Éditorial
L’année 1985 a commencé pour nous sur
les chapeaux de roue !!! La première des réunions mensuelles
pour préparer la Grande Relève a dévié de
son objectif, sous l’enthousiasme des personnes présentes, décidées
qu’elles étaient à engager une action rassemblant tous
les distributistes de France et de Navarre. Tout le monde est, en effet,
tombé d’accord pour estimer que c’est le moment de rassembler
nos forces et d’entreprendre une opération d’envergure pour faire
savoir que nous, les distributistes, nous avons un projet !
C’est le moment, en France, puisqu’après l’échec de la
droite, la gauche ayant suivi la même politique économique,
n’a pas concrétisé l’espoir qu’une forte majorité
avait mise en elle. Si bien qu’aujourd’hui majorité et opposition
n’ont plus rien à proposer qui soit susceptible d’éclairer
l’avenir. La fuite en avant vers des restructurations génératrices
de chômage, et opérées au prix d’une austérité
que nos énormes moyens techniques ne justifient pas, ne fait
qu’augmenter la misère face à une abondance de moyens
inemployés ou dévoyés. On voit, à la fois,
s’étendre la pauvreté et s’accumuler les stocks invendus.
Cette absurdité est si monstrueuse qu’elle devient flagrante,
même aux yeux de ceux qui ne se posent jamais de question.
C’est le moment aussi à l’échelle mondiale, car des voix
s’élèvent qui prouvent qu’on commence à comprendre,
en voyant agir le cow-boy qui gouverne les Etats-Unis, que la reprise
économique, en régime capitaliste, c’est d’abord une course
démentielle aux armements, une course qui dépasse aujourd’hui
les limites de la planète pour faire de l’espace aussi un champ
de bataille sans merci. Quand, au même moment, la télévision
nous montre le drame des pays affamés, on peut espérer
une prise de conscience de l’indignité d’une humanité
qui possède tant de moyens mais condamne à mort des millions
de gens.
J. Malrieu montre dans ces colonnes que cette prise de conscience se
manifeste à droite comme à gauche ; il la détecte
aussi bien chez un ancien ministre de G. Pompidou que dans les déclarations
d’un des nouveaux dirigeants du PSU. Sur le plan international, le Monde
Diplomatique de février en témoigne également par
deux analyses des causes de la faim dans le monde : S. George rappelle
qu’en marge de cérémonies organisées du 12 au 15
novembre derniers par la FAO, s’est tenue une Assemblée Mondiale
de l’Alimentation qui a précisé son but : « inverser
les politiques des agences internationales du développement »
et son intention de mener une campagne « contre les programmes
d’austérité du FMI », car, proclamait cette Assemblée
pas comme les autres, « le règne de l’agrobusiness a fait
empirer les choses ». A. Vidal-Naquet rappelle ensuite que «
le monde a maintenant les moyens de produire "suffisamment pour
nourrir convenablement sa population aujourd’hui et demain »,
et il affirme : « il est désormais généralement
reconnu que l’élimination de la faim est étroitement liée
à un meilleur équilibre des mécanismes nationaux
et internationaux du développement ».
C’est bien l’échec des mécanismes capitalistes qui est
constaté, et la nécessité d’autres relations économiques
est enfin perçue. Mais l’imagination n’ayant toujours pas pris
le pouvoir, on sent qu’il faut s’adapter à de nouveaux moyens
de vie, mais sans savoir comment s’y prendre. L’humanité ressent
les symptômes de la formidable mutation qu’elle est en train de
subir, mais elle ne comprend pas vers quoi elle la mène.
Et voilà pourquoi, le 26 janvier dernier, les camarades réunis
autour de La Grande Relève ont dit : « Faisons-nous entendre,
nous qui avons quelque chose à proposer ! Et, pour cela, commençons
par nous rassembler. Regroupons tous les distributistes de France et
de Navarre, associés ou dispersés, ne formons plus qu’une
seule Association pour l’Economie Distributive (AED, appellation déclarée
selon la loi de 1901) pour ne plus donner à l’opinion une image
dispersée sous des sigles différents. Lançons pour
cela un appel dans le journal à tous ceux qui veulent se rassembler
pour agir. Elargissons cet appel à tous ceux qui, hors de France,
ont les mêmes aspirations que les nôtres ; il en existe
en Belgique (nous avions eu leur visite le mois dernier), il en existe
en Suisse, en Allemagne, en Suède, au Canada, peut-être
aux Etats-Unis ».
Je me fais donc ici le porte-parole de ces distributistes déterminés.
Je le fais d’autant plus volontiers que j’ai reçu beaucoup de
lettres de camarades qui me disent en général : «
rassemblons-nous : ralliez-vous tous à l’association X, au mouvement
Y ou au parti politique Z que je viens de créer ». Il s’avère,
en effet, que la propagande individuelle s’essouffle vite, que le besoin
se fait sentir d’une union qui fait la force et soutient le moral. Je
suis chargée plus précisément de rameuter tous
ceux qui sont prêts à prendre la responsabilité
d’une région pour y assurer les contacts nécessaires :
qu’ils se fassent connaître en donnant une adresse que La Grande
Relève publiera. Une assemblée générale
est projetée pour le mois de mai, ou juin, André Prime
s’est déclaré prêt à l’organiser.
