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Editorial
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que
ce journal n’est dirigé que par des bénévoles dont
aucun n’est journaliste professionnel. Nous nous efforçons d’analyser
avec bon sens l’actualité économique et sociale et d’exprimer
en termes simples les conclusions logiques que nous en tirons. Notre
équipe est unie par un unique mais solide lien : la leçon
tirée de l’enseignement de Jacques Duboin, économiste
mort l’an dernier, ancien Sous- Secrétaire d’Etat au Trésor
sous la 3’ République, auteur d’une vingtaine d’ouvrages d’économie
politique, inventeur de la théorie de l’économie distributive,
fondateur de ce journal et de l’Association dénommée Mouvement
Français pour l’Abondance par le Socialisme Distributif.
Il s’en suit que cette équipe de rédaction est formée
de gens venant de milieux divers, qui exercent des professions différentes
que, d’ailleurs, la plupart du temps, nous ignorons.
Elle se réunit périodiquement pour lire et commenter les
textes proposés. Les discussions qui s’ouvrent dans ces réunions
nous amènent à débattre des problèmes d’actualité
et c’est ainsi que tout naturellement les numéros précédents,
et celui-ci encore, expriment en particulier notre opinion face au problème
du désarmement.
Peut-être à cause de l’approche des élections municipales
qui menacent de faire couler tant d’encre, ce numéro voit s’amorcer
des réflexions sur le rôle du pouvoir politique dans l’économie.
Il nous est apparu, lors de notre dernière réunion, qu’un
grand nombre de gens avaient de plus en plus tendance à confondre
le sens des mots Etat et gouvernement. Ces mots ne peuvent être
confondus que dans un régime parfaitement démocratique
puisque démocratie désigne un système politique
dans lequel le gouvernement est exercé par le peuple souverain.
Il est communément admis qu’un tel gouvernement est matériellement
irréalisable. C’est la raison pour laquelle a été
imaginée par le législateur la délégation
de pouvoir qui consiste à faire élire par le peuple des
représentants chargés par les citoyens de prendre les
décisions en leurs nom _ et place. Nos élus sont donc
sensés avoir une connaissance assez parfaite de notre état
d’esprit pour se comporter comme s’ils savaient toujours et avec exactitude
quelle décision prendrait la majorité des citoyens si
elle était consultée à chacune des questions qui
se posent. Et, bien entendu, cela suppose aussi de leur part une honnêteté
tout aussi parfaite pour les empêcher de laisser intervenir dans
leur choix toute considération d’intérêt personnel.
Ainsi, la démocratie dans notre système repose-t-elle
sur l’intégrité morale et intellectuelle de nos élus.
Une telle perfection n’est pas de ce monde. On peut donc se demander
s’il existe un meilleur moyen d’instaurer la démocratie.
Une première question se pose alors : sera-t-il toujours aussi
vrai que la démocratie directe est irréalisable ? Et si
les moyens techniques modernes de diffusion, d’information, d’enregistrement,
de communication instantanée même à distance, de
comptabilisation par l’informatique, venaient à changer totalement
les possibilités de consultation ?
Qui prendrait alors les dispositions nécessaires pour modifier
la législation en vigueur, de façon à donner le
pouvoir au peuple souverain ?
Une telle décision appartient à l’heure actuelle aux élus.
Mais elle consisterait pour eux à faire hara-kiri sur leur raison
d’être. D’un tel cercle vicieux, il n’est pas évident qu’on
puisse tirer quelque espoir !
Ce dilemme est semblable à celui que des représentants
syndicaux peuvent se poser : dans un régime où le travail
et le revenu seraient totalement dissociés l’un de l’autre, où
serait leur raison d’être ? C’est une révolution à
faire dans les esprits et qui s’avère difficile à ceux
qui ont consacré leur vie à la lutte des classes.
Il appartient donc à chacun de nous d’être conscient que
les moyens techniques modernes remettent aussi en question le principe
même de la délégation de nos pouvoirs. Si ce n’est
pour aujourd’hui, cela peut bien être pour demain.
Alors une seconde question se pose : serons-nous à ce moment
tous mûrs pour être investis d’un tel pouvoir ? La prise
de décision demande une connaissance parfaite des conditions
qui se présentent et la capacité intellectuelle et morale
de peser le pour et le contre, un véritable sens critique, un
respect profond de la liberté d’autrui. Tout cela s’apprend.
Et quand on voit le matraquage publicitaire et la démagogie qui
tiennent souvent lieu, ici ou là, d’information dans une campagne
électorale, on en revient encore à cette conclusion :
tout doit commencer par aider nos concitoyens à réfléchir
par eux-mêmes, à rejeter les idées toutes faites,
à refuser les affirmations qui ne s’appuient sur rien et qui
proviennent d’individus misant sur leur crédulité.
C’est bien là que se situent nos intentions en publiant ce journal.
Comme le mois dernier, nous offrons à nos abonnés la possibilité
de diffuser ces réflexions en donnant un second exemplaire autour
d’eux. Puis nous leur demanderons de nous communiquer l’adresse des
personnes, qu’ils auront ainsi intéressées, pour leur
envoyer directement quelques numéros.
Chaque esprit qui s’ouvre à la réflexion contribue à
l’évolution de l’humanité.
En relisant J. Duboin
Les théoriciens du socialisme scientifique
ont toujours considéré que, comme toute société,
il évoluerait en fonction du développement des forces
productives. Leur conception fut donc essentiellement dynamique. Marx,
Engels, Lénine ont distingué deux phases dans cette évolution
: une phase primaire et une phase supérieure. La phase primaire
est celle qui permettra de résoudre les contradictions paralysantes
de l’économie capitaliste ; elle se caractérise par la
socialisation de la production et l’abolition du processus échangiste.
Mais les « valeurs bourgeoises » qui sont celles de la société
d’hier, subsistent encore car les peuples en sont imprégnés.
C’est pourquoi, dit Marx, dans la Critique du programme de Gotha, le
travail demeurera encore une valeur marchande et la devise qu’il propose
pour cette société socialiste primaire, c’est «
à chacun selon son travail ».
La phase supérieure résultera du développement
des techniques de production, « quand toutes les sources de la
richesse collective jailliront avec abondance, et « du développement
en tous sens des individus » (Marx), sa devise sera alors : «
de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins
».
Ce n’est qu’au terme de cette longue évolution que les théoriciens
du socialisme scientifique entrevoient la disparition de l’Etat en tant
que puissance contraignante.
C’est alors que ce théoricien du socialisme moderne que fut Jacques
Duboin, intervient pour montrer que l’heure du socialisme a sonné
au cadran de l’Histoire. Par le développement accéléré
des techniques, l’ère de la rareté a fait place à
celle de l’abondance. Ce sont les structures de l’économie marchande
qui, seules, empêchent l’abondance de déferler sur les
peuples des pays développés. Jacques Duboin expose quelles
sont les nouvelles structures devenues nécessaires.
Elles exigent toutes un centre organisateur : l’Etat.
La production devient un service public géré par l’Etat
; tes revenus, une distribution du pouvoir d’achat entre tous les membres
de la communauté nationale, assumée par l’Etat. Ecoutons
Jacques Duboin :
« En régime d’abondance, l’Etat subit une métamorphose
complète, car il assume des attributions entièrement différentes.
Elles découlent de la simple observation des phénomènes
économiques suivants :
« Dès qu’elle apparaît, l’abondance a pour conséquence
de paralyser les échanges, ce qui arrête le fonctionnement
du régime de la rareté. Cette paralysie se constate par
l’appauvrissement des particuliers, puis de l’Etat.
« A l’économie de la rareté doit se substituer alors
celle de l’abondance.
« L’abondance, phénomène social, dépossède
le producteur au profit de la collectivité. L’Etat, qui la représente,
se trouve donc obligé d’assumer une nouvelle fonction sociale
: celle de la production et de la répartition des richesses.
