Recherche
Plan du site
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 743 - février 1977

 

Le site est passé à sa troisième version.

N'hésitez-pas à nous transmettre vos commentaires !
Merci de mettre à jour vos liens.

Si vous n'êtes pas transferé automatiquement dans 7 secondes, svp cliquez ici

 

 

< N° Précédent | | N° Suivant >

N° 743 - février 1977

Démocratie et élections   (Afficher article seul)

L’économie distributive et l’Etat   (Afficher article seul)

Productivité et temps de travail   (Afficher article seul)

Plus de travail, plus de pain   (Afficher article seul)

Au fil des jours   (Afficher article seul)

L’obstacle principal   (Afficher article seul)

Le Beaujolais nouveau est arrivé   (Afficher article seul)

Avec la culture, sauver l’espèce humaine   (Afficher article seul)

L’essentiel   (Afficher article seul)

Pourvu que le profit demeure   (Afficher article seul)

Désarmement, réarmement   (Afficher article seul)

Je remplace Eric Hthonius   (Afficher article seul)

^


Editorial

Démocratie et élections

par M.-L. DUBOIN
février 1977

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ce journal n’est dirigé que par des bénévoles dont aucun n’est journaliste professionnel. Nous nous efforçons d’analyser avec bon sens l’actualité économique et sociale et d’exprimer en termes simples les conclusions logiques que nous en tirons. Notre équipe est unie par un unique mais solide lien : la leçon tirée de l’enseignement de Jacques Duboin, économiste mort l’an dernier, ancien Sous- Secrétaire d’Etat au Trésor sous la 3’ République, auteur d’une vingtaine d’ouvrages d’économie politique, inventeur de la théorie de l’économie distributive, fondateur de ce journal et de l’Association dénommée Mouvement Français pour l’Abondance par le Socialisme Distributif.
Il s’en suit que cette équipe de rédaction est formée de gens venant de milieux divers, qui exercent des professions différentes que, d’ailleurs, la plupart du temps, nous ignorons.
Elle se réunit périodiquement pour lire et commenter les textes proposés. Les discussions qui s’ouvrent dans ces réunions nous amènent à débattre des problèmes d’actualité et c’est ainsi que tout naturellement les numéros précédents, et celui-ci encore, expriment en particulier notre opinion face au problème du désarmement.
Peut-être à cause de l’approche des élections municipales qui menacent de faire couler tant d’encre, ce numéro voit s’amorcer des réflexions sur le rôle du pouvoir politique dans l’économie. Il nous est apparu, lors de notre dernière réunion, qu’un grand nombre de gens avaient de plus en plus tendance à confondre le sens des mots Etat et gouvernement. Ces mots ne peuvent être confondus que dans un régime parfaitement démocratique puisque démocratie désigne un système politique dans lequel le gouvernement est exercé par le peuple souverain.
Il est communément admis qu’un tel gouvernement est matériellement irréalisable. C’est la raison pour laquelle a été imaginée par le législateur la délégation de pouvoir qui consiste à faire élire par le peuple des représentants chargés par les citoyens de prendre les décisions en leurs nom _ et place. Nos élus sont donc sensés avoir une connaissance assez parfaite de notre état d’esprit pour se comporter comme s’ils savaient toujours et avec exactitude quelle décision prendrait la majorité des citoyens si elle était consultée à chacune des questions qui se posent. Et, bien entendu, cela suppose aussi de leur part une honnêteté tout aussi parfaite pour les empêcher de laisser intervenir dans leur choix toute considération d’intérêt personnel. Ainsi, la démocratie dans notre système repose-t-elle sur l’intégrité morale et intellectuelle de nos élus.
Une telle perfection n’est pas de ce monde. On peut donc se demander s’il existe un meilleur moyen d’instaurer la démocratie.
Une première question se pose alors : sera-t-il toujours aussi vrai que la démocratie directe est irréalisable ? Et si les moyens techniques modernes de diffusion, d’information, d’enregistrement, de communication instantanée même à distance, de comptabilisation par l’informatique, venaient à changer totalement les possibilités de consultation ?
Qui prendrait alors les dispositions nécessaires pour modifier la législation en vigueur, de façon à donner le pouvoir au peuple souverain ?
Une telle décision appartient à l’heure actuelle aux élus. Mais elle consisterait pour eux à faire hara-kiri sur leur raison d’être. D’un tel cercle vicieux, il n’est pas évident qu’on puisse tirer quelque espoir !
Ce dilemme est semblable à celui que des représentants syndicaux peuvent se poser : dans un régime où le travail et le revenu seraient totalement dissociés l’un de l’autre, où serait leur raison d’être ? C’est une révolution à faire dans les esprits et qui s’avère difficile à ceux qui ont consacré leur vie à la lutte des classes.
Il appartient donc à chacun de nous d’être conscient que les moyens techniques modernes remettent aussi en question le principe même de la délégation de nos pouvoirs. Si ce n’est pour aujourd’hui, cela peut bien être pour demain.
Alors une seconde question se pose : serons-nous à ce moment tous mûrs pour être investis d’un tel pouvoir ? La prise de décision demande une connaissance parfaite des conditions qui se présentent et la capacité intellectuelle et morale de peser le pour et le contre, un véritable sens critique, un respect profond de la liberté d’autrui. Tout cela s’apprend. Et quand on voit le matraquage publicitaire et la démagogie qui tiennent souvent lieu, ici ou là, d’information dans une campagne électorale, on en revient encore à cette conclusion : tout doit commencer par aider nos concitoyens à réfléchir par eux-mêmes, à rejeter les idées toutes faites, à refuser les affirmations qui ne s’appuient sur rien et qui proviennent d’individus misant sur leur crédulité.
C’est bien là que se situent nos intentions en publiant ce journal. Comme le mois dernier, nous offrons à nos abonnés la possibilité de diffuser ces réflexions en donnant un second exemplaire autour d’eux. Puis nous leur demanderons de nous communiquer l’adresse des personnes, qu’ils auront ainsi intéressées, pour leur envoyer directement quelques numéros.
Chaque esprit qui s’ouvre à la réflexion contribue à l’évolution de l’humanité.

^


En relisant J. Duboin

L’économie distributive et l’Etat

par J. LE MORVAN
février 1977

Les théoriciens du socialisme scientifique ont toujours considéré que, comme toute société, il évoluerait en fonction du développement des forces productives. Leur conception fut donc essentiellement dynamique. Marx, Engels, Lénine ont distingué deux phases dans cette évolution  : une phase primaire et une phase supérieure. La phase primaire est celle qui permettra de résoudre les contradictions paralysantes de l’économie capitaliste ; elle se caractérise par la socialisation de la production et l’abolition du processus échangiste. Mais les « valeurs bourgeoises » qui sont celles de la société d’hier, subsistent encore car les peuples en sont imprégnés. C’est pourquoi, dit Marx, dans la Critique du programme de Gotha, le travail demeurera encore une valeur marchande et la devise qu’il propose pour cette société socialiste primaire, c’est «  à chacun selon son travail ».
La phase supérieure résultera du développement des techniques de production, « quand toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, et « du développement en tous sens des individus » (Marx), sa devise sera alors : «  de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins  ».
Ce n’est qu’au terme de cette longue évolution que les théoriciens du socialisme scientifique entrevoient la disparition de l’Etat en tant que puissance contraignante.
C’est alors que ce théoricien du socialisme moderne que fut Jacques Duboin, intervient pour montrer que l’heure du socialisme a sonné au cadran de l’Histoire. Par le développement accéléré des techniques, l’ère de la rareté a fait place à celle de l’abondance. Ce sont les structures de l’économie marchande qui, seules, empêchent l’abondance de déferler sur les peuples des pays développés. Jacques Duboin expose quelles sont les nouvelles structures devenues nécessaires.

