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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1103 - novembre 2009

 

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N° 1103 - novembre 2009

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon, malgré tous les beaux discours et les promesses de reprise économique, prévient que le nombre d’emplois ne va plus cesser de diminuer.

Le prestigieux Nobel encore détourné   (Afficher article seul)

Christian Aubin se souvient que Nobel voulait que son prix de la Paix récompense une action avérée, ce qui n’était déjà pas le cas pour Kissinger …

J’ai vu semer les graines de suicide…   (Afficher article seul)

Maxime Vivas témoigne : il a vu « les bonimenteurs en costars croisés » vendre à FranceTélécom le culte mortifère du stress sous prétexte de stimuler les personnels…

Jeux d’argent et obscurantisme social   (Afficher article seul)

Bernard Vaudour-Faguet déplore qu’après deux siècles d’efforts de l’Éducation nationale pour inciter dès l’enfance à la raison et au jugement, on ne puisse même pas dénoncer l’exploitation des plus démunis par l’appât de “gagner” par les jeux.

II. La nature marchandise jusqu’à l’absurde   (Afficher article seul)

Guy Evrard évoque l’absurdité des marchés du gaz carbonique et bientôt de la biodiversité comme moyens de combattre la crise écologique.

La nature a-t-elle un prix ?   (Afficher article seul)

À propos de l’immigration   (Afficher article seul)

Pierre Walhain exprime son point de vue de simple citoyen pour un choix humain et écologique.

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
30 novembre 2009

Le discours et la réalité

L’éditorial du Monde du 7 octobre était intitulé « L’emploi à venir ». On pouvait y lire que « le travail a parfois mauvaise presse […] mais l’emploi est plus que jamais indispensable – une priorité sociale ». C’est bien évident en économie capitaliste. D’où les rengaines habituelles des hommes (et des femmes) politiques, de droite comme de gauche, sur l’impérieuse nécessité de créer des emplois. Utiles ou non, ils ne se posent pas la question ! Restant sur cette ligne, l’éditorialiste du Monde écrit (sans rire) : « Or, si après le sommet de Pittsburgh, on commence à voir quelle organisation du capitalisme il faut pour émerger de la crise, bien malin qui peut dire aujourd’hui quelle physionomie aura l’emploi demain ». En effet, le chômage augmente plus que prévu aux États-Unis et en Europe et nul ne sait quand il reviendra à ses niveaux antérieurs. Selon les experts, l’expérience montre que « la situation du marché du travail après une crise diffère durablement de celle de la situation antérieure ».Ajoutez à cela que les incertitudes sont encore plus grandes avec l’arrivée de “l’économie verte” puisque, pour être écologiquement durable, la croissance économique devrait être moins élevée qu’avant la crise. En tout cas, la crise reste pour les entreprises une très bonne opportunité pour se débarrasser d’une partie de sa main-d’œuvre, et au nom de “l’incontournable” compétitivité, on fait accepter à ceux qui restent des baisses de salaire continues. Jusqu’à quand ? Et que se passera-t-il quand on s’apercevra que l’emploi continue à décroître ?

« Pour les gouvernements, nous dit l’éditorialiste du Monde, deux priorités s’imposent. La première : investir plus que jamais dans le système éducatif. Quel que soit le monde de demain, le bagage culturel sera déterminant pour s’adapter aux évolutions à venir […]. Deuxième priorité, toute aussi urgente : la protection sociale. Changer de métier, de secteur d’activité, de statut social risque de devenir la règle. Lier la protection sociale à l’emploi risque de devenir périlleux. Il faut poursuivre la réforme ( !!!) de notre système de protection sociale en ayant une vision qui dépasse le comblement des déficits actuels ». Ce serait presque de l’économie distributive ! Malheureusement, les gouvernements, notamment le gouvernement français, malgré leurs discours, mènent une politique tout à fait différente. Obsédés par le comblement des divers déficits (qu’ils créent souvent eux-mêmes, comme dans le cas de la sécurité sociale), ils “réforment” d’une part les systèmes éducatifs, non pas en favorisant l’acquisition d’un large bagage culturel, mais au contraire en prônant la spécialisation, l’adaptation étroite aux besoins actuels des entreprises, qui changent rapidement et d’autre part les systèmes de protection sociale, non pas en renforçant les diverses allocations et prestations sociales mais en les réduisant et en les rendant plus difficiles d’accès.

On n’a encore rien vu !

Pour les lecteurs de la Grande Relève ça n’est pas un scoop : les machines sont en train de remplacer les hommes dans l’industrie et pratiquement dans l’ensemble des secteurs de l’économie. Quand elles ne les remplacent pas, elles ne leur laissent que des emplois déqualifiés. À ce sujet, l’USBIG [1] fait référence à un article récent [2] donnant des chiffres particulièrement éloquents et qu’on peut brièvement résumer ainsi : depuis le début des années 90 des millions de travailleurs ont été “expulsés” du monde du travail. Ce n’est que dans le domaine des services que l’on observe une croissance de l’emploi mais, la plupart du temps, dans des activités dépourvues de sens. Le chômage mondial a maintenant atteint son plus haut niveau depuis la crise des années 30, on estime que plus de 800 millions d’êtres humains sont au chômage ou sous employés et que leur nombre va continuer à augmenter au fil des ans. C’est ce qu’on constate dans tout le monde industrialisé. Mais même les pays en voie de développement sont confrontés à un accroissement du chômage technologique à mesure que les entreprises transnationales y implantent des usines mettant en œuvre une robotique de haute technologie, des procédés de conditionnement automatisés, laissant sur le carreau une main d’œuvre peu chère mais incapable de concurrencer l’efficacité, le contrôle de qualité, la vitesse de livraison…, obtenus par l’automatisation des usines. Toutes les études montrent que, dans le monde, moins de 5 % des entreprises ont entrepris la transition vers la robotisation de leur production, si bien que dans les prochaines décennies,un chômage massif comme on n’en a encore jamais connu semble inévitable. En effet, l’arrivée des nouvelles générations d’automates, plus rapides, plus “intelligents”, plus polyvalents va inciter inévitablement les entreprises à les utiliser pour remplacer leur main d’œuvre humaine notablement moins rentable. On estime que chaque robot remplace 4 personnes et que s’il est en fonctionnement 24 heures sur 24, son prix est remboursé en à peine un an. Des professions (enseignement, arts, médecine,…) que l’on croyait jusqu’ici à l’abri de la mécanisation, sont elles aussi menacés.

Devant la montée irrésistible du chômage, du sentiment d’inquiétude dans la population, de la poussée des mouvements d’extrême-droite qui en résultent, ce que les gouvernements ont de mieux à faire, c’est de reconnaître que les emplois disparaissent et ne reviendront pas. « Le temps est venu d’instituer un revenu universel afin que les gens utilisent ces nouvelles technologies pour créer leur propre travail ».

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[1] L’USBIG est la branche américaine de BIEN (Basic Income Earth Network= Réseau mondial pour un revenu de base)

[2] Tino Rozzo, The end of jobs adresse sur internet : http://tinorozzo.newsvine.com/_news/2009/07/18/3037321-the-end-of-jobs

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Actualité

Le prestigieux Nobel encore détourné

par C. AUBIN
30 novembre 2009

La décision d’attribuer le prix Nobel de la Paix, le 10 octobre 2009, à Barack Obama, a donné lieu à un concert de louanges parmi les dirigeants de l’alliance atlantique. Mais ce choix étonnant a également suscité incrédulité et consternation de par le monde. C’est en effet une décision manifestement politique et partisane et il est bon de rappeler qu’elle contredit la volonté d’Albert Nobel qui était de récompenser par son prix une action militante avérée en faveur de la paix. Cette fois, le comité Nobel a choisi de transformer la distinction prestigieuse en brevet de bonnes intentions pour chef d’État. Pourtant, il y a quatre ans, constatant que par le passé, certains lauréats avaient bafoué le droit international postérieurement à la réception de leur prix, le Comité Nobel avait décidé de ne plus récompenser un acte particulier mais d’honorer uniquement des personnalités ayant consacré leur vie à la paix. Comme de toute évidence ce n’est pas le cas, on est en droit de s’interroger sur le sens de ce retournement à 180 degrés dans les principes d’attribution du Nobel appliqués par son comité actuel.

Barack Obama est parvenu à la tête de la Nation la plus puissante de la terre quelques mois seulement avant sa “nobellisation”. Une mise en scène grotesque où sa fille entre et dit : “Papa, tu es prix Nobel de la paix” tente de nous faire croire qu’il en est le premier surpris ! C’est en effet ce qui devrait être le cas dans un monde honnête, tant on est loin dans la pratique des promesses électorales lénifiantes et des beaux discours d’investiture : rien n’a été concrètement réalisé de significatif allant dans le sens de la paix. Au contraire, on doit malheureusement considérer que le Président et son administration portent la lourde responsabilité de la poursuite du déploiement des actions belligérentes des États-Unis partout dans le monde, en droite ligne des axes politiques de G.W.Bush : les libertés civiques sont toujours violées au nom de la guerre contre le terrorisme, la détention abusive et les assassinats ont toujours cours, l’espionnage du citoyen sans mandat est toujours au programme, l’Irak est toujours occupé et on y meurt toujours autant, comme en Afghanistan, et maintenant au Pakistan, où l’escalade militaire américaine déstabilise dangereusement une région très sensible. La politique criminelle d’Israël à l’encontre du peuple palestinien a toujours le soutien indéfectible de Washington.

Ce n’est donc pas un champion de la Paix que le comité Nobel a distingué en la personne du Président Obama, mais bien sa tentative pour restaurer une image positive des États-Unis, fortement ternie par l’unilatéralisme agressif de l’administration Bush. Le comité Nobel apporte ainsi sa caution morale à la manière “plus raffinée” de la nouvelle administration. Elle tente de masquer ainsi les objectifs impérialistes et géostratégiques inchangés des forces dominantes du capitalisme mondial et les préparatifs du pouvoir américain pour durcir les conditions de cette domination, sachant que le développement de la crise le conduira à affronter des tensions internationales et aussi nationales, de plus en plus violentes.