Si l’optimisme soufflait sur les distributistes, ce 26 janvier dernier,
c’est sans doute que les jeunes aussi, « ils y viennent ! ».
Nous avions parmi nous un lycéen très attentif qui, d’abord
tout seul, a lancé une réunion d’information sur l’économie
distributive, après avoir diffusé dans son lycée
un excellent tract qu’il avait rédigé (au fait, La Grande
Relève peut en envoyer à tous ceux qui lui en demanderont).
Il a maintenant convaincu des camarades et c’est une section de l’AED
qui va démarrer, malgré les réticences des adultes
de ce lycée qui se méfiaient a priori d’une propagande
qui n’a pas d’étiquette politique.
A ce propos, autre note optimiste : nous avons eu l’occasion de prendre
contact avec des représentants d’un jeune parti politique, pas
du tout comme les autres. La preuve : il se déclare « Parti
Humaniste », se. définit en rejetant « les idéologies
qui réduisent le corps social en marchandise dépendant
des lois de l’offre et de la demande » et veut « engendrer
un nouveau modèle de société solidaire et non violente
». Il dit qu’il « s’agit d’une nouvelle forme politique
qui survit également dans plus de 40 pays sur les 5 continents
», et « prétend être une force pacifiste internationale
qui exerce une pression pour changer la direction destructrice des gouvernements
actuels ». Ayant senti que leurs aspirations rejoignaient les
nôtres, nous avons entrepris de leur montrer le rôle que
peut jouer l’économie distributive dans un projet véritablement
humaniste. Nous gardons le contact avec eux, et je pense que les distributistes
de la première heure seront heureux d’apprendre que c’est le
petit-fils de l’un d’eux qui a établi ce contact allons, la relève
est assurée !!
1926 : Jacques Duboin, secrétaire d’Etat au
Trésor dans le gouvernement Briand, propose de dévaluer
le franc afin de redonner un peu de souffle à l’économie.
Il se propose de faire cette dévaluation de façon concertée
avec la Belgique et, bien sûr, consulte les responsables financiers
du pays. Le président de la Banque de Paris et des Pays- Bas,
M. Finaly, l’avertit que, s’il propose de dévaluer le franc,
lui se charge de faire tomber le gouvernement. Evidemment, J. Duboin
persiste dans son intention. Lorsqu’il passe la frontière Belge
pour aller consulter ses collègues belges, on lui apprend que
le gouvernement vient d’être renversé.
1985 : Le Brésil retrouve enfin le droit d’élire démocratiquement
son président. On parle beaucoup de faire entrer M. Furtado dans
le futur gouvernement. M. Furtado est un économiste de gauche
qui a déjà eu des responsabilités sous les gouvernements
qui ont précédé le coup d’état militaire
et qui à dû longtemps vivre en exil. Aussitôt des
industriels, des banquiers affirment qu’il ne faut pas que Furtado soit
ministre : il est trop dogmatique, disent-ils. Bien plus, un vice-président
de Paribas, M. Lemaistre, déclare dans une interview à
un hebdomadaire brésilien, que le futur ministre des finances
ne peut être « un théoricien qui a passé vingt
ans dans l’opposition », autrement dit, certainement pas M. Furtado.
Soixante ans après, les moeurs n’ont donc pas changé :
les banques gouvernent toujours !
*****
Dans le Middle-West plus de vingt mille fermes ont
déjà été mises aux enchères depuis
1981 et l’hécatombe s’accélère. Les agriculteurs
américains comparent volontiers la crise actuelle à celle
des années 30. La ruine de tous ces fermiers est en fait la conséquence
de la prospérité des années 70 durant laquelle
le montant des exportations agricoles des Etats-Unis avait quintuplé.
A cette époque-là les fermiers américains rêvaient
de nourrir le monde à eux seuls et les banques se battaient pour
financer l’achat de terres dont la valeur avait quelquefois plus que
quadruplé. Mais pour rentabiliser les terres, il fallait aussi
acheter des engrais, des pesticides, payer de la main-d’oeuvre saisonnière,
emprunter encore pour acquérir de nombreuses machines agricoles
; bref, les traites pesaient lourd. Et puis Carter a décrété
l’embargo sur les exportations agricoles vers l’URSS, la récession
sous Reagan, la baisse des achats par les pays du Tiers-Monde accablés
de dettes (mais quelquefois .aussi, et heureusement, parvenus à
l’autosuffisance), enfin, et surtout, l’envolée du dollar ont
placé l’agriculture des Etats-Unis en aussi mauvaise posture
que leur industrie sur les marchés internationaux. De 32 millions
de dollars en 1979, les profits globaux des fermiers sont tombés
à 16 milliards en 1983 et leur endettement est, lui, passé
de 80 milliards en 1974 à 215 milliards actuellement. La valeur
des terres a chuté de 25 à 60 % suivant les régions.
Selon une étude citée par le Washington Post ce serait
environ 40 % des exploitations des Etats centraux du Nord qui marcheraient
vers la faillite. Et les choses ne vont pas s’arranger ’car Reagan souhaite,
en tout libéralisme, une réduction drastique des aides
fédérales accordées à l’agriculture depuis
les années trente... De petites villes, comme Quad-City, qui
vivaient de l’industrie des machines agricoles, connaissent des taux
de chômage dépassant 13% alors que le taux national est
de 8 %. Arrivés au bout de leurs six mois d’indemnité,
les chômeurs n’ont d’autres perspectives que de vendre leur maison.