Elles exigent toutes un centre organisateur : l’Etat. La production devient un service public géré par l’Etat  ; tes revenus, une distribution du pouvoir d’achat entre tous les membres de la communauté nationale, assumée par l’Etat. Ecoutons Jacques Duboin :
« En régime d’abondance, l’Etat subit une métamorphose complète, car il assume des attributions entièrement différentes. Elles découlent de la simple observation des phénomènes économiques suivants :
« Dès qu’elle apparaît, l’abondance a pour conséquence de paralyser les échanges, ce qui arrête le fonctionnement du régime de la rareté. Cette paralysie se constate par l’appauvrissement des particuliers, puis de l’Etat.
« A l’économie de la rareté doit se substituer alors celle de l’abondance.
« L’abondance, phénomène social, dépossède le producteur au profit de la collectivité. L’Etat, qui la représente, se trouve donc obligé d’assumer une nouvelle fonction sociale  : celle de la production et de la répartition des richesses. Car cette dépossession du producteur crée à la société des devoirs nouveaux vis-à-vis de l’individu, puisque celui-ci, obligé d’accepter les lois de la société dans laquelle il vient au monde, respecte l’ordre établi et un état de choses sur lequel il n’a pas été consulté. C’est alors qu’intervient entre le citoyen et l’Etat un quasi- contrat  : le citoyen fournit à l’Etat le travail dont il a besoin : c’est le service social ; l’Etat fournit au citoyen et à sa famille le bien-être matériel et la culture intellectuelle.
« J’espère que vous ne vous écrierez pas : mais c’est l’Etat totalitaire ! Vous commettriez une erreur de forte taille car il s’agit, au contraire, de l’Etat utilitaire, le seul qui corresponde au régime de l’abondance. Il est aussi impossible de les confondre que de prendre le jour pour la nuit.
« Dans l’Etat totalitaire, l’individu n’est rien et l’Etat est tout. Dans l’Etat utilitaire, au contraire, la liberté de l’homme en l’affranchissant de toutes les servitudes matérielles... ».
(Egalité Economique - 1939 - page 228)

Répondant à un objecteur, Jacques Duboin explique :
« Il n’y a pas de raison pour que l’économie ne soit pas sous le contrôle de la nation... Il ne faut jamais perdre de vue ce que Marx a mis en lumière à savoir que l’organisation sociale dépend surtout de la manière dont les hommes se divisent le travail... ».
(L’économie distributive de l’abondance, 1946 - pages 84-85).

Dans « Rareté et Abondance », édition de 1945, Jacques Duboin montre le caractère démocratique de l’Etat en économie distributive :
« Le Plan, écrit-il, « est conçu dans le but de produire et de répartir en vue des besoins réels de toute la population. Ses rédacteurs s’inspireront donc des travaux des hommes de science qui étudient les problèmes humains. Cependant, en dernière analyse, la décision appartient au pouvoir politique, qui doit être l’émanation de la nation tout entière.
« Le Plan, rendu exécutoire, est réparti entre les divers secteurs de l’économie. A son tour, chaque secteur fixe le programme des établissements qui lui sont subordonnés...  ».
(Rareté et Abondance, page 413)

Jacques Duboin n’a jamais conçu l’Etat comme un organisme immuable. Il était trop profondément d’accord avec Marx sur l’évolution des « superstructures », toujours fonction de celles des « infrastructures » économiques. Toute son oeuvre montre que, pour lui, la fin essentielle de l’Etat c’est « l’administration des choses ».
Jacques Duboin qui, comme Jean-Jacques Rousseau, ne croyait pas à la perversité foncière de la nature de l’homme mais croyait, au contraire, à ses possibilités indéfinies de dépassement, ne pouvait pas être hostile à la vision marxiste et léniniste du « dépérissement de l’Etat » ; mais, n’étant pas un rêveur mais un sociologue et un scientifique, il n’a jamais partagé l’utopie anarchiste de l’abolition de l’Etat par la révolution.

^


Etranger

Productivité et temps de travail

par P. SIMON
février 1977

Dans son numéro 371 de janvier 1977, la revue INFORMATIONS ET DOCUMENTS, publiée par les services américains d’information et de relations culturelles, examine l’évolution des horaires de travail aux Etats-Unis au cours des 75 dernières années. Portant sur un pays où le système des congés payés n’est guère généreux, cette étude nous intéresse. Aux Etats-Unis, en effet, le travail, selon la méthode puritaine, est un devoir, peut-être même une prière, qui consacre la dignité de l’homme. Il a pourtant fallu réduire le nombre d’heures de l’ouvrier devant les progrès énormes de la productivité.

Au début du siècle, le travailleur américain accomplissait une semaine de 70 heures. Aujourd’hui, il fournit un peu moins de 40 heures. Bien, sûr, la population a considérablement augmenté,
mais la diminution du labeur hebdomadaire dépend bien plus de la productivité. En effet, depuis le début du siècle, « la production individuelle de biens et de services a augmenté de 600 % ».
Il a donc été possible d’accorder des congés importants à certaines catégories de travailleurs (il n’y a guère de solution nationale aux problèmes américains !) dans des secteurs où la productivité est forte. Ainsi, les travailleurs des industries du papier, du caoutchouc et du pétrole bénéficient de six semaines de vacances après 30 ans d’activité. Les ouvriers des aciéries reçoivent 13 semaines de vacances supplémentaires tous les 5 ans après 15 ans de présence. Beaucoup d’enseignants bénéficient, tous les 7 ans, d’une année entière de congés payés. Ford vient d’instituer la semaine de quatre jours pendant une partie de l’année.
Ces différentes mesures, qui n’ont pas toutes été dictées par la générosité, montrent que grâce à une productivité qui peut encore être aménagée, surtout dans une économie planifiée où les productions « inutiles » seraient abandonnées, il est possible de produire beaucoup, pour tous, avec des temps de travail réduits. Oui, la « grande relève des hommes par la machine est possible. Elle n’est pas une utopie.

^


Exposé théorique

Plus de travail, plus de pain

par P. BUGUET
février 1977

ON LIT EN CE MOMENT SUR DES AFFICHES :
« Chômeur, tu veux travailler, tu as raison... »

Sous entendu : - Nous t’en donnerons du travail, du beau, du bon, du vrai, jusqu’à plus soif, jusqu’à ta dernière goutte de sueur et à pas cher. Viens par ici ! C’est beau le travail, c’est bon « l’ouvrage bien faite » ! Vois-tu travailleur, travailleuse, tu es fait pour travailler, c’est ton état, c’est inscrit dans ton hérédité ; d’autres portent dans leurs gènes le farniente, le repos perpétuel ; d’autres sont nés pour parler, répandre la bonne parole, te convaincre de la beauté du travail à perpétuité.
Va, suis-les ces guides éclairés. Après ton usure par le travail servile, la tombe...
Réfléchis si ta lassitude et ton conditionnement t’en laissent le goût.
Pourquoi travaillais-tu chômeur ? Pourquoi sursautais-tu, encore plein de fatigue, au brutal tintement de ton réveil et partais-tu chaque jour avant l’aube vers la porte de l’usine ? Par amour du travail ou pour pouvoir vivre et faire vivre les tiens ?
Pourquoi, travailleuse, courais-tu dans la nuit froide du matin, poussant la voiture où ballotait ton bébé jusqu’à la crèche, qui ne te le rendrait qu’à la nuit, quand tu rentrerais épuisée ? Par amour du travail ou pour manger et nourrir ton enfant ?

« Les hommes ne sont pas mis au monde pour travailler, mais ils travaillent pour vivre ».

