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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 842 - février 1986

 

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N° 842 - février 1986

Le mur   (Afficher article seul)

Neuf grands économistes   (Afficher article seul)

Face à la crise   (Afficher article seul)

Idéologies économiques, niveaux des conflits et course aux armements nucléaires   (Afficher article seul)

Tapie Alibi, les Français coupables   (Afficher article seul)

Économie de paix - Économie de guerre   (Afficher article seul)

Clarté et souplesse   (Afficher article seul)

La bagnole ou la vie   (Afficher article seul)

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Éditorial

Le mur

par M.-L. DUBOIN
février 1986

Quelle évolution ! Malgré ce que nous écrivent encore certains correspondants qui se lamentent de l’incompréhension qu’ils rencontrent en exposant nos thèses autour d’eux, il est indéniable que nos idées ont énormément progressé ces dernières années. Outre le fait qu’on parle un peu partout (voir par exemple, « Libération » du 18 novembre 1985) de revenu minimum garanti (ce qui, il y a vingt ans, paraissait une impensable utopie), que de chemin parcouru depuis le temps où Jacques Duboin n’était pas pris au sérieux lorsqu’il annonçait que « Ce qu’on appelle la crise (1)  » n’était autre que la mutation de notre société vers l’ère post-industrielle ! Cette conscience de l’énormité de la transformation en cours se manifeste par le fait que les médias ne se ferment enfin plus systématiquement aux réflexions de gens formés à l’école Duboiniste : c’est un jour un quotidien qui accepte un article, et J. Rozner ou J. Robin parlent de « grande relève » dans « le Monde »  ; c’est G.H. Brissé qui avance dans « La Croix » l’idée d’une monnaie de consommation non thésaurisable  ; ce sont les éditions Plon qui acceptent que dans un livre sur les transformations technologiques en cours, notre ami A. Ducrocq annonce que « les économies devront abandonner l’actuelle formule de la redistribution au profit de la distribution » et que «  nous nous acheminons vers une économie distributive ».
Bref, nos idées se répandent enfin et les lecteurs qui se lamentent seraient beaucoup plus optimistes s’ils étaient plus attentifs à la multiplication de diverses manifestations allant dans le sens de nos thèses, c’est un jour un film télévisé qui en témoigne, le lendemain une émission de radio... C’est que la pression des faits que nous annonçons depuis longtemps dans nos colonnes est irrésistible. Elle est à la veille d’être bien plus forte si les recommandations du rapport de D. Taddéi (député du Vaucluse), sur l’aménagement du temps de travail sont mises en application. Ce rapport (2) préconise en effet la diminution, dans le secteur industriel, du temps de travail des salariés en faisant tourner beaucoup plus les machines avec des équipes plus nombreuses qui se relaieraient : par exemple, deux équipes travaillant trente heures feraient marcher une machine 60 heures, au lieu d’une quarantaine d’heures actuellement.
La création par le gouvernement socialiste du CESTA (Centre d’Etudes des Systèmes et Techniques Avancées) sous l’impulsion d’un homme aussi dynamique que J. Robin est un facteur très positif dont on peut espérer beaucoup pour la diffusion de nos idées, si un changement politique ne vient pas arrêter son élan...
A l’étranger aussi de semblables mouvements d’idées se manifestent et « les dossiers de la Grande Relève » ont entrepris d’en témoigner.
Par contre, la grande majorité de la population reste indifférente  : elle sent bien que « les choses ne sont plus comme avant », mais de là à admettre qu’il va falloir changer fondamentalement nos habitudes économiques et monétaires, non ! Il y a un blocage, un mur.
Quel mur ? le mur des habitudes, des conditionnements, des idées reçues. Il ne s’agit pas, comme le pensent certains distributistes, d’un « mur du silence » élevé par les puissances d’argent contre la diffusion de nos thèses. Il s’agit plutôt d’un blocage de l’imagination, blocage dont on a établi la réalité scientifique depuis peu et qui commence seulement maintenant à faire l’objet de recherches sérieuses. Il suffit pour le comprendre de lire les ouvrages de H. Laborit : dans « L’homme imaginant  », essai de biologie politique, il dit clairement que «  le facteur essentiel d’une évolution de l’humanité technicisée ne paraît pas résider seulement dans une transformation socio-économique, mais dans l’extension d’une culture basée sur une accumulation de connaissances, sur la restructuration mentale du plus grand nombre d’hommes. C’est qu’en effet l’homme est fortement et, le plus souvent inconsciemment, conditionné par son environnement, son éducation, sa biologie. Selon Laborit, le seul moyen de s’en tirer c’est d’acquérir la connaissance : « ou l’humanité aura comme finalité essentielle de fuir l’ignorance et l’unidisciplinarité idéologique et technique, ou elle demeurera dans le chaos, la souffrance et le meurtre. L’ignorance et le conditionnement sont les vrais ennemis de l’homme, tant du prolétaire que du bourgeois. L’ignorance ne vient pas seulement de la difficulté que certains hommes rencontrent à s’instruire. Elle vient aussi du fait que l’homme ne cherche le plus souvent à connaître que ce qui satisfait ses désirs. Il cherche dans la connaissance la reconnaissance de ses pulsions primitives ou secondaires et interdites, une justification de ses jugements de valeur ». Un peu plus loin Laborit précise  : « l’homme en tant que structure vivante est lié à des mécanismes biologiques indispensables à sa survie... Ils font de l’homme un animal et si cet animal est de plus un être pensant, ces mécanismes ont une part importante à jouer dans le mécanisme de cette pensée. Enfin, les rapports interhumains, les rapports sociaux quels qu’ils soient, se réalisent sur leur base inconsciente et toujours présente ». Est-il vain alors de chercher à changer les comportements humains ? Bien heureusement non ! Et Laborit nous précise : « il paraît nécessaire, pour fournir une signification à la vie individuelle, et pour que cette vie participe à la survie de l’espèce, de lui permettre de contrôler les facteurs qui la commandent et de lui fournir une description d’ensemble du système complexe dans lequel elle intervient, N’est-ce pas cela que l’on pourrait définir comme « participation » ? Participation non point aux bénéfices... mais à la compréhension générale des ensembles socio- économiques de l’époque  ».
Pour nous, le message de Laborit est très clair : il faut continuer sans cesse à démonter les rouages de l’économie de profit, montrer dans quelle impasse elle nous amène et l’opposer à ce que pourrait être une société basée sur l’économie distributive. Nous sommes tous concernés et les lecteurs de la Grande Relève en premier lieu.

(1) Titre d’un livre publié par J. Duboin en 1934.
(2) Voir « Le Monde » du 26 septembre 1985.