À l’évidence, seuls des peuples souverains pourraient faire cesser les escalades répressives et militaires en cours. Mais les citoyens ne sont pas les bienvenus sur le terrain politique, quand les intérêts des multinationales américaines sont en jeu. Il n’est certainement pas inutile de rappeler à ce sujet qu’en 1973 le prix Nobel fut attribué à Henry Kissinger, alors Secrétaire d’État du président des États-Unis, Richard Nixon. Or, cette même année 1973 fut celle de la “si délicate” installation du tortionnaire Pinochet et de sa junte au pouvoir au Chili pour 17 longues années de dictature sanguinaire. Il ne fait plus aucun doute pour personne que les États-Unis, champion du “monde libre” d’alors, ont fortement contribué à l’organisation, la planification et le financement du coup d’État d’une extrême violence qui renversa le gouvernement progressiste et démocratiquement élu de Salvador Allende et provoqua du même coup la mort de celui-ci. D’ailleurs, malgré son prix Nobel, Henry Kissinger n’ose plus aujourd’hui, se rendre dans les pays où il risque d’être arrêté en tant que criminel de guerre présumé. Il a en effet dirigé la politique étrangère des État-Unis dans cette période où les dictatures militaires inféodées à Washington faisaient rêgner la terreur, non seulement au Chili mais également en Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay et Uruguay, avec massacres, tortures et disparitions des opposants politiques à très grande échelle. Les familles de victimes et disparus, de par le monde, réclament que Henry Kissinger soit jugé pour son implication dans ces menées criminelles de très grande envergure.

Le prix Nobel reste donc, avant tout, un outil de propagande qui légitime la guerre, les conflits et l’ordre socio-économique du capitalisme triomphant.

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Actualité

Alors qu’on vient d’apprendre le 26ème suicide à FranceTélécom, le témoignage qui suit, publié à l’adresse http://www.legrandsoir.info (bravo Internet !), est d’actualité. Et il est particulièrement éloquent parce que son auteur, Maxime Vivas, concepteur de formations en ergonomie et sécurité, après avoir été cadre à France Télécom, puis ergonome européen, est bien placé pour en parler.

J’ai vu semer les graines de suicide…

par M. VIVAS
30 novembre 2009

Les suicides à FranceTélécom ne sont pas une mode qui déferle, mais une éclosion de graines empoisonnées, semées depuis des décennies.

Dans les années 80-90, j’étais ergonome dans une grande direction de FranceTélécom, délocalisée de Paris à Blagnac, près de Toulouse. À l’époque, tous les délocalisés (souvent des couples) étaient volontaires en raison d’avantages palpables : primes de mobilité, autre qualités de vie, de transport, de logement. Cette direction nationale comptait environ 800 personnes à Blagnac et 6.000 dans ses directions régionales…

À Paris, la Direction Générale, sous l’impulsion d’un DRH éclairé et de quelques collaborateurs convaincus, avait mis en place un service national comptant une centaine d’ergonomes ou assimilés pour 150.000 agents.

À quoi sert un ergonome ?

C’est, en résumé, un analyste du travail dont la tâche est de créer des situations où les opérateurs sont placés dans de meilleures conditions de confort, de sécurité et d’efficacité. Confort, on voit là le profit pour les agents. Efficacité, on voit celui de l’entreprise. L’intérêt commun est dans la sécurité, la diminution des accidents de travail.

En ces lieux de coopération et d’antagonisme que sont les entreprises, les ergonomes développent des opérations gagnant-gagnant, en collaboration avec les directeurs d’établissement, les cadres, les agents, les syndicats… Pour arriver à leurs résultats, ils pratiquent de minutieuses observations du travail, dialoguent avec les opérateurs, avec les cadres, étudient les locaux, les documents de travail, les matériels, les notes de service, les modes opératoires, etc. Ils interviennent sur les ambiances thermique, lumineuse, sonore, l’agencement des postes de travail, le contenu du travail, son rythme et son organisation même.

Leur formation emprunte, entre autres, à la psychologie, à la sociologie, à la physiologie. Dans le jargon des directeurs de FranceTélécom (essentiellement issus de Polytechnique) adeptes des “sciences dures”, il s’agissait là de “sciences molles”, donc de … théories fumeuses.

À l’époque (je doute que cela ait beaucoup changé depuis), un diplômé d’une grande école, pouvait entrer dans le monde du travail à moins de 30 ans et gérer illico des dizaines, voire des centaines de salariés, sans avoir reçu une seule heure de formation en ces sciences méprisées. Le fait qu’elles ne soient pas enseignées à Polytechnique suffisait d’ailleurs à prouver qu’elles servaient tout juste à sodomiser les diptères.

Le tournant

Quand le DRH fondateur de l’équipe d’ergonomie fut parti (ou débarqué), FranceTélécom n’eut de cesse que de résorber cette niche de plaisantins dont l’activité faisait obstacle au management intuitif, ou dépoussiéré en surface par des bonimenteurs en costars croisés et cravates rayées, pseudo experts de cabinets de consultants dont les attache-case étaient bourrés de recettes magiques pour améliorer en un temps record la gestion des “ressources humaines”, réduire les coûts du travail, améliorer la productivité.

Le ramage de ces individus faisait ouvrir un large bec à nos décideurs qui, ignorants du fonctionnement des hommes et surtout des groupes, gobaient les théories les plus débiles et les plus coûteuses (donc excellentes, sinon elles seraient bon marché… !).

J’ai vécu l’époque où les ergonomes de FranceTélécom, en rangs de plus en plus clairsemés, essayaient, non sans risque pour leur carrière, d’alerter les dirigeants de leur entreprise sur la dangerosité des solutions qui leur étaient vendues. L’une d’elles, je ne saurais l’oublier tant elle nous faisait hurler, était que pour améliorer la productivité, il fallait « introduire une dose de stress dans l’entreprise ». Quiconque doute de la véracité de cette information devrait consulter la presse de l’époque : elle promouvait avec ravissement cette méthode de management.

C’est ainsi que la liste des futurs suicides s’est ouverte.

Les ergonomes savaient, parce qu’ils l’avaient étudié et que des expériences l’avaient scientifiquement démontré, que le stress inhibe une partie des capacités du cerveau, favorise les erreurs et les accidents. Ils savaient aussi qu’il provoque des maladies physiques et atteint la santé psychique.

En face d’eux, des docteurs Diafoirus prétendaient avoir inventé la pipette pour instiller le poison à doses millimétrées. Leur geste médical n’étant pas sûr à 100 %, des agents overdosés commencèrent à se jeter par les fenêtres.

L’actuel patron de FranceTélécom a sans doute sa part de responsabilité dans la vague de suicides, mais il n’est pas le seul. Il est celui qu’on peut attraper quand les autres, ayant dirigé une entreprise nationale naguère prospère, sont partis en laissant derrière eux une machine commerciale cotée en Bourse, endettée jusqu’au cou, avec un personnel désemparé. Il a suivi la voie mortifère où les salariés sont vus comme des citrons ou des fourmis à affoler à coups de pied pour qu’elles s’agitent. Les personnels, sans qui l’entreprise n’est rien (pardonnez cette banalité, écrite au cas où un directeur général me lirait), figuraient et figurent dans des dossiers noirs étiquetés : “sureffectifs”, “coûts à résorber”, “postes à supprimer”, “mutations d’office”, “commercial”.

Quand, il y a une quinzaine d’années, un Ingénieur en Chef, chef d’un service où je travaillais, s’est jeté du haut de l’escalier de la direction de Blagnac au sortir d’une réunion où il avait appris que son service était délocalisé à Nantes, ordre fut donné de nettoyer le sol de marbre rose où il s’était écrasé et de ne pas alerter la presse, de ne pas écrire un mot dans le journal d’entreprise.

Casser le thermomètre…

Pour en savoir plus il faut lire le livre orange stressé, édité par la Découverte (collection Cahiers libres, 252 pages, 15 euros), dont l’auteur Ivan du Roy est journaliste à Témoignage chrétien et au magazine en ligne Basta. En voici la présentation :

France Télécom est devenu un géant mondial des télécommunications. L’ancienne entreprise publique est présentée comme le modèle d’une privatisation réussie, dans un secteur qui connaît une extraordinaire mutation technologique. Mais il y a un grave revers à cette médaille, beaucoup moins médiatisé que les profits records de la firme safran : parmi ses 100.000 salariés hexagonaux, deux sur trois se déclarent stressés. Un mal-être généralisé qui a pour symptômes la banalisation du recours aux anxiolytiques, la progression des arrêts maladie de longue durée, l’augmentation des démissions et la multiplication troublante de suicides. C’est cette réalité méconnue que dévoile ce livre, fruit d’une enquête auprès de salariés, de syndicalistes, de médecins ou d’experts en santé au travail. Et qui s’appuie également sur les travaux de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, créé à l’initiative d’organisations syndicales. Ivan du Roy y montre comment le “management par le stress” a été érigé en système par les dirigeants de l’entreprise, dans le but notamment de pousser vers la sortie des milliers de salariés. Ce management “sournois” et “vicieux” – selon les mots des salariés – s’est progressivement déployé avec la privatisation, alors que les profits s’accroissaient. En ce sens, le cas de France Télécom est tristement exemplaire : c’est un laboratoire pour la gestion du personnel par la souffrance au travail, une expérimentation de ce qui peut se produire demain dans d’autres grandes entreprises et services publics, de La Poste à l’Éducation nationale.

Feu vert pour les suicides à venir.