Mais à qui ? A Quad-City, il y en a déjà deux mille
deux cents d’invendues. Comme dit un chômeur, ancien employé
d’Harvester : « Quand j’entends Reagan parler du redressement
de l’économie, ça me fout en rage. »
Au fond, il n’y a guère que les « libéraux »
d’opérette français qui croient en la reprise américaine.
*****
La reprise américaine, elle est caractérisée
par le budget des Etats-Unis : le budget de l’armée passera l’année
prochaine de 246 à 277 milliards de dollars et, compte tenu des
autorisations de programme, à 314 milliards puis 354 milliards
en 1987 et 402 milliards en 1988. En 1986, les sommes qui seront dépensées
pour la « défense » représenteront 28,5 %
d’un budget global américain et 6,6 % du produit national brut.
Par contre, les dépenses civiles seront fortement amputées
: c’est ainsi que les dépenses pour l’assistance médicale
des personnes âgées baisseront de 4 milliards de dollars,
les crédits de l’énergie civile de 3, ceux des transports
de 2, ceux du logement et du développement urbain de 15 (- 47
%), ceux de l’éducation et de la formation de 2. Le programme
d’aide aux familles avec des enfants à charge sera réduit
de 180 millions et les dépenses pour les repas servis dans les
écoles aux enfants de familles démunies de 180 millions.
C’est au total près de 38 milliards de dollars qui seront économisés
sur les dépenses civiles, le plus gros sacrifice étant
demandé au département de l’agriculture dont l’enveloppe
sera diminuée de 6,6 milliards.
Voilà qui devrait donner à réfléchir aux
agriculteurs français, ardents défenseurs du libéralisme
économique !
Voici le dernier article que Jean Malrieu avait annoncé dans notre numéro 830 de janvier 1985. Nous n’en avons malheureusement pas reçu à temps la version corrigée et qui doit être publiée par le journal Le Monde.
Paradoxalement, c’est à l’heure la plus sombre
de la Gauche et de sa déconfiture qui paraît irrémédiable
que nous annonçons sa résurrection. Ce n’est évidemment
pas d’une victoire électorale qu’il s’agit, les vicissitudes
des urnes ne nous intéressent guère, mais d’une transformation
en profondeur des mentalités, d’une mutation de la conscience
humaine.
Les signes que l’heure de vérité approche se multiplient.
Le pressentiment, l’exigence d’un changement radical du « génotype
» de la société humaine commencent à s’emparer
des esprits. Et pas seulement à gauche. (1)
Qui aurait dit il y a seulement quatre ans, qu’un ancien ministre de
Pompidou rejoindrait nos analyses et porterait sur la situation mondiale
un diagnostic que nous pourrions contresigner ? Les deux articles que
René Lenoir vient de donner au « Monde » (28 et 29
Décembre 84) sous le titre : « Un bel avenir pour la Misère
» constituent une éclatante confirmation de nos thèses.
C’est la démonstration par un observateur objectif et bien informé
que les choses ne peuvent plus continuer comme elles vont et que la
société marchande conduit le monde à la catastrophe.
L’étude de René Lenoir à d’abord le mérite
de dissiper les falsifications répandues par les tenants de l’économie
libérale sur la situation des deux leaders du système
capitaliste, les Etats-Unis et le Japon. « Au lieu de béer
au reaganisme, écrit Lenoir,. mieux vaut analyser froidement
les conditions de la reprise américaine. On peut les schématiser
en quelques traits :
- un financement par un formidable déficit budgétaire
et extérieur sans écroulement du dollar en raison de sa
nature de monnaie de réserve internationale, des taux d’intérêts
pratiqués et des mesures fiscales prises pour attirer les capitaux
étrangers.
- une intervention massive de l’Etat en forme de commandes d’armement.
- une renouvellement du capital productif aboutissant à une reprise
sans résorption du chômage, à un laminage des classes
moyennes et à un volume impressionnant de pauvres : 35 millions
soit 15 % de la population. »
Le Japon propose-t-il un modèle plus heureux ? demande Lenoir.
Si l’on excepte les employés des « zaïbatsu »,
les grandes compagnies japonaises, qui bénéficient de
salaires comparables à ceux des pays occidentaux et d’une sécurité
relative de l’emploi, la situation est loin d’être aussi brillante
que veulent bien le dire les thuriféraires du « modèle
japonais » : « Dans les petites entreprises, dans ce monde
des sous- traitants qui font plus de la moitié de l’économie,
les salaires sont bas, les journées interminables, la protection
sociale dérisoire. Dans les villes et à leur périphérie,
l’inadaptation sociale, la violence et la misère existent ni
plus ni moins qu’en Europe. Le Japon enfin est sans doute le seul pays
où les enfants se suicident parce qu’ils ne peuvent pas suivre
le rythme scolaire. »
Le jugement global de Lenoir, sur l’avenir de l’économie mondiale
est plus que réservé : « Si l’on prend du recul
par rapport à l’ensemble des pays du Nord, quelques traits fondamentaux
ressortent
- 1 : la reprise ou le simple maintien de l’activité économique
à son niveau actuel sont conditionnés par le surarmement
des 2 plus grandes puissances, le lancement incessant de produits nouveaux
dont certains sont de luxe (voiture roulant à 200 kms/heure).