Car cette dépossession du producteur crée à la
société des devoirs nouveaux vis-à-vis de l’individu,
puisque celui-ci, obligé d’accepter les lois de la société
dans laquelle il vient au monde, respecte l’ordre établi et un
état de choses sur lequel il n’a pas été consulté.
C’est alors qu’intervient entre le citoyen et l’Etat un quasi- contrat
: le citoyen fournit à l’Etat le travail dont il a besoin : c’est
le service social ; l’Etat fournit au citoyen et à sa famille
le bien-être matériel et la culture intellectuelle.
« J’espère que vous ne vous écrierez pas : mais
c’est l’Etat totalitaire ! Vous commettriez une erreur de forte taille
car il s’agit, au contraire, de l’Etat utilitaire, le seul qui corresponde
au régime de l’abondance. Il est aussi impossible de les confondre
que de prendre le jour pour la nuit.
« Dans l’Etat totalitaire, l’individu n’est rien et l’Etat est
tout. Dans l’Etat utilitaire, au contraire, la liberté de l’homme
en l’affranchissant de toutes les servitudes matérielles... ».
(Egalité Economique - 1939 - page 228)
Répondant à un objecteur, Jacques Duboin
explique :
« Il n’y a pas de raison pour que l’économie ne soit pas
sous le contrôle de la nation... Il ne faut jamais perdre de vue
ce que Marx a mis en lumière à savoir que l’organisation
sociale dépend surtout de la manière dont les hommes se
divisent le travail... ».
(L’économie distributive de l’abondance, 1946 - pages 84-85).
Dans « Rareté et Abondance », édition
de 1945, Jacques Duboin montre le caractère démocratique
de l’Etat en économie distributive :
« Le Plan, écrit-il, « est conçu dans le but
de produire et de répartir en vue des besoins réels de
toute la population. Ses rédacteurs s’inspireront donc des travaux
des hommes de science qui étudient les problèmes humains.
Cependant, en dernière analyse, la décision appartient
au pouvoir politique, qui doit être l’émanation de la nation
tout entière.
« Le Plan, rendu exécutoire, est réparti entre les
divers secteurs de l’économie. A son tour, chaque secteur fixe
le programme des établissements qui lui sont subordonnés...
».
(Rareté et Abondance, page 413)
Jacques Duboin n’a jamais conçu l’Etat comme
un organisme immuable. Il était trop profondément d’accord
avec Marx sur l’évolution des « superstructures »,
toujours fonction de celles des « infrastructures » économiques.
Toute son oeuvre montre que, pour lui, la fin essentielle de l’Etat
c’est « l’administration des choses ».
Jacques Duboin qui, comme Jean-Jacques Rousseau, ne croyait pas à
la perversité foncière de la nature de l’homme mais croyait,
au contraire, à ses possibilités indéfinies de
dépassement, ne pouvait pas être hostile à la vision
marxiste et léniniste du « dépérissement
de l’Etat » ; mais, n’étant pas un rêveur mais un
sociologue et un scientifique, il n’a jamais partagé l’utopie
anarchiste de l’abolition de l’Etat par la révolution.
Etranger
Dans son numéro 371 de janvier 1977, la revue INFORMATIONS ET DOCUMENTS, publiée par les services américains d’information et de relations culturelles, examine l’évolution des horaires de travail aux Etats-Unis au cours des 75 dernières années. Portant sur un pays où le système des congés payés n’est guère généreux, cette étude nous intéresse. Aux Etats-Unis, en effet, le travail, selon la méthode puritaine, est un devoir, peut-être même une prière, qui consacre la dignité de l’homme. Il a pourtant fallu réduire le nombre d’heures de l’ouvrier devant les progrès énormes de la productivité.
Au début du siècle, le travailleur américain
accomplissait une semaine de 70 heures. Aujourd’hui, il fournit un peu
moins de 40 heures. Bien, sûr, la population a considérablement
augmenté,
mais la diminution du labeur hebdomadaire dépend bien plus de
la productivité. En effet, depuis le début du siècle,
« la production individuelle de biens et de services a augmenté
de 600 % ».
Il a donc été possible d’accorder des congés importants
à certaines catégories de travailleurs (il n’y a guère
de solution nationale aux problèmes américains !) dans
des secteurs où la productivité est forte. Ainsi, les
travailleurs des industries du papier, du caoutchouc et du pétrole
bénéficient de six semaines de vacances après 30
ans d’activité. Les ouvriers des aciéries reçoivent
13 semaines de vacances supplémentaires tous les 5 ans après
15 ans de présence. Beaucoup d’enseignants bénéficient,
tous les 7 ans, d’une année entière de congés payés.
Ford vient d’instituer la semaine de quatre jours pendant une partie
de l’année.
Ces différentes mesures, qui n’ont pas toutes été
dictées par la générosité, montrent que
grâce à une productivité qui peut encore être
aménagée, surtout dans une économie planifiée
où les productions « inutiles » seraient abandonnées,
il est possible de produire beaucoup, pour tous, avec des temps de travail
réduits. Oui, la « grande relève des hommes par
la machine est possible. Elle n’est pas une utopie.
Exposé théorique
ON LIT EN CE MOMENT SUR DES AFFICHES :
« Chômeur, tu veux travailler, tu as raison... »
Sous entendu : - Nous t’en donnerons du travail, du
beau, du bon, du vrai, jusqu’à plus soif, jusqu’à ta dernière
goutte de sueur et à pas cher. Viens par ici ! C’est beau le
travail, c’est bon « l’ouvrage bien faite » ! Vois-tu travailleur,
travailleuse, tu es fait pour travailler, c’est ton état, c’est
inscrit dans ton hérédité ; d’autres portent dans
leurs gènes le farniente, le repos perpétuel ; d’autres
sont nés pour parler, répandre la bonne parole, te convaincre
de la beauté du travail à perpétuité.
Va, suis-les ces guides éclairés. Après ton usure
par le travail servile, la tombe...
Réfléchis si ta lassitude et ton conditionnement t’en
laissent le goût.
Pourquoi travaillais-tu chômeur ? Pourquoi sursautais-tu, encore
plein de fatigue, au brutal tintement de ton réveil et partais-tu
chaque jour avant l’aube vers la porte de l’usine ? Par amour du travail
ou pour pouvoir vivre et faire vivre les tiens ?
Pourquoi, travailleuse, courais-tu dans la nuit froide du matin, poussant
la voiture où ballotait ton bébé jusqu’à
la crèche, qui ne te le rendrait qu’à la nuit, quand tu
rentrerais épuisée ? Par amour du travail ou pour manger
et nourrir ton enfant ?
« Les hommes ne sont pas mis au monde pour travailler, mais ils travaillent pour vivre ».
(Jacques DUBOIN)
Cette dure nécessité harcela nos ancêtres
qui n’avaient que leurs bras pour se nourrir, se protéger, s’abriter
au cours des âges le travail fut dur, inhumain, effroyable. Des
générations et des générations périrent
à la tâche pour subsister. Puis au siècle dernier,
avec l’apparition du machinisme, la contrainte pour convaincre de la
vertu du travail changea de forme. A la nécessité vitale
de gagner son pain, s’ajouta celle de rendre un culte au dieu TRAVAIL
: travailler c’est être un homme, quel que soit le travail, utile
ou non, nuisible ou non, et même si- l’on devient ainsi l’esclave
du capital.
Au début de cette « Belle Epoque », la durée
moyenne d’existence d’un travailleur adulte ne dépassait pas
25 années ; de tout jeunes enfants (G ans, 7 ans) travaillaient
dans les filatures de 5 h du matin à 7h du soir, s’y étiolaient,
y grandissaient difformes, mouraient avant d’être adultes. C’étaient
de mauvais camarades : ils n’avaient pas même « voulu »
du travail durant 20 ans !