Puis, débarquèrent les marchands de “Cercles de qualités” attrape-nigauds qui nous vinrent du Japon après avoir été validés aux States. Une autre fumisterie abêtissante devant laquelle les ergonomes tordirent le nez, mais qui s’imposa à raison de dizaines de milliers d’exemplaires dans l’entreprise. Coûteuses bulles de savon qui éclatèrent toutes à la vitesse de la lumière. Il n’en subsiste plus aucune.

Plus durable fut l’infantilisation manœuvrière par les pin’s dont l’accrochage au revers de la veste des sans-grades et des décideurs donnaient l’exemple, était preuve d’intégration dans la grande famille de FranceTélécom, donc de sa cohésion sociale. Et de la supposée capacité des bons sauvages du bas, à qui on allait voler leur statut, à se laisser éblouir par de la bimbeloterie.

Vinrent aussi les promoteurs de séminaires sans cravate, voire en short. Et en avant pour les jeux de rôles, les brainstormings, les paper-boards savamment constellés de gommettes de couleurs variées, les tableaux blancs égayés de cercles, de carrés, de flèches, de post-it, d’arbres d’Ishikawa, de diagrammes de Pareto ! Autant de méthodes dont la possible valeur intrinsèque était instrumentalisée pour avaliser l’idée erronée qu’il n’est pas besoin d’un savoir sur l’homme pour résoudre les problèmes de l’homme au travail. Le “bon sens” dont mon maître en ergonomie disait crûment qu’il est « la connerie unanimement partagée par un groupe homogène » suffisait. Les médias ne juraient-ils pas qu’en d’autres lieux, des « chirurgiens aux mains nues » opéraient de l’appendicite sans ouvrir les ventres et sans avoir fréquenté l’Académie de médecine ?

Des escrocs enjoués promettaient la lune, les décideurs naïfs regardaient le ciel, les ergonomes essayaient de mordre le doigt. Nous avons échappé de peu aux sauts à l’élastique et aux marches pieds nus sur les braises.

J’ai quitté cette maison quand le triomphe des charlatans planétaires était si patent qu’il me fallait partir ou me compromettre. D’autres ont dû rester, ils ont étouffé leur spleen dans un nœud coulant. J’extrais de mes archives un numéro spécial du journal L’Autan que le syndicat CGT des télécommunications de la Haute-Garonne avait édité pour dénoncer ces dérives en octobre 1990. On y lit que la direction sise à Blagnac venait de signer un contrat, qui lui coûta 2 millions de francs (304.898 euros), avec deux joyeux drilles, beaux parleurs, qui se faisaient fort de modifier l’état d’esprit de 6.000 agents en deux jours de stage. En fait, les malins allaient former 20 animateurs de FranceTélécom qui auraient ensuite à appliquer la méthode aux autres avec les documents fournis (ou plutôt vendus !) : cassettes vidéo, transparents, stylo spécial (sic), un livre écrit par les deux génies et un test permettant en quelques réponses de se classer soi-même dans un des 4 types de personnalités existants (4, pas un de plus). Un syndicaliste curieux découvrit que cette merveille d’introspection moderne était déjà utilisée dans l’armée étatsunienne en 1928. Pour FranceTélécom, elle avait été rajeunie par l’adjonction d’un procédé de grattage, style “Tac au tac” !

Le contrat comportait une règle idiote à laquelle il était pourtant impossible de déroger, le directeur national, ayant grade d’Ingénieur Général, y veillait personnellement : les formations devaient avoir lieu hors de la région d’affectation des personnels. Des milliers d’agents, souvent “volontaires-désignés-d’office”, parcoururent la France en tout sens, les Marseillais visitant Brest, les Bordelais fonçant à Strasbourg, les Lillois découvrant Bayonne. Le chassé-croisé entraîna la perte de dizaines de milliers d’heures de travail et des millions de francs de dépenses supplémentaires… nullement inutiles auraient dit ceux qui pensaient que la mobilité forcée doit s’apprendre assez tôt afin que chacun accepte demain une mutation tous les trois ans avec un minimum de pendaison sur les lieux de travail.

Pendant ce temps, les ergonomes reculaient, toujours moins nombreux, toujours moins écoutés, toujours moins promis à une belle carrière.

Le management camouflait sa brutalité croissante sous des gadgets clinquants, ruineux et superflus. Puis, le plus gros de l’opération de décervelage étant fait, on managea sans masque.

À la hussarde.

Il me souvient de ce jeune chef d’un service d’une cinquantaine d’agents et de cadres, bardé de diplômes, qui ne comprit pas qu’à son pot de début d’année, seules trois personnes étaient présentes : sa secrétaire et deux fayots pétochards. Il alla pleurer dans le bureau de la psychologue affectée au management qui découvrit en l’interrogeant qu’il ne lui venait jamais à l’idée de saluer son personnel le matin. Il apprit par elle que cette perte de temps était malheureusement d’usage… ailleurs.

Je tiens de source sûre cette histoire d’un jeune cadre sup, arrivant en retard, essoufflé mais radieux dans la grande salle où se tenait un conseil de direction. Il s’excusa en annonçant qu’il rentrait de la maternité où sa femme venait d’accoucher. Un ingénieur, éleveur de chevaux à ses heures perdues, lui rétorqua : « Et alors ? Quand une de mes juments met bas, je n’arrive pas en retard ». La réplique était assez vile pour que le directeur national lui lance un « Je vous en prie ! » outré. Mais personne ne lui a sauté au collet pour le sortir de la pièce. Les futurs suicides s’alimentent de ces arrogances impunies et donc répétées.

Un temps, regrettant mes anciens collègues, j’allais déjeuner avec eux au restaurant d’entreprise. Je n’entendais que lamentations, annonce de mutations non voulues, obligations de performances, tableaux d’activités à remplir, fiches d’évaluation individuelles, objectifs chiffrés, affectations de techniciens supérieurs à la vente de téléphones portables, craintes pour leurs primes, bon vouloir du N+1 pour l’avancement, détestation des décideurs.

Accablement et rêves de retraite.

Il me souvient aussi de ces cadres sup se croyant intouchables, jamais une grève, pas syndiqués, très impliqués, à qui la direction annonçait un beau jour que leur poste était supprimé, qu’ils devaient se trouver un “point de chute”. Ils vivaient alors des mois entiers d’inactivité sur le lieu de travail, niés, humiliés. Chacun d’eux s’employait fébrilement à “se vendre”, tremblant qu’on lui impose un poste à Hazebrouck ou à Triffouilly-Lez-Engelure, charmante localité qui n’offrirait pas d’emploi à son épouse ni de lycée à ses enfants. Partir ? Mourir ?

J’ai connu un cadre supérieur de 55 ans, chargé de famille, bien décidé à travailler encore 5 ans, acharné à donner satisfaction jusqu’à sacrifier des soirées et des week-ends, qui accompagna tous les changements sans lever un sourcil, qui ne broncha pas quand les premières victimes se plaignirent et que son chef convoqua un vendredi pour lui dire qu’il avait le droit de partir en préretraite et que ça serait bien qu’il le fasse. Sur l’air de : « Me suis-je bien fait comprendre ? ». Viré ! Fissa ! Car son allégeance ne suffisait pas à effacer l’essentiel : sur un listing, il était un pion sans visage, sans famille, sans âme et sans chair, une “unité” gonflant un total.

FranceTélécom aujourd’hui, c’est 20 ans d’incompétence hautaine, sûre d’elle et dominatrice, de cruauté, de morgue, d’ignorance crasse et revendiquée dans la gestion de femmes et d’hommes qui étaient fiers d’œuvrer pour le public. Pour le pays.

Au bonheur de préserver le tissu rural en s’enfonçant dans la montagne pour aller installer un téléphone à “la petite mémé de l’Ariège” qui enlève la housse protégeant l’appareil quand les enfants pensent à l’appeler de la ville, s’est substituée la tâche roublarde de fourguer des contrats incompréhensibles, des forfaits téléphoniques non souhaités à de pauvres gens dont le pouvoir d’achat est en chute libre.

Parfois, des agents de FranceTélécom se lavent de ces souillures en se jetant dans un torrent. Didier Lombard, le PDG, peut bloquer quelques-uns des engrenages meurtriers, embaucher des psychologues, dire à tous qu’il les aime. De son vivant, il ne réparera pas les dégâts.

Par effet d’hystérésis, le paquebot dont les machines sont stoppées continue sur sa lancée. Pour l’empêcher d’échouer, pour éviter le choc qui jettera des poignées de passagers par-dessus le bastingage, il faudrait faire machines arrière, toutes.

Et cela ne se fera pas, foi de Nicolas Sarkozy ! Foi de Martine Aubry ! Foi de privatiseurs ! Foi d’Union Européenne ! Foi de Traité de Lisbonne ! Foi de Concurrence libre et non faussée ! Foi de CAC 40 ! Foi de FMI !

Ah ! qu’accède aux commandes une vraie gauche décidée à tenir tête aux susnommés, une gauche ayant dans son programme le respect de chacun, la reconnaissance des services rendus à la population et un chouïa d’amour, mot qui est devenu choquant dans les ministères et les conseils d’administration !