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Neuf grands économistes

février 1986

« L’homme compétent est celui qui se trompe selon les règles » (Paul Valéry)

Milton Friedman
La crise va durer... heureusement
Prix Nobel d’économie en 1976, père de l’école monétariste de Chicago, l’Américain Milton Friedman est sans doute l’économiste le plus célèbre au monde. C’est aussi le maître à penser des néolibéraux

Henry Kaufman
L’expansion va continuer
Senior-partner de la firme new-yorkaise d’agents de change. Salomon Brothers, Henry Kaufman a été surnommé le gourou de Wall .Street »..Ses oracles font autorité sur les places financières du monde entier, caria plupart doses pronostics ont été jusqu’ici confirmés par les faits

Raul Prebisch
Brisez le carcan de la dette
Economiste argentin, Raul Prebisch est l’expert du problème numéro un du moment : la dette du tiers monde, et notamment celle de l’Amérique du Sud

Lawrence Klein
Investir avant de libéraliser
Lawrence Klein, professeur d’économie à l’Université de Pennsylvanie et prix Nobel d’économie (1.980) pour ses travaux sur les modèles de prévisions économétriques, consultant pour plus de soixante pays, préside le comité scientifique de la Cisi-Wharton, grand institut de conjoncture franco-américain

Lester Thurow
Le salut par la demande
Lester Thurow est professeur au Massachusetts lnstitute of Technology (MIT)

Jean Denizet
Qui prendra le relais de l’Amérique ?
Jean Denizet est le meilleur spécialiste français des questions monétaires. Il vient de publier » le Dollar » (Fayard), une histoire du système monétaire international

Hans-Jürgen Krupp
L’europessimisme est condamné
Patron de l’institut de conjoncture DIW à Berlin, Hans-Jürgen Krupp est l’un des meilleurs économistes allemands

Serge-Christophe Kolm
Laissons glisser le franc
Economiste français de renom international, Serge-Christophe Kolm a enseigné dans les universités américaines de Harvard et de Stanford. Auteur de » Sortir de la crise » (Hachette) et du » Contrat social libéral » (PUF), il est professeur à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées

Alain Chevalier
Dévaluer n’est pas capituler
Patron du groupe Moët-Hennessy (un des plus gros exportateurs français au Japon et investisseur aux Etats-Unis), Alain Chevalier plaide avec opiniâtreté pour une politique économique plus active

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Face à la crise

par A. PRIME
février 1986

Le Nouvel Observateur de 22/28 Novembre 1985 a réalisé un encart spécial de plusieurs pages sur « 1986 La crise est-elle finie ? » Il a interrogé les neufs grands économistes mondiaux dont nous reproduisons ci-contre le visage et les titres (2 Prix Nobel !). A lire leurs réponses, on se convaincra de la profondeur de la réflexion de P. Valéry. Aucune originalité - tout est classique. Le moins qu’on puisse dire, c’est que, chez eux, « l’imagination n’est pas au pouvoir ». On aimerait, à les lire, découvrir des visions du monde - d’un monde - futur, à la hauteur des bouleversements technologiques des dernières décennies. Rien : du catéchisme économique digne de l’entre deux guerres, pour ne pas dire du siècle dernier. Pas un mot qui laisse croire que notre monnaie - guère plus évoluée que celle des Perses - pourrait ne plus correspondre aux capacités de la production moderne. Avant de lire quelques réflexions de ces neuf experts, il nous a paru intéressant de citer de larges extraits de l’introduction de Georges Valante : « C’est réconfortant : les plus grands économistes mondiaux interrogés sur les perspectives de la croissance sont optimistes. Certes ils ne se risquent pas à prédire la sortie de la crise pour l’an prochain (1986)... La crise n’est plus ce qu’elle était... » (Quelle chance !) ...
« A la fin des années 70, le mal suprême était l’inflation. Aujourd’hui, les endettés, c’est-à-dire tout le monde ou presque, nations, entreprises, particuliers, vivent les affres de la désinflation : rembourser les dettes avec une monnaie qui ne fond plus... Malheureusement, la courbe de Philips (lorsque le taux d’inflation est bas, le taux de chômage est élevé et vice versa) a joué à plein. De 1980 à 1984, le chômage a progressé de 5 à 8 % de la population active... La Grande-Bretagne a réduit son inflation de 10 points depuis 1980, mais, sur la période... le chômage a doublé chez Madame Thatcher. En fait, les experts (toujours eux !) ont calculé qu’en Europe, à chaque point gagné sur l’inflation répondait un recul de l’emploi de 2 %. Résultat : les pays de l’OCDE comptent 31 millions de chômeurs, dont 20 en Europe ».
Pour Jean-Claude Paye, Secrétaire général de l’OCDE, « la perspective la plus vraisemblable... paraît celle du maintien d’une croissance de l’ordre de 3 % aux Etats-Unis, 4 à 5 % au Japon, 2 à 3 % en Europe ». « Des taux, poursuit G. Valance, que l’on peut appeler des taux de crise, mais qui restent insuffisants pour résorber le chômage ».
Le Nouvel Observateur cite ensuite les « cinq locomotives » sur lesquelles on compte pour maintenir ou faire progresser l’économie  : les ordinateurs de la 5e génération au Japon, Eureka, Race, Esprit en Europe, l’IDS - la guerre des étoiles - aux USA.
Cela dit, à tout seigneur tout honneur : que pense MILTON FRIEDMAN, le maître à penser - si l’on peut dire - de Reagan au début de son premier mandat.

Les USA...
« La croissance américaine a été très forte en 1984, elle s’est ralentie au début de cette année, c’est vrai, mais elle est en train de reprendre. Je suis même convaincu qu’elle repartira bien au dernier trimestre et au début de l’année prochaine »...
« ...Sur le long terme, l’économie américaine reste en très bonne santé. Mais elle continuera à traverser quelques hauts et quelques bas. »

Et l’EUROPE ?
« - Depuis dix ans, l’Europe est en stagnation et son taux de chômage reste très élevé. Or, avec les monstres bureaucratiques que la CEE a créés - comme la politique agricole -, elle n’a aucune chance de retrouver une croissance vigoureuse  ».

La CRISE ?
« - Je crois qu’il n’est pas réaliste de penser qu’il puisse y avoir une sortie de crise (en 1986). S’il n’y en avait pas, de crise, nous devrions l’inventer. Tant il est vrai que les problèmes ne sont réglés qu’en temps de crise. Et les gens adorent se plaindre ».
Avec de tels « raisonnements », on conçoit que même Reagan ait dû se séparer de FRIEDMAN.