Si un Charles PEGUY put s’extasier avec lyrisme sur les beautés
de l’ouvrage « bien faite », considération à
la fois affective. et esthétique de réalisations artisanales
un homme éminemment social, le marxiste Paul LAFARGUE, propre
gendre de Karl MARX, écrivit, lui « LE DROIT A LA PARESSE
», qu’on pourrait intituler de nos jours « Le Droit aux
Loisirs ». En ce début de notre siècle, se dessinait
déjà la relève du labeur humain par la machine.
Confondre le travail forcé avec l’attrait de l’effort constructif
ou le goût de l’activité : confondre le travail obligatoire
sous l’emprise du besoin avec l’attrait mis à l’exécution
d’une tâche formatrice, avec la satisfaction d’une participation
active désintéressée, avec l’exaltation dans l’exécution
d’une réalisation collective librement consentie, ressort de
la mystification et prête au travailleur l’horizon de l’animal
domestique, le réflexe du boeuf qui, de lui-même. vient
docilement prendre place sous le loup. Mais, que penser, quand cette
confusion sur l’astreinte au travail est voulue par des Commissions
d’Etudes « Economiques » ?
- Ignorance totale ou duplicité ?
« Tu as raison chômeur de vouloir du travail »...
La « raison » se résumerait-elle dans cette approbation
insidieuse, qui laisse croire ai, chômeur à l’existence
et à l’avenir d’un travail désormais disparu ? Ou bien
consiste-t-elle à prendre conscience de cette réalité
objective :
« Les loisirs font leur apparition par la porte basse du chômage ».
(Jacques DUBOIN)
Nous vivons la relève du travail humain par
les machines, machines créées, perfectionnées sans
cesse par les vénérations précédentes et
par nous- mêmes, dans le but constant d’épargner l’intervention
humaine. Avec les techniques automatisées noirs faisons le saut
: - None atteignons les productions de masse sans travail humain. donc
sans les salaires permettant de les acquérir sans gagne-pain
pour les chômeurs.
Doit-on mourir face à ce potentiel de production ? Notre inutile
suicide entraînerait la Société tout entière
dans son sillage :
« Qui ne peut acheter, ruine qui ne peut vendre ».
(J. DUBOIN).
Nous, nous voulons vivre du travail des machines et
des dispositifs que l’intelligence humaine et nos efforts collectifs
ont créés. ils sont nôtres. Aujourd’hui par leur
productivité, ils nous offrent le repos, les loisirs et la culture.
Nous réclamons notre part de ces biens. Demain, l’équipement
productif fabriquera toujours elus. en demandant toujours moins notre
concours. Nous aurons toujours moins à intervenir, nous aurons
toujours moins de travail. Ce n’est donc pas le travail en disparition
qui pourra désormais assurer notre existence. Ce n’est plus le
travail que nous réclamons, c’est de vivre des biens que nous
avons contribué à créer. Nous revendiquons une
prestation, un revenu qui nous permette d’accéder aux biens que
produisent nos esclaves mécaniques.
Ils étaient, nous dit Albert DUCROCQ* :
- « Plusieurs centaines de millions en 1800 sur une terre où
vivait un milliard d’hommes. Les voici devenus 25 milliards en 1900,
200 milliards en 1975. On attend dans les trois décades prochaines
1 000 milliards d’esclaves mécaniques aux côtés
de 6 milliards d’hommes que la terre pourrait alors compter ».
Nous ne refusons pas notre participation à ce qui subsiste de
travail humain nécessaire à la production. mais nous exigeons
pour tous le SALAIRE GARANTI PAR L’ETAT, c’est-à-dire par la
collectivité, ce salaire devenant ainsi un REVENU SOCIAL, plus
rationnel et mieux adapté à notre époque.
(*) « Les éléments au pouvoir » (Julliard 1976).
Ça devait arriver ! Le slogan « Achetez
Français » fait sa réapparition. Les industriels
français se plaignent en effet que la pénétration
des produits étrangers a atteint un seuil critique dans de nombreux
secteurs. L’ennemi numéro un c’est bien sûr le Japon, mais
aussi Formose, la Malaisie, Singapour...
C’est à cause de ces pelés, de ces galeux du Tiers Monde
(payés au maximum 200 francs par mois) que quatre cent mille
européennes ont perdu leur emploi dans le textile.
Suprême horreur ! Les commandes passées à l’Etranger
par les services publics français représentent la perte
de 10 000 emplois...
Si encore nos concurrents étaient fair play... Mais non, ils
ne nous ouvrent que très étroitement leurs frontières.
(Vous vous rendez compte, pourtant, de tout ce que pourraient nous acheter
les Malaises avec leurs 200 francs de salaire mensuel !)
Moralité : vive l’exportation... à condition qu’on soit
les seuls à exporter.
***
D’ailleurs, et c’est, bien connu, si les choses vont
mal, c’est la faute des autres.
C’est ce que pense M. Marcel Cavaillé, Secrétaire d’Etat
aux Transports, lorsqu’il s’indigne du fait que, pour remplacer ses
vieux Boeing 707, la compagnie américaine Western Airlines a
finalement préféré des Douglas DC10 et des Boeing
727 aux Airbus fabriqués par la France et l’Allemagne.
Les offres du consortium Airbus Industrie étaient pourtant inférieures
de 8 millions de dollars par appareil à celles de Douglas et
les coûts d’opérations commerciales de l’Airbus sont évalués
à un million de dollars par an de moins que ceux du DC 10.
Vertueusement, M. Cavaillé déclare donc : « Je suis
encore persuadé que l’Airbus était le meilleur choix,
à la fois sur le plan technique et sur le plan financier. Je
me demande dans ces conditions si l’Airbus, qui est un avion franco-allemand,
n’a pas été victime d’un certain contexte politique qui
a fait abstraction de ses qualités ».
Voilà bien une vertueuse indignation que nous ne pourrions qu’approuver
si nous n’apprenions par ailleurs qu’Air-France, compagnie française,
dont le ministre de tutelle est justement M. Cavaillé, va remplacer
dans les trois mois qui viennent ses 29 Caravelles par des Douglas DC
9 et des Boeing 737.
De qui se moque M. Cavaillé ?
***
Ce n’est pas tout, ce monsieur qui a décidément
beaucoup d’estomac, se permet de critiquer le manque d’initiative de
la Société Nationale Industrielle Aérospatiale
et principalement de son bureau d’études. Comme si les commandes
d’appareils dépendaient du bureau d’études de la S.N.I.A.S.
dont les syndicats ont soumis à M. Cavaillé depuis longtemps
un plan d’urgence pour la sauvegarde de l’industrie aéronautique
française.
Mais ça, M. Cavaillé n’en parle pas. Il est vrai que pour
nos gouvernants tout ce qui est nationalisé est suspect.
Alors, après l’informatique, le nucléaire, la société
libérale avancée va aussi brader l’aéronautique
aux Américains.
***
Ils n’ont pas plus de pudeur que les marchands de
canons...
Bien après les Etats-Unis et de nombreux pays industrialisés,
la France vient de découvrir les risques cancérigènes
liés à l’amiante.
Et que croyez-vous que font la Chambre syndicale de l’Amiante et le
Syndicat de l’Amiante Ciment ? Ils contestent la validité des
rapports sur les d a n g e r s présentés par l’amiante.
Ils soulignent « le caractère indispensable et irremplaçable
» de l’amiante et s’étonnent que l’on ne tente pas de rapprocher
la « notion de risques éventuels » de celle de services
rendus ; ils accusent certains » scientifiques, syndicalistes
ou groupes politiques de ne pas faire référence aux conséquences
que leurs campagnes d’information peuvent avoir sur les activités
économiques.
Autrement dit, nous devons mourir de cancer de la plèvre pour
que les industriels de l’amiante continue à faire du profit.