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TIERCÉ GAGNANT

Jeux d’argent et obscurantisme social

par B. VAUDOUR-FAGUET
30 novembre 2009

L’alcoolisme, la drogue, la vitesse au volant, la pédophilie, les violences conjugales, les corruptions bancaires… voilà tout un ensemble de fléaux qui forment un panorama de calamités (régressives) bien connues, hélas, de notre temps. Tous ces maux sont dénoncés par les médias et par les responsables nationaux avec une légitimité solennelle : la démarche relève du civisme absolu et de l’éthique. C’est ainsi qu’on entend régulièrement prononcer des réquisitoires lourds contre ces comportements, régulièrement aussi le législateur tente de mettre bon ordre dans pareil gâchis, soit en sanctionnant les fautes, soit en contrôlant les excès préjudiciables aux personnes (et qui jettent le trouble au sein même de la société). Et l’argent des jeux ? Est-il lui aussi désigné dans ce contexte ? Pas vraiment ! La réprobation est superficielle, voire rachitique ! Au contraire ! Si on s’en tient au contenu des informations du soir (cf. les résultats du Quinté, des courses et du Loto) ces multiples divertissements de surface sont vivement encouragés par l’imaginaire public et soutenus avec entrain par la parole journalistique. Au surplus quand se présente de temps en temps sur le calendrier un vendredi 13 les télévisions s’enflamment de lyrisme, les émotions montent d’un cran : c’est le “jour de chance”. Un jour valorisé avec applaudissements et emphase, propice à toutes les superstitions. Sur les ondes s’abattent des avalanches de niaiseries ; la magie la plus rétrograde l’emporte soudain sur toutes les autres formes de réflexion. C’est la grande consternation parmi les intelligences.

Une “normalité” économique

À ce jour, les jeux d’argent sont donc bien “intégrés” dans la normalité économique, familiale et étatique. Ils sont au cœur même du système de consommation et du phénomène démocratique dans son ensemble : voilà la terrible vérité (gênante) qu’il convient d’embrasser du regard (malgré son air très déplaisant, redisons-le !). L’État, le premier “gère” ce secteur avec succès, régule le processus à son bénéfice et se transforme, de ce fait, en complice actif ou passif, d’une activité aux aspects équivoques. On voit la gouvernance, sans émotion particulière, sans vibration d’âme, organiser le business tout au long de l’année. Même les “penseurs” (universitaires, élus, essayistes) respectent une discrétion sur l’affaire… eux qui se montrent si rebelles quand les mœurs présentent des failles idéologiques dangereuses ! Cette fois, leur mutisme est étrange ; que signifie au juste ce positionnement ? Pourquoi une telle indifférence ? Sont-ils, eux aussi, fascinés par un désir de gain rapide et facile ? Serait-ce le signe d’une sourde tentation ? Simples hypothèses…

Il existe une autre piste d’analyse, plus solide, plus technique (et donc plus vraisemblable). Sur les gros problèmes de société (évoqués précédemment) les intelligences qui s’indignent le font dans le cadre d’une sorte de déontologie professionnelle : le clerc qui s’exprime croit déclencher volontiers autour de lui un courant d’émancipation – un début de libération - utile aux autres citoyens. En somme, la parole critique débouche sur un progrès social, sert à extraire les êtres de leurs ténèbres les plus sombres !

Le 13 octobre, l’Assemblée nationale (par 302 voix UMP et Nouveau Centre) vient de donner un nouvel élan aux jeux en ouvrant à la concurrence les jeux d’argent sur internet. Il y avait déjà des paris en ligne, mais ils ne rapportaient guère que 500 millions d’euros par an.
Avec cette nouvelle loi, ce gâteau atteindra de 1,5 à 2 milliards.

La question des jeux d’argent est tellement complexe, tellement massive, nationale, populaire… que la prise de parole, cette fois, s’avère vaine ou stérile. Qui va-t-on “libérer” en stigmatisant la névrose ? Tout le pays ? Car les chiffres des statistiques sont formels : ils indiquent une participation d’un large secteur démographique. Les études révèlent une proportion écrasante des plus vulnérables (petits salariés, chômeurs, employés précaires, jeunes etc.) parmi ces foules qui grattent des tickets ou qui misent des euros. Aujourd’hui, construire un propos anti-jeux virulent équivaut à stigmatiser ceux qui travaillent dur, ceux qui s’activent sur les chantiers, ceux qui espèrent décrocher un emploi … ou une petite fortune parce que leurs revenus rasent bien souvent le niveau des pâquerettes.

Comment qualifier alors de “victimes” des gens qui décident volontairement d’amputer chaque semaine leurs revenus de quelques euros ? Le gros des candidats au jeu est formé d’exploités et de démunis. Il semble bien délicat pour un érudit issu de la bourgeoisie (installé dans le confort douillet de la hiérarchie) d’aller vilipender des individus parce qu’ils nourrissent, dans leur tête, des illusions d’enrichissement, des miroirs aux alouettes…

Dégradation des mœurs

De plus, la faiblesse des attaques de principe contre ce monde à part permet à toute une société périphérique (la pègre, les cousins, les spécialistes de l’argent sale) de prospérer en toute impunité ! Autrement dit, trop peu d’esprits se portent sur ce “système républicain” pour l’assommer de coups rudes ! Conséquence de cette indulgence coupable : c’est la corruption, puis l’illégalité, puis le parasitisme frauduleux - le non-droit - qui triomphent sous les lampions de la ville !

Cette dégradation des mœurs est d’autant plus difficile à saisir que nous fonctionnons sur un modèle de société éduquée dans lequel 95 % d’une génération d’âge accède aux sources du savoir, de la connaissance. Depuis les bancs de l’école primaire jusqu’aux amphithéâtres du doctorat une bonne partie de notre communauté étudiante est initiée à l’art de raisonner, à l’art d’argumenter afin de prendre la mesure des choses. Et ceci pour obtenir une certaine autonomie de pensée ainsi qu’une meilleure façon de scruter le monde … en conduisant sa propre vie ! Chaque étape de ce parcours comporte un large éventail de logique, de comparaison, d’évaluation réciproque, de recherche obstinée de la vérité.

Toujours dans ce registre de l’étude rappelons que depuis Jules Ferry des multitudes d’instituteurs et de professeurs ont transmis à des multitudes d’élèves une méthodologie fiable susceptible de leur faciliter l’apprentissage des Lumières. Il s’agit de privilégier, dans ce courant pédagogique, le jugement à l’émotion, la modération à la pulsion. Pour se conformer, au final, à un principe de clarté et de sagesse.

Voilà plus de deux siècles que ces thèmes, ces concepts philosophiques, sont répandus au sein de l’Éducation nationale. Voilà des dizaines d’années que les trimestres universitaires s’achèvent sur des leçons magistrales ayant pour but d’améliorer l’intelligibilité du regard des jeunes de telle façon qu’ils évitent les pièges rudimentaires – primaires - de l’irrationnel. De telle façon aussi qu’ils fuient l’endoctrinement, l’abêtissement ou la séduction des idoles factices.

La dictature du bandit manchot

Deux siècles de fébrile transmission des idées … et au bout de cette longue route que voit-on émerger ? Des colonnes de jeunes adultes qui se précipitent sur les champs de courses, les paris clandestins, les tirages du samedi ou les machines à sous ! Et ils courent, tête baissée dans ce brouillard, en achetant des horoscopes, des amulettes qu’ils posent en bandoulière, ou en se procurant des pattes de poulet qu’ils étalent devant leur écran de télé … afin de forcer le destin en leur faveur ! À s’en tenir aux automatismes psychiques de ces foules on peut conclure que le travail de l’école n’a guère porté ses fruits ! Les pulsions économiques ou marchandes, les appétits consuméristes, offrent un degré d’attraction supérieur aux exigences du recul éthique !

Notre démocratie croit très habile de laisser flotter cette pathologie (de masse) parce qu’elle est pourvoyeuse d’emplois, parce qu’elle génère des activités artificielles. Au-delà de ces arguments reste l’idée que les hystéries parieuses servent de tranquillisants collectifs… Les joueurs-prolétarisés devenus dépendants, aliénés, ont des désirs sociaux modestes : le jeu est un assommoir. Les banlieues, soumises à la dictature autoritaire du bandit manchot, ne s’occupent plus des affaires politiques de la Cité !

Par ailleurs si des sensibilités trop pointilleuses, trop irritées, commencent à s’indigner d’un tel trafic monétaire, d’une telle corruption des âmes, aussitôt ces gêneurs sont assimilés à un jansénisme puritain dépassé. Autrefois, en effet, dans la Genève de Calvin les plaisirs de ce type n’avaient guère le soutien du réformé … Dans notre actualité l’amalgame avec ce passé permet de ridiculiser les analyses qui mettent en doute la validité de ces attitudes de dilapidation.

Notre République “laisse faire”

Au final notre République “laisse faire”. Elle juge perspicace de flatter les penchants les plus archaïques qui tournent autour de l’illusion de fortune. La République a pris pour habitude d’applaudir avec ostentation aux exploits du Grand Prix de l’Arc de Triomphe. Ce serait une manifestation “culturelle” avec panache, style et caractère. Pour preuve ? Les élites, les arrivistes, les ombrelles et les chapeaux, les déguisés et les décadents… se pressent devant les tribunes. Soutenus par toutes les télévisions du pays. La jouissance du luxe – du gaspillage - procure des sensations de légitimité à celles et à ceux qui ont l’audace d’en bénéficier. Les travailleurs du populaire, quant à eux, médusés par tant de panache, de spectacle gratuit, d’élégance provocatrice , suivent la fête sans se poser trop de questions … Ils attendent, en salivant, les résultats de la tirelire ; c’est le courant majoritaire, celui de l’insouciance et du cynisme.

Le processus en cours ne donne aucun signe d’essoufflement réel : au contraire ! “ceux du château” et “ceux de la rue”, dans une somptueuse cohabitation transversale, participent à la même aventure avec la bénédiction de l’État.

Une aventure qui s’affiche avec arrogance et qui progresse avec délectation.

Une aventure ou une dérive ? Quant au gros lot… il est maintenant attaché autour du cou des citoyens, de façon définitive, comme un simple collier pour chien. Signe d’une liberté qui a perdu ses repères et sa belle allure !