Lawrence KLEIN
La Crise ?
« - Nous ne vivons pas une situation de crise mais de déséquilibre déficits extérieur et intérieur des Etats-Unis, excédents du Japon et de l’Allemagne, niveau élevé du chômage et des dettes des pays en voie de développement.
Le monde cherche aujourd’hui à s’ajuster à cette situation en préparant un atterrissage en douceur ».
Investissement et chômage
« - Il faudrait investir davantage en particulier dans les technologies nouvelles ; améliorer la productivité du tra vail et, en même temps, pratiquer une politique de modération des salaires. Si l’inflation est contenue, la production s’accroîtra et les salaires réels pourront augmenter ».
Productivité accrue et « modération des salaires  », ça nous dit quelque chose : CHOMAGE ACCRU. On croit rêver.

Hans Jürgen KRUPP
« - Si la croissance réelle des Etats-Unis se stabilise autour de 3 %, l’économie mondiale progressera avec la même retenue qu’en 1985. En Europe, l’amélioration sera minime : le mieux que connaîtra la France sera encore compensé par la détérioration de la situation de la Grande-Bretagne. En Allemagne, le taux de croissance restera au même niveau qu’en 1985 : environ 2,5 %. Ce qui ne suffira pas à provoquer une diminution très importante du chômage ».
C’est l’Europe qui doit à présent soutenir la croissance de l’économie mondiale. Les emplois nouveaux sont créés dans le secteur tertiaire, pas dans l’industrie. Près de 70 % des Américains travaillent aujourd’hui dans les services. Le retard de l’Europe ne s’explique pas par un manque de productivité de son industrie mais parce que ses structures se transforment trop lentement ».
Et vive le tertiaire ! KRUPP n’a pas encore réalisé que le tertiaire, par la bureautique et autres progrès techniques, « rejetait » à son tour les gens dans le chômage.

Henry KAUFMAN
« N.O.- L’énorme déficit budgétaire américain (de l’ordre de 200 milliards de dollars) ne met-il pas en danger tout votre système économique et financier ?
H.K.- Le déficit est un problème sérieux pour les raisons suivantes. Premièrement : notre dépendance à l’égard du financement par les capitaux étrangers se trouvera aggravée. Deuxièmement : le gouvernement américain est un très gros emprunteur sur les marchés des bons du Trésor à moyen et à long terme. Il force ainsi les entreprises privées à se financer sur le marché de l’argent à court terme, à des taux d’intérêt « flottants ». Ce qui rend ces entreprises privées plus vulnérables, dans l’avenir, aux risques de dérapage des taux. Troisièmement : le déficit du budget fait monter les taux d’intérêt américains ».

Lester THURON
« Le Nouvel Observateur.- Les nouvelles technologies sont-elles inévitablement destructrices d’emplois ?

Lester THUROW
« Elles sont généralement conçues pour accroître la productivité. Si la demande de biens et de services augmente plus vite que la productivité, alors il y aura création d’emplois. Dans le cas inverse, il y aura perte d’emplois. Si les politiques monétaires et fiscales sont conçues pour réduire la demande, comme c’est le cas actuellement en Europe, aucune intervention nouvelle ne sera en mesure d’améliorer l’emploi ».
« Un marché du travail plus flexible - simple euphémisme pour désigner une réduction des salaires - peut susciter la création d’emplois seulement si les gouvernements sont disposés en même temps à accroître la demande par les politiques monétaires plus souples ou des politiques fiscales plus expansionnistes  ».

Serge-Christophe KOLM
« Les Français chôment pour un franc surévalué et les Allemands travaillent à la place des Français chômeurs  ».
« Je suis favorable à une reprise à l’américaine, avec d’un côté une réduction d’impôt pour relancer la croissance, de l’autre une politique monétaire rigoureuse pour freiner l’inflation. C’est la combinaison de ces deux politiques que je préconise depuis quinze ans et que le président Reagan a enfin appliquée ».
Encore un « expert » incompris puisqu’il ajoute : «  Quand les économistes - comme dans les autres sciences - font une découverte, il faut quinze ans pour que ça passe en mesures politiques »

Paul PREBISH
« Jusqu’à une époque récente, les Américains recommandaient d’avoir de la patience en matière de dette extérieure  : l’économie mondiale allait se rétablir rapidement, un vaste marché allait s’ouvrir à nos exportations et les taux d’intérêts allaient baisser. Rien de tout cela n’est arrivé. Cette situation me préoccupe profondément, car le service de la dette est très lourd et il absorbe une proportion considérable de l’épargne de nos pays, au détriment des investissements qui sont au plus bas. A cela s’ajoute la dégradation des termes de l’échange et les effets néfastes du ralentissement de la croissance américaine sur nos exportations »
« ... pour payer une partie des intérêts, on obtient de nouveaux crédits qui augmentent la dette ».
Enfin un expert qui voit clair : évidemment, il fait partie des pays pauvres, endettés, exploités.

Jean DENIZET
« Le problème de la dette reste effrayant pour le système bancaire occidental. En fait, les banques ont déjà renoncé au capital prêté ; ce qu’elles veulent, ce sont les intérêts de la dette. Mais les pays débiteurs sont incapables de les payer aux taux actuels. Il faudra, en fait, plafonner, chapeauter les intérêts eux-mêmes. Mais cela, les banques ne veulent pas en entendre parler. Le monde va peutêtre périr de l’égoïsme bancaire et de son incompréhension totale ».
« Les Etats-Unis sont devenus débiteurs nets du monde avec une dette qui augmente bientôt de plus de 100 milliards de dollars par an. Faire du crédit à un fils prodigue milliardaire, cela a toujours été le rêve des usuriers et des banquiers mais cela n’a qu’un temps. Les Etats-Unis, un jour, devront faire une opération rigueur de type mars 1983 en France, c’est-à-dire faire de la déflation pour corriger leurs erreurs. Pour limiter ces risques de récession, il faudrait que l’Europe et le Japon prennent le relais de la relance américaine. Malheureusement ça ne s’est jamais produit ».

Alain CHEVALIER
« Il est vrai que le poids de l’endettement pèse comme une épée de Damoclès sur toutes les économies et avant tout sur celle des Etats-Unis, mais le ralentissement de la croissance américaine et son déficit budgétaire devraient à court terme entraîner la baisse du dollar et celle des taux d’intérêt ».
« La dévaluation n’est pas une capitulation, c’est une mesure technique. En période de haute spéculation, comme celle que nous connaissons, il est parfois plus coûteux de défendre une monnaie pour finir par jeter le gant que d’agir en temps voulu, c’est-à-dire avant que l’offensive se mette en place ».