***
En Allemagne Fédérale, malgré
un des plus faibles taux d’inflation du Monde (5 % par an), malgré
la relance incontestable de l’activité économique, !’accroissement
du chômage se poursuit : le nombre de chômeurs qui avait
dépassé un million en décembre 76, vient encore
d’augmenter de 14,6 % dans le seul mois de janvier, portant le taux
de chômage à 5,5 % de la population active.
Le phénomène s’explique si l’on sait qu’au lieu d’embaucher,
les patrons allemands préfèrent rationaliser leurs productions.
A tel point que le chancelier SCHMIDT reconnaît enfin au chômage
un caractère structurel ; il pense qu’un moyen efficace de le
combattre est d’assurer une meilleure répartition du travail
disponible entre les salariés et les chômeurs.
Au lieu de continuer à affirmer que le chômage est dû
à l’inflation, « le meilleur économiste français
» ferait mieux de suivre l’exemple du chancelier Schmidt.
Exposé théorique
Notre propagande pour l’Economie Distributive ne pourra
donner son plein effet que si, au préalable, nous parvenons à
convaincre nos concitoyens que le capitalisme a atteint un seuil où
il n’est plus sérieusement réformable.
Les exemples ne manquent pas pour étayer nos affirmations.
Nous devons expliquer, sans nous lasser, que le capitalisme ne peut
plus sortir de ses contradictions internes. Elles sont dues principalement
à l’emploi de machines et de procédés de plus en
plus perfectionnés qui éliminent la main-d’oeuvre.
Or, les travailleurs, pour vivre, ne disposent que de leurs salaires.
Cependant l’économie capitaliste est basée sur la vente
(avec profit, bien sûr) et si l’on ne peut vendre, il est inutile
de produire. On baptise cela « la crise ».
Jacques Duboin nous a enseigné ce qui précède depuis
longtemps. Il a été peu entendu. Or voici que l’on commence
à constater que cette « crise » est devenue permanente
; que le chômage ne disparaîtra plus ; que la monnaie perd
tous les mois de sa valeur d’achat ; que les machines ne travaillent
plus lamais à plein rendement ; que les gaspillages et les destructions
de marchandises continuent de plus belle ; que la fameuse règle
de « la liberté des prix grâce à la concurrence
» n’est plus appliquée depuis longtemps par les monopoles
et les trusts ; que ces derniers, par ailleurs, dirigent le pays sous
la férule des sociétés internationales ; que les
spéculations foncières ou autres, sont à la base
d’enrichissements scandaleux alors que nos dirigeants nous annoncent
que, « si « ça » ne va pas, c’est que nous
vivons au-dessus de nos moyens », etc., etc...
Les partis, syndicats et autres organisations de gauche ont, d’autre
part, abandonné tout modèle de société socialiste.
Ils ne savent plus comment remplacer ce capitalisme finissant où
le fascisme se profile sous des dehors libéraux. Ils se contentent
de préconiser des réformes, qui amélioreront sans
doute temporairement le fonctionnement du régime, mais ne changeront
pas ses structures devenues inadaptées au progrès.
Nous devons démontrer à ceux qui parlent au nom du peuple
qu’ils sont dans l’erreur s’ils conservent leurs positions devenues,
elles aussi, rétrogrades. Cette besogne de clarification doit
constituer l’argumentation de départ de notre propagande jusqu’à
ce qu’on nous dise : « Par quoi donc remplacer ce capitalisme
qui a fait son. temps ? ».
Nous pourrons alors proposer les thèses de l’Economie Distributive.
Elles constituent précisément un ensemble cohérent
d’un socialisme véritable adapté aux moyens modernes de
production et de distribution capables de créer, enfin, une abondance
de biens et de services pour le bien-être de tous.
Cette économie est devenue socialement nécessaire parce
que le capitalisme ne peut plus sortir de ses impasses et n’est plus
capable d’assumer son rôle de coordinateur des techniques modernes.
L’heure du socialisme ayant sonné, que propose l’Economie Distributive
? « La Grande Relève » l’a écrit cent fois.
Rappelons tout de même ses principes de base
- Emploi intensif des machines ;
- Suppression du profit et du salariat ;
- Revenu social « de base » égal pour tous ;
- Monnaie de consommation ;
- Autogestion de la production et de la distribution ;
- Organisation administrative démocratique partant de collectifs
de citoyens pour aboutir à un Fédéralisme Régional,
par délégations successives révocables.
Tout cela a déjà été expliqué plus
en détail. Il s’agit, en l’espèce, d’une Economie des
Besoins.
Personne ne peut nier qu’elle propose un véritable socialisme,
tel que l’ont préconisé les penseurs qui, en condamnant
le capitalisme, ont jeté les bases d’une appropriation collective
des moyens de production, qui est la définition même du
socialisme.
Mais pourquoi l’Economie Distributive n’est-elle donc pas acceptée ?
Disons tout de suite que l’obstacle principal est que les partis, les
syndicats (et presque toute la gauche) ne sont pas convaincus que le
capitalisme n’est plus réformable. lis ont peur de le condamner
totalement. Ils entendent réserver ses structures en conservant
une Economie marchande édulcorée et dirigée. Ils
estiment qu’une révolution totale, fondamentale, dans l’état
actuel de la toute-puissance des Etats (et de leurs organismes internationaux
telle la fameuse « trilatérale » à laquelle
appartient M. Barre) n’est pas envisageable et serait extrêmement
dangereuse.
Soit : mais même si ceux qui se réclament du socialisme
estiment qu’il est trop tôt pour appliquer une Economie des Besoins,
c’est-à-dire le socialisme véritable, que du moins ils
restent fidèles à leurs principes en la proposant comme
but final à leurs actions ponctuelles. La mentalité de
nos concitoyens en sera modifiée.
Au point où ils en sont de leur aveuglement (qui risque de conduire
les peuples à leur perte) ce serait déjà un bon
résultat que notre propagande aurait obtenu.
Ne nous lassons donc pas de militer dans ce sens.
SOIT DIT EN PASSANT
Pas un Français normalement constitué
n’est en droit de douter aujourd’hui que c’est le pinard qui a gagné
la guerre de 14-18. Une vieille histoire, d’accord, mais à l’heure
où M. Barre vient d’engager une nouvelle bataille de la Marne,
on peut bien en reparler. Je n’ai pas eu personnellement l’honneur de
participer à la glorieuse épopée et, comme beaucoup
de mes contemporains, je ne sais cela que par ouï-dire. Mais sans
invoquer le témoignage des anciens combattants du grand casse-pipes
- il en reste encore, heureusement -, que l’on pourrait suspecter de
vantardise, je m’en tiendrai à l’opinion des historiens dignes
de ce nom, qui est unanime.
Voilà donc établi un point de notre histoire nationale
sur lequel il n’y a plus à revenir.
Seulement attention. Les Français auraient tort de s’endormir
sur leurs lauriers. Le pinard a gagné la guerre de 14-18. Bon.
Mais la prochaine ? La prochaine, il faut y penser. Eh bien, je vous
le dis tout net, au risque de passer pour un défaitiste, c’est
foutu.
M. Christian Bonnet, ministre des fruits et légumes à
ses moments perdus, vient de se fâcher tout rouge contre les producteurs
de ces « affreuses bibines » que sont devenus les vins du
Midi, et aussi d’ailleurs. Les propos fracassants tenus par le ministre
ont fait un certain remous au sud de la Loire, mais ils n’ont surpris
personne. Pas ceux qui boivent du vin. Cela se savait. Je trouve pour
ma part que M. Bonnet y a mis de la réflexion. De deux choses
l’une, où il est buveur d’eau invétéré,
ce qui est son droit absolu, et je le plains sincèrement, ou
il boit du vin comme tout le monde. Dans le premier cas je me demande
de quoi il se mêle. Dans le second il retarde de deux républiques.