(Jacques DUBOIN)

Cette dure nécessité harcela nos ancêtres qui n’avaient que leurs bras pour se nourrir, se protéger, s’abriter au cours des âges le travail fut dur, inhumain, effroyable. Des générations et des générations périrent à la tâche pour subsister. Puis au siècle dernier, avec l’apparition du machinisme, la contrainte pour convaincre de la vertu du travail changea de forme. A la nécessité vitale de gagner son pain, s’ajouta celle de rendre un culte au dieu TRAVAIL  : travailler c’est être un homme, quel que soit le travail, utile ou non, nuisible ou non, et même si- l’on devient ainsi l’esclave du capital.
Au début de cette « Belle Epoque », la durée moyenne d’existence d’un travailleur adulte ne dépassait pas 25 années ; de tout jeunes enfants (G ans, 7 ans) travaillaient dans les filatures de 5 h du matin à 7h du soir, s’y étiolaient, y grandissaient difformes, mouraient avant d’être adultes. C’étaient de mauvais camarades : ils n’avaient pas même « voulu » du travail durant 20 ans !
Si un Charles PEGUY put s’extasier avec lyrisme sur les beautés de l’ouvrage « bien faite », considération à la fois affective. et esthétique de réalisations artisanales un homme éminemment social, le marxiste Paul LAFARGUE, propre gendre de Karl MARX, écrivit, lui « LE DROIT A LA PARESSE  », qu’on pourrait intituler de nos jours « Le Droit aux Loisirs ». En ce début de notre siècle, se dessinait déjà la relève du labeur humain par la machine.
Confondre le travail forcé avec l’attrait de l’effort constructif ou le goût de l’activité : confondre le travail obligatoire sous l’emprise du besoin avec l’attrait mis à l’exécution d’une tâche formatrice, avec la satisfaction d’une participation active désintéressée, avec l’exaltation dans l’exécution d’une réalisation collective librement consentie, ressort de la mystification et prête au travailleur l’horizon de l’animal domestique, le réflexe du boeuf qui, de lui-même. vient docilement prendre place sous le loup. Mais, que penser, quand cette confusion sur l’astreinte au travail est voulue par des Commissions d’Etudes « Economiques » ?
- Ignorance totale ou duplicité ?
« Tu as raison chômeur de vouloir du travail »...
La « raison » se résumerait-elle dans cette approbation insidieuse, qui laisse croire ai, chômeur à l’existence et à l’avenir d’un travail désormais disparu ? Ou bien consiste-t-elle à prendre conscience de cette réalité objective :

« Les loisirs font leur apparition par la porte basse du chômage ».

(Jacques DUBOIN)

Nous vivons la relève du travail humain par les machines, machines créées, perfectionnées sans cesse par les vénérations précédentes et par nous- mêmes, dans le but constant d’épargner l’intervention humaine. Avec les techniques automatisées noirs faisons le saut  : - None atteignons les productions de masse sans travail humain. donc sans les salaires permettant de les acquérir sans gagne-pain pour les chômeurs.
Doit-on mourir face à ce potentiel de production ? Notre inutile suicide entraînerait la Société tout entière dans son sillage :

« Qui ne peut acheter, ruine qui ne peut vendre ».

(J. DUBOIN).

Nous, nous voulons vivre du travail des machines et des dispositifs que l’intelligence humaine et nos efforts collectifs ont créés. ils sont nôtres. Aujourd’hui par leur productivité, ils nous offrent le repos, les loisirs et la culture.
Nous réclamons notre part de ces biens. Demain, l’équipement productif fabriquera toujours elus. en demandant toujours moins notre concours. Nous aurons toujours moins à intervenir, nous aurons toujours moins de travail. Ce n’est donc pas le travail en disparition qui pourra désormais assurer notre existence. Ce n’est plus le travail que nous réclamons, c’est de vivre des biens que nous avons contribué à créer. Nous revendiquons une prestation, un revenu qui nous permette d’accéder aux biens que produisent nos esclaves mécaniques.
Ils étaient, nous dit Albert DUCROCQ* :
- « Plusieurs centaines de millions en 1800 sur une terre où vivait un milliard d’hommes. Les voici devenus 25 milliards en 1900, 200 milliards en 1975. On attend dans les trois décades prochaines 1 000 milliards d’esclaves mécaniques aux côtés de 6 milliards d’hommes que la terre pourrait alors compter ».
Nous ne refusons pas notre participation à ce qui subsiste de travail humain nécessaire à la production. mais nous exigeons pour tous le SALAIRE GARANTI PAR L’ETAT, c’est-à-dire par la collectivité, ce salaire devenant ainsi un REVENU SOCIAL, plus rationnel et mieux adapté à notre époque.

(*) « Les éléments au pouvoir  » (Julliard 1976).

^


Au fil des jours

par J.-P. MON
février 1977

Ça devait arriver ! Le slogan « Achetez Français » fait sa réapparition. Les industriels français se plaignent en effet que la pénétration des produits étrangers a atteint un seuil critique dans de nombreux secteurs. L’ennemi numéro un c’est bien sûr le Japon, mais aussi Formose, la Malaisie, Singapour...
C’est à cause de ces pelés, de ces galeux du Tiers Monde (payés au maximum 200 francs par mois) que quatre cent mille européennes ont perdu leur emploi dans le textile.
Suprême horreur ! Les commandes passées à l’Etranger par les services publics français représentent la perte de 10 000 emplois...
Si encore nos concurrents étaient fair play... Mais non, ils ne nous ouvrent que très étroitement leurs frontières. (Vous vous rendez compte, pourtant, de tout ce que pourraient nous acheter les Malaises avec leurs 200 francs de salaire mensuel !)
Moralité : vive l’exportation... à condition qu’on soit les seuls à exporter.

***

D’ailleurs, et c’est, bien connu, si les choses vont mal, c’est la faute des autres.
C’est ce que pense M. Marcel Cavaillé, Secrétaire d’Etat aux Transports, lorsqu’il s’indigne du fait que, pour remplacer ses vieux Boeing 707, la compagnie américaine Western Airlines a finalement préféré des Douglas DC10 et des Boeing 727 aux Airbus fabriqués par la France et l’Allemagne.
Les offres du consortium Airbus Industrie étaient pourtant inférieures de 8 millions de dollars par appareil à celles de Douglas et les coûts d’opérations commerciales de l’Airbus sont évalués à un million de dollars par an de moins que ceux du DC 10.
Vertueusement, M. Cavaillé déclare donc : « Je suis encore persuadé que l’Airbus était le meilleur choix, à la fois sur le plan technique et sur le plan financier. Je me demande dans ces conditions si l’Airbus, qui est un avion franco-allemand, n’a pas été victime d’un certain contexte politique qui a fait abstraction de ses qualités ».
Voilà bien une vertueuse indignation que nous ne pourrions qu’approuver si nous n’apprenions par ailleurs qu’Air-France, compagnie française, dont le ministre de tutelle est justement M. Cavaillé, va remplacer dans les trois mois qui viennent ses 29 Caravelles par des Douglas DC 9 et des Boeing 737.
De qui se moque M. Cavaillé ?

***

Ce n’est pas tout, ce monsieur qui a décidément beaucoup d’estomac, se permet de critiquer le manque d’initiative de la Société Nationale Industrielle Aérospatiale et principalement de son bureau d’études. Comme si les commandes d’appareils dépendaient du bureau d’études de la S.N.I.A.S. dont les syndicats ont soumis à M. Cavaillé depuis longtemps un plan d’urgence pour la sauvegarde de l’industrie aéronautique française.
Mais ça, M. Cavaillé n’en parle pas. Il est vrai que pour nos gouvernants tout ce qui est nationalisé est suspect.
Alors, après l’informatique, le nucléaire, la société libérale avancée va aussi brader l’aéronautique aux Américains.

***

Ils n’ont pas plus de pudeur que les marchands de canons...
Bien après les Etats-Unis et de nombreux pays industrialisés, la France vient de découvrir les risques cancérigènes liés à l’amiante.
Et que croyez-vous que font la Chambre syndicale de l’Amiante et le Syndicat de l’Amiante Ciment ? Ils contestent la validité des rapports sur les d a n g e r s présentés par l’amiante. Ils soulignent « le caractère indispensable et irremplaçable  » de l’amiante et s’étonnent que l’on ne tente pas de rapprocher la « notion de risques éventuels » de celle de services rendus ; ils accusent certains » scientifiques, syndicalistes ou groupes politiques de ne pas faire référence aux conséquences que leurs campagnes d’information peuvent avoir sur les activités économiques.
Autrement dit, nous devons mourir de cancer de la plèvre pour que les industriels de l’amiante continue à faire du profit.