***

Vous voyez que tout cela n’est pas très original, ce qui ne veut pas dire que des réflexions et analyses ne sont pas pertinentes dans le cadre du système économique monétaire actuel. Mais, ce qu’un distributiste peut en retirer « globalement  », c’est que ce ne sont pas ces grands experts en économie qui indiqueront aux dirigeants des divers pays ou aux peuples inquiets de la montée du chômage la voie à suivre pour sortir de la crise ; crise que certains veulent seulement nommer, pudiquement sans doute, mutation.
Pour nous, c’est la même crise du capitalisme que celle des années 30, différente seulement grâce à tous les garde-fous sociaux qui en ont évité la soudaineté et limité la dureté. La crise dure et durera car elle est inhérente au système. Le chômage continuera à croître en même temps que la production ; la reprise US - et celle des autres pays industrialisés - restera, au mieux, précaire.
La « vision » du monde et de son avenir qui transparaît dans les principaux éléments de réponses des 9 experts que nous avons retenus n’est pas faite pour éclairer nos dirigeants. Nous nous en doutions : la « brochette » réunie par le Nouvel Observateur nous conforte dans nos convictions.
Une anecdote éclairante pour conclure. Il y a deux ans, nous assistions à un exposé-débat à la Maison de la Radio, réunissant six économistes renommés, dont Michel Albert. Le sujet : « Comprendre aujourd’hui pour vivre demain. Sortir de la crise ». Question d’un auditeur : «  vous avez tous, messieurs, abondamment parlé de la crise ; vous l’avez analysée, mais aucun d’entre vous n’a indiqué - ce qui nous paraît être la question essentielle - la solution pour en sortir ».
Réponse de Michel Albert (assez emphatique) : « Mais mon cher monsieur, s’il y avait une solution, ça se saurait, nous le saurions ».
Alors, amis distributistes, vous savez ce qui nous reste à faire  : convaincre autour de nous, toujours convaincre, et... encore convaincre  !

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LES DOSSIERS DE LA GRANDE RELEVE

1986 année de la Paix, selon l’ONU. Il nous a paru nécessaire d’y contribuer à notre manière en présentant dans ces troisièmes « Dossiers de la Grande Relève » les propositions que fait un Américain, Ward Morehouse, président de la Société pour les Affaires Publiques et Internationales de Croton ou Hudson, pour mettre fin au péril nucléaire que fait courir au monde le conflit idéologique qui oppose l’URSS et les Etats-Unis. Il rejoint l’analyse que nous avons souvent faite dans ces colonnes, selon laquelle seul un changement radical des moeurs économiques des grandes puissances mondiales peut apporter la paix. L’auteur reprend en fait les idées d’un avocat américain, Stuart Speiser, qui propose d’instaurer aux Etats-Unis une sorte de « capitalisme social ». Nos lecteurs, et plus particulièrement les membres de la commission « Le Duigou », qui étudient les mesures de transition vers l’Economie Distributive, pourront peut-être y trouver quelques idées

J.P. MON

Idéologies économiques, niveaux des conflits et course aux armements nucléaires

par W. MOREHOUSE
février 1986

L’actuelle course aux armements nucléaires résulte d’un conflit idéologique, vieux de plus d’un demi-siècle, qui, il y a quelques dizaines d’années, s’est transformé en une rivalité stratégique entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Toute tentative réellement sincère de mettre fin à la course aux armements doit obligatoirement saisir cette réalité géologique sous-jacente. Dans un ouvrage qui vient de paraitre récemment, un avocat new-yorkais, Stuart Speiser, montre qu’un bon moyen, qui, s’il n’est pas le seul, est toutefois le meilleur pour apaiser ce conflit idéologique consiste à mettre en oeuvre des changements structurels qui rendent plus compatibles les systèmes économiques des deux super puissances.

Les origines de la rivalité entre les deux «  Grands »

Les origines, vieilles de plus de cinquante ans, du conflit Etats-Unis Union Soviétique, viennent, comme beaucoup d’autres choses, des différences idéologiques qui guident leurs systèmes économiques respectifs. Les Etats-Unis, s’inquiétaient de ce qui était à cette époque, et qui est encore aujourd’hui, perçu comme une économie et une idéologie politique étranges qui, par l’affirmation de leur suprématie ultime, pouvaient finalement détruire les sociétés capitalistes existantes. Cela s’est traduit, en réaction, par le harcèlement et même l’invasion du territoire de l’Union Soviétique dans les premières années qui ont suivi la révolution bolchévique. « L’encerclement capitaliste » a été une dure réalité pour la jeune Union Soviétique et est resté une constante de la vie soviétique qui a façonné jusqu’ici sa pensée stratégique. C’est donc de l’incompatibilité de leurs systèmes économiques que découle la rivalité des deux super puissances. Si l’on peut changer les bases de ce conflit, on peut peut-être espérer au moins ralentir la course aux armements nucléaires, sinon l’arrêter complètement. L’idée d’une « convergence » graduelle des sociétés soviétiques et occidentales n’est bien sûr pas nouvelle. La plupart des théories occidentales sur la convergence contenaient, comme on peut le voir après coup, une erreur fondamentale. Elles reposaient sur l’hypothèse que, au fur et à mesure que l’URSS se développerait économiquement, sa population, si non l’idéologie de ses gouvernants, évoluerait et que l’Union soviétique finirait par ressembler à une nation occidentale. Il est devenu abondamment clair que les dirigeants soviétiques n’ont aucunement l’intention de changer ni leurs points d’ancrage idéologiques ni le caractère essentiel des institutions politiques et économiques de leur pays. Mais, l’autre terme de l’alternative, bien peu envisagé parce que la plupart des occidentaux le considèrent comme impensable, est d’imaginer que les sociétés occidentales (ou au moins les Etats-Unis qui sont le pays le plus important en ce qui concerne la course aux armements nucléaires) adoptent un modèle idéologique voisin de celui qui a cours en URSS. C’est là le point fondamental de l’argumentation développée dans l’ouvrage de Speiser : si la différence essentielle entre les idéologies américaines et soviétiques - à savoir leur conception différente de la propriété des moyens de production - pouvait être éliminée en rapprochant la pratique américaine de celle de l’Union soviétique, il existerait au moins la possibilité de voir diminuer à terme l’intensité du conflit idéologique qui oppose ces deux super puissances, ce qui abaisserait le niveau de leur rivalité stratégique et affaiblirait leur tendance irrationnelle à maintenir dans leur pays une course aux armements stratégiques qui non seulement constitue un grave danger mais aussi une charge de plus en plus couteuse.
Alors que l’économie américaine a progressé à grandes enjambées depuis la seconde guerre mondiale et est devenue l’économie dominante sur la scène mondiale en accroissant massivement ses capacités de production, ses performances dans d’autres domaines essentiels de l’économie sont beaucoup moins satisfaisantes. En particulier dans le domaine de la distribution des revenus et des biens le bilan des Etats-Unis est beaucoup moins impressionnant au regard de ses énormes capacités de production. A l’échelle mondiale, le caractère distributiste de l’économie américaine n’est pas aussi mauvais que dans d’autres pays, mais comparé à son énorme capacité de production qui pourrait permettre aux Etats-Unis de supprimer facilement toute pauvreté, les résultats ne sont pas bons. Bien pis, après une période de déclin relatif, la pauvreté augmente à nouveau.
Un des points clés de la répartition injuste des revenus que reflètent les niveaux de pauvreté atteints dans une société d’abondance réside dans la propriété des biens productifs. Dans ce domaine le bilan est encore plus sombre  : en gros, 95 % des biens productifs du pays sont entre les mains de 5 % de la population.