Voilà déjà un bout de temps - et je ne suis plus
tout à fait. un gamin - que j’ai entendu pour la première
fois parler du malaise vinicole, ou, pour être plus clair, de
la surproduction de notre picrate national. Le spectacle des viticulteurs
du Midi qui s’agitent, barrent les routes et jouent au gros méchant
avec les C.R.S., n’est pas d’hier. Cela fait partie du folklore méridional
au même titre que les corridas ou la pétanque. Personne,
même le ministre, n’a jamais pris ces manifestations périodiques
très au sérieux. On essayait de calmer les esprits - surexcités
avec de bonnes paroles, des subventions ou des promesses électorales.
Et puis on parlait d’autre chose, de la betterave ou des choux-fleurs.
Ce ne sont pas les sujets de conversation qui manquent, en France. On
alla même, en souvenir de 14-18, jusqu’à faire participer
nos jeunes militaires à la résorption des excédents
par des distributions gratuites de vin dans les casernes.
Il n’y avait pas eu encore de drame. Les viticulteurs français
continuaient donc tant bien que mal à faire du vin, bon ou mauvais,
à arracher les vignes, puis à les replanter, à
distiller les récoltes excédentaires pour en faire du
mauvais alcool, tout ça aux frais des contribuables, comme de
bien entendu. Et les choses n’allaient pas mieux. C’est alors, en pleine
dépression générale, qu’une lueur d’espoir apparut
dans le ciel européen.
Avec le Marché Commun agricole et la libre circulation des produits
tout allait s’arranger comme par miracle. Finie la surproduction. Finie
la mévente. ’-’Europe verte d’abord, le monde.-entier ensuite,
allaient s’arracher nos choux-fleurs, nos camemberts et surtout, surtout,
nos vins prestigieux. Toutes ces bonnes choses de chez nous, que les
étrangers ne connaissaient que par ouï-dire, ils allaient
s’en empiffrer, les goinfres, après les avoir payées en
bons dollars. Et c’est des dollars qu’on veut.
La France était sauvée. Ou tout comme.
Eh bien, c’est raté. Que reste- t-il aujourd’hui de ce beau rêve
? Le souvenir d’une belle occasion perdue.
Si nos viticulteurs, et tout ce joli monde d’affairistes qui gravite
autour de la vigne, n’avaient eu pour unique souci que de gagner du
fric, beaucoup de fric, et vite, au lieu de faire pisser la vigne, comme
on l’a fait, ils auraient peut-être recherché la qualité,
et l’on n’en serait pas là aujourd’hui. Le vin français
a’, perdu sa belle réputation, même en France.
Sait-on tout arrive à se savoir - que par la chaptalisation,
c’est-à-dire l’introduction de sucre dans le moût, on augmente
considérablement la production en rendant de la piquette ou de
la bibine presque buvables ? Et s’il n’y avait que la chaptalisation
! Sait-on qu’au moyen de procédés douteux, mais plus ou
moins légaux, le bourgogne bu par nos seuls amis anglais équivaut
au double de ce que produit la Bourgogne ? Que les Parisiens boivent
plus de beaujolais qu’il ne s’en récolte ?
Je ne parlerai que pour mémoire des quelques scandales retentissants
dont Bordeaux, capitale du vin ; a été le théâtre,
scandales sur lesquels le silence est vite retombé. Oui, l’image
de marque des grands crus français en a pris un sacré
coup, ces derniers temps.
Et le beaujolais nouveau ? Vous l’avez goûté le beaujolais
nouveau ? Il avait fait un boom terrible depuis que les Amerlocs l’avaient
adopté. OutreAtlantique on se l’arrachait à prix d’or.
Eh bien, c’est fini. Ils ont compris les Amerlocs. Ils reviennent au
coca-cola. Voilà que les plus grands restaurants de New-York
ont décidé de ne plus afficher : « Le beaujolais
nouveau est arrivé ».
Mais alors, la bataille de la Marne contre l’inflation qui est engagée,
comment va faire M. Barre pour la gagner ?
Exposé théorique
Avec la mesure, et la prudence qui conviennent à
un scientifique, je dois exprimer mon pessimisme à l’égard
de l’avenir de l’espèce humaine, compte tenu des attitudes actuelles
des gouvernements...
II n’est pas besoin d’être grand clerc ni d’être érudit
en matière de prospective pour comprendre que l’espèce
humaine court à son suicide. Lorsque les deux grands, les Etats-Unis
et l’Union Soviétique, ont proposé il y a quelques années
aux autres nations un traité de non-prolifération des
armes nucléaires, ils se sont moralement engagés dans
la voie du désarmement. Cet engagement n’a pas été
tenu car qu’ont-ils fait depuis ? Malgré les entretiens de Genève
qui traînent depuis des années, malgré la rencontre
de Vladivostok, ils n’ont fait qu’institutionnaliser et intensifier
la course aux armements.
Pendant que nous discutons culture, les ÉtatsUnis d’Amérique
fabriquent chaque jour trois bombes à hydrogène pour maintenir
l’équilibre de la terreur et l’Union Soviétique en fait
autant. Ces bombes serviront à armer des vecteurs à têtes
multiples. Des centaines de sous-marins armés de ces vecteurs
sillonnent-constamment les mers en attendant l’ordre de tirer...
Pendant que continue cette course démentielle, défi à
la morale dénoncé par Albert Schweitzer, mais défi
aussi de plus en plus à l’intelligence humaine, un autre processus
domine l’avenir de notre espèce sur la pla-nète terre
: l’explosion démographique...
Il est de notre devoir de pousser un cri d’alarme. Les dépenses
militaires des nations du globe atteignent cette année 300 milliards
de dollars par an : c’est une somme immense qui représente un
potentiel énorme de travail humain. A côté de cela,
le budget annuel de l’Unesco est de 80 millions de dollars, soit trois
millièmes de cette somme. Autrement dit, si toutes les nations
- y compris celles du Tiers-Monde - acceptaient de réduire de
1 % leur budget militaire, cela permettrait de multiplier par trente
le budget de l’Unesco. Voilà une comparaison qui montre combien
dérisoire est l’effort fourni par lés nations nanties
pour promouvoir l’éducation, la science et la culture et quel
effort elles font par contre pour développer les moyens de destruction.
J’affirme qu’il serait scientifiquement possible de changer cette situation.
Et dans mon pessimisme, j’ai tout de même aperçu une lueur
d’espoir lors d’un voyage que j’ai fait au Mali il y a trois ans, à
l’initiative de l’Unesco. Je m’y étais rendu pour présider
la soutenance des premières thèses de recherche qui avaient
été faites par de jeunes physiciens à l’Ecole Normale
supérieure du Mali que l’Unesco a créée. J’ai vu
là un bâtiment dont la moitié avait été
construite avec des crédits venant des États-Unis, l’autre
moitié avec des crédits venant de l’Union Soviétique.
J’ai rencontré des étudiants qui venaient l’un de Pologne,
un autre de Yougoslavie, deux de France, un d’Écosse et un du
Canada. J’ai été très réconforté
de voir que des personnes appartenant à des systèmes idéologiques
opposés sont capables d’oeuvrer ensemble pour aider un pays du
Tiers-Monde. Que ne pourrait-on faire si l’on pouvait décupler,
si l’on pouvait centupler cet effort ! Et je dis que scientifiquement
et techniquement c’est possible. J’ai parlé tout à l’heure
de la réduction de 1% des budgets militaires, eh bien, il ne
serait pas déraisonnable de proposer 10 %. Je crois qu’une telle
réduction des budgets militaires ne réduirait aucunement
la sécurité des pays développés et qu’elle
permettrait en l’espace d’une génération de changer totalement
la situation des pays du Tiers-Monde, de promouvoir l’agriculture, de
développer les sources d’énérgie parce que ces
pays sont pauvres en énergie fossile mais riches en énergie
solaire, et l’énergie solaire c’est l’énergie de l’avenir,
sans pollution, inépuisable. On pourrait donc changer totalement
l’avenir de l’humanité si on le voulait ; l’obstacle n’est pas
d’ordre scientifique et technique, il est uniquement d’ordre psychologique
et social. C’est un changement radical de l’attitude des gouvernements
mais d’abord de l’attitude des opinions publiques dans nos pays qu’il
s’agit de provoquer. Et c’est à nous, intellectuels, de travailler
dans ce sens si nous voulons que ce nouvel ordre économique et
social s’établisse et que les hommes sur notre planète
puissent survivre...