***

En Allemagne Fédérale, malgré un des plus faibles taux d’inflation du Monde (5 % par an), malgré la relance incontestable de l’activité économique, !’accroissement du chômage se poursuit : le nombre de chômeurs qui avait dépassé un million en décembre 76, vient encore d’augmenter de 14,6 % dans le seul mois de janvier, portant le taux de chômage à 5,5 % de la population active.
Le phénomène s’explique si l’on sait qu’au lieu d’embaucher, les patrons allemands préfèrent rationaliser leurs productions. A tel point que le chancelier SCHMIDT reconnaît enfin au chômage un caractère structurel ; il pense qu’un moyen efficace de le combattre est d’assurer une meilleure répartition du travail disponible entre les salariés et les chômeurs.
Au lieu de continuer à affirmer que le chômage est dû à l’inflation, « le meilleur économiste français  » ferait mieux de suivre l’exemple du chancelier Schmidt.

^


Exposé théorique

L’obstacle principal

par R. THUILLIER
février 1977

Notre propagande pour l’Economie Distributive ne pourra donner son plein effet que si, au préalable, nous parvenons à convaincre nos concitoyens que le capitalisme a atteint un seuil où il n’est plus sérieusement réformable.
Les exemples ne manquent pas pour étayer nos affirmations.
Nous devons expliquer, sans nous lasser, que le capitalisme ne peut plus sortir de ses contradictions internes. Elles sont dues principalement à l’emploi de machines et de procédés de plus en plus perfectionnés qui éliminent la main-d’oeuvre.
Or, les travailleurs, pour vivre, ne disposent que de leurs salaires. Cependant l’économie capitaliste est basée sur la vente (avec profit, bien sûr) et si l’on ne peut vendre, il est inutile de produire. On baptise cela « la crise ».
Jacques Duboin nous a enseigné ce qui précède depuis longtemps. Il a été peu entendu. Or voici que l’on commence à constater que cette « crise » est devenue permanente  ; que le chômage ne disparaîtra plus ; que la monnaie perd tous les mois de sa valeur d’achat ; que les machines ne travaillent plus lamais à plein rendement ; que les gaspillages et les destructions de marchandises continuent de plus belle ; que la fameuse règle de « la liberté des prix grâce à la concurrence  » n’est plus appliquée depuis longtemps par les monopoles et les trusts ; que ces derniers, par ailleurs, dirigent le pays sous la férule des sociétés internationales ; que les spéculations foncières ou autres, sont à la base d’enrichissements scandaleux alors que nos dirigeants nous annoncent que, « si « ça » ne va pas, c’est que nous vivons au-dessus de nos moyens », etc., etc...
Les partis, syndicats et autres organisations de gauche ont, d’autre part, abandonné tout modèle de société socialiste. Ils ne savent plus comment remplacer ce capitalisme finissant où le fascisme se profile sous des dehors libéraux. Ils se contentent de préconiser des réformes, qui amélioreront sans doute temporairement le fonctionnement du régime, mais ne changeront pas ses structures devenues inadaptées au progrès.
Nous devons démontrer à ceux qui parlent au nom du peuple qu’ils sont dans l’erreur s’ils conservent leurs positions devenues, elles aussi, rétrogrades. Cette besogne de clarification doit constituer l’argumentation de départ de notre propagande jusqu’à ce qu’on nous dise : « Par quoi donc remplacer ce capitalisme qui a fait son. temps ? ».
Nous pourrons alors proposer les thèses de l’Economie Distributive. Elles constituent précisément un ensemble cohérent d’un socialisme véritable adapté aux moyens modernes de production et de distribution capables de créer, enfin, une abondance de biens et de services pour le bien-être de tous.
Cette économie est devenue socialement nécessaire parce que le capitalisme ne peut plus sortir de ses impasses et n’est plus capable d’assumer son rôle de coordinateur des techniques modernes.
L’heure du socialisme ayant sonné, que propose l’Economie Distributive  ? « La Grande Relève » l’a écrit cent fois. Rappelons tout de même ses principes de base
- Emploi intensif des machines ;
- Suppression du profit et du salariat ;
- Revenu social « de base » égal pour tous ;
- Monnaie de consommation ;
- Autogestion de la production et de la distribution ;
- Organisation administrative démocratique partant de collectifs de citoyens pour aboutir à un Fédéralisme Régional, par délégations successives révocables.
Tout cela a déjà été expliqué plus en détail. Il s’agit, en l’espèce, d’une Economie des Besoins.
Personne ne peut nier qu’elle propose un véritable socialisme, tel que l’ont préconisé les penseurs qui, en condamnant le capitalisme, ont jeté les bases d’une appropriation collective des moyens de production, qui est la définition même du socialisme.
Mais pourquoi l’Economie Distributive n’est-elle donc pas acceptée ?
Disons tout de suite que l’obstacle principal est que les partis, les syndicats (et presque toute la gauche) ne sont pas convaincus que le capitalisme n’est plus réformable. lis ont peur de le condamner totalement. Ils entendent réserver ses structures en conservant une Economie marchande édulcorée et dirigée. Ils estiment qu’une révolution totale, fondamentale, dans l’état actuel de la toute-puissance des Etats (et de leurs organismes internationaux telle la fameuse « trilatérale » à laquelle appartient M. Barre) n’est pas envisageable et serait extrêmement dangereuse.
Soit : mais même si ceux qui se réclament du socialisme estiment qu’il est trop tôt pour appliquer une Economie des Besoins, c’est-à-dire le socialisme véritable, que du moins ils restent fidèles à leurs principes en la proposant comme but final à leurs actions ponctuelles. La mentalité de nos concitoyens en sera modifiée.
Au point où ils en sont de leur aveuglement (qui risque de conduire les peuples à leur perte) ce serait déjà un bon résultat que notre propagande aurait obtenu.
Ne nous lassons donc pas de militer dans ce sens.

