralement licite : elle est un véritable commandement […] Pour comprendre l’habitus intérieur du puritain qui pensait appartenir au peuple élu de Dieu, cette croyance connut une renaissance grandiose dans le puritanisme […] L’idée que l’homme a des devoirs vis-à-vis de la fortune qui lui est confiée, qu’il doit lui être soumis comme un intendant dévoué, voire une “machine à profit”, pèse sur la vie comme une chape glacée. Plus la fortune augmente, plus l’homme est pénétré - si la mentalité ascétique résiste à cette épreuve - du sentiment de sa responsabilité, qui lui impose de conserver intact son bien pour la gloire de Dieu, et de le multiplier en travaillant sans relâche. La genèse de ce style de vie remonte par certains aspects, comme tant d’éléments de l’esprit capitaliste moderne, au Moyen-Âge, mais ce n’est que dans l’éthique du protestantisme ascétique qu’il a trouvé un fondement éthique conséquent. Son importance pour le développement du capitalisme est évidente... Mais surtout, et c’était là un fait plus important encore, la valorisation religieuse du travail du métier temporel exercé sans relâche et de façon permanente et systématique, fut nécessairement le ferment le plus puissant de l’expansion de la conception de la vie que nous avons désignée ici comme l’esprit du capitalisme ». [4]

L’ascétisme séculier des protestants, dit Weber, a eu pour effet psychologique, spirituel, de débarrasser le désir d’acquérir de toute inhibition de la morale traditionnelle : « à partir du moment où l’ascèse quitta la cellule monastique pour être transposée dans la vie professionnelle… elle contribua à sa manière à construire le puissant cosmos de l’ordre économique moderne, tributaire des conditions techniques et économiques de la production mécanique et machinisée, dont les contraintes écrasantes déterminent aujourd’hui le style de vie de tous les individus nés dans ses rouages - et pas seulement de ceux qui exercent directement une activité économique - et le détermineront peut-être jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé » [4].

La partie du monde sous influence catholique demeura longtemps en retrait de cette volonté d’hégémonie de la finance, car la richesse par l’argent y avait une connotation malsaine et douteuse. « Les puritains se sont livrés à une activité professionnelle intense dont le succès leur est apparu comme étant le signe de la grâce de Dieu. À partir de là, la connivence entre la pensée religieuse et l’esprit capitaliste n’a pas manqué, chez certains ressortissants du puritanisme, de s’accroître de plusieurs degrés supplémentaires, conduisant la pensée sur le terrain glissant d’une “théologie de la rétribution”. Au sein du puritanisme américain, en particulier, s’exprime parfois un rapport à l’argent assez ambigu, lorsque le profit, ou la richesse, est regardé comme le signe, pour ne pas dire le sacrement, de la bénédiction divine […] Calvin constate que si la Bible condamne l’usure là où devrait se manifester la charité, elle ne parle pas, en revanche, d’une autre pratique, qu’il appelle le “prêt de production”, c’est-à-dire le type de prêt qu’exige l’élargissement d’un marché, et qui n’entre pas dans le cadre du devoir de charité. Le prêt de production est le capital nécessaire à la mise en œuvre d’une nouvelle entreprise rémunératrice. C’est sur la base de cette distinction que la condamnation traditionnelle de l’usure fut maintenue par Calvin en ce qui concerne le prêt de secours ou d’assistance, et cette même interdiction levée en ce qui concerne le prêt de production […] En levant l’interdiction qui pesait sur la pratique du prêt à intérêt, Calvin a certainement apporté au développement du capitalisme une forme d’accélération extrêmement importante, dont lui-même n’a certainement pas imaginé l’ampleur. Ceci dit, ce qu’on appelle aujourd’hui le capitalisme sauvage (utilitariste, individualiste, sans souci d’éthique sociale, subordonné à la loi du profit personnel) est une “éthique économique” que Calvin lui-même aurait condamnée avec la plus grande fermeté, et qui ne peut, en aucun cas, se réclamer de sa paternité. » [4]

Le néo-libéralisme s’est greffé sur ces concepts du puritanisme calviniste. Il a accentué cette idéologie en s’accaparant, dans un premier temps, le concept de mérite par la rétribution, de glorification par la réussite financière, puis en interprétant les théories darwinistes en faveur de la lutte naturelle pour le bénéfice de l’espèce et en s’appropriant une victoire décisive sur le communisme. Donc sur tous les autres modèles économiques.

Quand l’emprise religieuse s’est relâchée, la science a pris le relais. L’assurance de posséder le dogme idéal, applicable à toute l’espèce humaine, a conduit ceux qui s’estiment les privilégiés génétiquement favorisés à tenter d’étendre leur suprématie au monde entier, en un intégrisme implacable. Si Dieu, comme on l’a vu, a d’abord servi de caution à l’enrichissement, c’est par la science, nouvelle ambassadrice de la puissance humaine, que les “élus” cherchent maintenant à justifier et légitimer leur suprématie. C’est par des voies telles que la sociobiologie ou la génétique que les possédants tentent de mettre en place un ordre économique mondial hiérarchisant, une fois pour toutes, la répartition des richesses.

L’importance du puritanisme religieux a donc joué un rôle prépondérant dans la mise en place de cet esprit capitaliste. Son orientation repose sur l’interprétation particulière de la notion de “nature humaine” par de nombreux penseurs, qui s’appuient sur un déterminisme biologique et négligent une adaptation culturelle. Considérée comme agressive et dominatrice, cette “nature” serait un obstacle à toute vie sociale en dehors d’une autorité suprême, dieu, un souverain ou un gouvernement.

Alors que l’homme ne peut pas vivre seul, que l’enfant ne peut pas acquérir les particularités humaines sans la présence des autres, et que, comme le montre Marshall Sahlins, la nature humaine est, de part sa faculté d’adaptation, principalement culturelle. Si l’homme est foncièrement belliqueux et cupide que dire de la générosité et de la solidarité qu’il est capable de manifester ?

---------

[1] d’après Hannah Arendt Condition de l’homme moderne.

[2] Marshall Sahlins dans La nature humaine, une illusion occidentale éd. de l’Eclat Terra Incognita.

[3] Elaine Pagels, docteur de Harvard est Harrington Spear Paine Professor of Religion au sein du département religion de l’Université Princeton.

[4] Max Weber L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

[5] Richard Baxter, (1615-1691), théologien anglais.

[6] Benjamin Franklin (1706-1790), est l’une des plus illustres figures de l’histoire américaine. Co-rédacteur et signataire de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique en 1776, il est l’un des “pères fondateurs” des États-Unis, dont ilfut le premier ambassadeur en France.