Le « capitalisme-social »

Pour se donner les moyens politiques de changer simplement cette répartition inégale des moyens de production, il nous faut envisager une approche « réformiste » des changements économiques et politiques à mettre en oeuvre dans les pays de l’OCDE. C’est ce que nous appellerons le « capitalisme social ».
On peut définir le capitalisme social comme un ensemble de mesures politiques et économiques qui conduiront à une distribution plus équitable et plus étendue des moyens de production, se traduisant par une plus grande autonomie des personnes grace à l’extension de la propriété individuelle des logements et au développement des services communaux, par une propriété privée locale plus démocratique et par le contrôle des moyens de production des biens, des services et des crédits nécessaires au financement de ces productions.
Les idées de Speiser sur ce sujet ont été précisées dans un ouvrage récent « Superbourse » dans lequel il propose que chaque famille américaine acquière (grace à un prêt garanti par le gouvernement qui serait remboursé à l’aide des profits des actions) des actions de 100.000 dollars dans l’industrie américaine. En supposant que les sociétés ne conservent plus pour elles-mêmes leurs profits mais les distribuent sous forme de dividendes (comme elles y seraient encouragées dans le plan de Speiser), cela procurerait un revenu annuel de 20.000 dollars, qui constituerait une sorte de revenu annuel garanti sans intervention politique du gouvernement dans le mécanisme de transfert et sans nécessiter de prélever des revenus chez les plus riches pour les distribuer aux plus pauvres. Le plan de Speiser n’implique pas la redistribution des actions existantes qui ne seraient donc pas affectées ; ce qui contribuerait certainement à la «  vente » politique de l’idée.
Universaliser la propriété des moyens de production n’est que l’un des éléments permettant de construire un système véritablement équitable et démocratique aux Etats-Unis, quoique cela constitue le pas le plus important. D’autres éléments du social capitalisme, tels que l’accroissement de la décentralisation économique et un contrôle local accru des moyens productifs de la communauté, sont considérés comme beaucoup plus utopiques et peu susceptibles d’être mis en oeuvre sur une grande échelle à court terme. Mais ils seront plus réalisables politiquement une fois qu’on aura fait le premier pas de géant que constitue une distribution beaucoup plus équitable (mais certainement pas égale) de la propriété des moyens de production.

L’harmonie idéologique

Il est bien évident que les Etats-Unis et l’Union Soviétique ne sont pas les seuls acteurs importants de l’économie politique du globe. Mais, en termes de course aux armements nucléaires, il ne fait aucun doute qu’ils sont dans une très large mesure les acteurs les plus puissants. Par conséquent, si un effort de restauration de l’économie américaine était entrepris pour la mettre en relation plus harmonieuse avec celle de l’URSS, et que cela ait un impact important sur le niveau du conflit URSS Etats-Unis, ce processus historique aurait d’énormes implications pour l’humanité toute entière en accroissant la probabilité de survie de notre espèce.
Personne ne peut, bien entendu, être certain de ce que serait la réponse soviétique si les Etats-Unis, en suivant une voie distincte mais parallèle, se mettait en conformité idéologique avec l’un des principes les plus fondamentaux de la doctrine économique marxiste en universalisant la propriété des moyens de production. Cela ne se ferait pas instantanément. Il faudrait au contraire intensifier les contacts entre les deux pays de façon à ouvrir le dialogue sur les fondements de chacune des sociétés, sur la façon dont elles changent et sur ce qu’implique ces changements dans les relations qu’elles entretiennent.
Il est important de souligner ce qui est évident. Universaliser la propriété des moyens de production des EtatsUnis suivant les axes que nous avons décrits ci-dessus en vendant, en principe, à tous les membres de la société des parts de propriété serait quelque chose de fondamentalement différent de ce qui a cours aujourd’hui en URSS, qui implique une délégation de propriété à l’Etat, qui possède et contrôle les moyens de production au nom et au bénéfice du peuple. Il subsisterait donc une différence fondamentale entre les deux pays en ce qui concerne le rôle de l’Etat. Il se peut que cette différence fondamentale reste un obstacle suffisant pour bloquer toute réduction significative du niveau du conflit entre les deux super puissances.
Mais la restructuration de l’économie américaine suivant les lignes que nous avons données mérite d’être effectuée pour elle-même, si on considère que les valeurs normatives qui façonnent les objectifs économiques, sociaux et politiques de la société américaine ont encore un sens.
Si en cherchant à atteindre ce but que constitue l’instauration d’un ordre économique plus équitable aux EtatsUnis, on peut initier un processus qui, en définitive, conduirait à une réduction appréciable de l’intensité des conflits entre les deux super puissances, on aura pavé la voie qui mène au ralentissement de la course aux armements nucléaires et on commencera à détruire, au moins partiellement, les arsenaux nucléaires.