(1) Extrait de l’article d’Alfred Kastler « Suicide ou survie ? » Le défi du siècle », publié dans CULTURES, III, 4 (1976). Publié avec l’autorisation du Pr. Kastler et celle de l’Unesco.
Marcel Dieudonné a bien voulu donner aux lecteurs de « La Grande Relève » la primeur du livre qu’il est en train d’écrire et nous extrayons ici une partie de l’avant-propos de cet ouvrage, qui remplacera pour cette fois le texte habituel : Qu’explique « La Grande Relève » ?
Les savants observent les faits, recherchent les rapports
qui les unissent, et formulent les lois qui régissent le monde
physique. La connaissance de ces lois permet à l’humanité
de maîtriser les forces et la matière, afin de les mettre
à son service.
Comme le font les chimistes et les physiciens dans leurs domaines respectifs,
les économistes devraient donc formuler les lois qui permettraient
aux hommes de maîtriser l’économie et de la mettre à
leur service, alors qu’ils en sont les victimes, puisqu’il y a tant
de chômage visible ou réfugié dans l’activité
inutile ou nuisible, tant de misère devant des excédents
dont on ne sait que faire, pour ne citer que ces deux anomalies.
On peut donc, affirmer a priori que quelque chose ne tourne pas rond
dans les sciences économiques. C’est pour mieux définir
les tares de l’économie, leurs causes et les remèdes à
y apporter, que cet ouvrage a pris naissance, avec énormément
de prétention de la part de son auteur... Mais il faut bien tenter
l’aventure, qui sera ce qu’elle sera. Le lecteur jugera.
Afin d’éclairer d’emblée le lecteur sur le contenu de
l’ouvrage, nous lui signalons que cet avantpropos en constitue l’essentiel.
Il peut sembler que certaines affirmations soient gratuites, car affirmer
n’est pas prouver, mais elles sont le fait d’observations consignées
dans le corps de l’ouvrage. Sans autre commentaire entrons au coeur
du sujet.
Actuellement, des engins et des machines de elus en plus automatiques,
construits bar les machines, elles-mêmes de plus en plus automatiques,
suppriment infiniment plus d’emplois qu’il n’en faut pour les fabriquer.
Le progrès technique supprime donc de l’emploi, et comme il ne
s’arrêtera jamais, il le condamne à disparaître.
Autrement dit. l’économie du pain est incompatible avec le progrès
technique qui supprime l’emploi. et le salaire qu’il procure. puis,
en chaîne, le bénéfice, les honoraires et tous les
autres gains.
Effrayante constatation par ses conséquences !
De gré ou de force, il nous faudra quitter d’une façon
ou d’une autre notre économie. dont le fondement est le pain,
condamné à mort par le progrès.
La clé qui ouvre l’économie oui soit adaptée au
progrès, c’est le revenu social. L’économie nouvelle est
l’économie distributive, ainsi nommée parce qu’on y distribue
un revenu social à tous les individus en remplacement de tous
les gains, condamnés par le progrès.
- Utopie ?
- Alors, l’utopie se réalise présentement, sous nos yeux
mêmes. L’ancienne économie enfante la nouvelle. En vérité,
nous interprétons l’évolution économique avec bien
peu de perspicacité et d’intuition. Nous ne savons pas dégager
ce qui est essentiel de la masse des faits. Essayons d’extraire l’or
de sa gangue.
En 1848, au cours de l’une des crises cycliques provoquées par
la machine à vapeur, on fait creuser et reboucher des trous par
les chômeurs, dans des terrains vagues appelés Ateliers
Nationaux. Le salaire procuré par ce travail inutile, qui n’apporte
rien en contrepartie à la société, est un don déguisé,
un revenu social camouflé dans le travail inutile. Les prémices
de la nécessité de l’économie distributive apparaissent
déjà.
De nos jours, le progrès technique permet une abondance telle
que le pouvoir d’achat distribué à l’immense majorité
des consommateurs est insuffisant pour absorber la production, bien
qu’elle soit volontairement réduite à ce qu’on espère
vendre. Dans le quadruple but d’assurer l’activité économique
maximale, de réduire ainsi autant que l’on peut la croissance
du chômage, d’écouler les marchandises qui stagnent dans
tous les magasins, tout en améliorant le sort des personnes les
plus défavorisées, le gouvernement a créé,
et continue à créer, depuis plus d’un demi-siècle,
un nombre impressionnant d’indemnités, d’allocations et de primes,
qui sont de véritables revenus sociaux, puisqu’ils sont distribués,
sans aucune contrepartie de travail, à des millions d’handicapés,
de personnes âgées, de chômeurs, de familles, etc.
La nécessité, l’utilité et les bienfaits de la
distribution, disons de l’économie distributive, commencent à
se manifester sérieusement. Elle n’est pas encore née
dans sa forme parfaite, mais elle vit, dans sa forme embryonnaire.
Au cours d’une émission de télévision faite en
février 1964 au sujet d’un conflit social à Saint-Nazaire,
le ministre des Finances déclara que les subventions accordées
par l’Etat aux entreprises navales se montaient à la valeur de
tous les salaires distribués par ces entreprises.
En somme, les travailleurs reçoivent en don un revenu social
de l’Etat. Mais comme il leur est remis par l’intermédiaire de
l’entreprise, ils ont l’illusion de continuer à recevoir leurs
salaires. En réalité, ils reçoivent un revenu social,
invisible parce que travesti en salaire.
Le travail n’est plus rétribué par l’entreprise. Il est
devenu une prestation professionnelle, également invisible sous
la défroque d’emploi rémunéré.
Il s’agit bien, ici, de la naissance de l’économie distributive,
ou plutôt de son avortement illicite, car l’entreprise, qui ne
verse plus de salaires, continue à encaisser le fruit du travail
rémunéré en don par la société. On
vole à la société un bien plus précieux
que tout l’or et tous les diamants de l’univers, à savoir les
prodigieux bienfaits d’une société qui soit adaptée
au progrès technique.
En toute raison et honnêteté,, l’entreprise subventionnée
doit être GEREE pour le compte, exclusif de la société.
Son statut juridique est donc la GERANCE sociale.
L’économie DISTRIBUTIVE est une nécessité.
Nous y sommes conduits naturellement, nous venons de le voir, par la
DISTRIBUTION de subventions à la production.
L’ancienne société accouche de la nouvelle. La tête
(le revenu social) et le corps (la prestation professionnelle) ont franchi
le seuil, mais les jambes (la gérance sociale) ne suivent pas,
parce que nous ne tendons par les bras pour aider et accueillir le Monde
Nouveau qui veut naître et s’épanouir. La Grande Espérance,
radieuse, sereine, souriante, s’offre à nous pour que prenne
chair notre rêve d’amour. Nous lui claquons la porte au nez. Elle
est, n’est-ce pas, une utopie... pour les travailleurs de Saint-Nazaire
qui offrent gracieusement à l’entreprise capitaliste le fruit
de leur travail rémunéré en don par la société.
Les travailleurs de Saint-Nazaire, c’est le prolétariat, c’est
nous tous, du moins en esprit, c’est l’humanité.
(A suivre)
(Extrait de l’avant-propos d’un ouvrage en préparation).
Méfaits divers
Les effets néfastes du système capitaliste
ont des répercussions jusque dans les plus hautes sphères
de notre belle civilisation. En quelques mois, une série de tragédies
a anéanti plusieurs familles dont on peut affirmer que le standing
de vie dont elles jouissaient avant le drame, n’avait rien de commun
avec le salaire d’un O.S. de chez Renault, ou d’ailleurs.