^


Cette croyance en un ordre préétabli et cette apologie du mérite qui se mesurerait par le gain expliquent sans doute le mal que nous avons à faire entendre la nécessité d’une économie distributive, qui se résume à gérer l’économie de façon démocratique. Persuadés qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme, beaucoup de gens préfèrent rêver qu’on pourrait le réformer pour permettre de résorber la pauvreté et de protéger durablement l’environnement. Pourtant, Jean Gadrey, Professeur d’Économie, donne neuf raisons de constater que ce n’est pas possible, en répondant (sur http://www.alternativeseconomiques.fr/blogs/gadrey/) à la bonne question :

Le capitalisme est-il réformable ?

par J. GADREY
31 mai 2010

Je n’ai pas de réponse ferme et définitive à cette redoutable question. Il me semble quand même que la crise actuelle, ainsi que la montée des périls écologiques (composante de cette crise), renforcent les doutes sur la possibilité de concilier capitalisme et société solidaire et soutenable, ou développement humain durable.

Voici neuf caractéristiques structurelles du capitalisme qui font douter de sa capacité à nous sortir de la zone des tempêtes à répétition. Sans doute chacune d’entre elles n’est-elle pas décisive. Mais leur ensemble l’est peut-être plus.

• 1. Le capitalisme s’est historiquement développé sur la base (entre autres) de la destruction et de la privatisation de biens naturels communs (= en propriété commune : terres, forêts…), aussi bien au centre que dans la périphérie colonisée ou dominée. Ces expropriations/privatisations ont d’ailleurs beaucoup contribué à la “mise au travail salarié”. Et cela continue allègrement aujourd’hui. Or on ne voit pas comment on pourra sortir de la crise écologique sans reprendre le contrôle collectif, ou “communal”, ou coopératif de ces biens communs privatisés : la terre, les sources d’énergie, l’eau, les forêts, etc. Il faut y ajouter aujourd’hui le climat et la maîtrise de son changement. Pour l’instant, les acteurs dominants du capitalisme résistent puissamment à toute maîtrise collective des risques écologiques majeurs où ils nous ont entraînés.

• 2. Les dirigeants politiques libéraux ont offert sur un plateau au capital financier le pouvoir de contrôler la monnaie et le crédit, qui sont ou devraient être eux aussi des biens communs, et de créer tous les outils d’une spéculation permanente sur tout. On ne s’en sortira pas sans remettre les pouvoirs financiers à des pôles publics ou coopératifs débarrassés de la pression des actionnaires. Mais enlever au capitalisme les possibilités de la spéculation monétaire et financière, les paradis fiscaux reconnus ou de fait (comme la City), c’est le priver d’une de ses sources majeures de profit et de domination. Aux États-Unis, la part des banques dans les profits des entreprises est passée de 10 % en 1980 à 40 % en 2007 !

• 3. Le capitalisme ne cesse par ailleurs de s’en prendre aux biens communs sociaux que sont le droit du travail, la protection sociale et d’autres droits humains, les services publics, etc. et il est souvent parvenu à les faire régresser depuis les années 1980. S’agissant du travail, toute perspective de société soutenable passe par la promotion du travail décent partout. Or le travail indécent est probablement la principale source de profit des multinationales (dumping social). Mais il est devenu aussi, dans les pays dits développés, sous la forme du travail précaire et des petits boulots, sous la forme de la pression à la baisse de la part de la valeur ajoutée revenant aux salaires, sous la forme de l’intensification du travail, un mode d’emploi hautement profitable que les entreprises revendiquent comme une nécessité pour leur “compétitivité”.

• 4. Le capitalisme global s’est développé sur le terreau d’inégalités sociales mondiales (prenant la forme du colonialisme puis du néocolonialisme : voir le film La fin de la pauvreté) qu’il a eu tendance à renforcer depuis trente ans et dont il tire une large part de ses profits. Or on ne résoudra pas la crise écologique sans les réduire fortement.

• 5. Le capitalisme a besoin de susciter sans cesse des désirs de possession de marchandises en faisant passer le futile pour l’utile, et les pulsions pour des besoins, en poussant au renouvellement rapide des achats. C’est pour cela qu’il dépense 500 milliards de dollars par an en publicité et sponsoring. Cette course mortelle devra cesser pour qu’on sorte des crises. Il faudra quitter la voie de la croissance quantitative et s’orienter vers une “prospérité sans croissance”….

• 6. Le capitalisme résiste férocement à toute idée de “planification” nationale et mondiale, en désignant par ce terme des projets collectifs à long terme décidés démocratiquement au nom de l’intérêt général des générations présentes et futures. Il y voit, à juste titre, une entrave à sa liberté d’action et d’exploitation. Or il va falloir “planifier” de plus en plus pour s’en sortir, notamment l’accès aux ressources vitales et les comportements pollueurs, mais aussi la nature des activités utiles et soutenables à promouvoir au détriment de celles qui bousillent “la planète”.

• 7. Le capitalisme consiste à faire fonctionner en priorité la concurrence et non la coopération, aussi bien entre les firmes qu’entre les nations. Or c’est l’inverse qu’il va falloir privilégier. L’échec de Copenhague est un triste exemple où la concurrence des dominants l’a emporté sur la coopération des peuples.

• 8. Le capitalisme a connu un siècle d’énergie à bas prix, de transports quasiment gratuits, de ressources du sous-sol abondantes et peu chères, de pays du Sud totalement dominés via la dette, les programmes d’ajustement structurel, les interventions directes, la corruption et les guerres. Tout cela semble devoir s’inverser et va peser sur la profitabilité.

• 9. Le capitalisme est un frein puissant à la nécessaire diffusion mondiale d’innovations de la durabilité qui ne sont pas seulement technologiques. Avec ses droits de propriété intellectuelle et ses brevets (des médicaments vitaux par exemple), il s’avère incapable d’introduire les innovations là où ce n’est ni solvable ni rentable, alors qu’il s’agit souvent des lieux où ce serait le plus nécessaire. Qui plus est, il joue certaines innovations douteuses ou à hauts risques mais profitables (OGM, nucléaire, agro carburants…) contre d’autres bien plus efficaces contre la crise écologique et sociale (agro écologie et agriculture biologique, petite et moyenne production et distribution locales en coopératives…).