- 2 : la production a de moins en moins besoin des hommes. La substitution
d’activités a joué pendant 30 ans, quand les services
absorbaient la main d’oeuvre refluant de l’agriculture et de l’industrie.
Aujourd’hui, robotique, informatique et bureautique chassent les hommes
de partout. »
Nous ne disons pas que l’analyse de Lenoir est exhaustive. Elle demanderait
à être affinée et complétée.(2) Entre
autres facteurs qui ont rendu possible la période de prospérité
dite des « 30 glorieuses », il faudrait souligner le rôle
du pillage du tiers-monde et du gaspillage des ressources naturelles,
le rejet d’une grande partie des coûts réels de la production
sur l’environnement, ce que les économistes désignent
sous le nom barbare d’« externalisation ». Mais l’essentiel
y est « En clair, conclut Lenoir, la pauvreté ancienne
ou nouvelle se maintient ou progresse. » « Les jeunes ne
s’y trompent pas, écrit- il. Ils ne disent pas que l’économie
ou que la technique est folle,. mais, que les hommes, en tant que gestionnaires
de la Cité sont fous. « Là aussi, le jugement de
Lenoir pourrait être redressé » : Les hommes ne sont
pas fous. Ils sont aliénés. Aliénés par
un système dont ils sont physiquement et mentalement prisonniers.
Cependant la situation dans les pays du Nord est paradisiaque, comparée
à celle du Sud : 2 milliards d’êtres humains sans ressources
régulières chassés des campagnes par les latifundiaires
et les multinationales et qui vont s’entasser dans les bidonvilles dont
la population croît au rythme de 10 à 12 % par an. Plus
de 500 millions de gens au bord de la famine et de l’explosion.
Un appauvrissement inéluctable guette ces pays dans les conditions
du système d’échanges actuel démontre R. Lenoir.
L’économie extravertie du tiers-monde orientée vers les
marchés « solvables » des pays riches sacrifie chaque
jour’ un peu plus les besoins des populations autochtones. D’autant
que les crédits qui pourraient permettre de redresser la situation
en développant les ressources locales n’existent plus. Les pays
de l’OPEP aux prises avec leurs propres problèmes ne sont plus
en mesure de financer l’équipement des P.V.D. « Quant au
pays le plus riche du monde, écrit Lenoir, les Etats-Unis, au
lieu de prêter aux autres, il pompe les ressources disponibles
et les rémunèrent à des taux qui enrichissent les
riches et appauvrissent les pauvres. »
Le pronostic final de R. Lenoir est sombre : « Cette pauvreté
grandissante et cette concentration de la misère dans les villes
géantes ne sont favorables ni à la paix ni aux droits
de l’homme. L’ère des guerres locales bat son plein, celle des
grandes émeutes urbaines commence. » R. Lenoir lance un
appel pressant à la prise de conscience de l’impasse où
est engagée l’humanité et des périls qui la menacent
: « Le supplément d’âme au grand corps technique
de l’humanité que réclamait Bergson n’est pas venu, ou
du moins il ne s’est pas traduit par des institutions ou des mouvements
suffisamment forts pour s’imposer aux Etats. L’économie de la
fin du siècle est dominée par les investissements militaires
et personne ne peut dire où elle mènera. Ce que nous commençons
de constater et de voir réellement, grâce aux médias,
n’est pas le début d’un partage moins inégal mais d’une
paupérisation accrue. Telles sont les aberrations d’un monde
qui se dit moderne et se croit en progrès. »
Le constat ne va peut-être pas au fond des choses. Mais il est
sans complaisance et irréfutable. Pour un ancien ministre de
Pompidou, la performance est plus qu’honorable. Et nous la prenons en
compte sans hésiter.
Que dire alors de notre rencontre avec ce représentant du PSU
découvert dans le même n° du « Monde » (29112).
Le terme de « divine surprise » est juste assez fort pour
traduire notre jubilation. Bernard Ravenel parle au nom de la nouvelle
majorité qui s’est dégagée au sein du PSU à
l’issue de son dernier congrès et qui a écarté
de la direction les amis de Mme Huguette Bouchardeau définitivement
compromise avec Mitterrand. Son article qui a inspiré notre titre
« L’heure de la vérité pour l’Autogestion »
mérite plus qu’un coup de chapeau. Il a peutêtre une importance
historique. C’est la première fois qu’un dirigeant d’un parti
politique expose aussi nettement la nécessité d’une coupure
radicale avec la logique du système marchand et appelle à
une recomposition des forces de gauche sur des bases entièrement
nouvelles.
La concordance des vues de B. Ravenel avec celles que nous exprimions dans nos derniers articles est plus qu’une coïncidence. C’est le signe que les choses se clarifient, que nos idées avancent, que les hommes prennent conscience qu’il n’y a qu’une stratégie possible pour sortir de la crise : celle d’un rassemblement unitaire en vue d’un changement structurel du mode de production, d’une mutation du « code génétique » de la société humaine.