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La crise écologique

Face à la crise écologique, les puissants de ce monde cherchent des solutions seulement dans le cadre de l’économie de marché, même lorsqu’ils admettent la responsabilité de celle-ci dans les désastres annoncés. Parce qu’ils y voient un moyen de sauver le système dont ils tirent profit et aussi la perspective de nouvelles activités marchandes. Guy Evrard analyse cette approche comme un paroxysme de la fuite en avant, qui confine à l’absurde et rend plus urgent de changer les bases de notre monde. La première partie (GR 1102) traitait du marché du CO2. La seconde partie aborde le marché de la biodiversité.

II. La nature marchandise jusqu’à l’absurde

par G. ÉVRARD
30 novembre 2009

Nous avons vu précédemment que des mécanismes de marché du gaz carbonique (CO2) se mettent en place progressivement dans le cadre de la mondialisation de l’économie, encouragés par le rapport de Nicholas Stern, qui fournit les clés de la récupération capitaliste des travaux scientifiques du GIEC sur le réchauffement climatique. Une démarche analogue est amorcée, prétextée là encore par l’urgence, bien réelle, de sauvegarder la biodiversité de la planète, pour ouvrir de nouveaux territoires à l’économie marchande. Mais ici les choses sont moins simples, car l’évaluation de la biodiversité ne se résume pas à la mesure d’un seul paramètre. « La pollinisation des plantes agricoles (fourragères exclues) par les abeilles et les autres insectes pollinisateurs rend un précieux service à la France, estimé à 2 milliards d’euros par an… » dit Henri Clément [21], le président combatif de l’UNAF [*], citant le rapport Chevassus-au-Louis sur la valeur économique de la biodiversité [22]. Cet exemple illustre bien l’approche à laquelle sont contraints les acteurs les mieux intentionnés, qui assurent le lien de la nature à l’homme. Défenseurs d’une agriculture familiale, régionale et extensive, ils sont conscients des mécanismes prédateurs de l’économie productiviste, même si tous ne font pas la liaison avec la mondialisation capitaliste.

Gérard Le Puill a depuis longtemps analysé les causes profondes de la malnutrition qui s’aggrave de nouveau dans le monde. Ce livre s’attache cependant à décrire la situation de l’agriculture en France. En pointant « la dangereuse insertion de l’agriculture dans la mondialisation libérale », l’auteur nous fournit un fil conducteur pour mieux comprendre la situation des paysans à la fois dans les pays riches, dans les pays pauvres et dans les grands pays émergeants. Gérard Le Puill, c’est évident, aime les agriculteurs et il témoigne des « atouts agricoles encore considérables » de notre pays « avec une paysannerie compétente et dynamique ». Il veut également « sensibiliser les consommateurs à la richesse de leur patrimoine agricole et alimentaire » et les convaincre « qu’ils ont eux aussi un rôle à jouer pour préserver et transmettre cet héritage aux générations futures ».
G. E.

Gérard Le Puill, fils d’agriculteurs, ouvrier d’usine, avant d’être lauréat du grand prix du journalisme agricole en 1998, toujours militant, a depuis longtemps fait cette liaison lorsqu’il dénonce le double langage de la Commission européenne à propos des agro carburants [*2] : « Chaque pays membre de l’Union garde la totale liberté d’importer du Brésil ou d’ailleurs les quantités d’éthanol et d’huile (diester) indispensables pour remplir son quota de carburants verts. Compte tenu de la compétitivité de la canne à sucre et de l’huile de palme, un marché mondialisé des agro carburants reposant sur les avantages comparatifs [*3] des différentes matières premières agricoles risque de conduire rapidement à une spécialisation outrancière de certains pays dans les carburants verts. Une telle spécialisation serait dangereuse pour la souveraineté alimentaire des populations des zones concernées et encore plus catastrophique pour la biodiversité, pour l’évolution du climat et l’avenir même de la planète » [23].

Le marché de la biodiversité

Cette organisation du monde qui nous laisse entendre que seuls les mécanismes économiques, quasi naturels, gouvernent aujourd’hui la planète, est d’une prétention inouïe. D’autres mécanismes bien plus fondamentaux et qui n’ont pas été inventés par l’homme sont à l’œuvre. Le terme de biodiversité est attribué au naturaliste américain Edward O. Wilson, qui fit reconnaître l’urgence de préserver la diversité biologique, lors d’un forum organisé par l’Académie des sciences américaine en 1986 [24]. « La moitié des plantes et des animaux sont menacés de disparaître avant la fin du 21ème siècle. Cette destruction n’est pas la première. Mais cette fois, la menace ne vient pas des catastrophes naturelles, mais de l’action d’une seule espèce, Homo sapiens. (…) Au cours des derniers 500 millions d’années, depuis le Cambrien, la Terre a connu cinq extinctions massives. (…) Indépendamment des aspects pratiques liés à l’appauvrissement de la planète, est-il moralement correct d’éliminer de larges parts de la vie sur Terre en seulement quelques décennies, alors que l’évolution aura besoin de millions d’années pour opérer son œuvre de restauration ? ». Rappelons que la biodiversité se définit, de façon simple, comme la diversité de toutes les formes du vivant. Pour un scientifique, elle s’étudie à trois niveaux : les écosystèmes, les espèces qui composent les écosystèmes et les gènes que l’on trouve dans chaque espèce. La formation des écosystèmes reste la plus mal comprise. Réduire la biodiversité, c’est perdre de l’information, sans savoir aujourd’hui en mesurer les conséquences. La longévité moyenne d’une espèce est d’un million d’années et correspond à une bibliothèque d’informations acquises par l’évolution sur des centaines de milliers, voire des millions d’années. « Ce sont des bibliothèques entières que nous brûlons » déplore Wilson. Cela risque de déstabiliser les écosystèmes et peut-être jusqu’à l’écosystème planétaire.

Dans deux dossiers distincts du magazine La Recherche consacrés à la biodiversité, Franck-Dominique Vivien [25] et Catherine Aubertin [26] mettent en évidence qu’en fait, les scientifiques eux-mêmes et les ONG se sont peu à peu convaincus de la nécessité de donner une valeur économique à la biodiversité pour mieux sensibiliser les décideurs et l’opinion publique. La vision occidentale de la place de l’homme dans la nature, issue du siècle des Lumières, est d’abord remise en cause au profit d’une vision plus écocentrée, qui insiste sur l’intégration de l’homme comme une espèce parmi d’autres, puis les aspects culturels sont pris en compte. Mais bientôt le développement des biotechnologies conduit à percevoir la biodiversité, localisée principalement sous les climats tropicaux et sous l’équateur, comme un gigantesque réservoir de ressources utilisables pour fabriquer des produits industriels dans les domaines de la pharmacie, des cosmétiques, de l’agriculture… Un organisme vivant, une bactérie censée dégrader le pétrole, est breveté pour la première fois en 1980. La conquête de cet eldorado retrouve alors des accents de l’époque coloniale, lorsque la révolution industrielle s’intéressa aux ressources minières des pays conquis. Cette fois, les pays du Sud s’élèvent, d’une part, contre l’ingérence verte des pays du Nord qui vise à les transformer en réserve de biodiversité en limitant leur développement et, d’autre part, contre le pillage de leurs ressources sans reconnaissance de leur travail de protection et d’amélioration du patrimoine génétique in situ. C’est pour endiguer ces pratiques de bio piraterie que le principe d’un « partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques » est inscrit dans la Convention sur la diversité biologique (CDB), lors du Sommet de la Terre, à Rio, en 1992. Du même coup, la notion de patrimoine commun de l’humanité, sa conservation et son utilisation durable deviennent secondaires. En affirmant par ailleurs la souveraineté des États comme préalable à l’établissement de contrats bilatéraux pour l’exploitation des ressources génétiques, la Convention consolide les droits de propriété sur le vivant. Des négociations antérieures de la FAO reprennent cependant, pour aboutir en 2004 au Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture. Les applications de ce traité et son articulation avec la CDB restent pour le moment encore incertaines. « En consacrant l’environnement comme un capital naturel, en prônant la régulation marchande, la Convention a placé la biodiversité dans le champ économique. On ne doit alors pas s’étonner (…) de la mobilisation citoyenne contre le développement d’une économie de profit et de privatisation, symbolisée par les prétentions de l’OMC à organiser la mondialisation » relève Catherine Aubertin.

Vers cette marchandisation à marche forcée, l’Europe n’est pas en reste [*4]. Ainsi, lors de la Semaine verte organisée en 2006 [27], derrière le propos consensuel du commissaire européen à l’environnement Stravos Dimas « Il est généralement admis - à tort - que la protection de la nature se fait au détriment du développement économique » et l’envolée repentante de Vaclav Havel, ancien président de la République Tchèque « Les grandes avancées de l’humanité en termes de savoir et de technologie n’ont pas été suivies par un sens équivalent de la responsabilité, et notre coexistence harmonieuse avec la nature s’en trouve menacée », se profile immanquablement le réflexe économique, par exemple dans les conclusions du rapport d’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (EEM) [*5] [28] : « Nous gaspillons le capital naturel de la Terre, au lieu de vivre des seuls intérêts ». Plus décisif : « La protection de notre planète est une tâche trop importante pour être laissée aux seuls départements gouvernementaux, agences et militants écologistes. Seul un partage des responsabilités entre tous les acteurs concernés, des particuliers aux multinationales, nous permettra de faire face aux défis à relever, l’un des plus importants étant la diminution de la biodiversité ». Ce mélange des genres, déjà évoqué, traduit à la fois la capacité de l’Union Européenne à une analyse scientifique clairvoyante, mais aussi la stratégie de la Commission Européenne qui développe une politique en totale contradiction, s’appuyant sur le dogme du marché via “une concurrence libre et non faussée” et le mythe d’une “croissance (comprendre PIB) durable”. Pour aboutir à ce propos d’un lobbyiste de l’industrie agricole : « En définitive, les agriculteurs sont des hommes d’affaires. Ils ne peuvent produire des espèces animales et des récoltes de plantes rares si l’exploitation n’est pas économiquement viable. Il serait catastrophique pour la biodiversité que les agriculteurs européens, qui se conforment déjà à des normes environnementales parmi les plus strictes au monde, soient poussés à la faillite par la concurrence d’autres agriculteurs qui ne sont pas tenus de respecter ces normes ». Et cet autre aveu d’un membre d’une certaine Organisation européenne de la propriété rurale : « L’agriculture industrielle est plus puissante que n’importe lequel d’entre nous. Elle travaille en pilotage automatique et il est difficile de l’arrêter. Les hommes politiques sont tout bonnement incapables de résister à cette puissance ». Enfin, ce propos aussi révélateur d’une responsable de l’environnement et de l’innovation chez Suez : « Le défi consiste à convertir ce qui ressemble de prime abord à une série de contraintes en facteurs susceptibles de nous aider à réussir (comprendre susceptible de dégager des profits) ».