Pour résumer, bien que n’étant pas un fan de la “loi de la baisse tendancielle du taux de profit”, je pose quand même cette question : où seraient la “valeur pour l’actionnaire” et les profits d’un capitalisme auquel on aurait retiré, au nom du bien commun, les territoires suivants d’expansion et de profit :
- la croissance quantitative et la stimulation artificielle des pulsions d’achat,
- le crédit à l’économie et la spéculation financière et boursière sur les monnaies, sur les ressources naturelles et alimentaires, sur le logement, etc.
- le dumping social et la domination néocoloniale ou impérialiste du Sud,
- l’existence de très hauts revenus, et de très bas,
- le dumping écologique et la très grande propriété foncière, la gestion de l’eau, de l’énergie…
- la gestion d’autres services publics et services d’intérêt général associés à des droits universels, dont la protection sociale, l’éducation, la santé, les transports collectifs, etc.
- les droits de propriété intellectuelle sur les connaissances d’intérêt général, sur le vivant,
- la mise en concurrence inéquitable des territoires et des ressources et le commerce inégal.

Personne n’a la réponse. Mais on peut au moins dire qu’un capitalisme ainsi encadré et limité n’a jamais existé. Car même pendant la période “fordiste” où il a été le plus soumis à des règles et contraintes fortes dans les pays industrialisés (accords de Bretton Woods, forte présence de l’État et des syndicats dans l’économie, impôts très progressifs, inégalités réduites, banques nationales, emplois stables au moins dans la grande industrie, les services publics et les administrations…), il a fonctionné dans le même temps sur la base de la surexploitation sauvage des ressources naturelles et humaines du Tiers monde, en polluant à tour de bras et en industrialisant l’agriculture, et surtout en faisant de la forte croissance de cette époque son principal “argument de vente” auprès de l’opinion.

Quoi qu’il en soit de mes hypothèses, il me semble que ceux de mes amis qui pensent qu’un capitalisme régulé pourrait faire l’affaire devraient tenter soit de répondre aux questions qui précèdent, soit de m’expliquer en quoi elles sont mal posées.

Quant au problème des alternatives et des transitions, chaque chose en son temps…

^


Les premiers touchés par les excès du capitalisme sont les agriculteurs. Souvent malgré eux, ils se trouvent aujourd’hui au cœur de contradictions, exacerbées par la crise, qui nous concernent tous.

Un documentaire de Dominique Marchais, Le temps des grâces, invite à redécouvrir leur monde, loin des clichés et des nostalgies.

Guy Evrard l’a vu. Il déplore que sa distribution soit demeurée confidentielle (16 spectateurs à la séance) alors que ce film est un appel à la responsabilité citoyenne : il est l’occasion de mieux réfléchir au devenir de l’agriculture française qui dépend largement du message que sauront envoyer les citoyens à la puissance publique…

L’agriculture française entre reflet, symbole et réalité.

par G. ÉVRARD
31 mai 2010

Partir à l’aventure dans des contrées préservées des convoitises humaines, ou randonner dans les paysages façonnés par l’homme au fil du temps afin de répondre à ses besoins de production alimentaire, voilà deux approches, sans doute complémentaires, pour tenter d’explorer le lien qui nous unit à la terre et plus généralement à la biosphère. Nous laissons aux philosophes le soin d’imaginer le devenir de la condition humaine si ce cordon ombilical venait à rompre. Bien peu aujourd’hui semblent décidés à affronter publiquement cette question. Sauf peut-être J-M Besnier qui n’hésite pas à écrire, dans une introduction au hors-série de Télérama consacré à Darwin en 2009 [1], en dissertant bien sûr sur le rôle du hasard que les humains rêvent aujourd’hui de transgresser, y compris dans l’agriculture : « Si vous n’aimez pas l’aventure, mieux vaut quitter le navire et retrouver l’obscurité des chapelles ». Des chapelles où l’on a d’ailleurs bien compris que le discours traditionnel « Dans toutes les cultures de la planète, l’agriculture est associée à la symbolique de la vie. Elle en est devenue le fondement essentiel, toujours associée à la fertilité » n’éclaire plus le futur et que « les mutations profondes et radicales en cours au niveau social et culturel, notamment dans l’agriculture et dans le vaste monde rural, requièrent avec urgence un approfondissement du sens du travail agricole dans ses multiples dimensions » [2].

Mais ce n’est pas la prétention du film d’entrer dans le débat philosophique.

Pourtant, les paysans, qui demeurent le principal trait d’union de la nature vivante à l’homme, s’interrogent aujourd’hui sur leur mission. Se reconnaissant parfois comme simples fournisseurs de matières premières pour les industries agroalimentaires et agrochimiques, mais aussi de plus en plus conscients de la nécessité de restaurer des équilibres naturels qui se dégradent sous leurs yeux. Ainsi, dans le film comme dans l’actualité, les agriculteurs se découvrent-ils au cœur de la crise et en même temps impuissants à en résoudre les contradictions par leur seul travail, comme dans tant d’autres secteurs de la société. Sans doute la crise n’a-t-elle pas le même poids pour les céréaliers de la Beauce et pour les éleveurs des régions de demi montagne. Mais les uns et les autres savent qu’ils ont d’abord la charge de nourrir la population, c’est-à-dire tous ceux dont les ancêtres ont dû, un jour, depuis la révolution du néolithique, abandonner le travail de la terre pour répondre à d’autres besoins des sociétés humaines.

Dans le film de D. Marchais comme dans le livre de G. Le Puill [3] évoqué dans un précédent numéro de la GR [4], on découvre ce lien à retisser entre citadins et paysans, dont les modes de vie ne sont plus guère différents et qui doivent réfléchir ensemble à un devenir commun.

Voyage sur les terres

Le réalisateur visite différentes régions de France, s’attarde sur les paysages et pénètre dans quelques exploitations, cultures céréalières, élevages et cultures fourragères… Il s’informe sur l’organisation et les méthodes de l’agriculture d’aujourd’hui. Il écoute deux ou trois générations de paysans, retraités et actifs, certains engagés dans des responsabilités sociales. Il recueille l’avis de techniciens, des scientifiques Marc Dufumier et Matthieu Calame, d’un économiste et d’un observateur attentif à l’évolution de notre monde, l’écrivain Claude Bergounioux [5].