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Tapie Alibi, les Français coupables

par P. LE DUIGOU
février 1986

Les Japonais, les Américains, les Allemands réussissent, mais... pas les Français ! Sauf... quelques hommes qui réussissent tout ce qu’ils entreprennent et qui sont les gestionnaires modèles de notre économie. Bernard TAPIE est de ceux-là. Pas un mois ou les médias ne nous le servent comme plat du jour. C’est à qui donnera la recette miracle, illustrée d’exemples concrets pris dans la quotidienneté du groupe TAPIE. Ce n’est pas le système économique qui est en cause, mais ce sont bien les hommes. La preuve... quand le dirigeant est valable, les entreprises tournent !! C’est ainsi que l’on développe le sentiment de culpabilité nationale.
Mais lira-t-on jamais, ailleurs que dans la Grande Relève, une information qui tienne compte de la globalité des éléments  ? L’article ressemblerait à celà : « Tel marché actuellement contrôlé par une dizaine d’entreprises s’est considérablement réduit compte tenu de la baisse de la demande et de l’augmentation de la productivité. Trois entreprises devront fermer leurs portes pour que, sur ce marché, l’offre et la demande se rééquilibrent et permettent aux entreprises restantes de générer des marges bénéficiaires en progression. NATURELLEMENT, celle qui possèdent les caractéristiques de faiblesse économique ou technologique vont disparaître pour laisser place aux sept entreprises capables d’assurer les besoins du marché dans des conditions normales de rentabilité  ».
L’interprétation actuelle est invariablement la même : Trois entreprises ont fermé leurs portes, suite à la mauvaise gestion de leurs dirigeants.
C’est là qu’intervient notre homme miracle : Bernard TAPIE. S’il lui vient à l’idée de racheter une des trois entreprises, il la remontera faisant en sorte qu’une AUTRE entreprise ferme ses portes, car dans tous les cas, trois entreprises disparaîtront. Et si jamais cette entreprise se met à reprendre des parts de marché grandissantes, tant au niveau national qu’international, les médias se prosterneront, crieront au miracle. Et à qui de donner des tuyaux sur ce qu’est la bonne gestion
- diminution du pouvoir d’achat
- remise à zéro des avantages acquis
-travail par équipes tournantes
- servage de l’encadrement et de la maîtrise.
- étouffement des syndicats (devenus si compréhensifs)
- licenciement des moins productifs
- écoeurement des plus âgés
- accroissement du mai être des salariés en insistant sur la précarité de leur emploi
- et ce serait encore mieux si l’on pouvait obtenir la « Flexibilité  » de l’inspection du travail.
Je pose ici la question. Le problème est-il de se trouver dans l’entreprise qui ne coulera pas grâce à son patron de choc, ignorant ainsi le sort de mes collègues licenciés, ignorant ainsi le sort des salariés des trois autres entreprises ? Ou bien doit-on répartir l’emploi sur toute la population active et faire en sorte que chacun puisse accéder au maximum de la production du pays ?
Et voici WONDER qui tombe. 519 suppressions d’emplois au programme pour restructurer le secteur « piles grand public » par la jonction de WONDER et SAFT-MAZDA. Personne n’échappe aux conséquences de la révolution technologique. Mais comme l’avait si justement dit TAPIE sur les antennes de télévision : « Le jour ou une de mes entreprises tombera, les médias ne me rateront pas ».
Comme on a déplacé le problème sur les hommes et non sur le système de répartition ainsi que le niveau de production nationale, il est certain que LUI seul sera responsable de la faillite de SON entreprise.
Informations tronquées, visions réduites, manipulation de la doctrine économique. Sentant qu’une fissure s’ouvre à nos pieds, les dirigeants éclairés nous font regarder le soleil afin de mieux nous aveugler.
Même aveuglés, nos sensations restent. Finie la culpabilité des hommes, c’est le système qu’il faut changer !

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PAS D’ALIBI, CHÔMEUR COUPABLE !

Pour la morale publique, les chômeurs sont des gens qui tombent dans la facilité et ne se fatiguent pas pour trouver du travail. Et chacun y va de son exemple pour confirmer ses affirmations (sans parler des immigrés). C’est à nouveau le processus de culpabilisation, individuelle cette fois-ci, qui est en place. Il n’est pas étonnant que de nombreux chômeurs se suicident, comme ces deux jeunes gens de 25 et 20 ans, habitant dans le Gard, qui étaient au chômage depuis un an. Début décembre, ils ont mis fin à leurs jours, pour rompre avec cette société qui, de toute façon, les rejetait.
Là encore, dans ce marasme, ce sont les plus forts du moment qui s’en sortiront le mieux. Les plus débrouillards, les plus diplômés, les plus costauds moralement. Il parait que c’est une loi naturelle !
Si l’on en croit les prévisions les plus optimistes, il y aura en France cinq millions de chômeurs en l’an 2000. Cela veut dire que deux millions de nos moralisateurs se retrouveront dans la situation de ceux qu’ils décrient aujourd’hui, sans comprendre ce qui leur arrive.
Alors ? A qui la faute ? Individus ou système ?

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LES DOSSIERS DE LA GRANDE RELEVE

Économie de paix - Économie de guerre

par G. NAUROY
février 1986

C’est presque journellement que les média (radios, télévision et journaux de toutes opinions) nous ressassent que tels et tels projets ne peuvent être réalisés parce qu’il n’est pas possible de les financer. Bien que notre pays compte actuellement près de 3 millions de chômeurs et que le chômage touche. toutes les professions, de manoeuvres aux titulaires de titres universitaires, on nous clame que, par manque de crédits, le nombre des enseignants ne peut être augmenté, ce qui, cependant, éviterait que certaines classes n’aient des effectifs trop importants ou encore que certains postes soient dépourvus de titulaires. On ne peut non plus accorder du personnel supplémentaire aux établissements hospitaliers alors qu’indiscutablement cela aurait pour effet de les rendre plus accueillants. Que dire aussi de tous les travaux, notamment ceux ayant pour objet d’améliorer la circulation routière, qui, bien que techniquement possibles, ne sont pas réalisés pour de sordides questions financières. Tous nous avons également encore présentes à l’esprit les catastrophes ferroviaires qui ont endeuillé notre pays l’été dernier. Les techniciens de la SNCF ont reconnu, à l’époque, qu’ils diposent des moyens techniques qui auraient permis d’éviter ces accidents, mais ces moyens n’avaient pu être mis en place faute de crédits nécessaires.
En temps de guerre, il en va tout autrement. Un livre « La Reconstruction des ouvrages d’art du Chemin de Fer » édité pour le compte de la SNCF en 1942 est édifiant à ce sujet. A la lecture de ce document, nous apprenons qu’à l’armistice signé après l’offensive allemande de Juin 1940, étaient détruits :
- 475 ponts, passages inférieurs ou souterrains.
- 67 passages supérieurs.
Il est instructif de savoir qu’en juillet 1942, alors que plus d’un million de Français étaient prisonniers en Allemagne, que plusieurs dizaines de milliers de spécialistes avaient été envoyés en Allemagne au titre du Service du Travail Obligatoire (STO) et que plusieurs milliers d’autres étaient requis par les Allemands pour la construction du mur de l’Atlantique,
- étaient reconstruits en totalité 427 ponts et passages inférieurs ou souterrains ; 51 passages supérieurs.
- étaient reconstruits en provisoire : 21 ponts et passages inférieurs ou souterrains.
2 passages supérieurs.
Il faut savoir aussi que, pour ces travaux de reconstruction, ont été utilisés :
- 61.650 mètres cubes de bois
- 88.300 tonnes de ciment
- 23.775 tonnes de profilés et de laminés
- 9.985 tonnes d’acier enrobé
- 11.600 tonnes de matériaux divers en acier
De juin 1940 à juillet 1942, il y a eu en moyenne 6.620 ouvriers utilisés chaque mois sur les divers chantiers de reconstruction. A titre d’exemple citons que le nombre d’heures d’ouvriers nécessaires à la remise en service des 3 ouvrages ci-après a été de :
- 449.200 pour le Pont Eiffel sur l’Oise, entre les gares de Conflans et de Maurecourt.
- 639.200 pour le Viaduc d’Eauplet sur la Seine entre les gares de Sotteville et Rouen.
- 390.000 pour le souterrain de Vierzy (ligne de Paris à Soissons) entre les gares de Vierzy et Berzy le Sec.