C’est à travers le thème de l’autogestion
cher au PSU que B. Ravenel développe sa réflexion. Il
montre fort bien comment ce thème a été dévoyé
par les représentants de la gauche gestionnaire et en particulier
Michel Rocard sur lequel il centre sa critique. Délaissant les
fioritures réthoriques dont les petits faiseurs du rocardisme
s’entendent à parer leur entreprise, Ravenel va droit à
l’essentiel : « Ce qui soustend le projet rocardien, écrit-il,
c’est la question suivante est-il possible d’offrir un débouché,
partiel mais sérieux, à la crise actuelle à travers
un accord négocié entre le gouvernement, un patronat moderniste
et une fraction majoritaire du mouvement syndical ? Cet accord devrait
permettre l’ouverture d’une phase économique nouvelle garantissant
un niveau de vie et d’emploi satisfaisant tout en respectant la structure
fondamentale, du système. « On a reconnu là la fameuse
Quadrature du cercle que la Gauche « respectueuse » s’efforce
de résoudre depuis des décennies concilier les aspirations
au socialisme de sa clientèle électorale avec les contraintes
et les finalités de l’économie de marché. Bel exercice
de contorsionnisme dans lequel Michel Rocard est passé maître.
Ravenel pointe le doigt sur l’inconséquence du discours rocardien
: « Le projet autogestionnaire de Rocard souffre d’une grave carence.
Parce qu’il ne met pas en cause la logique actuelle de la modernisation
créatrice d’un chômage technologique structurel et parce
qu’il ne se situe pas dans la perspective d’une réduction du
temps de travail, il est inacceptable. « Soyons encore plus précis
que Ravenel. Le projet rocardien a un vice rédhibitoire : il
s’inscrit résolument, irréversiblement dans la logique
du capitalisme. A ce titre il ne constitue pas une issue à la
crise mais une mystification et un piège. Bien loin de représenter
une alternative au réformisme classique, comme on voudrait nous
le faire croire, le rocardisme n’en est qu’une version sophistiquée,
la sauce autogestionnaire servant à faire passer une marchandise
plus que faisandée.
La conception de l’autogestion que défendent Ravenel et la nouvelle
direction du PSU a un tout autre contenu : « L’autre hypothèse
qui se réclame aussi de l’autogestion part de la conviction que
la crise française et mondiale est une crise générale
du système capitaliste et que l’on ne peut en sortir positivement
sans changer le modèle de développement lui- même.
» Ce qui est à l’ordre du jour, nous dit Ravenel, c’est
l’avènement et la prise en compte par les travailleurs et par
les gestionnaires de l’économie « d’une logique de production
autre que celle proposée par le marché et fondée
sur l’expression et la satisfaction des besoins sociaux, tant en termes
de services que de protection de l’environnement. »
C’est sous une forme condensée la thèse centrale que nous
défendons depuis toujours. Le socialisme est un objectif inaccessible
si l’on ne délivre pas la production des structures antagoniques
et conflictuelles de l’économie de marché qui la condamnent
inexorablement à la recherche du profit maximum et à court
terme et à l’exploitation intensive des hommes et de la nature.
La libération des forces productives, cela ne consiste pas à
les pousser toujours plus loin et toujours plus haut, comme c’est le
cas aujourd’hui ,à l’Est et à l’Ouest, mais à les
maîtriser en vue d’une gestion rationnelle et d’une répartition
équitable des ressources.
Les résultats spectaculaires de l’économie marchande au
cours des deux premiers siècles de l’industrialisation ne sauraient
dissimuler qu’au stade actuel du développement technologique
et de la croissance démographique, elle est devenue incompatible
avec la survie de l’humanité. D’une part, elle tend à
marginaliser les hommes en les écartant du procès de la
production et les aliène en les réduisant à l’état
de consommateurs passifs et manipulés. D’autre part elle dilapide
et détruit les forces et les moyens de production en les opposant
dans une compétition désastreuse, élargie à
la planète tout entière et exacerbée par le progrès
technique. Le système fonctionne comme une gigantesque machine
à pomper et à pressurer les hommes et la nature pour alimenter
une guerre des investissements aberrante et ruineuse - doublée
d’une course aux armements encore plus démentielle - qui absorbe
et stérilise les capitaux au fur et à mesure de leur accumulation.
Immense « trou noir » du système (nous parlons ailleurs
du syndrome des Danaïdes) qui engloutit une part grandissante du
produit social et qui explique qu’avec des capacités de production
infiniment supérieures è celles des époques passées,
les conditions de vie des hommes se détériorent inexorablement.
(3).
Ravenel ne se fait pas d’illusions. Il sait que dans l’état actuel
du mouvement ouvrier en pleine dégénérescence et
de l’arriération mentale des masses entretenue aussi bien par
la gauche politicienne que par les classes dirigeantes, l’instauration
d’un nouvel ordre économique et social n’est pas pour demain.
La carence et l’aveuglement du prolétariat ne peuvent cependant
décourager que les fétichistes du marxisme « Force
est de constater, écrit Ravenel, que si depuis 10 ans, la crise
n’a jamais été aussi profonde, jamais non plus ce type
de projet n’est apparu aussi peu crédible sur le plan des idées
comme sur celui des rapports de force, ni aussi délaissé
par les instances dirigeantes de la gauche qui, pourtant dans le passé,
se référaient à l’autogestion. Celle-ci n’est pas
devenue une politique, un projet explicite et cohérent ».
Constat désabusé qui ne saurait nous déprimer.
L’autogestion, de même que la monnaie de consommation chère
aux distributistes, n’ont de sens et ne sont envisageables que dans
une économie soustraite aux « lois » du marché ;
elles supposent que le problème-clé de la société
a été résolu.