^


SOIT DIT EN PASSANT

Le Beaujolais nouveau est arrivé

par G. LAFONT
février 1977

Pas un Français normalement constitué n’est en droit de douter aujourd’hui que c’est le pinard qui a gagné la guerre de 14-18. Une vieille histoire, d’accord, mais à l’heure où M. Barre vient d’engager une nouvelle bataille de la Marne, on peut bien en reparler. Je n’ai pas eu personnellement l’honneur de participer à la glorieuse épopée et, comme beaucoup de mes contemporains, je ne sais cela que par ouï-dire. Mais sans invoquer le témoignage des anciens combattants du grand casse-pipes - il en reste encore, heureusement -, que l’on pourrait suspecter de vantardise, je m’en tiendrai à l’opinion des historiens dignes de ce nom, qui est unanime.
Voilà donc établi un point de notre histoire nationale sur lequel il n’y a plus à revenir.
Seulement attention. Les Français auraient tort de s’endormir sur leurs lauriers. Le pinard a gagné la guerre de 14-18. Bon. Mais la prochaine ? La prochaine, il faut y penser. Eh bien, je vous le dis tout net, au risque de passer pour un défaitiste, c’est foutu.
M. Christian Bonnet, ministre des fruits et légumes à ses moments perdus, vient de se fâcher tout rouge contre les producteurs de ces « affreuses bibines » que sont devenus les vins du Midi, et aussi d’ailleurs. Les propos fracassants tenus par le ministre ont fait un certain remous au sud de la Loire, mais ils n’ont surpris personne. Pas ceux qui boivent du vin. Cela se savait. Je trouve pour ma part que M. Bonnet y a mis de la réflexion. De deux choses l’une, où il est buveur d’eau invétéré, ce qui est son droit absolu, et je le plains sincèrement, ou il boit du vin comme tout le monde. Dans le premier cas je me demande de quoi il se mêle. Dans le second il retarde de deux républiques.
Voilà déjà un bout de temps - et je ne suis plus tout à fait. un gamin - que j’ai entendu pour la première fois parler du malaise vinicole, ou, pour être plus clair, de la surproduction de notre picrate national. Le spectacle des viticulteurs du Midi qui s’agitent, barrent les routes et jouent au gros méchant avec les C.R.S., n’est pas d’hier. Cela fait partie du folklore méridional au même titre que les corridas ou la pétanque. Personne, même le ministre, n’a jamais pris ces manifestations périodiques très au sérieux. On essayait de calmer les esprits - surexcités avec de bonnes paroles, des subventions ou des promesses électorales. Et puis on parlait d’autre chose, de la betterave ou des choux-fleurs. Ce ne sont pas les sujets de conversation qui manquent, en France. On alla même, en souvenir de 14-18, jusqu’à faire participer nos jeunes militaires à la résorption des excédents par des distributions gratuites de vin dans les casernes.
Il n’y avait pas eu encore de drame. Les viticulteurs français continuaient donc tant bien que mal à faire du vin, bon ou mauvais, à arracher les vignes, puis à les replanter, à distiller les récoltes excédentaires pour en faire du mauvais alcool, tout ça aux frais des contribuables, comme de bien entendu. Et les choses n’allaient pas mieux. C’est alors, en pleine dépression générale, qu’une lueur d’espoir apparut dans le ciel européen.
Avec le Marché Commun agricole et la libre circulation des produits tout allait s’arranger comme par miracle. Finie la surproduction. Finie la mévente. ’-’Europe verte d’abord, le monde.-entier ensuite, allaient s’arracher nos choux-fleurs, nos camemberts et surtout, surtout, nos vins prestigieux. Toutes ces bonnes choses de chez nous, que les étrangers ne connaissaient que par ouï-dire, ils allaient s’en empiffrer, les goinfres, après les avoir payées en bons dollars. Et c’est des dollars qu’on veut.
La France était sauvée. Ou tout comme.
Eh bien, c’est raté. Que reste- t-il aujourd’hui de ce beau rêve  ? Le souvenir d’une belle occasion perdue.
Si nos viticulteurs, et tout ce joli monde d’affairistes qui gravite autour de la vigne, n’avaient eu pour unique souci que de gagner du fric, beaucoup de fric, et vite, au lieu de faire pisser la vigne, comme on l’a fait, ils auraient peut-être recherché la qualité, et l’on n’en serait pas là aujourd’hui. Le vin français a’, perdu sa belle réputation, même en France.
Sait-on tout arrive à se savoir - que par la chaptalisation, c’est-à-dire l’introduction de sucre dans le moût, on augmente considérablement la production en rendant de la piquette ou de la bibine presque buvables ? Et s’il n’y avait que la chaptalisation  ! Sait-on qu’au moyen de procédés douteux, mais plus ou moins légaux, le bourgogne bu par nos seuls amis anglais équivaut au double de ce que produit la Bourgogne ? Que les Parisiens boivent plus de beaujolais qu’il ne s’en récolte ?
Je ne parlerai que pour mémoire des quelques scandales retentissants dont Bordeaux, capitale du vin ; a été le théâtre, scandales sur lesquels le silence est vite retombé. Oui, l’image de marque des grands crus français en a pris un sacré coup, ces derniers temps.
Et le beaujolais nouveau ? Vous l’avez goûté le beaujolais nouveau ? Il avait fait un boom terrible depuis que les Amerlocs l’avaient adopté. OutreAtlantique on se l’arrachait à prix d’or. Eh bien, c’est fini. Ils ont compris les Amerlocs. Ils reviennent au coca-cola. Voilà que les plus grands restaurants de New-York ont décidé de ne plus afficher : « Le beaujolais nouveau est arrivé ».
Mais alors, la bataille de la Marne contre l’inflation qui est engagée, comment va faire M. Barre pour la gagner ?

^


Exposé théorique

Avec la culture, sauver l’espèce humaine

par A. KASTLER
février 1977

Avec la mesure, et la prudence qui conviennent à un scientifique, je dois exprimer mon pessimisme à l’égard de l’avenir de l’espèce humaine, compte tenu des attitudes actuelles des gouvernements...
II n’est pas besoin d’être grand clerc ni d’être érudit en matière de prospective pour comprendre que l’espèce humaine court à son suicide. Lorsque les deux grands, les Etats-Unis et l’Union Soviétique, ont proposé il y a quelques années aux autres nations un traité de non-prolifération des armes nucléaires, ils se sont moralement engagés dans la voie du désarmement. Cet engagement n’a pas été tenu car qu’ont-ils fait depuis ? Malgré les entretiens de Genève qui traînent depuis des années, malgré la rencontre de Vladivostok, ils n’ont fait qu’institutionnaliser et intensifier la course aux armements.
Pendant que nous discutons culture, les ÉtatsUnis d’Amérique fabriquent chaque jour trois bombes à hydrogène pour maintenir l’équilibre de la terreur et l’Union Soviétique en fait autant. Ces bombes serviront à armer des vecteurs à têtes multiples. Des centaines de sous-marins armés de ces vecteurs sillonnent-constamment les mers en attendant l’ordre de tirer...
Pendant que continue cette course démentielle, défi à la morale dénoncé par Albert Schweitzer, mais défi aussi de plus en plus à l’intelligence humaine, un autre processus domine l’avenir de notre espèce sur la pla-nète terre  : l’explosion démographique...
Il est de notre devoir de pousser un cri d’alarme. Les dépenses militaires des nations du globe atteignent cette année 300 milliards de dollars par an : c’est une somme immense qui représente un potentiel énorme de travail humain. A côté de cela, le budget annuel de l’Unesco est de 80 millions de dollars, soit trois millièmes de cette somme. Autrement dit, si toutes les nations - y compris celles du Tiers-Monde - acceptaient de réduire de 1 % leur budget militaire, cela permettrait de multiplier par trente le budget de l’Unesco. Voilà une comparaison qui montre combien dérisoire est l’effort fourni par lés nations nanties pour promouvoir l’éducation, la science et la culture et quel effort elles font par contre pour développer les moyens de destruction.
J’affirme qu’il serait scientifiquement possible de changer cette situation. Et dans mon pessimisme, j’ai tout de même aperçu une lueur d’espoir lors d’un voyage que j’ai fait au Mali il y a trois ans, à l’initiative de l’Unesco. Je m’y étais rendu pour présider la soutenance des premières thèses de recherche qui avaient été faites par de jeunes physiciens à l’Ecole Normale supérieure du Mali que l’Unesco a créée. J’ai vu là un bâtiment dont la moitié avait été construite avec des crédits venant des États-Unis, l’autre moitié avec des crédits venant de l’Union Soviétique. J’ai rencontré des étudiants qui venaient l’un de Pologne, un autre de Yougoslavie, deux de France, un d’Écosse et un du Canada. J’ai été très réconforté de voir que des personnes appartenant à des systèmes idéologiques opposés sont capables d’oeuvrer ensemble pour aider un pays du Tiers-Monde. Que ne pourrait-on faire si l’on pouvait décupler, si l’on pouvait centupler cet effort ! Et je dis que scientifiquement et techniquement c’est possible. J’ai parlé tout à l’heure de la réduction de 1% des budgets militaires, eh bien, il ne serait pas déraisonnable de proposer 10 %. Je crois qu’une telle réduction des budgets militaires ne réduirait aucunement la sécurité des pays développés et qu’elle permettrait en l’espace d’une génération de changer totalement la situation des pays du Tiers-Monde, de promouvoir l’agriculture, de développer les sources d’énérgie parce que ces pays sont pauvres en énergie fossile mais riches en énergie solaire, et l’énergie solaire c’est l’énergie de l’avenir, sans pollution, inépuisable. On pourrait donc changer totalement l’avenir de l’humanité si on le voulait ; l’obstacle n’est pas d’ordre scientifique et technique, il est uniquement d’ordre psychologique et social. C’est un changement radical de l’attitude des gouvernements mais d’abord de l’attitude des opinions publiques dans nos pays qu’il s’agit de provoquer. Et c’est à nous, intellectuels, de travailler dans ce sens si nous voulons que ce nouvel ordre économique et social s’établisse et que les hommes sur notre planète puissent survivre...