Le film ne se résume pas, il apporte des éléments les uns après les autres, sans liaison immédiate, mais finalement dans une grande cohérence et « il rend intelligent » [6] ! En tout cas, il fait naître chez le spectateur l’envie de comprendre, avec gourmandise. Comment en est-on arrivé là en quelques décennies ? Car la situation est grave. Jim Leape, à la tête du WWF International, qui n’est pas dans le film, ébauche ailleurs ce premier constat, banal : « La majorité d’entre nous habitent dans les villes, achètent leurs fruits au supermarché et ne sont pas conscients de leur dépendance à la nature » [7]. Autrement dit, à force d’acheter les fruits, les légumes, la viande et des produits alimentaires transformés… à côté des paquets de lessive, des vêtements, de la papeterie ou du rayon bricolage, on oublie que c’est encore dans la terre que poussent la plupart de nos denrées alimentaires brutes. Une terre qui, dans certaines régions, est biologiquement morte et n’est plus qu’un support dans lequel des intrants nourrissent et protègent les plantes “utiles” des prédateurs, détruisant du même coup toute biodiversité. Personne ne sait combien de temps il faudra pour lui redonner vie, sans doute plusieurs dizaines d’années.

Le monde agricole entre menhir et éoliennes

Trop occupés à vivre les avancées de l’industrie dans notre quotidien, à rouler sur des autoroutes ou dans des TGV qui modifient le rapport des voyageurs au paysage, nous n’avons pas imaginé que les changements perçus entre plaines et vallons traduisent un bouleversement de l’agriculture. Peut-être même avons-nous confondu l’arrivée du confort moderne dans les maisons paysannes avec les remembrements, la disparition du bocage, l’apparition de tracteurs toujours plus puissants et la multiplication d’élevages hors-sol, sans penser à l’artificialisation de la nature et à l’uniformisation de la production alimentaire. Le gage d’une plus grande sécurité sanitaire, nous disait-on… jusqu’au jour où éclate une crise aviaire ou celle de la “vache folle”, en attendant l’effet des OGM. Nous avons même certainement pensé que la diminution progressive de la paysannerie (507.000 exploitations, dont 326.000 dites professionnelles, qui employaient en permanence, fin 2007, environ 1 million de personnes, à temps complet ou partiel, principalement des emplois familiaux (source INSEE [8]), était le prix à payer, mais que tout allait bien puisque le progrès atteignait les campagnes !

D.Marchais dévoile ce qui l’a conduit à réaliser ce film [5] : « Une ferme en Auvergne, avec chapelle ancestrale et panorama impeccable. A priori, tout est à sa place. L’éleveur sort ses vaches sous l’œil satisfait des citadins en vacances. Mais sur la rampe, la première vache glisse et tombe. Fin des réjouissances : tout le troupeau est au diapason, les vaches ne tiennent pas debout. Que se passe-t-il au juste ? Réponse de l’éleveur : “Rien, tout va bien !”. C’était en août 2004 et cette scène ne se laissait pas oublier. Pour impressionnante qu’elle fut, c’est moins la chute des vaches que la dénégation de l’éleveur qui m’a marqué, par ce qu’elle révélait de douleur rentrée, de gêne. Et mon sentiment fut que cette souffrance nous concernait, que nous n’étions pas extérieurs à cette scène, que nous faisions partie du problème. Et c’est pour mieux comprendre ce qui se jouait à ce moment-là, dans cet espace-là, dans cette paradoxale intrication de beauté et de désastre, que j’ai eu le désir de parcourir tout le pays, de rencontrer tant de gens, agriculteurs, agronomes, écrivains et autres, pour faire un film qui questionnerait notre attachement à l’agriculture. »

L’industrialisation, partout vecteur de drainage de la plus-value et d’accumulation du capital

La production artisanale d’objets manufacturés a pratiquement disparu en France, au profit d’une production de masse industrielle, mettant en jeu des capitaux importants que seuls l’État (mais de moins en moins) et/ou le pouvoir financier via la Bourse et, dans une certaine mesure, le système bancaire, sont capables de mobiliser. Depuis les années 1950-1960, la commercialisation des biens de consommation emprunte la même voie de la concentration, par l’intermédiaire de quelques grands groupes de distribution qui multiplient les “grandes surfaces”, de l’hypermarché à la supérette, et maintenant virtuelles au moyen d’Internet. Le petit commerce tente de résister dans certains domaines, avec la complicité d’une fraction de la population qui reste attachée à un service de proximité et de qualité, qu’elle a encore les moyens de s’offrir, mais pour combien de temps ? L’organisation de la production agricole est évidemment appelée à suivre le même chemin, si l’économie capitaliste et la loi du marché continuent d’asservir le monde.

Chacun a bien compris le mécanisme. La production industrielle et la vente en grande surface permettent de réduire les coûts et de rendre les produits accessibles au plus grand nombre, dégageant un profit unitaire certes inférieur, mais multiplié par le grand nombre qui assure une rentabilité intéressante du capital investi.

Deux conséquences : 1• l’artisan et le petit commerçant ne pouvant plus produire et vendre à ce prix, disparaissent ; 2• la plus-value est collectée en totalité par la puissance financière qui a réalisé l’investissement, elle va grossir son capital, au lieu d’être répartie sur une multitude de producteurs et de marchands. Si on l’admet, mais nous sommes ici en dehors de l’hypothèse distributive, la libre concurrence n’a de sens qu’à armes égales, entre artisans ou entre petits commerçants ; elle n’est plus qu’une supercherie lorsqu’elle s’exerce entre un financier et le tenant d’une échoppe, entre un pays riche et un pays pauvre. Le salariat ou le chômage deviennent ainsi la règle pour l’immense majorité de la population.

Entre grands groupes de production ou de distribution, les ententes sont évidemment courantes, mais discrètes, sauf quand l’opportunité se présente d’un coup de Jarnac qui va permettre à un “gros” de grossir plus encore. Ces entreprises s’efforcent en permanence d’accroître la productivité, en investissant dans de nouveaux outils plus performants, et de peser sur le coût du travail, au gré des rapports de force sociaux. Y compris par la délocalisation des unités de production ou d’autres services, que permet le développement des transports et des télécommunications. Il s’agit de baisser encore les prix de revient et de récupérer le maximum de la plus-value. La mondialisation capitaliste, c’est le dogme de la libre concurrence étendu à l’échelle planétaire. Se présente alors le risque que le salarié, qui est aussi le consommateur, ne puisse plus acheter les produits qu’il fabrique. Risque d’autant plus grand lorsque le chômage d’une partie croissante de la population est utilisé comme moyen de pression pour précariser l’emploi et les conditions de vie de tous. C’est le point de crise, économique, sociale et certainement politique.