Ce retard tragique de la conscience humaine sur la situation objective,
c’est l’obstacle qu’il faut surmonter, nous dit en substance Ravenel.
Il n’y a pas d’autre voie possible. « L’approfondissement de la
crise de l’emploi - 2800000 chômeurs officiellement prévus
pour 1985 (3500000 en réalité) - la détérioration
dramatique du niveau de vie, l’attaque directe ou indirecte contre les
acquis de 1981 amèneront de nombreuses catégories sociales
à se défendre le dos au mur ».
Ravenel pose correctement le problème de fond auquel est confrontée
aujourd’hui la gauche « Le problème à résoudre
est celui de la capacité des forces de gauche à articuler
l’organisation d’une défense unitaire des couches sociales touchées
ou menacées par la crise avec la construction d’une alternative
qui prenne réellement en compte la nature structurelle de la
crise et la profondeur des transformations nécessaires, tant
dans le domaine des structures économiques que dans l’exercice
du pouvoir aux différents niveaux de la vie sociale ».
« Cela suppose une modification radicale des instruments politiques
et de la pratique de la gauche dans son ensemble, déclare Ravenel.
Les structures organisationnelles du mouvement ouvrier français
apparaissent de plus en plus inadaptées aux besoins et aux aspirations
des différentes catégories sociales intéressées
au changement ».
« Tels étaient les enjeux réels du congrès
du PSU, nous dit Ravenel. La défaite de la direction sortante
qui avait peu à peu renoncé à remettre en cause
la logique du mode actuel de. développement et le fonctionnement
d’un certain modèle de parti dépassé montre que
commence à exister un courant politique significatif, décidé
à participer à la nécessaire refondation de la
gauche dans son ensemble... L’heure de vérité approche
pour la gauche, pour le PSU en particulier et pour le projet autogestionnaire.
La confrontation sans réticence avec la réalité
ne sera indolore pour personne ».
Nous applaudissons des deux mains. L’adresse de Ravenel destinée
à réveiller la gauche tape dans le mille. Le « réalisme
» aujourd’hui est du côté de ceux qui « rêvent
» d’un monde différent. La déraison est du côté
des conservateurs comme nous le dit Claude Julien dans le magnifique
éditorial du « Monde Diplomatique » de janvier 1985.
(4) Ce dont les hommes doivent se convaincre, c’est qu’il n’y a pas
de solutions de fond aux problèmes actuels à l’intérieur
du système existant. En s’obstinant à chercher une issue
à la crise dans le cadre des structures et de la logique de l’ordre
marchand, autrement dit en recherchant une solution adaptative au niveau
du « soma », sans remettre en cause le « génotype
» de la société, la gauche actuelle, au même
titre que la droite, tourne en rond et se condamne à l’échec.
Les conclusions de Ravenel rejoignent les nôtres. A ce détail
près cependant, très important à nos yeux, qu’il
ne semble pas appréhender avec toute la clarté nécessaire
les dimensions du problème à résoudre et les conséquences
qu’elles entraînent au plan de la stratégie. Aucune solution
à la crise n’est envisageable dans les limites étroites
de l’Hexagone. L’interconnection des économies à l’heure
actuelle rend illusoire toute tentative, toute solution de caractère
strictement national. La transformation radicale du mode de production,
le nouveau « modèle » de développement que
préconise très justement Ravenel n’ont de chance de réussir
que s’ils s’inscrivent dans un « espace social » suffisamment
vaste et diversifié pour permettre à la greffe de prendre.
C’est pourquoi la recomposition des forces de gauche doit nécessairement
avoir une dimension internationale européenne au minimum et si
possible, tiers-mondiste, étant entendu que le nouvel «
espace » et la nouvelle organisation ne pourraient réunir
que des partenaires et des pays partageant la même vision des
choses et souscrivant aux mêmes engagements et aux mêmes
obligations statutaires. D’où dans notre projet, l’idée,
qui est aussi celle de François Partant, d’une CHARTE institutionnelle
servant de base de ralliement et de « programme génétique
» pour la nouvelle entité.
Il va de soi que cette « refondation » de la gauche dans
son ensemble que Bernard Ravenel appelle de ses voeux implique l’éclatement
et la liquidation des partis politiques « de gauche » actuels.
Fort heureusement, comme nous l’avons vu dans notre dernier article,
leur décomposition est déjà très avancée
et les fossoyeurs du PCF et du PS s’emploient activement à nettoyer
le terrain. Grâce leur soit rendue !
En France, dans l’état actuel des choses, le « noyau initial
» de la nouvelle organisation pourrait regrouper le PSU, déjà
partant si l’on en croit Ravenel, les deux formations trotskystes (Lutte
Ouvrière et la Ligue Communiste Révolutionnaire) qui tranchent
sur la médiocrité congénitale de la gauche française
par la qualité de leurs militants et de leur réflexion,
la fraction avancée du mouvement écologiste et différents
courants de pensée de tonalité anti-libérale comme
« La Grande Relève », sans oublier les mouvements
pacifistes, régionalistes et féministes. A ce noyau initial
ne manqueraient pas de venir s’agréger des individualités
de valeur, en provenance de tous les points de l’horizon politique,
y compris de la droite. (5)
Bien que les préoccupations électorales ne soient pas
au centre de notre stratégie, nous n’hésitons pas à
pronostiquer pour la nouvelle formation un score de 7 à 8 % aux
prochaines élections. L’exemple des Verts d’Allemagne Occidentale
qui recueillent aujourd’hui plus de 10% des voix montre que c’est un
objectif parfaitement accessible. C’est une affaire d’organisation et
de propagande. L’appel que nous lançons vise à contribuer
à la cristallisation de cette Nouvelle Gauche.