L’approche économique de la biodiversité est-elle différente en France ?

Principales options retenues par la commission Chevassus-au-Louis

• Le calcul socio-économique repose sur des estimations aussi fiables que possible de la totalité des pertes pouvant résulter de l’altération d’un écosystème.
• Les valeurs de référence sont établies sur une logique d’analyse coût/avantages qui doit inciter, le cas échéant, à reconsidérer les changements d’usage envisagés du territoire.
• Étant donnée la complexité de la notion de biodiversité, deux composantes sont distinguées :
(1) la biodiversité remarquable, qui correspond à des entités (gènes, espèces, habitats, paysages…) que la société a identifiées comme ayant une valeur intrinsèque, fondée sur d’autres valeurs qu’économiques, c’est-à-dire privilégiant les valeurs de non-usage aux valeurs d’usage et
(2) la biodiversité ordinaire ou générale, sans valeur intrinsèque identifiée, mais qui contribue, à des degrés divers, au fonctionnement des écosystèmes et à la fourniture de services pour nos sociétés.
• Même lorsque la biodiversité remarquable a fait l’objet d’évaluations économiques, elles ne pourront être utilisées que de manière subsidiaire dans les débats autour de la préservation des entités concernées.
• La biodiversité générale, perçue de façon imprécise par les citoyens, est évaluée indirectement à partir des services des écosystèmes dont profite la société.
• L’évaluation de ces services s’appuie sur la classification proposée par le Millenium ecosystem assessment (MEA) sur la base de quatre ensembles :
(1) les services d’auto entretien, qui conditionnent le bon fonctionnement des écosystèmes (recyclage des nutriments, production primaire…) ;
(2) les services d’approvisionnement, qui conduisent à des biens appropriables (aliments, matériaux, eau douce…) ;
(3) les services de régulation, c’est-à-dire la capacité à moduler certains phénomènes dans un sens favorable à l’homme (climat, maladies, aspects du cycle de l’eau…) et
(4) les services culturels (divertissements, considérations esthétiques, spirituelles…).
• Les valeurs d’usage sont appréciées en intégrant les usages potentiels, à plus ou moins long terme, au moyen de méthodes robustes (prix connus, dépenses effectives, coûts de restauration ou de remplacement…).
Des taux d’actualisation sont discutés.
• Seuls sont retenus les services pour lesquels on dispose d’études françaises ou issues de pays dont l’écologie et les paramètres socio-économiques sont proches.

En tout cas, les travaux de la commission présidée par Bernard Chevassus-au-Louis s’inscrivent directement dans la lignée du rapport de N. Stern sur le coût du changement climatique et de l’étude de la Commission européenne pilotée par P. Sukhdev sur le prix de la biodiversité. Néanmoins, la secrétaire d’État à l’écologie Chantal Jouanno explique qu’« il ne s’agit pas de créer un marché de la biodiversité. Il s’agit de définir des valeurs de référence pour que, dans toutes les décisions publiques, soit désormais prise en compte la valeur économique de la biodiversité » [29]. Et l’on veut bien croire que M. Chevassus-au-Louis, biologiste, inspecteur général de l’agriculture, ancien directeur général de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et ancien président du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), missionné à la suite du Grenelle de l’environnement, affiche des compétences et des motivations autres que celles des banquiers et économistes précédents. Le résumé du rapport remis en avril 2009 revendique effectivement des ambitions scientifiques et éthiques que l’on peut partager [22]. Ce qui ne préjuge évidemment en rien de la traduction que pourraient en faire les lobbies de l’ordre marchand.

La mission identifiait quatre grandes questions :
•1 dresser un bilan des connaissances scientifiques sur le thème de la monétarisation des services rendus par les écosystèmes et de la valeur de la biodiversité ;
•2 analyser les enjeux socio-économiques de la diversité biologique en France, y compris dans les départements et collectivités d’Outre-mer ;
•3 proposer un cahier des charges pour d’éventuelles recherches ultérieures ;
•4 estimer les premières valeurs de référence pour la prise en compte de la biodiversité, qui pourront être utilisées notamment dans les études socioéconomiques relatives aux projets d’infrastructure.

Les experts de la Commission considèrent la démarche suivie pour élaborer ces premières valeurs de référence pour la biodiversité et les services écosystémiques du territoire national comme l’objet central du rapport.

Une démarche qui s’appuie (voir encadré ci-contre) sur les connaissances écologiques, juridiques et socio-économiques actuelles, et qui peut en effet nous convaincre que ces travaux ne sont pas destinés, en l’état, à la mise en vente de la nature. Et qu’ils contiennent aussi les arguments pour la défense de celle-ci, à la condition que les citoyens se les approprient, dans un nécessaire échange avec les scientifiques qui ont contribué à l’élaboration du document et souhaitent les moyens de son approfondissement. Au fil des remarques, le rapport souligne l’éthique et la rigueur de la démarche.
(voir encadré ci-dessous).

Je peux témoigner de la conviction de contribuer ainsi à la préservation de la biodiversité, via l’approfondissement des connaissances et la prise de conscience des citoyens et des différents acteurs de la vie publique, affichée par un membre de la commission et professeur au MNHN, Denis Couvet, lors d’un séminaire animé par ce dernier en janvier 2009 [30] [*6].

Un dossier (voir l’article qui suit) nous aide d’ailleurs à mieux appréhender l’approche française : la journaliste M.-N. Bertrand y pose bien sûr en préambule la question de fond : « Intéressant (le projet) quand il vise à défendre une nature que notre société assimile à du vide et sur laquelle elle mord sans contrepartie, il soulève également une question inquiétante, à l’heure où tout devient marchandise : mettre un prix sur la nature ne conduit-il pas à la vendre ? » Chaque participant au débat est évidemment partagé entre la volonté d’arrêter l’anéantissement de notre avenir et la crainte, par de nouvelles concessions au raisonnement économique, de contribuer au contraire à le précipiter. Preuve qu’il est temps de desserrer l’étau de notre système marchand, qui risque bientôt de ne plus laisser la moindre chance même à une espérance intellectuelle.

Alors, bien sûr, nos dirigeants sont certainement persuadés que cette approche économique (sinon le marché) de la biodiversité est le passage obligé pour préserver nos écosystèmes. Ils font mine de ne pas voir que c’est d’abord la ténacité de scientifiques et de citoyens engagés, la fidélité à des valeurs éthiques et de solidarité, dans toute leur complexité, qui permettront peut-être de sauver la planète. Ils se demandent seulement comment capter cette énergie.

L’eau

Sous le titre “L’eau, bonne source d’investissements” d’un article [31] on pouvait lire : « En ces temps de crise, les investisseurs publics et privés seraient bien inspirés de miser davantage dans la distribution et l’assainissement de l’eau, à en croire les experts réunis au 5ème forum de l’eau d’Istanbul. Chaque dollar dépensé dans ce secteur rapporterait en effet 8 fois plus et, rapportés aux opportunités de croissance, les risques y seraient limités ». Nous ne voulons retenir ici d’un tel cynisme que la seule vision économique est décidément aveuglante. L’article, il est vrai, parle de double dividende, en évoquant à la fois un bénéfice économique et un bénéfice environnemental.

Nous essaierons donc d’y voir plus clair…

Remarques de la Commission sur l’éthique et la rigueur de la démarche

• Des valeurs de référence sont proposées pour les seules valeurs d’usage de services écosystémiques liés à la biodiversité générale et dont on peut aujourd’hui estimer le coût de manière robuste. Elles sont a minima et peuvent don,c sans conteste, remplacer dès maintenant la valeur nulle utilisée pour la biodiversité dans le calcul socioéconomique.
• Une évaluation économique de la biodiversité doit s’inscrire dans une logique de “durabilité forte”, c’est-à-dire ne saurait servir à des transactions avec d’autres éléments de bien-être susceptibles de suppléer des pertes de biodiversité.
• Dans le cas de la biodiversité “remarquable”, la substituabilité avec d’autres biens est a priori exclue.
• Alors que la perception de la biodiversité par le public est souvent limitée à quelques espèces emblématiques de faune ou de flore, il est crucial de resituer cette biodiversité sous l’angle de son omniprésence comme fondement de la vie et de ses multiples interactions avec les sociétés humaines.
• La France est porteuse d’une responsabilité majeure avec ses territoires d’Outre-mer, qui accueillent une part notable de la biodiversité mondiale.
• Le droit, notamment européen, relatif à la responsabilité environnementale, engendre des besoins nouveaux sur la “valeur de la biodiversité”, via les nombreux textes qui imposent d’éviter les impacts négatifs, à défaut de les réduire, et ,en dernier ressort, de compenser les impacts résiduels.
• Le Conseil d’État ayant consacré la méthode du bilan “coût/avantages” dans la préparation de la décision publique concernant les projets d’infrastructures, s’il n’est pas choquant de tenter de donner une valeur monétaire à la biodiversité, cette valorisation n’a pas pour effet d’en faire un bien juridique marchand.
• La décision administrative, lors de la détermination des conditions de l’échange et de la compensation, ne doit pas être pervertie par l’inversion du triptyque “éviter, réduire, compenser”. Il importe également d’empêcher que les opérateurs du secteur ne captent les mécanismes d’échange et de compensation, en garantissant un fonctionnement transparent de ces mécanismes.
• Les procédures délibératives, dont les modalités et le niveau territorial pertinent sont à définir, devront assurer, notamment à travers le respect des critères de transparence et d’indépendance, la légitimité sociale.
• L’institution d’une autorité indépendante, nécessairement très spécialisée et opérant dans un cadre strictement défini par des textes, ne saurait faire disparaître la responsabilité finale des décisions, qui revient au pouvoir politique.
• Une analyse des fondements éthiques ou philosophiques du statut de la nature et de la biodiversité dans nos sociétés post-industrielles apparaît indispensable, dans l’idée d’un “droit des biens spéciaux”, pour aborder la biodiversité ordinaire, dans la mesure où la flore herbacée, la macrofaune du sol et surtout les micro-organismes des sols et des eaux sont considérés aujourd’hui comme des éléments de la propriété privée de ceux qui possèdent ou utilisent les territoires.
• Le développement de bases de données, de dispositifs de suivi et d’indicateurs composites de la biodiversité, à différentes échelles spatiales et sur l’ensemble du territoire national, est le fondement de toute politique dans ce domaine.