L’industrialisation, dans nos sociétés libérales capitalistes, est donc d’abord utilisée par les tenants de la puissance économique comme vecteur de drainage de la plus-value vers la petite minorité détentrice des moyens financiers. Sans les luttes politiques et sociales, rien, aucun secteur, ne saurait échapper à leur boulimie d’accumulation du capital.

L’industrialisation rejoint l’agriculture

L’agriculture mobilise cependant l’essence même du territoire, la terre, et son industrialisation ne pouvait intervenir à côté des agriculteurs déjà en charge de cette terre, contrairement au commerce et à l’artisanat. Il aurait fallu prendre possession de la terre. On se rappelle que, historiquement, la réforme agraire consiste à distribuer la terre à ceux qui la cultivent. En France, elle est intervenue au cours de la Révolution, mais après bien des vicissitudes, au nom du droit à la propriété privée, elle demeura inégalitaire et jeta en fait les bases du capitalisme rural. Ainsi, le décret de la Convention du 18 mars 1793 institua « la peine de mort contre quiconque proposerait une loi agraire (le partage égal) ou toute autre mesure subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles », mettant un point final aux avancées préconisées par Gracchus Babeuf [9].

Ce sont donc les paysans eux-mêmes qui furent, en apparence, sur le terrain, les principaux acteurs de l’industrialisation de l’agriculture. On peut considérer, en dépit des transformations déjà observées entre les deux guerres, que le mouvement a véritablement pris son essor au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsque l’État a enjoint les paysans d’accroître la production agricole afin de faire face à la pénurie alimentaire qui persistait. Objectif largement satisfait puisque les produits agricoles contribuent depuis longtemps aux exportations françaises.

Diverses politiques se sont succédées, d’abord nationales, puis via l’Europe, visant à moderniser les exploitations afin d’accroître leur productivité, en garantissant de crise en crise un revenu aux agriculteurs, afin que certains d’entre eux puissent continuer à investir, tout en laissant progressivement le marché poursuivre son œuvre dévastatrice, comme dans les autres secteurs de l’économie. Les crises ont toujours le même visage économique : surproduction, chute des prix, baisse des revenus, exploitations en faillite. Pour celles qui échappent à la crise en cours : nécessité d’agrandir encore, afin de produire davantage pour amortir des investissements toujours plus lourds. La fuite en avant est entretenue par le système, notamment grâce à des organisations qui mutualisent pourtant les agriculteurs, mais qui contribuent en fait à leur élimination progressive en les incitant à des investissements toujours plus insensés : crédit agricole, coopératives agricoles, laitières et semenciers. Là, intervient la jonction avec les autres acteurs de l’économie capitaliste : les industries agroalimentaires, les constructeurs de matériel agricole, les industries agrochimiques, sans oublier la grande distribution et le système financier.

L’agriculture, terre de résistance ?

Mais la crise d’aujourd’hui révèle un autre visage : celui d’une terre malmenée qui met en danger les populations. Souvent artificialisée, polluée, échappant aux agriculteurs eux-mêmes, qui ont perdu 20% de leurs revenus en 2008 et 34% en 2009, elle risque de n’être plus nourricière pour personne. À l’ouverture du dernier salon de l’agriculture, le journal l’Humanité titrait en première page « Paysans : vers un désert français ? » et évoquait dans les pages suivantes « La crainte d’une France sans paysans » [10]. Dans le film, Pierre Bergounioux nous dit : « La paysannerie est la dernière qui s’est vue confier les instruments révolutionnaires, prométhéens, de l’expansion industrielle de la fin du siècle des Lumières et du début du 19ème siècle. Il doit être amer de s’entendre notifier qu’avec tout ça on n’a fait que saccager des paysages, altérer des ressources, compromettre le patrimoine naturel de l’humanité » [5].

L’agronome Marc Dufumier explicite, dans le film et dans un récent entretien avec Télérama [11], les différentes étapes d’un processus qui a, en fait, échappé aux agriculteurs : « On accuse les agriculteurs au lieu d’incriminer le système qui les a poussés à spécialiser exagérément leur agriculture et à la standardiser. […] Entre agriculteurs et consommateurs, deux intermédiaires dominants, l’agro-industrie et la grande distribution, ont imposé des produits standards. Quand vous voulez faire épiler des canards par des robots, il faut que les canards naissent tous identiques, donc clonés. […] Partout la même vache, la prim’Holstein, produit un lait abondant qui comporte surtout beaucoup d’eau et, comme on surproduit ce lait, on le déshydrate pour qu’un jour en Afrique les gens le réhydratent avec de l’eau qui risque de ne pas être potable. Tout ça commence à devenir criminel mais s’explique parfaitement : lorsqu’on investit de grosses sommes dans l’agro-industrie ou la recherche génétique, il faut que cela rapporte autant que dans l’immobilier ou la banque. Le capital évite d’ailleurs de s’investir dans le processus de production lui-même et laisse ce risque aux agriculteurs ». La spécialisation des cultures conduit par ailleurs à des situations surréalistes : « l’azote, gaz le plus répandu dans l’atmosphère, permet la croissance des plantes. Pour le bétail, nous ne cultivons presque plus de luzerne, de trèfle, de lotier, de sainfoin, c’est-à-dire des protéines végétales riches en azote. À la place, nous importons des protéines de soja, donc de l’azote qui vient du Brésil. Et pour nos cultures, quand il s’agit d’apporter de l’azote aux céréales et aux betteraves, on le fait avec des engrais azotés de synthèse, coûteux en énergie fossile importée sous forme de gaz naturel russe et norvégien » !

Et pourtant, un reportage dans un élevage de vaches laitières en Bretagne, présenté dans le dossier réalisé par G.Le Puill [12], nous montre que nourrir les vaches avec de l’herbe et du foin en hiver, sans maïs ni soja et sans apport d’engrais azotés, est favorable à la bonne santé et à la longévité des animaux, respectueux des sols, profitable pour l’éleveur. Le film documentaire Herbe, réalisé antérieurement par Matthieu Levain et Olivier Porte [13], dans cette même exploitation et d’autres en Bretagne, aboutissait à la même conviction et soulignait cet accord retrouvé de l’homme avec son territoire. Evidemment, le système agro-industriel n’y trouve plus son compte.