Voici quelques faits relatés par nos divers quotidiens habituels.
Fin février 1976, dans un pavillon de l’impasse du Talus, à
Paris-18e, un ancien ingénieur âgé de 55 ans, M.
Henri Valburg, abat ses deux fils, 24 et 15 ans, son épouse,
la grand-mère et une tante septuagénaire avant de se donner
la mort. Après des revers de situation, le meurtrier qui avait
dirigé un cabinet de géomètre comptant six collaborateurs
avait des ennuis avec le fisc.
Le 20 décembre dernier, un industriel parisien, M. Jean Pérignon,
46 ans, venu s’installer dans sa résidence secondaire, près
de Mortagne, dans l’Orne, à la suite d’un arrêt de travail,
massacre à coups de carabine, son épouse, 41 ans, leurs
trois enfants âgés de 4 à 10 ans et met fin à
ses jours.
Et nous arrivons au sommet de l’échelle. Le 1er février
1977, M. Gérard Amanrich, ancien ambassadeur de France auprès
du Vatican, âgé de 56 ans, demeurant au 4e étage
d’un immeuble cossu, 35, avenue Bugeaud, Paris-16e, tue à coups
de revolver sa femme, 52 ans, son fils et sa fille âgés
respectivement de 16 et 18 ans. M. Amanrich avait quitté son
poste il y a environ six mois et d’après ses déclarations.
il avait le sentiment d’être victime d’une injustice et de tomber
en déchéance. D’autre part, le fait de ne pas avoir de
poste le privait de certains avantages financiers dont il avait besoin
pour conserver son train de vie et élever ses enfants.
Ces trois cas ne sont certainement pas isolés, mais tous n’arrivent
pas à cette dernière extrémité.
Nous avons voulu démontrer que même dans les milieux les
plus aisés, la sécurité du lendemain n’est pas
plus assurée que dans les milieux les plus humbles.
Mais qu’importe que de pareilles abominations - parmi tant d’autres
- puissent se produire, pourvu que le profit demeure ! Car c’est bien
de cela qu’il s’agit, et ces drames ne pourront que prendre de l’ampleur
et engendrer de graves désordres, si l’on ne se décide
pas à en finir une fois pour toutes avec le système comptable
dont nous souffrons tous.
Or, il n’apparaît pas que’ les diverses tendances politiques ou
syndicales songent à s’orienter vers la seule solution qui puisse
mettre fin au scandale qui consiste à maintenir la rareté
afin que le profit demeure. Cette solution, c’est l’instauration rapide
de l’économie des besoins, l’économie distributive. Nous
disons qu’un régime qui persiste, dans l’ère de l’abondance,
à conserver une économie de rareté, ainsi que les
hommes qui en sont les complices, se rendent coupables de crime de lèse-humanité.
Exposé théorique
C’est pas moi ! C’est l’autre...
Qui ne connaît pas la réaction du potache victime d’une
réprimande ?
Mais des potaches, il en est de « 7 à 77 ans ». Si
encore ils n’étaient pas affublés de responsabilités
politiques majeures !
Chaque fois que nous parlons de désarmement, on nous objecte
: « Et l’U.R.S.S. ? ». Il est vrai que l’arsenal militaire
soviétique n’a pas grand chose à envier à son homologue
américain. Mais qui a k’ plus de raisons de se méfier
? Aucun des deux pays n’est blanc comme neige en matière de conduite
internationale. Les dirigeants soviétiques ne sont pas de petits
saints. Mais en trouve-t-on davantage en face ? Leur désir de
protéger leur pays serait-il moins sincère que celui des
occidentaux ?
Avant d’accuser les pays de l’Est, surtout l’Union Soviétique,
comme nos beni-oui-oui recommencent à le faire en pleine détente
internationale, il faudrait balayer devant notre porte. Et surtout,
c’est une règle d’or si l’on veut en finir avec le panier de
crabes mondial, prendre l’habitude de se mettre à la place d’autrui.
Nous savons que les gaspillages, à commencer par les armements,
constituent le ballon d’oxygène du capitalisme aux abois. Sur
ce point l’analyse des partis communistes diffère peu de la nôtre.
Les Russes savent très bien de quel prix ils ont dû payer
cette médecine en 1941.
Est-ce un motif pour se lancer eux-mêmes dans la surenchère
? A quoi riment quelques nuances dans la capacité de destruction,
lorsque chacun est en mesure de rayer plusieurs fois toute vie sur la
planète ?
En admettant que l’un d’eux soit « vainqueur », comment
occupera-t-il un pays rendu invivable ? Même en disposant d’abris
anti-atomiques à toute épreuve, que deviendront les survivants
lorsqu’ils mettront le nez dehors ? Passeront-ils sous terre le reste
de leur vie ? Quelle joyeuse perspective !
Avez-vous déjà vu la grande presse poser ces questions
?
Alors, qu’est-ce qui pousse l’U.R.S.S. et ses alliés du pacte
de Varsovie à participer à la course mortelle ? S’agit-il
de décisions politiques ? Le clan militaire a-t-il pris comme
ailleurs une telle importance ? Ou bien lés mécanismes
économiques poussent-ils à la roue ?
Dans ce dernier cas, ce serait décourageant pour leur socialisme.
Certains aspects du régime le sont déjà suffisamment
sans en rajouter. Cet effort militaire lui-même apporte aux détracteurs
des arguments de choix.
Que l’on ne vienne surtout pas nous accuser de complicité avec
les ennemis du socialisme ! Nous avons déjà assez de mal
à faire comprendre ses erreurs, fatales pour tout débutant,
Bienheureux qu’elles soient derrière nous ! Et rappelez-vous
que les tares d’un pays ne font jamais disparaître celles du voisin.
Il est vraisemblable qu’aujourd’hui un pays, qui se mettrait résolument
à désarmer, bénéficierait d’un tel prestige
mondial que cela le protégerait d’une attaque éventuelle.
Un tel geste, connu grâce aux télécommunications
par satellite, provoquerait un choc psychologique sans précédent.
Si’ l’on, estime que, malgré tout, un risque subsiste, on peut
procéder de la manière suivante nos pays occidentaux se
donnent une structure économique échappant à l’impératif
du gaspillage, capable à volonté de maintenir l’«
Expansion » ou de s’en passer. A ce moment-là, ils pourront
dire à leurs voisins de l’Est : « C’est à vous de
jouer ». Evidemment, il vaut mieux compléter ce geste par
une diminution des armements, en acceptant toute vérification
des voisins.
C’est, nous semble-t-il, une bonne manière de mettre au pied
du mur U.R.S.S. et C°.
Après tout, pourquoi ne le feraient-ils pas eux- mêmes
? » répondront quelques esprits bien intentionnés.
Nous l’avons déjà, au moins en partie, expliqué
plus haut. Hélas ! l’internationalisme prolétarien est
devenu comportement de « grande puissance ». Mais n’en sommes-nous
pas responsables ? Dès sa naissance, le nouvel Etat a été
envahi par les armées blanches [*] . Attaquez une révolution
de l’extérieur, vous la durcirez immanquablement. Ne nous leurrons
pas trop sur les plaintes hypocrites : le péril rouge (ou jaune)
est une invention commode. Et on ne pourra le certifier que si les responsables
politiques de l’Est donnent une réponse défavorable aux
propositions exprimées plus haut.
Selon J.-K. Galbraith (« La Paix indésirable ») dont
l’analyse renforce la nôtre, aucun obstacle technique ne s’oppose
à un désarmement général contrôlé.
Il faut donc chercher l’obstacle ailleurs. Nous ne le voyons guère
que dans l’économie, ce. qui n exclut pas le retard des cerveaux.
Inutile de dire à quel régime économique nous pensons,
lorsque nous en souhaitons un, capable de se passer des armements. Si
l’on en trouve-’un autre que l’Economie Distributive, nous l’accepterons.