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[21] Henri Clément, Terre sauvage, n°252, août 2009, pp. 64-68 et 73-76.

[*] UNAF = Union Nationale de l’Apiculture Française.

[22] Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, Résumé, http://www.strategie.gouv.fr

[*2] dans l’Union européenne, les agrocarburants devront représenter la moitié des 20 % des énergies renouvelables qui se substitueront aux énergies fossiles en 2020 et être ajoutées à hauteur de 5,75 % dans les carburants dans l’automobile dès 2010.

[*3] Référence à la théorie économique de David Ricardo (1772-1823), ainsi qu’à la politique du commissaire européen au commerce Peter Mendelson et du directeur général de l’OMC Pascal Lamy, défendue dans les discussions du Cycle de Doha depuis 2001.

[23] Gérard Le Puill, Planète alimentaire - L’agriculture française face au chaos mondial, Pascal Galadé éd., Saint-Malo, 2008

[24] E. O. Wilson, Une extinction massive se prépare, Les dossiers de La Recherche, n°28, Biodiversité, Les menaces sur le vivant, 08-10/2007.

[25] F.-D. Vivien, Quel prix accorder à la biodiversité ?, La Recherche, n°333, Spécial biodiversité, juillet-août/2000.

[26] C. Aubertin, L’ascension fulgurante d’un concept flou, Les dossiers de La Recherche, n°28, Biodiversité, Les menaces sur le vivant, 08-10/2007.

[*4] La Commission européenne est impliquée, avec d’autres partenaires du monde entier, dans une étude sur l’Économie des écosystèmes et de la biodiversité, dont les résultats définitifs sont attendus pour fin 2009.
L’analyse repose sur trois tendances :
•1 atteindre l’objectif de réduction significative de la perte de biodiversité d’ici 2010 fixé par la Convention sur la diversité biologique (CDB) ;
•2 s’inspirer de la démarche du rapport Stern sur les aspects économiques du changement climatique, qui souligne la nécessité de communiquer sur les conséquences économiques des problèmes environnementaux ;
•3 mettre à profit les résultats de l’évaluation des écosystèmes pour le Millénaire.

[27] Green Week 2006, L’environnement pour les Européens, magazine de la Direction générale de l’environnement de la Commission européenne, supplément au n°25, septembre 2006.

[*5] (EM ou EEM), qui conclut que 60% des services écosystémiques mondiaux sont aujourd’hui menacés. Sans doute pour éviter toute ambiguïté sur ses objectifs, l’étude est dirigée par le banquier et économiste Pavan Sukhdev[28] !

[28] Considérer nos écosystèmes, L’environnement pour les Européens, magazine de la Direction générale de l’environnement de la Commission Européenne, n°31, 2008.

[29] S. Fabregat, Rapport Chevassus-au-Louis : fixer la valeur économique de la biodiversité, Actu-environnement.com, 29/4/2009.

[30] Denis Couvet, Préservation de la biodiversité et philosophies de l’environnement, séminaire tenu au Centre A. Koryé[*6], à Paris, le 14/1/2009, dans le cadre du cycle 2008-2009 sur Le développement de l’écologie scientifique et l’émergence des éthiques de l’environnement, organisé par D. Bergandi.

[*6] *Le Centre Alexandre Koryé est le Centre de recherche sur l’histoire des sciences et des techniques. Hébergé dans l’enceinte du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), il associe des chercheurs et enseignants de cet organisme, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), ainsi que la Cité des sciences et de l’industrie.

[31] paru dans Les Echos.fr, rubrique Conférences, daté du 19/3/2009,

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À propos du dossier de l’Humanité des débats du 16/5/2009 :

La nature a-t-elle un prix ?

30 novembre 2009

Bernard Chevassus-au-Louis a relevé le défit et il nous laisse d’abord entendre que le sens même de biodiversité reste à comprendre pour la plupart d’entre nous : « Depuis le milieu du 19ème siècle, un certain nombre d’arguments ont été mobilisés pour défendre la nature. Esthétiques, philosophiques, culturels, éthiques S’ils font mouche sur des espaces ou des espèces déjà remarqués par la société, ils s’avèrent insuffisants pour défendre cette part plus ordinaire de la nature que constituent les lombrics, les pissenlits ou encore les bactéries du sol. Jusqu’ici, non seulement cette nature-là n’avait pas de prix, mais elle avait une valeur négative […] Or, elle nous rend des services, cette nature. Autrement dit, si elle n’a pas de prix, sa perte aura un coût. Notre questionnement a donc été de savoir si des arguments économiques pouvaient aider à la défendre ». Nous voulons croire que dans un monde qui ne serait plus soumis à la puissance de l’argent, l’explication scientifique suffirait à convaincre les citoyens, mais il est vrai que leur éloignement progressif de la ruralité et l’industrialisation de la plupart des processus de production a effacé peu à peu une certaine expérience, même empirique, que les générations précédentes avaient des mécanismes naturels. Pour apprécier le bien-fondé ou le moindre mal que constitue la référence économique comme instrument de mesure, il faut aussi admettre que l’écologie a encore peut-être l’essentiel à découvrir : « Il n’était pas question d’évaluer chaque espèce une à une. La science écologique n’aurait pas pu s’en débrouiller. En outre, ce ne sont pas les entités qui comptent, mais ce qu’elles réalisent ensemble […] Nous avons donc considéré la biodiversité ordinaire comme une boîte noire et décidé d’évaluer non pas ce qu’il y a dedans, mais les services qui en sortent, aujourd’hui et en France ». Enfin, mesurant le risque, mais pour nous convaincre que la Commission n’entendait pas contribuer à faire de la biodiversité une marchandise : « S’il n’est plus possible de continuer à diminuer notre capital écologique global, il faut remplacer celui que l’on perd et non l’échanger contre d’autres éléments de bien-être […] L’échelle régionale paraît raisonnable, quand bien même des échanges internationaux ne sont pas exclus, par exemple dans le cas des grands fleuves européens ».

Gilles Benest, biologiste et responsable du réseau France nature environnement, était membre de la Commission : « Il y a une réalité : l’homme ne plane pas au-dessus de la nature. Il y exerce une pression et il faut l’accepter. L’outil économique proposé par le groupe de travail […] doit permettre de la prendre en compte. Concernant l’énergie, nous disposons d’un étalon de mesure identique pour chaque source : le watt. Nous n’en avons pas quand il s’agit de comparer une autoroute à une prairie. L’étalon monétaire va servir d’étalon commun. C’est une révolution culturelle […] La seule chose que l’on soit à peu près capable d’évaluer monétairement, ce sont les services rendus par la nature à la société. Or une part de la nature ne rend des services qu’à elle-même. Dans une perspective de bouleversements climatiques, donc d’évolution de la biodiversité, il convient de ne pas la négliger […] Il y a trois ans, nous avons créé des quotas de CO2 en pensant que cela servirait à réduire les émissions de gaz. Aujourd’hui, on le constate : les plus riches achètent leurs quotas de CO2, autrement dit le droit de continuer à polluer. C’est un risque réel dont il convient de se prémunir ».
Il vaudrait donc mieux avancer plus rapidement sur les outils scientifiques qui permettraient une véritable caractérisation (aspects biologique et autres) de la biodiversité. Mais l’économie n’y voit sans doute pas d’intérêt.