Face au fourre-tout de la bonne parole sur l’avenir de l’agriculture européenne « L’agriculture européenne est placée face à plusieurs enjeux : la sécurité alimentaire de l’UE, mais aussi la protection de l’environnement, le changement climatique, la préservation du milieu rural, le niveau de vie des agriculteurs, le développement de productions énergétiques renouvelables… » [14], M.Dufumier fait valoir que « Sur un marché international, l’avantage comparatif de la France est d’avoir une agriculture qui produit à petite échelle des produits d’excellente qualité sanitaire et gustative. La vocation de la France n’est pas de faire du dumping à des paysans pauvres. Les pays du tiers monde doivent se nourrir par eux-mêmes (…) » [5]. Et face au nouveau commissaire européen à l’agriculture, Dacian Ciolos, qui n’entend pas remettre en cause l’orientation de la politique européenne vers le marché « L’intervention publique ne deviendra pas autre chose qu’un véritable filet de sécurité et nous ne ferons pas machine arrière au sujet de la suppression des instruments de contrôle de la production » [15], Matthieu Calame, agronome présent dans le film, répond :« Le marché libre et non faussé, ça n’existe pas quand les paysans en sont réduits à se dévorer entre eux pour que leurs produits accèdent aux étals des grands distributeurs… » [16].

Voir le film documentaire Le temps des grâces, revoir Herbe, écouter et lire Marc Dufumier, Matthieu Calame, Pierre Bergounioux, Gérard Le Puill, que nous ne pouvons citer plus longuement dans cet article, et sans doute encore bien d’autres, c’est se donner les moyens de comprendre qu’un formidable potentiel existe pour l’agriculture française et ses paysans, mais à condition que les citoyens prennent leur place dans le combat pour échapper au marché et à la finance.

---------

[1] Jean-Michel Besnier, Science et hasard, Télérama hors-série Charles Darwin, p.7, février 2009. Jean-Michel Besnier est philosophe, professeur à Paris IV-Sorbonne. Il a publié en 2009 : Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ? (Hachette Littératures).

[2] Eglise catholique et société, L’agriculture en France aujourd’hui, 22 septembre 2008. http://www.penseesociale.catholique.fr/L-agriculture-en-France-aujourd.html

[3] Gérard Le Puill, Planète alimentaire. L’agriculture française face au chaos mondial, Pascal Galodé éd., Saint-Malo, 2008.

[4] Guy Evrard, II. La nature marchandise jusqu’à l’absurde, La Grande Relève N°1103, novembre 2009, p.9.

[5] David Naulin, Le temps des grâces : un regard engagé sur l’agriculture française, CDurable.info, 10 février 2010.

[6] Isabelle Regnier, Le temps des grâces : l’agriculture industrialisée, le progrès sans contrôle, Le Monde.fr, 9 février 2010, mis à jour le 16 février 2010.

[7] Jim Leape, ambassadeur de la biodiversité, interview dans Terre Sauvage, n°259, avril 2010, p.62.

[8] http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp ?ref_id=T10F172

[9] Voir par exemple :
- Georges Soria, Grande histoire de la Révolution Française, index p.1683, lois agraires, Bordas éd., Paris, 1988.
- Philippe Gratton, Les Paysans, pp.67-69, dans l’Humanité en marche, Martinsart éd., 1971. (à noter une erreur sur la date du décret mentionnée dans cet ouvrage : lire 1793 et non 1792).
- Quelques lois marquantes du droit de la Révolution Française : http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/lois_penales_revolution_francaise/lois_penales_revolution_francaise_1.htm
- Paul Lafargue, La propriété, origine et évolution : thèse communiste - Yves Guyot, Réfutation, pp.163-164, Delagrave éd., Paris, 1895. BNF/Gallica.

[10] L’Humanité, n°20315, 26 février 2010, pp.1-4.

[11] Vincent Rémy, Le malaise paysan, entretien avec l’agronome Marc Dufumier, Télérama, N°3144, 14 avril 2010, pp.16-22. M.Dufumier est Professeur-chercheur à l’AgroParisTech et acteur engagé du Grenelle de l’environnement.

[12] Gérard Le Puill, dossier Nourrir la planète sans la détruire… c’est possible ! L’Humanité Dimanche, n°200, semaine du 25 février au 3 mars 2010

[13] Herbe, film documentaire de Matthieu Levain et Olivier Porte, DVD Blaq Out 2009

[14] Quelle agriculture européenne au 21ème siècle ? Colloque organisé par La Maison de L’Europe à Paris, le 13 janvier 2010. Lettre d’information N°11, mars-avril 2010. Synthèse, p.1

[15] Dacian Ciolos : L’agriculture européenne n’est pas vouée au déclin, Les Echos.fr, 25 février 2010

[16] Matthieu Calame, Mieux comprendre le vivant pour produire autant, voir plus…, dans référence 12, pp.36-37. Matthieu Calame, ingénieur agronome, a été président de l’Institut technique de l’agriculture biologique. Il est actuellement en charge du dossier de l’évolution des recherches sur le vivant et la gestion des territoires pour la fondation Charles-Léopold Mayer.

^


« À condition que les citoyens prennent leur place… » conclut Guy Evrard. Et les députés ? Quel rôle jouent-ils aujourd’hui au sein d’une Assemblée Nationale qui ne semble qu’entériner les décisions d’un Président en état permanent d’ébullition ?

Roland Poquet vous suggère, non sans humour, d’essayer de vous en faire une idée en leur posant quelques questions choisies :

Le jeu des “pourquoi ?”

par R. POQUET
31 mai 2010

Les soubresauts qui agitent nos économies occidentales font naître chez nos concitoyens de nombreuses interrogations, tant les données économiques, financières et sociales sont multiples, complexes et, il faut bien le dire, embrouillées.

Par bonheur, chacun d’entre nous peut demander audience à son député qui se fera un plaisir de répondre aux questions posées : éclairer ses électeurs fait partie de ses missions. Afin de le détendre à l’issue d’une lourde journée de travail, occupée à distribuer des tracts sur les marchés ou à inaugurer la foire aux artichauts d’un hameau de sa circonscription, vous pouvez lui présenter ces questions sous forme d’un jeu : le jeu des « Pourquoi ? ». Rien de plus simple : il suffit à votre député de répondre à dix questions que vous aurez soigneusement choisies parmi toutes celles que tout un chacun se pose quotidiennement. Ce sera pour lui un jeu d’enfant auquel il se pliera avec bonhomie.

•1. Pourquoi, dans une nation aussi riche que la nôtre, y a-t-il autant de pauvres ?

•2. Pourquoi ne pas reconnaître que les avancées technologiqes et la concurrence internationale pèsent sur l’emploi au point de rendre illusoire le retour au plein emploi ?

•3. Pourquoi nos économies savent-elles produire des biens en quantité quasi illimitée mais ne savent pas les distribuer, en dépit de la qualité des services créés à cet effet ?