Ce qui précède donne une idée assez précise de l’importance de moyens mis en oeuvre à une période où la France était confrontée à des difficultés que certains d’entre nous - les plus âgés - ont peut-être oubliées et dont ceux, nés après 1945, ne soupçonnent sans doute pas l’ampleur. Inutile d’ajouter que, pour décider d’effectuer ces reconstructions, les seuls critères retenus ont été l’intérêt que chaque ouvrage représentait et la disponibilité du personnel et des matériaux nécessaires. Si, comme cela se passe en temps de paix, il avait fallu établir au préalable, pour chaque ouvrage, un plan de financement, la reconstruction de 503 ouvrages, sur les 542 détruits, aurait sans doute duré plusieurs décennies et n’aurait pas été réalisée en 2 ans comme cela a été le cas à l’époque.
Pour nous en convaincre, citons le cas d’un pont sur la Loire qui s’est effondré au début de l’année 1985. Il a fallu que les services de l’Equipement du Département du Loiret, de la Région Centre et du Ministère concerné se réunissent à plusieurs reprises pour déterminer la part du financement qui serait prise en charge par chacun d’eux. Etant donné l’intérêt que représentait cet ouvrage, la concertation a abouti assez rapidement. Néanmoins, pour que la reconstruction de ce seul pont soit achevée, il faudra attendre entre 18 mois et 2 ans.
Nous autres distributistes, nous avons toujours prôné que tout ce qui était humainement, techniquement et matériellement réalisable devait pouvoir être immédiatement entrepris dès que l’intérêt général est en jeu. C’est pourquoi nous souhaiterions que nos gouvernants - actuels et futurs - déclarent la guerre à la pauvreté et à la misère et que, pour combattre ces deux fléaux qui frappent un certain nombre de ceux qui vivent en France, ils abandonnent leur mode de gestion actuel et que, puisque cela peut se pratiquer en temps de guerre, ils répartissent équitablement entre tous, à la fois le travail nécessaire à la prospérité de la France et les immenses richesses qu’elle possède.
Il est impératif de mettre l’économie au service de tous et nous devons toujours avoir présent à l’esprit que l’Economie Distributive est une ECONOMIE DE BON SENS ET D’ALTRUISME.

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LES DOSSIERS DE LA GRANDE RELEVE

Clarté et souplesse

par P. HERDNER
février 1986

Nous avons tous éprouvé à quel point il est difficile de faire admettre des solutions contraires à l’optique traditionnelle et à des préjugés tenaces. Et cela est particulièrement vrai quand nous abordons la question du chômage.
Je crois qu’avant de développer des thèmes qui déroutent nos interlocuteurs, il convient d’exposer avec suffisamment de précision les principes généraux, base de notre philosophie de l’économie, dont la logique et la clarté ne peuvent échapper à des esprits tant soit peu ouverts. Replacées dans ce cadre, nos solutions seront mieux comprises. Pour rassurer les sceptiques, il faut encore souligner que si les principes paraissent à première vue rigides, les applications sont souples et que diverses modalités pourront être étudiées, voire expérimentées. Clarté et souplesse sont les deux qualités qui rendront notre doctrine accessible et convaincante.
Pour être parfaitement clairs, nous aurions avantage à définir d’emblée les deux volets qui constituent l’ossature de tout système économique : ils concernent les relations, d’une part entre la production et la consommation, d’autre part entre le travail humain et les besoins de la production. Nous ne devons jamais perdre de vue cette dualité et la symétrie qu’elle présente. De l’économie échangiste, système injuste et oppressif fondé sur le profit et la concurrence, nous retiendrons surtout qu’elle aboutit à un double déséquilibre, alors que l’économie distributive réalise facilement un double équilibre. Ainsi l’absurdité du premier système fera ressortir, par contraste, la rationnalité du second.
On ne peut vivre dans l’économie dite libérale, abstraction faite des allocations et subventions qui en atténuent la dureté, que si l’on réussit à vendre, soit des produits ou des services, soit sa force de travail : c’est ce que Marcel Dieudonné appelle « l’économie du gain Or un produit ne peut plus se vendre s’il est abondant, et de même, quand les machines ajoutées à l’homme créent une offre de travail globale surabondante, l’individu ne trouve plus de débouchés pour sa force de travail. Le public doit saisir ce caractère double et symétrique de la crise, et comprendre qu’une crise de débouchés, résultant de ce qui normalement devrait apporter le bien-être, est en elle-même un paradoxe et une absurdité : c’est le double scandale des invendus qu’on gaspille et des chômeurs qu’on laisse dans le dénuement. Dans ce système, seuls les plus chanceux et les plus habiles sont assurés de prospérer ou de survivre. Quant aux remèdes proposés, ils sont aussi aberrants que le système lui- même : réduire l’offre au lieu d’accroître la demande, créer de emplois au lieu de les répartir.