Nous ne sommes pas de mauvaise foi. Mais pour le moment, nous attendons
toujours.
[*] N.D.L.R : ...et alliées.
La Fantaisie
[1] Ma Mère n’ayant aucun lien de parenté avec la Duchesse d’Uzès, ni mon Père avec les Rohan- Rohan, on me mit comme interne dans un pensionnat. J’avais douze ans et, pensionnaire à temps complet, j’étais plus heureux qu’au chômage partiel. J’étais un élève studieux de 11e classe, comme nous disions alors pour désigner le-Cours Moyen 2e année, classe qui mettait un terme définitif aux brillantes études des entants de la Patrie dont les parents républicains n’avaient pas les moyens de solder les études en plus des frais de la soupe que nous avions le droit de manger, s’il y en avait dans notre assiette.
Une économie en circuit fermé
Par la force des choses, nous vivions en parfait système égalitaire : même nourriture, mêmes vêtements, literies identiques, équipements scolaires parfaitement semblables, etc. Si un privilège naissait chez l’un de nous, il ne tardait pas à se perdre grâce au troc ancestral : « Donne-moi tes gants, je te file 10 bâtons de choc. » Pour les réticents, il y avait en outre le procédé impérialiste « Donne-moi ça, ou je te casse la gueule », qui avait pas mal d’adeptes.
Rentrée en classe peu ordinaire
Ce matin-là, les 32 garçons s’alignaient
docilement le long du mur, près de la porte close, attendant
que le « Maître » l’ouvre pour gagner calmement sa
place. Mais le Maître ouvrit un battant seulement. Puis il interposa
son bras. Etonnement interrogatif. D’ordinaire, nous entrions d’emblée,
autant que le débit des deux battants ouverts le permettait.
L’instituteur ne fit pénétrer qu’un seul élève,
et, désignant Berteaux, qui cumulait les fonctions de polytechnicien
en germination et celle de succédané de l’autorité
académique, il lui dit « Tu ne laisseras entrer que celui
dont je te crierai le nom. »...
Entrant en classe le dernier, je fus accueilli avec un formidable éclat
de rire. J’ai même eu l’impression que Berteaux riait... J’étais
paralysé, visiblement j’étais la cible ; le comique-record
c’était moi. Mais pourquoi ?
Et ce fut la révélation ! A gauche, en retrait de la porte,
sur le pupitre des deux cancres s’amoncelait un invraisemblable matelas
de papiers coloriés, soigneusement découpés et...
tous rédigés de ma main. La pyramide avait bien 50 centimètres
d’épaisseur.
Ecolier Lydien, je réinvente la monnaie
Notre société autarcique et troquiste
m’avait un beau jour paru terne et étriquée. J’avisais
de l’animer. Sur des dossiers de cahiers usagés, je dessinais
un billet de banque, puis un second, puis d’autres. Pour lancer l’opération,
je les distribuais à mes amis. Cela se répandit. Le succès
dépassa les espérances. Tout le monde en voulait. L’ère
du troc était close, celle de la canonnière aussi. On
commerçait. Combien ton sac de billes ? Réponse 50 F.
Marché conclu.
Comme Guizot m’avait dit qu’il fallait m’enrichir, je ne mettais un
billet en circulation qu’en contrepartie d’un bien correspondant : mouchoirs,
livres, journaux, savonnettes, canifs, pinceaux, etc. Les copains faisaient
de même. En sorte qu’en quelques semaines certains avaient des
kilos de papiermonnaie et les autres des greniers de choses hétéroclites.
Instituteurs et surveillants, intrigués par nos conciliabules
qui avaient pris le pas sur les bagarres et autres occupations habituelles,
connurent vite la financière réalité. Ils prirent
le parti d’en sourire, nous voyant, peut-être avec satisfaction,
devenir adultes, et, de plus, l’ordre public n’était pas troublé.
Il faillit l’être par ma protestation indignée !
Des faux-billets circulaient ! Un Bojarski [2] au petit pied avait eu
l’audace de s’établir à son compte. La canaille imitait
ma signature. La Cour de Cassation, en l’occurence le Directeur, trancha
en ma faveur en prétextant du droit du premier occupant, relevé
dans le Jus publicum romain, dit- il (ou à peu près).
Désormais, je devais seul battre monnaie. J’étendais aussitôt
mon champ d’action, fort de mon pouvoir régalien. Pour un billet
de 100 F je m’étais procuré un petit Larousse où
une Table donnait la mercuriale de toutes les monnaies mondiales. Je
me mis à pondre des Marks, des Dollars, des Livres, des Lires
ou des Pésétas. Toujours avisé, j’évitais
soigneusement le Sucre bolivien, monnaie fondante par excellence. Je
devins aussi cambiste. Chaque fois que s’échangeaient des Roupies
contre des Florins on était bien obligé de venir consulter
la cote sur mon Petit Larousse. Cette consultation m’autorisait à
prélever au passage un petit chouïa.
Ces rôles superposés et enrichissants me placèrent
rapidement à la tête de la fortune la plus considérable
de notre territoire. Ambition et convoitise s’emparèrent démoniaquement
de mes ex- camarades.
Les classes dépossédées sont mécontentes
Le « lumpen-proletariat », comme disait
Karl, me regardait de travers. J’appréciais vivement la règle
de « l’argent appelle l’argent ». Mais redoutant de me voir
lyncher par ces individus sans aveu, je jugeai expédient de m’entourer
de gardes du corps, mercenaires du capital, prêts à tout.
Je les payais sur ma cassette personnelle. Ils refusèrent d’ailleurs
une création faite spécialement pour eux les Deniers.
Quelques Maravédis firent leur affaire, ainsi je ne fus pas passé
à tabac, ni aux pertes et profit.
Mais, on ne s’amusait plus comme au début. J’avais tout, ou presque
tout, de la masse monétaire. En face, plus personne n’avait rien
à offrir. On pouvait envisager de les faire travailler, mais
l’absence d’usines se faisait cruellement sentir.
J’étais perplexe. Mes réîtres étaient dépourvus
de matière cervicale. En jouant aux cartes avec eux, la solution
m’apparut géniale. Lorsque l’un de nous avait, à Bataille
ou à Mistigri, raflé toutes les cartes, pour que la distribution
continue, il fallait procéder à une nouvelle donne, redistribuer
les cartes.
Réinjection de crédits dans le système
Aussitôt, je sortis mes billets de mon Fort
Quenocsse et les éparpillais à tort et à travers.
Les sourires réapparurent, les rancoeurs disparurent et le commerce
reprit. Par la suite, j’appris qu’un certain Delano Franklin m’avait
honteusement imité, baptisant ça « New Deal »,
je ne sais pourquoi. Il devait ainsi distribuer des Dollars à
11 millions de chômeurs amerloques avant de les viriliser en 11
millions de GI’s.
Bref, pour en revenir à ma salle de classe, je fus contraint
de vider mes poches. En un instant des millions de Francs français,
suisses, belges, luxembourgeois, de Couronnes anglaises, danoises, suédoises,
etc., furent jetés en vrac sur la table de Delannoy et Vicard
qui ne virent jamais autant de numéraires de toute leur existence
besogneuse.
Un sombre mercredi
Ainsi s’écroula une remarquable hégémonie
financière. Comme nous étions la veille d’un jeudi, ce
fut mon Black Wednesday personnel.
Je songeais à m’enfuir à Vaduz ou à jouer à
la roulette russe mais comme le glorieux Certificat d’études
primaires était imminent, je l’affrontais et enlevai avec facilité
mon premier et dernier titre universitaire.
Lorsque je quittais la Pension, le Directeur m’assura : « Je n’ai
pas d’inquiétude pour votre avenir. Vous serez financier ».
Le cher homme se trompait à peine. Je débutai en qualité
de savetier.