(1) Extrait de l’article d’Alfred Kastler «  Suicide ou survie ? » Le défi du siècle », publié dans CULTURES, III, 4 (1976). Publié avec l’autorisation du Pr. Kastler et celle de l’Unesco.

^


Marcel Dieudonné a bien voulu donner aux lecteurs de « La Grande Relève » la primeur du livre qu’il est en train d’écrire et nous extrayons ici une partie de l’avant-propos de cet ouvrage, qui remplacera pour cette fois le texte habituel : Qu’explique « La Grande Relève » ?

L’essentiel

par M. DIEUDONNÉ
février 1977

Les savants observent les faits, recherchent les rapports qui les unissent, et formulent les lois qui régissent le monde physique. La connaissance de ces lois permet à l’humanité de maîtriser les forces et la matière, afin de les mettre à son service.
Comme le font les chimistes et les physiciens dans leurs domaines respectifs, les économistes devraient donc formuler les lois qui permettraient aux hommes de maîtriser l’économie et de la mettre à leur service, alors qu’ils en sont les victimes, puisqu’il y a tant de chômage visible ou réfugié dans l’activité inutile ou nuisible, tant de misère devant des excédents dont on ne sait que faire, pour ne citer que ces deux anomalies.
On peut donc, affirmer a priori que quelque chose ne tourne pas rond dans les sciences économiques. C’est pour mieux définir les tares de l’économie, leurs causes et les remèdes à y apporter, que cet ouvrage a pris naissance, avec énormément de prétention de la part de son auteur... Mais il faut bien tenter l’aventure, qui sera ce qu’elle sera. Le lecteur jugera.
Afin d’éclairer d’emblée le lecteur sur le contenu de l’ouvrage, nous lui signalons que cet avantpropos en constitue l’essentiel. Il peut sembler que certaines affirmations soient gratuites, car affirmer n’est pas prouver, mais elles sont le fait d’observations consignées dans le corps de l’ouvrage. Sans autre commentaire entrons au coeur du sujet.
Actuellement, des engins et des machines de elus en plus automatiques, construits bar les machines, elles-mêmes de plus en plus automatiques, suppriment infiniment plus d’emplois qu’il n’en faut pour les fabriquer. Le progrès technique supprime donc de l’emploi, et comme il ne s’arrêtera jamais, il le condamne à disparaître.

Autrement dit. l’économie du pain est incompatible avec le progrès technique qui supprime l’emploi. et le salaire qu’il procure. puis, en chaîne, le bénéfice, les honoraires et tous les autres gains.
Effrayante constatation par ses conséquences !
De gré ou de force, il nous faudra quitter d’une façon ou d’une autre notre économie. dont le fondement est le pain, condamné à mort par le progrès.
La clé qui ouvre l’économie oui soit adaptée au progrès, c’est le revenu social. L’économie nouvelle est l’économie distributive, ainsi nommée parce qu’on y distribue un revenu social à tous les individus en remplacement de tous les gains, condamnés par le progrès.
- Utopie ?
- Alors, l’utopie se réalise présentement, sous nos yeux mêmes. L’ancienne économie enfante la nouvelle. En vérité, nous interprétons l’évolution économique avec bien peu de perspicacité et d’intuition. Nous ne savons pas dégager ce qui est essentiel de la masse des faits. Essayons d’extraire l’or de sa gangue.
En 1848, au cours de l’une des crises cycliques provoquées par la machine à vapeur, on fait creuser et reboucher des trous par les chômeurs, dans des terrains vagues appelés Ateliers Nationaux. Le salaire procuré par ce travail inutile, qui n’apporte rien en contrepartie à la société, est un don déguisé, un revenu social camouflé dans le travail inutile. Les prémices de la nécessité de l’économie distributive apparaissent déjà.
De nos jours, le progrès technique permet une abondance telle que le pouvoir d’achat distribué à l’immense majorité des consommateurs est insuffisant pour absorber la production, bien qu’elle soit volontairement réduite à ce qu’on espère vendre. Dans le quadruple but d’assurer l’activité économique maximale, de réduire ainsi autant que l’on peut la croissance du chômage, d’écouler les marchandises qui stagnent dans tous les magasins, tout en améliorant le sort des personnes les plus défavorisées, le gouvernement a créé, et continue à créer, depuis plus d’un demi-siècle, un nombre impressionnant d’indemnités, d’allocations et de primes, qui sont de véritables revenus sociaux, puisqu’ils sont distribués, sans aucune contrepartie de travail, à des millions d’handicapés, de personnes âgées, de chômeurs, de familles, etc. La nécessité, l’utilité et les bienfaits de la distribution, disons de l’économie distributive, commencent à se manifester sérieusement. Elle n’est pas encore née dans sa forme parfaite, mais elle vit, dans sa forme embryonnaire.
Au cours d’une émission de télévision faite en février 1964 au sujet d’un conflit social à Saint-Nazaire, le ministre des Finances déclara que les subventions accordées par l’Etat aux entreprises navales se montaient à la valeur de tous les salaires distribués par ces entreprises.
En somme, les travailleurs reçoivent en don un revenu social de l’Etat. Mais comme il leur est remis par l’intermédiaire de l’entreprise, ils ont l’illusion de continuer à recevoir leurs salaires. En réalité, ils reçoivent un revenu social, invisible parce que travesti en salaire.
Le travail n’est plus rétribué par l’entreprise. Il est devenu une prestation professionnelle, également invisible sous la défroque d’emploi rémunéré.
Il s’agit bien, ici, de la naissance de l’économie distributive, ou plutôt de son avortement illicite, car l’entreprise, qui ne verse plus de salaires, continue à encaisser le fruit du travail rémunéré en don par la société. On vole à la société un bien plus précieux que tout l’or et tous les diamants de l’univers, à savoir les prodigieux bienfaits d’une société qui soit adaptée au progrès technique.
En toute raison et honnêteté,, l’entreprise subventionnée doit être GEREE pour le compte, exclusif de la société. Son statut juridique est donc la GERANCE sociale.
L’économie DISTRIBUTIVE est une nécessité.
Nous y sommes conduits naturellement, nous venons de le voir, par la DISTRIBUTION de subventions à la production.
L’ancienne société accouche de la nouvelle. La tête (le revenu social) et le corps (la prestation professionnelle) ont franchi le seuil, mais les jambes (la gérance sociale) ne suivent pas, parce que nous ne tendons par les bras pour aider et accueillir le Monde Nouveau qui veut naître et s’épanouir. La Grande Espérance, radieuse, sereine, souriante, s’offre à nous pour que prenne chair notre rêve d’amour. Nous lui claquons la porte au nez. Elle est, n’est-ce pas, une utopie... pour les travailleurs de Saint-Nazaire qui offrent gracieusement à l’entreprise capitaliste le fruit de leur travail rémunéré en don par la société. Les travailleurs de Saint-Nazaire, c’est le prolétariat, c’est nous tous, du moins en esprit, c’est l’humanité.

(A suivre)

(Extrait de l’avant-propos d’un ouvrage en préparation).