Dominique Bourg, philosophe, directeur de l’Institut de politiques territoriales et d’environnement humain à l’université de Lausanne, sollicité dans le débat, n’a pas pris part aux travaux de la Commission. Il précise quelques notions : « Il faut réserver l’usage de la notion de prix à tout ce qui s’échange. La façon la plus pratique d’échanger consiste à fixer un prix. Par définition les marchandises peuvent s’échanger et se substituer par le biais d’une évaluation monétaire. Dans le cas de biens qui ne sont pas substituables, il faut parler de coût plutôt que de prix. La vie d’un être humain a un coût, mais elle n’a pas de prix, car toute vie est singulière, irremplaçable. La valeur, enfin, est une entité non seulement inéchangeable et insubstituable, mais qui conditionne toutes les autres. Par exemple, la stabilité climatique qui, dans l’histoire de l’humanité, a rendu possible l’éclosion et le développement des civilisations. On sait désormais que tout peut basculer […]Elle n’a donc pas de prix ni de coût : c’est la valeur limite qui conditionne toute construction sociale ». Avant de discuter leur application à la préservation de la biodiversité : « Une espèce vaut par sa singularité, sa disparition est irréversible et irremplaçable. Mais ce qui a encore plus de valeur c’est la diversité biologique qui donne au vivant sa faculté de résistance et d’adaptation […]Aujourd’hui, le concept de biodiversité nous fait comprendre que l’homme appartient à un réseau d’interdépendance, sans lequel il ne peut vivre […] Il faut se demander si un service dégradé est substituable, mais surtout s’il y a intérêt à le laisser détruire au risque de compromettre l’existence de tous […] La compensation suppose qu’on remplace le même par le même et que ce marché soit fermement encadré par l’État. Ce qu’on appelle le droit de polluer n’a de légitimité que s’il se substitue à une situation où la pollution est illimitée et n’est pas mesurée. Il ne suffit pas de fixer des quotas. Car le plus riche aura toujours la possibilité de racheter le quota du pauvre […] La monétarisation de la diversité biologique n’est donc souhaitable et admissible éthiquement que si elle s’accompagne de mesures d’interdiction des comportements les plus destructeurs. Une logique marchande qui porte sur des biens échangeables n’est pas en soi répréhensible, sous réserve qu’on ne l’étende pas à ce qui n’est pas échangeable ». Le problème est bien que, intrinsèquement, la logique capitaliste tend à toujours repousser les limites de ce qui est échangeable. L’outil philosophique peine décidément à faire émerger l’idée de rupture.

Enfin, Franck-Dominique Vivien, économiste de l’environnement, que nous avons déjà cité, n’était pas non plus membre de la Commission : « Le rapport sur l’approche économique de la biodiversité […] s’intéresse à un objet naturel précis : les services environnementaux rendus par certains types d’écosystèmes. C’est un exercice singulier qui n’a pas vocation à être étendu à toute problématique environnementale […] Le langage économique peut être utile au débat public, à la démocratie, et à la prise de décision. Fixer un prix, c’est d’abord établir un coût […] Mais ce langage est également susceptible d’avantager les groupes d’intérêts les plus habiles à manipuler un référentiel monétaire […] Jusqu’où peut-on autoriser l’outil économique et quelles limites établir ? Il n’existe pas de réponse unique. La valeur, même morale, que nous donnons à la nature n’est pas fixe dans l’espace et dans le temps. Il existe autant de rapports à la nature qu’il existe d’objets naturels, de sociétés et d’époques […] Ainsi, pour diverses raisons, notre société moderne a admis que l’eau peut être sous emprise économique ».
Si l’eau doit servir d’exemple de ce qui, dans la nature, risque de devenir marchandise, nous verrons qu’il vaut mieux définitivement réfuter l’outil économique.

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Pour un choix humain et écologique en matière d’immigration :
Le point de vue d’un simple citoyen

À propos de l’immigration

par P. WALHAIN
30 novembre 2009

Tant que de nombreuses populations du monde vivent dans des conditions si désespérées que l’immigration leur paraît la seule solution, elles émigreront dans les pays les mieux lotis. Moralement, nous ne pouvons leur refuser l’accueil. Cet accueil est d’autant plus nécessaire qu’une partie importante de la richesse des pays “riches” provient de régions du monde où la plupart des habitants vivent dans la misère.

Mais d’autre part, chaque migrant qui s’établit dans une société “riche”, adoptant (dès que possible) sa façon de vivre dispendieuse, contribue avec nous à surcharger non seulement l’écosystème régional, mais aussi l’écosystème terrestre, donc son pays d’origine aussi. Nous sommes ainsi confrontés à un profond dilemme éthique : alors que nous pourrions et devrions offrir l’asile à davantage de réfugiés et de migrants, cet acte, pratiqué à grande échelle, menacerait non seulement l’avenir de nos pays, mais le leur aussi.

Ces faits ne peuvent que nous engager courageusement à adopter un mode de vie simple et à stopper l’exploitation des peuples pauvres. Dénoncer les méfaits des multinationales est bien nécessaire, mais que seraient les multinationales sans les dizaines de millions de (sur)consommateurs serviles des pays “riches” ? Par nos modes de consommation, ne sommes-nous pas souvent complices du système capitaliste ?

Priorité aux principes humanitaires

Pour des raisons humanitaires et d’équité sociale, une large régularisation des sans-papiers, une amélioration de l’accueil des réfugiés et des conditions de regroupement familial doit se réaliser. Il faudrait en même temps accorder autant d’importance à la réduction des inégalités socio-économiques entre pays “riches” et peuples pauvres, sans oublier qu’il existe des riches dans les pays pauvres et des défavorisés dans les pays “riches”. Ainsi, la meilleure politique de migration des pays “riches” devrait-elle être de concentrer leurs efforts contre leur excès de consommation et d’améliorer politiquement autant qu’économiquement les conditions d’existence dans les pays dits “sous-développés”.

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D’autre part, il est inacceptable de recourir à l’immigration pour obtenir une main-d’œuvre peu coûteuse destinée aux tâches ingrates dont les Belges ou les Européens ne veulent plus. Inacceptable aussi est la ponction de cerveaux dont les pays “en développement” ont besoin. Pas de « l’immigration pour relancer la consommation », celle-ci est déjà trop élevée chez la plupart des habitants des pays “riches”.

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Pas non plus de recours à une immigration supplémentaire “pour raisons démographiques”. Le vieillissement démographique est une évolution inéluctable et souhaitable. Vouloir l’arrêter, et même le ralentir, par la relance de la natalité et (ou) par le recours à une immigration supplémentaire implique une croissance continue de la population : que fera-t-on lorsque les bébés et (ou) les immigrés qu’on aura voulu plus nombreux arriveront à leur tour à l’âge de la retraite ? L’augmentation du nombre des plus de 65 ans résulte de l’allongement de la durée de vie, qui est une bonne chose. Cette augmentation s’accentuera avec l’entrée en âge de retraite du baby-boom de l’après-guerre.

Les positions en faveur d’une fécondité plus élevée et (ou) d’un recours à une immigration supplémentaire pour « combler le déficit démographique de l’Europe » sont conçues comme si l’espèce humaine, les espèces animales et végétales directement exploitables par l’homme, étaient les seules à habiter la planète. Il n’existe que peu, ou pas, de considération pour le déficit d’espace naturel nécessaire à la diversité des vies animale et végétale sauvages qui ne cesse de régresser dans l’UE. Quant au cadre de vie des êtres humains, il ne cesse de s’appauvrir en surfaces vertes : face à la demande croissante de logements, on densifie l’habitat pour « économiser l’espace et l’énergie », tout en refusant l’abandon des objectifs de croissance démographique. L’Europe se situe dans les régions les plus densément peuplées du monde. Pourquoi son haut niveau de population serait-il le meilleur ?

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L’écologie ne se limite pas à la question du réchauffement climatique et à celle de la pollution. Il existe une autre question tout aussi importante et trop rarement posée : quel espace l’espèce humaine accepte-t-elle de laisser (et même de restituer) à la faune et à la flore sauvages pour qu’elles puissent vivre et se perpétuer dans leur milieu naturel ? Peut-on vraiment parler d’écologie sans poser cette question et y répondre positivement ?

C’est même pour maintenir le système économique basé sur l’accroissement de la consommation que certains réclament le recours à l’immigration “pour des raisons démographiques” et (ou) le renforcement des politiques natalistes. D’autres pensent que cette immigration supplémentaire favoriserait une remise en cause de notre mode de vie dispendieux grâce à « un apport de valeurs spirituelles qui manquent à notre mode de vie occidental ». Avec quelle chance de succès, lorsqu’on constate que notre hyperconsommation séduit beaucoup de défavorisés du monde ?

Sans immigration supplémentaire, la population totale de l’Europe des 27 continuera d’augmenter jusque vers 2025. N’est-ce pas une erreur écologique de vouloir « accroître l’immigration pour empêcher le déclin démographique de l’Europe », alors qu’il faut prévoir l’accueil de réfugiés environnementaux, qui peuvent devenir nombreux dans les décades à venir ?

Une large majorité de la population est convaincue, de bonne foi, que des personnes lucides, responsables et généreuses ne peuvent qu’être unanimes pour considérer la faible fécondité de l’UE comme un mal ; dès lors, il n’y aurait pas d’arguments valables en faveur d’une décroissance démographique ! Pourtant, la croissance démographique et les densités élevées de population présentent d’importants inconvénients (aggravés par une économie basée sur la stimulation de la consommation au service du profit et au nom de l’emploi). Ces inconvénients sont systématiquement ignorés ou niés par les média (toutes tendances confondues), surtout lorsque cela concerne les pays industrialisés [1].

Il ne peut donc exister qu’une position connue “crédible” et “qui va de soi” sur la démographie de nos pays. C’est ainsi que l’immense majorité des gens sont convaincus qu’on peut faire durablement de l’écologie sans arrêt de la croissance démographique et avec des fortes densités de population : « il suffit de relancer le développement économique, de modifier nos modes de production et de consommation tout en partageant équitablement les ressources de la planète ». Cependant, dans les actes, peu d’habitants des pays “riches” acceptent une réduction significative de leur haut niveau de consommation. Cela reste le plus souvent dans le domaine du discours.

L’immigration massive (réclamée par certains) n’est une solution ni pour les immigrés eux-mêmes, ni pour nous, pas plus que l’immigration zéro, qui serait un appauvrissement culturel et social (elle n’a d’ailleurs jamais existé) et retarderait le choix de solutions durables en ce qui concerne l’amélioration des conditions de vie dans les pays d’origine.

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Pour un choix humain et écologique en matière d’immigration, l’idéal est de tendre progressivement vers une immigration qui ne dépasse guère l’émigration, en accordant la priorité aux principes humanitaires ainsi qu’à la justice socio-économique entre les peuples et tous les êtres humains.

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[1] Pour une information plus approfondie, j’ai constitué un dossier intitulé : « L’empreinte écologique : un simple citoyen s’interroge… ». Me téléphoner au 086/322562) en Belgique.

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