A l’opposé, notre doctrine pourrait se condenser dans une formule : la souveraineté économique des consommateurs, ce qui, dans la perspective des deux volets, se traduit par deux principes  : mettre la production au service de la consommation, et le travail humain (équitablement réparti, et sans que personne risque d’être marginalisé) à la disposition de la production. D’où un double partage, celui des revenus (réalisé pratiquement grâce à la monnaie de consommation) et celui du travail. L’image d’une communauté où règne ce double équilibre peut être évoquée à titre de modèle analogique.
Si tout cela s’impose avec la force de l’évidence à l’esprit de notre interlocuteur, il sera à même d’apprécier judicieusement notre position sur le problème du chômage. Les deux volets, dont le premier a surtout un aspect économique, et le second surtout un aspect social, s’interpénètrent. Notre solution ne consiste pas seulement à partager équitablement le travail (ce qu’un socialiste réformiste admettrait facilement) ; elle implique aussi que les revenus sont calculés en fonction du volume total de la production, et non à partir d’une équivalence traditionnelle entre l’effort fourni et la rémunération de cet effort. Insérée dans un contexte économique révolutionnaire, cette réforme sociale a pris toute sa valeur, et l’équilibre réalisé est double.
Mais ici, plus que nulle part ailleurs, la souplesse est indispensable. Si l’idée de rémunération s’est effacée, si nul ne peut être pénalisé parce que l’économie n’a pas besoin de lui, il ne s’ensuit pas qu’il faille exclure toute modulation du revenu en fonction de la durée véritable et des conditions (choisies ou non) du travail. Une conception trop rigide de l’égalité - équité et égalité ne sont pas toujours synonymes - ne ferait qu’éloigner de nous des personnes qui seraient acquises par ailleurs à l’essentiel de nos thèses.
Je n’ai fait jusqu’ici aucune allusion au problème capital des échanges extérieurs, et j’ai raisonné comme s’il était possible à une nation de vivre en autarcie. Nous devons être en mesure de prouver que des solutions conformes à nos principes distributifs, qui nous permettraient à tous d’échapper aux conséquences désastreuses de la concurrence internationale, peuvent être proposées aux autres pays. Mais il est probable que nous nous heurterons pendant longtemps à un refus. Et ce refus posera de nouveaux problèmes.
Dans tous ces domaines, nos recherches devront porter aussi bien sur les mesures transitoires que sur les modalités d’un système distributif, et il nous faut admettre qu’une assez grande diversité est possible. Notre crédibilité en sera accrue.

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La bagnole ou la vie

par A. LAVIE
février 1986

Soit une automobile. Elle nous rend bien des services et nous procure une disponibilité plus grande. Tous les jours, des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers, font oeuvre de créativité, d’ingéniosité, pour tenter d’améliorer cet outil. Chaque année, chacun peut facilement lors des salons, grâce aux revues spécialisées, aux médias, se faire une idée des progrès obtenus. Il en est de même pour tout appareil ménager, tout objet de consommation, dans toute industrie, aéronautique, électronique,... Dans chaque domaine, des milliers, voire des millions de femmes et d’hommes utilisent les merveilles de leur cerveau et leur culture pour perfectionner la technique. Pour parvenir à de tels progrès, ils ont tous recours au raisonnement scientifique, à la logique, à l’expérience, aux essais d’idées nouvelles.

Mais il existe un domaine qui a de plus importantes répercussions sur notre vie, qui gère nos moyens de vivre, nos libertés, nos objectifs et occupe une place prépondérante dans l’éventail des éléments utiles pour remplir les conditions de notre bonheur. C’est l’organisation de notre système économique et social. Aujourd’hui nous laissons délibérément les économistes dits « distingués » s’en occuper, comme nous laissons les prêtres depuis des milliers d’années décider des rites religieux. L’économie serait- elle donc une religion ? La gestion de notre production, de notre consommation, serait-elle d’ordre métaphysique ? Si aujourd’hui les productions alimentaires et matérielles ressemblent à la multiplication des pains par Jésus-Christ, doit-on crier au miracle, ou au sacrilège pour avoir voulu imiter Dieu ?

Revenons sur Terre. Tout près, en 3 heures de Concorde (le même temps pour faire Paris-Lyon en TGV ou Paris- Dijon en automobile en respectant la limitation de vitesse) des gens meurent ou souffrent de la faim, d’autres se battent par manque du nécessaire ou de culture, encore plus près de nous, d’autres, au milieu des petits pains, de l’abondance, ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins, faute d’un travail-salaire ; toujours plus près, la violence, la drogue, l’alcool, le sexe, l’argent, dérèglent nos existences, dérèglent les rouages de la vie sociale.

Que font les ingénieurs, les techniciens, les ouvriers, quand leurs machines se dérèglent ? Ils cherchent, ils modifient, ils essaient d’autres montages ou d’autres matériaux. Actuellement, où en sont le recherches, les essais en socio-économique  ? Qui travaille sur le nouveaux prototypes ? Quelles modifications sérieuses envisage-t-on afin d’annihiler toutes ces anomalies grotesques de fonctionnement de la machine économique mondiale ? On ne voit que réparations précaires et bricolages approximatifs. Une amélioration ici, une nouvelle défaillance ailleurs : l’inflation diminue mais le chômage augmente et le pouvoir d’achat périclite.
Les pays industrialisés renforcent leurs monnaies, les pays du TiersMonde s’appauvrissent d’autant. Admettrions-nous de posséder une automobile qui ne fonctionne qu’à peu près, un jour les freins lâchent, le lendemain c’est le joint de culasse, alors que la veille, c’était la boîte de vitesse ? Que ferions-nous si aucun garagiste « distingué » ne pouvait la réparer correctement, et si aucun constructeur ne pouvait nous fournir une automobile plus fiable ? Que ferions-nous si tous nos outils ou nos moyens de transport étaient identiquement défectueux ?

Des accidents de chemin de fer ou d’avions, en chaîne, comme nous en avons connus dernièrement, bouleversent l’opinion, ils inquiètent la population, ils secouent les industries responsables. Tout un processus est mis en mouvement pour trouver les causes et y palier par de nouvelles mesures ou par l’emploi de nouveaux matériels. Or, si les accidents continuaient avec une fréquence aussi importante, si l’incompétence s’avérait évidente, combien parmi nous sortiraient dans la rue exiger une changement sérieux, des résultats positifs ? Pourtant, dans le monde, tous les jours, des gens meurent de faim, on continue à s’entretuer, à connaître de plus en plus de chômage, la violence, la drogue, etc... L’opinion publique en est-elle bouleversée au point que nous soyons tous dans la rue à manifester notre mécontentement, à exiger un changement, des mesures adéquates et tout de suite ? combien sont-ils ? Comptez vous ?

Combien de chrétiens sur terre alors, aiment plus le- matériel, la technique, que l’humain ? Sont-ils seulement capables de charité, analogues à ceux qui vont faire le plein ou insistent sur le démarreur quand le moteur est devenu inutilisable ? Combien sont-ils ceux qui ne croyant plus aux garagistes, se penchent sur leurs capots pour voir ce que leur auto a dans le ventre  ? Combien, de la même façon, se penchent sur l’économie, sur l’organisation sociale, pour voir sous le capot les causes de tels marasmes ?

Où sont les chrétiens, où sont les chercheurs en herbe, où sont les exigences et les volontés  ?

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