•4. Pourquoi s’obstiner à multiplier les sessions de formation alors que les emplois correspondants sont déjà largement pourvus ?

•5. Pourquoi ne pas admettre qu’en raison de l’extension de la précarité et du chômage le travail humain ne sert déjà plus de support à la création de tous les revenus ?

•6. Pourquoi ne parle-t-on jamais de ces innombrables revenus distribués sans contrepartie d’un travail fourni et de l’incroyable bureaucratie qui en découle ?

•7. Pourquoi ne pas évoquer également, au-delà de ce gaspillage d’heures de bureau, la dépense considérable en énergies, matières premières et travail humain provoquée par la réduction des durées d’usage de la plupart des produits industriels ?

•8. Pourquoi, dès lors que l’emploi nécessaire à la formation des revenus se réduit, ou se précarise de plus en plus, ne pas mettre en place une politique d’attribution de revenus qui ne dépendraient pas uniquement des emplois existants ?

•9. Pourquoi, dans le même ordre d’idées, ne pas faire en sorte que les retraites bénéficient de l’apport d’une partie de la richesse nationale, ce qui éviterait d’augmenter les cotisations ouvrières et patronales ?

•10. Pourquoi, en conséquence, ne pas envisager de maintenir les retraites à 60 ans -ou moins si pénibilité - afin de faire entrer davantage de jeunes dans la sphère du travail ?

Ces questions une fois posées, regardez attentivement votre député :

• Ou bien sa dure journée de labeur lui a été fatale et il s’est endormi ; en ce cas, quittez-le sur la pointe des pieds, il ne saura jamais que vous ne voterez plus pour lui.

• Ou bien votre député n’a pris aucune note ; remerciez-le poliment de l’attention toute particulière qu’il a accordée à vos questions, mais ne lui dites pas que vous ne voterez plus pour lui, il ne comprendrait pas.

• Ou bien votre député, dans un accès de franchise, vous dira que s’il tenait de tels propos à l’Assemblée Nationale personne ne l’écouterait ; demandez-lui alors quelle utilité il y aurait à voter pour lui, puisqu’à l’évidence il n’a aucun pouvoir.

Moralité : évitez de jouer avec un député, il préfère répondre à des questions “sérieuses”…

^


Christian Aubin rentre d’un voyage au Mexique. Dans ce pays aussi, les services publics sont privatisés. Mais là, pas de discours, pas de débat ni même semblant de débat :

Par la force !

par C. AUBIN
31 mai 2010

Au soir du samedi 10 octobre 2009, des milliers de soldats et policiers fédéraux envahissent subrepticement une cinquantaine d’installations de la compagnie nationale d’électricité, Luz y Fuerza del Centro (LFC) qui approvisionne plus de six millions de personnes dans le district fédéral de Mexico.

Les militaires forcent les travailleurs présents à quitter les lieux et attendent que le président mexicain Felipe Calderon émette un décret liquidant purement et simplement l’entreprise publique et son syndicat, le Syndicat mexicain des électriciens (SME).

Du jour au lendemain, 44.000 travailleurs et leurs familles, de même que 22.000 retraités se retrouvent à la rue alors que disparaît l’un des syndicats indépendants les plus forts et combatifs du pays [1].

Pour préparer cette forfaiture, le pouvoir a organisé de longue date “le sabotage avant privatisation” que constitue l’organisation délibérée de la dégradation du service public d’électricité de LFC qu’il a cessé de capitaliser depuis les grèves des années 1980 et empêché de produire de l’électricité, préférant qu’elle l’achète, à un prix très élevé, à des entreprises privées liées au gouvernement, pour ensuite la distribuer presque gratuitement aux multinationales et autres grandes entreprises.

Le président du SME, Martin Esparza, explique que l’un des grands enjeux de ce vol public est le réseau de 1.000 kilomètres de câbles à fibres optiques que la compagnie se préparait à exploiter pour offrir aux consommateurs un service combiné électricité-téléphone-câble qui menaçait les intérêts lucratifs du secteur privé dans ce domaine. Deux anciens secrétaires à l’énergie du gouvernement mexicain, Fernando Canales Clarion et Ernesto Martens, ont en effet formé une entreprise privée qui utilise déjà le réseau de fibre optique de LFC « à prix d’amis » !

L’entreprise liquidée est maintenant fusionnée avec la Commission fédérale de l’électricité, l’autre compagnie nationale qui fournit des services au reste du pays. Les syndicats soupçonnent que la nouvelle entité, ainsi consolidée et surtout débarrassée de son syndicat, sera bientôt privatisée à son tour.

photo Romain Thieriot : http://www.flickr.com/photos/m1ro_bonpiedbonoeil/


Jueves 15 de octubre de 2009. De 150 mil a mas de 300 mil personas fueron en las calles de la ciudad de México durante una marcha organizada para el Sindicato Mexicano de Electricistas (SME) contra la liquidación de Luz y Fuerza del Centro.

Traduction : Jeudi 15 octobre 2009. Entre 150.000 et 300.000 personnes ont défilé dans les rues de Mexico au cours d’une marche organisée par le syndicat mexicain des électriciens (SME) contre la liquidation de la compagnie nationale d’électricité Lumière et Énergie du Centre.

---------

[1] André Maltais : http://www.mondialisation.ca/index.php ?context=va&aid=18207

^


C’est toujours au nom des impératifs du capitalisme libéral que partout, systématiquement, les services publics sont démolis. Rétablir leur légitimité, faire reconnaître que ce sont des “biens communs sociaux”, selon le terme de Jean Gadrey, est donc l’une des tâches les plus urgentes que les citoyens conscients devraient s’assigner. C’est l’objectif du texte qui suit, inspiré de L’évaluation démocratique, outil de citoyenneté active, ouvrage collectif [1] sous la direction de Jean-Claude Boual [2] et Philippe Brachet [3] :

Re-légitimer les services publics

par J.-C. BOUAL, P. BRACHET
31 mai 2010

Pour les populations, les missions de service public sont essentielles parce que ces services touchent à la vie quotidienne : ils répondent à des droits fondamentaux en étant les outils qui permettent au quotidien d’accéder à ces droits. Sans eux, le droit n’est que formel : ainsi le droit au logement et le droit au travail, qui sont inscrits dans la Constitution, ne se concrétisent pas, tandis que le droit à l’éducation se réalise par le fait que l’école est un service public. Ce raisonnement s’applique tant au niveau local qu’au niveau national.