^


Méfaits divers

Pourvu que le profit demeure

par G. STEYDLÉ
février 1977

Les effets néfastes du système capitaliste ont des répercussions jusque dans les plus hautes sphères de notre belle civilisation. En quelques mois, une série de tragédies a anéanti plusieurs familles dont on peut affirmer que le standing de vie dont elles jouissaient avant le drame, n’avait rien de commun avec le salaire d’un O.S. de chez Renault, ou d’ailleurs.
Voici quelques faits relatés par nos divers quotidiens habituels.
Fin février 1976, dans un pavillon de l’impasse du Talus, à Paris-18e, un ancien ingénieur âgé de 55 ans, M.  Henri Valburg, abat ses deux fils, 24 et 15 ans, son épouse, la grand-mère et une tante septuagénaire avant de se donner la mort. Après des revers de situation, le meurtrier qui avait dirigé un cabinet de géomètre comptant six collaborateurs avait des ennuis avec le fisc.
Le 20 décembre dernier, un industriel parisien, M. Jean Pérignon, 46 ans, venu s’installer dans sa résidence secondaire, près de Mortagne, dans l’Orne, à la suite d’un arrêt de travail, massacre à coups de carabine, son épouse, 41 ans, leurs trois enfants âgés de 4 à 10 ans et met fin à ses jours.
Et nous arrivons au sommet de l’échelle. Le 1er février 1977, M. Gérard Amanrich, ancien ambassadeur de France auprès du Vatican, âgé de 56 ans, demeurant au 4e étage d’un immeuble cossu, 35, avenue Bugeaud, Paris-16e, tue à coups de revolver sa femme, 52 ans, son fils et sa fille âgés respectivement de 16 et 18 ans. M. Amanrich avait quitté son poste il y a environ six mois et d’après ses déclarations. il avait le sentiment d’être victime d’une injustice et de tomber en déchéance. D’autre part, le fait de ne pas avoir de poste le privait de certains avantages financiers dont il avait besoin pour conserver son train de vie et élever ses enfants.
Ces trois cas ne sont certainement pas isolés, mais tous n’arrivent pas à cette dernière extrémité.
Nous avons voulu démontrer que même dans les milieux les plus aisés, la sécurité du lendemain n’est pas plus assurée que dans les milieux les plus humbles.
Mais qu’importe que de pareilles abominations - parmi tant d’autres - puissent se produire, pourvu que le profit demeure ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et ces drames ne pourront que prendre de l’ampleur et engendrer de graves désordres, si l’on ne se décide pas à en finir une fois pour toutes avec le système comptable dont nous souffrons tous.
Or, il n’apparaît pas que’ les diverses tendances politiques ou syndicales songent à s’orienter vers la seule solution qui puisse mettre fin au scandale qui consiste à maintenir la rareté afin que le profit demeure. Cette solution, c’est l’instauration rapide de l’économie des besoins, l’économie distributive. Nous disons qu’un régime qui persiste, dans l’ère de l’abondance, à conserver une économie de rareté, ainsi que les hommes qui en sont les complices, se rendent coupables de crime de lèse-humanité.

^


Exposé théorique

Désarmement, réarmement

par J. MESTRALLET
février 1977

Contradiction! Préconiser la paix, vendre la mort!

C’est pas moi ! C’est l’autre...
Qui ne connaît pas la réaction du potache victime d’une réprimande ?
Mais des potaches, il en est de « 7 à 77 ans ». Si encore ils n’étaient pas affublés de responsabilités politiques majeures !
Chaque fois que nous parlons de désarmement, on nous objecte  : « Et l’U.R.S.S. ? ». Il est vrai que l’arsenal militaire soviétique n’a pas grand chose à envier à son homologue américain. Mais qui a k’ plus de raisons de se méfier  ? Aucun des deux pays n’est blanc comme neige en matière de conduite internationale. Les dirigeants soviétiques ne sont pas de petits saints. Mais en trouve-t-on davantage en face ? Leur désir de protéger leur pays serait-il moins sincère que celui des occidentaux ?
Avant d’accuser les pays de l’Est, surtout l’Union Soviétique, comme nos beni-oui-oui recommencent à le faire en pleine détente internationale, il faudrait balayer devant notre porte. Et surtout, c’est une règle d’or si l’on veut en finir avec le panier de crabes mondial, prendre l’habitude de se mettre à la place d’autrui.
Nous savons que les gaspillages, à commencer par les armements, constituent le ballon d’oxygène du capitalisme aux abois. Sur ce point l’analyse des partis communistes diffère peu de la nôtre. Les Russes savent très bien de quel prix ils ont dû payer cette médecine en 1941.
Est-ce un motif pour se lancer eux-mêmes dans la surenchère  ? A quoi riment quelques nuances dans la capacité de destruction, lorsque chacun est en mesure de rayer plusieurs fois toute vie sur la planète ?
En admettant que l’un d’eux soit « vainqueur », comment occupera-t-il un pays rendu invivable ? Même en disposant d’abris anti-atomiques à toute épreuve, que deviendront les survivants lorsqu’ils mettront le nez dehors ? Passeront-ils sous terre le reste de leur vie ? Quelle joyeuse perspective !
Avez-vous déjà vu la grande presse poser ces questions  ?
Alors, qu’est-ce qui pousse l’U.R.S.S. et ses alliés du pacte de Varsovie à participer à la course mortelle ? S’agit-il de décisions politiques ? Le clan militaire a-t-il pris comme ailleurs une telle importance ? Ou bien lés mécanismes économiques poussent-ils à la roue ?
Dans ce dernier cas, ce serait décourageant pour leur socialisme. Certains aspects du régime le sont déjà suffisamment sans en rajouter. Cet effort militaire lui-même apporte aux détracteurs des arguments de choix.
Que l’on ne vienne surtout pas nous accuser de complicité avec les ennemis du socialisme ! Nous avons déjà assez de mal à faire comprendre ses erreurs, fatales pour tout débutant, Bienheureux qu’elles soient derrière nous ! Et rappelez-vous que les tares d’un pays ne font jamais disparaître celles du voisin.
Il est vraisemblable qu’aujourd’hui un pays, qui se mettrait résolument à désarmer, bénéficierait d’un tel prestige mondial que cela le protégerait d’une attaque éventuelle. Un tel geste, connu grâce aux télécommunications par satellite, provoquerait un choc psychologique sans précédent.
Si’ l’on, estime que, malgré tout, un risque subsiste, on peut procéder de la manière suivante nos pays occidentaux se donnent une structure économique échappant à l’impératif du gaspillage, capable à volonté de maintenir l’«  Expansion » ou de s’en passer. A ce moment-là, ils pourront dire à leurs voisins de l’Est : « C’est à vous de jouer ». Evidemment, il vaut mieux compléter ce geste par une diminution des armements, en acceptant toute vérification des voisins.
C’est, nous semble-t-il, une bonne manière de mettre au pied du mur U.R.S.S. et C°.
Après tout, pourquoi ne le feraient-ils pas eux- mêmes  ? » répondront quelques esprits bien intentionnés. Nous l’avons déjà, au moins en partie, expliqué plus haut. Hélas ! l’internationalisme prolétarien est devenu comportement de « grande puissance ». Mais n’en sommes-nous pas responsables ? Dès sa naissance, le nouvel Etat a été envahi par les armées blanches [*] . Attaquez une révolution de l’extérieur, vous la durcirez immanquablement. Ne nous leurrons pas trop sur les plaintes hypocrites : le péril rouge (ou jaune) est une invention commode. Et on ne pourra le certifier que si les responsables politiques de l’Est donnent une réponse défavorable aux propositions exprimées plus haut.
Selon J.-K. Galbraith (« La Paix indésirable ») dont l’analyse renforce la nôtre, aucun obstacle technique ne s’oppose à un désarmement général contrôlé. Il faut donc chercher l’obstacle ailleurs. Nous ne le voyons guère que dans l’économie, ce. qui n exclut pas le retard des cerveaux.
Inutile de dire à quel régime économique nous pensons, lorsque nous en souhaitons un, capable de se passer des armements. Si l’on en trouve-’un autre que l’Economie Distributive, nous l’accepterons. Nous ne sommes pas de mauvaise foi. Mais pour le moment, nous attendons toujours.