La désaffection générale à l’égard
des partis traditionnels, de droite ou de gauche, autorise tous les
espoirs. L’apparition sur le terrain de cette nouvelle formation et
des perspectives qu’elle ouvrirait est la seule façon de redresser
la situation de la Gauche et d’arrêter le glissement d’une opinion
publique en plein désarroi vers l’extrême-droite et les
aventures du néo-fascisme.
Nos propositions n’ont pas la prétention d’être exhaustives
et définitives. Elles ont avant tout un caractère exploratoire
et sont faites pour être discutées et approfondies. Elles
n’ont d’autre objet que de dégager les grandes lignes d’une restructuration
indispensable de la Gauche complètement déboussolée
et à vau-l’eau. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est
que la direction que nous indiquons est la seule voie possible pour
sortir de la crise. Il serait infantile de croire que ce sera un chemin
de velours.
Les accusations d’utopisme nous laissent froids. Nous serions même
tentés de surenchérir sur l’utopisme en affirmant le rôle
primordial de l’imagination créatrice dans la conjoncture actuelle.
A l’heure des grands périls, il ne faut pas craindre de viser
loin. (6)
L’époque des politiques à la petite semaine et des revendications
catégorielles est révolue. L’heure du bricolage et de
la navigation à vue est dépassée. Seul un grand
projet est de nature à rassembler et ressusciter la Gauche. Il
faut hisser les grandes voiles et se lancer sur l’océan à
la découverte du Nouveau Monde. Le temps des Grandes Espérances
est arrivé !
(1) Cette mutation à l’oeuvre dans les chromosomes
de la société humaine a fait l’objet d’un article intitulé
« Pour un nouveau "Génotype" » inspiré
par les travaux du biologiste et anthropologue britannique Gregory Bateson.
Nous l’avons adressé à la revue « Esprit ».
Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs habituels de
bien vouloir s’y reporter.
(2) On rapprochera utilement le jugement de Lenoir sur l’économie
des USA de l’étude beaucoup plus approfondie et documentée
que vient de lui consacrer Marie-France TOINET dans « Le Monde
Diplomatique » (janvier 85). M. Toinet réduit à
néant les sornettes répandues par les propagandistes du
reaganisme et en particulier l’inénarrable Sorman (le célèbre
fabricant de sornettes) sur la « reprise » américaine.
Elle démontre, en s’appuyant sur des sources irréfutables,
qu’il n’y a pas eu d’amélioration de la situation globale par
rapport à l’ère Carter et que la politique de l’offre,
tant vantée par nos démagogues de droite, a fait fiasco.
M.F. Toinet met en relief le charlatanisme de la politique économique
du président Reagan qui, sous un discours ultra-libéral,
pratique un interventionnisme systématique. Le reaganisme, c’est
un keynésisme à l’envers, particulièrement vicieux,
qui consiste à dépouiller les pauvres pour enrichir les
riches et à rejeter sur les autres pays, l’addition de la relance
américaine. Relance au demeurant précaire et déjà
essoufflée, obtenue au prix de déficits vertigineux et
du pompage délibéré des ressources et des liquidités
de l’ensemble de la planète qui compromettent gravement l’avenir
du système monétaire mondial. Bien loin d’être un
« modèle » pour l’Europe, comme s’efforce de nous
en convaincre une armada de faux experts stipendiés, la politique
économique dont le président Reagan porte le chapeau est
l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire.
(3) Si l’on veut mesurer les effets négatifs du système,
il faut rapprocher les résultats obtenus des moyens, dont on
dispose. Si l’on examine par exemple l’évolution du niveau de
vie des pays du Tiers-Monde, on s’aperçoit que dans son ensemble
il a considérablement regressé par rapport à l’avant-guerre.
Dans les pays industrialisés dominants, les gains sont plus apparents
que réels, l’accroissement de la consommation allant de pair
avec la dégradation de la qualité de la vie. Malgré
tous les efforts des médias pour falsifier et occulter la réalité,
on constate que la crise actuelle est beaucoup plus profonde et plus
dévastatrice que celle d’avant la 2e guerre mondiale. Celle-ci
ne toucherait que les pays industrialisés, les pays du Tiers-Monde
vivant pour l’essentiel en économie d’autosubsistance étant
pour la plupart épargnés. Il faut lire l’hallucinant reportage
de Pierre Blanchet sur la situation au Brésil (Nouvel Obs du
10/1/85) pour se rendre compte que la crise actuelle est sans commune
mesure avec celle des années 30 : plus de 40 % de la population
au chômage (hors système dit la presse brésilienne),
une inflation de 200 % par an, 20 millions d’enfants abandonnés
et errants, le Nordeste au bord de la famine, une criminalité
inouïe, le déchaînement de la violence (on tue un
homme à Sao-Paulo comme on écrase ici une mouche, un retour
pur et simple à la barbarie. Il se trouve que cette plongée
dans l’enfer tropical faisait suite à la lecture du rapport de
« Newsweek » sur la pollution et la destruction des forêts
en Europe de l’Est (RDA, Pologne, Tchécoslovaquie). On se rend
compte que le monde est vraiment mal parti. Allons-nous prendre conscience
qu’il est grand temps de renverser la vapeur et de changer de système
si nous ne voulons pas que nos enfants nous maudissent ?