Le fondement d’un service public de qualité repose sur un cahier des charges prenant en compte les besoins des usagers. Or la définition des missions de service public s’effectue actuellement suivant des processus qui ne sont pas démocratiques : il faut donc que les usagers obtiennent les moyens d’en faire l’évaluation et que celle-ci soit un instrument de concertation entre tous les acteurs concernés. Ce qui suppose que l’usager/citoyen soit reconnu comme partenaire à part entière, que les personnels, à travers leurs syndicats professionnels, participent au processus de décisions et que celles-ci, résultat d’une réelle concertation, aient un caractère contraignant.

L’évaluation d’un organisme, quel qu’il soit, consiste à en apprécier l’efficacité (les résultats sont-ils conformes aux objectifs ?) et l’efficience (les résultats sont-ils en rapport avec les moyens utilisés ?). Or, actuellement, cette évaluation relève de la responsabilité des pouvoirs publics. Les services publics ont donc besoin d’être re-légitimés par une évaluation pluraliste qui les rendrait réellement démocratiques, les points de vue des usagers et des personnels s’exprimant de manière autonome à travers des associations, des syndicats, à tous les stades des processus de délibération et de décisions publiques, en commençant par la définition du cahier des charges. Pareille évaluation n’est pas une question d’experts, elle concerne d’abord les citoyens, or l’usager a une expérience directe du service rendu qui fait de lui un partenaire indispensable, même s’il dérange !

Notons au passage que cette démarche de re-légitimation par l’évaluation démocratique ne vaut pas seulement pour les services marchands, elle est nécessaire à l’ensemble de l’action publique. En effet, l’évaluation est au cœur de la réforme de l’État et de l’Administration. Or les procédures de contrôle et d’audit demeurent l’affaire des pouvoirs publics, alors qu’elles pourraient être une méthode de renouveau démocratique qui donnerait un contenu au pacte républicain, pourvu que tous les acteurs qui sont partie prenante d’une activité de service public y soient associés, par exemple dans l’élaboration “d’indicateurs de fonctionnement” des services de l’État, à commencer par ceux des différents Ministères.

Il existe un réel problème derrière lequel les pouvoirs publics abritent leur frilosité à ce sujet : c’est celui de la représentation des usagers. Il n’y a jamais eu, en France, une organisation large, puissante, et représentative des usagers, incluant une branche “services publics”. Si les rares associations d’usagers-consommateurs sont faibles, peu représentatives, c’est sans doute parce qu’il n’y a pas de véritables enjeux immédiats liés à cette représentation. Il faut donc une ferme volonté de la part des usagers-citoyens pour s’organiser, afin qu’une réelle importance soit attachée à leur représentation.

À l’heure où le capitalisme mène une offensive en règle contre la notion même de service public, on voit combien sa re-légitimation, par un approfondissement de la démocratie, est importante. Seule l’introduction de processus participatifs peut permettre aux citoyens de sortir d’une posture purement défensive et d’élaborer des propositions susceptibles d’engendrer une amélioration considérable de la qualité des services rendus à la collectivité. On verrait alors réapparaître la fierté d’œuvrer au service de la collectivité, avec le sentiment d’être en charge d’une véritable “mission” au service de tous, qui était le propre des personnels concernés, et qu’on rencontrait couramment, il n’y a pas si longtemps, chez les instituteurs, les professeurs, les postiers, etc. quand ils étaient fonctionnaires, mais qui devient de plus en plus rare, alors que cet état d’esprit entraînait une efficacité bien supérieure à celle qu’on trouve maintenant dans les services privés, dont les employés, souvent précaires, sont “au service du public” pour “faire du chiffre”, sans attendre la moindre “reconnaissance” de la part des usagers qui sont devenus des clients.

---------

[1] aux éd. l’Harmattan, en 2000.

[2] animateur de l’association Réseaux Services Publics (RSP).

[3] Maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Paris-X

^


Pièges de l’égalité hommes-femmes

31 mai 2010

Il est devenu banal de déclarer que l’approfondissement de la démocratie exige une réelle égalité des sexes, qui passe notamment par une large participation des femmes aux postes de responsabilité, dans le cadre des affaires publiques ou privées. Mais, comme cela est souvent le cas, ce genre d’annonce, reprise à satiété par les grands médias, pèche par son caractère superficiel, et il est nécessaire d’aller y voir un peu plus près.

Remarquons tout d’abord que le but affiché est très loin d’être atteint.

Mais il y a plus important : les femmes qui, actuellement, parviennent à s’imposer, doivent cette réussite (en dehors de leurs qualités professionnelles) au fait qu’elles ont réussi à imiter le comportement du mâle dominant. Par ailleurs, il est largement reconnu que les femmes sont souvent plus dures que les hommes en politique et en affaires. Comme le souligne Pierre Bourdieu dans La domination masculine [1], cela résulte du fait « qu’elles doivent payer leur élection par un effort constant pour satisfaire aux exigences supplémentaires qui leur sont à peu près toujours imposées ». Afin de demeurer crédibles, les femmes en position d’exercer un pouvoir sur les hommes sont donc condamnées à assumer en permanence la tension née de cet exercice, à fournir sans cesse de nouveaux gages à l’idéologie prédatrice qui nous gouverne. Il s’agit ici de rien de moins que du processus par lequel le dominé se soumet aux exigences du dominant, et la prétendue égalité n’est qu’une illusion. (Plus généralement, le même cheminement s’applique à l’ensemble des populations discriminées : classes sociales défavorisées, immigrés).

Dans ces conditions sommes-nous toujours aussi sûrs que l’accession des femmes à des postes de pouvoir soit un progrès pour la démocratie ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une victoire à la Pyrrhus, en réalité d’une extension de l’idéologie dominante à la fraction féminine de la population ?

La société solidaire, que nous appelons de nos vœux, privilégie l’émulation au détriment de la compétition, la solidarité au détriment de la lutte de tous contre tous, c’est-à-dire le respect vis-à-vis de l’ensemble du Vivant. Ces valeurs, qui sont au cœur de toute société réellement humaine, semblent, depuis l’aube des temps, avoir été plutôt l’apanage de nos compagnes, elles qui, chargées de donner la vie, en connaissent tout particulièrement le prix.

L’égalité véritable des sexes ne sera en vue que lorsque les femmes pourront s’épanouir dans la plénitude véritable de leur personnalité sans avoir à abdiquer leur être profond face aux stéréotypes dominants. Elles pourront ainsi, et ainsi seulement, exercer une influence déterminante vers l’instauration d’une démocratie rénovée.

---------

[1] éd. du Seuil / Liber p.100.

^

e-mail