---------

[*] N.D.L.R : ...et alliées.

^


La Fantaisie

Je remplace Eric Hthonius

par P.-N. ARMAND
février 1977

 [1] Ma Mère n’ayant aucun lien de parenté avec la Duchesse d’Uzès, ni mon Père avec les Rohan- Rohan, on me mit comme interne dans un pensionnat. J’avais douze ans et, pensionnaire à temps complet, j’étais plus heureux qu’au chômage partiel. J’étais un élève studieux de 11e classe, comme nous disions alors pour désigner le-Cours Moyen 2e année, classe qui mettait un terme définitif aux brillantes études des entants de la Patrie dont les parents républicains n’avaient pas les moyens de solder les études en plus des frais de la soupe que nous avions le droit de manger, s’il y en avait dans notre assiette.

Une économie en circuit fermé

Par la force des choses, nous vivions en parfait système égalitaire : même nourriture, mêmes vêtements, literies identiques, équipements scolaires parfaitement semblables, etc. Si un privilège naissait chez l’un de nous, il ne tardait pas à se perdre grâce au troc ancestral : « Donne-moi tes gants, je te file 10 bâtons de choc. » Pour les réticents, il y avait en outre le procédé impérialiste «  Donne-moi ça, ou je te casse la gueule », qui avait pas mal d’adeptes.

Rentrée en classe peu ordinaire

Ce matin-là, les 32 garçons s’alignaient docilement le long du mur, près de la porte close, attendant que le « Maître » l’ouvre pour gagner calmement sa place. Mais le Maître ouvrit un battant seulement. Puis il interposa son bras. Etonnement interrogatif. D’ordinaire, nous entrions d’emblée, autant que le débit des deux battants ouverts le permettait. L’instituteur ne fit pénétrer qu’un seul élève, et, désignant Berteaux, qui cumulait les fonctions de polytechnicien en germination et celle de succédané de l’autorité académique, il lui dit « Tu ne laisseras entrer que celui dont je te crierai le nom. »...
Entrant en classe le dernier, je fus accueilli avec un formidable éclat de rire. J’ai même eu l’impression que Berteaux riait... J’étais paralysé, visiblement j’étais la cible ; le comique-record c’était moi. Mais pourquoi ?
Et ce fut la révélation ! A gauche, en retrait de la porte, sur le pupitre des deux cancres s’amoncelait un invraisemblable matelas de papiers coloriés, soigneusement découpés et... tous rédigés de ma main. La pyramide avait bien 50 centimètres d’épaisseur.

Ecolier Lydien, je réinvente la monnaie

Notre société autarcique et troquiste m’avait un beau jour paru terne et étriquée. J’avisais de l’animer. Sur des dossiers de cahiers usagés, je dessinais un billet de banque, puis un second, puis d’autres. Pour lancer l’opération, je les distribuais à mes amis. Cela se répandit. Le succès dépassa les espérances. Tout le monde en voulait. L’ère du troc était close, celle de la canonnière aussi. On commerçait. Combien ton sac de billes ? Réponse 50 F. Marché conclu.
Comme Guizot m’avait dit qu’il fallait m’enrichir, je ne mettais un billet en circulation qu’en contrepartie d’un bien correspondant : mouchoirs, livres, journaux, savonnettes, canifs, pinceaux, etc. Les copains faisaient de même. En sorte qu’en quelques semaines certains avaient des kilos de papiermonnaie et les autres des greniers de choses hétéroclites.
Instituteurs et surveillants, intrigués par nos conciliabules qui avaient pris le pas sur les bagarres et autres occupations habituelles, connurent vite la financière réalité. Ils prirent le parti d’en sourire, nous voyant, peut-être avec satisfaction, devenir adultes, et, de plus, l’ordre public n’était pas troublé.
Il faillit l’être par ma protestation indignée !
Des faux-billets circulaient ! Un Bojarski [2] au petit pied avait eu l’audace de s’établir à son compte. La canaille imitait ma signature. La Cour de Cassation, en l’occurence le Directeur, trancha en ma faveur en prétextant du droit du premier occupant, relevé dans le Jus publicum romain, dit- il (ou à peu près). Désormais, je devais seul battre monnaie. J’étendais aussitôt mon champ d’action, fort de mon pouvoir régalien. Pour un billet de 100 F je m’étais procuré un petit Larousse où une Table donnait la mercuriale de toutes les monnaies mondiales. Je me mis à pondre des Marks, des Dollars, des Livres, des Lires ou des Pésétas. Toujours avisé, j’évitais soigneusement le Sucre bolivien, monnaie fondante par excellence. Je devins aussi cambiste. Chaque fois que s’échangeaient des Roupies contre des Florins on était bien obligé de venir consulter la cote sur mon Petit Larousse. Cette consultation m’autorisait à prélever au passage un petit chouïa.
Ces rôles superposés et enrichissants me placèrent rapidement à la tête de la fortune la plus considérable de notre territoire. Ambition et convoitise s’emparèrent démoniaquement de mes ex- camarades.

Les classes dépossédées sont mécontentes

Le « lumpen-proletariat », comme disait Karl, me regardait de travers. J’appréciais vivement la règle de « l’argent appelle l’argent ». Mais redoutant de me voir lyncher par ces individus sans aveu, je jugeai expédient de m’entourer de gardes du corps, mercenaires du capital, prêts à tout. Je les payais sur ma cassette personnelle. Ils refusèrent d’ailleurs une création faite spécialement pour eux les Deniers. Quelques Maravédis firent leur affaire, ainsi je ne fus pas passé à tabac, ni aux pertes et profit.
Mais, on ne s’amusait plus comme au début. J’avais tout, ou presque tout, de la masse monétaire. En face, plus personne n’avait rien à offrir. On pouvait envisager de les faire travailler, mais l’absence d’usines se faisait cruellement sentir.
J’étais perplexe. Mes réîtres étaient dépourvus de matière cervicale. En jouant aux cartes avec eux, la solution m’apparut géniale. Lorsque l’un de nous avait, à Bataille ou à Mistigri, raflé toutes les cartes, pour que la distribution continue, il fallait procéder à une nouvelle donne, redistribuer les cartes.

Réinjection de crédits dans le système

Aussitôt, je sortis mes billets de mon Fort Quenocsse et les éparpillais à tort et à travers. Les sourires réapparurent, les rancoeurs disparurent et le commerce reprit. Par la suite, j’appris qu’un certain Delano Franklin m’avait honteusement imité, baptisant ça « New Deal », je ne sais pourquoi. Il devait ainsi distribuer des Dollars à 11 millions de chômeurs amerloques avant de les viriliser en 11 millions de GI’s.
Bref, pour en revenir à ma salle de classe, je fus contraint de vider mes poches. En un instant des millions de Francs français, suisses, belges, luxembourgeois, de Couronnes anglaises, danoises, suédoises, etc., furent jetés en vrac sur la table de Delannoy et Vicard qui ne virent jamais autant de numéraires de toute leur existence besogneuse.

Un sombre mercredi

Ainsi s’écroula une remarquable hégémonie financière. Comme nous étions la veille d’un jeudi, ce fut mon Black Wednesday personnel.
Je songeais à m’enfuir à Vaduz ou à jouer à la roulette russe mais comme le glorieux Certificat d’études primaires était imminent, je l’affrontais et enlevai avec facilité mon premier et dernier titre universitaire.
Lorsque je quittais la Pension, le Directeur m’assura : « Je n’ai pas d’inquiétude pour votre avenir. Vous serez financier ». Le cher homme se trompait à peine. Je débutai en qualité de savetier.

---------

[1] Les numismates modernes attribuent au Lydien Éric htonius, l’invention de la monnaie, 700 ans avant notre ère.

[2] Faussaire remarquable et contemporain.

^

e-mail