(4) Nous sommes tombés dessus au moment où nous achevions
notre article. Ce qu’écrit Julien à propos de la Nouvelle-
Calédonie a une portée universelle. On regrette de ne
pouvoir tout citer : « Eternels recommencements de tous les conservatismes,
inaptes à saisir les signes du temps, à devancer les inévitables
mutations... Si le choc du futur sème quelque désarroi
à gauche, il fige et crispe sur dés positions surannées
une droite dépourvue d’imagination et incapable d’innover...
Porteurs de drames futurs, tous ces faux calculs, toutes ces politiques
sans avenir, toutes ces improvisations sans perspectives et sans courage,
toutes ces scléroses trouvent leur commune origine dans une même
incapacité à maîtriser par la pensée les
multiples forces qui font craquer les vieux schémas. La droite
française ne sauvera pas la Nouvelle-Calédonie en bafouant
les droits des Canaques. Les droites européennes ne sauveront
pas le vieux continent en bondissant en arrière vers le néo-libéralisme.
La droite américaine ne sauvera ni les EtatsUnis ni l’Occident
en sacrifiant le développement au sur-armement. De gauche ou
de droite, l’homme ne se sauvera pas en se cramponnant à la défense
de ses intérêts immédiats. Serait-il incapable d’avoir
des ambitions plus vastes ? « Tragique bouffonnerie des démocraties
! Les peuples élisent des Giscard, des Mitterrand, des Reagan,
quand il y a des Claude Julien, des René Dumont ou des commandants
Cousteau à leur porte.
(5) Il y a des gens bien à droite. Rappelons à ce sujet
ce que disait Royer-Collard cité par Victor Hugo dans «
Choses vues » « Il y a plusieurs façons d’être
honnêtes en politique. Tout dépend des lumières
que l’on a ».
(6) Un auteur aussi sérieux que Castoriadis avec son «
Institution Imaginaire de la Société », nous montre
d’ailleurs la voie. Dans un autre registre, le talentueux roman historique
d’Hubert Monteilhet « Néropolis » qui fait revivre,
avec un humour grinçant et une verve sarcastique incomparables,
les premiers pas du Christianisme sous le règne de Néron,
nous donnerait le goût d’une « utopie » dans la manière
de Campanella ou de Thomas More avec un titre tout trouvé : «
Néopolis ».
LES THÈSES ÉCONOMIQUES
Poursuivant la reproduction d’extraits du livre « Libération », publié en 1967 par Jacques DUBOIN, nous consacrons une page, avant d’aborder Karl MARX,à un économiste peu connu :
On ne parlerait pas de Frédéric Bastiat
(1801-1850) si l’on devait en croire certains économistes contemporains
qui lui dénient toute science économique, pour ne voir
en lui qu’un brillant polémiste. Il mérite mieux que ce
jugement sommaire puisqu’il avait été nourri aux saines
doctrines, comme les qualifient les économistes libéraux.
Bastiat n’est pas un de ces défaitistes qui refusent de s’incliner
devant les lois naturelles en s’imaginant que les hommes ont le pouvoir
de substituer la raison au libre jeu de leur intérêt personnel.
Il va réagir contre Ricardo rendu responsable du mauvais temps
sous prétexte qu’il l’avait annoncé. Bastiat va expliquer
comment, en servant chacun de notre intérêt personnel,
nous sommes obligés de servir l’intérêt général
puisque l’ordre naturel l’exige. Or voilà précisément
qu’au moment où il écrit, on discute les libertés
politiques (1830-1848). Bastiat va leur adjoindre la liberté
économique en montrant qu’elle était aussi nécessaire
que les autres. Ne serait-il donc qu’un brillant avocat plaidant avec
beaucoup d’esprit que ces fameuses lois sont harmonieuses, et qu’elles
tendent, dans tous les sens, au perfectionnement de l’humanité
? Il est mieux que cela, car lui aussi va relever les contradictions
qui surgissent dans le régime, et signaler les fausses notes
qui se font entendre dans cette magnifique symphonie. Optimiste malgré
tout, il croit que tout s’arrangera dès que la liberté
sera mieux comprise. Il ne pouvait pas prévoir que -les progrès
de la technique et l’utilisation de trésors d’énergies
extra-humaine provoqueraient rapidement de tels désordres que
les intérêts personnels, au lieu de se fondre harmonieusement,
et dès leur apparition, comme dans le Boléro de Ravel,
allaient se heurter frénétiquement dans une intolérable
et monstrueuse cacophonie.
Partisan résolu du libre- échange, il est hostile à
la rareté dont on fait bénéficier certains privilégiés.
Il se déclare adversaire de la garantie d’un revenu minimum qu’on
veut assurer à certains capitalistes car il fait remarquer qu’on
refuse le salaire minimum à l’ouvrier. Bastiat va donc combattre
toutes les mesures qui relèvent de la politique de la disette
et dont le but est de relever les profits. Il va opposer constamment
l’intérêt particulier à l’intérêt général
en donnant toujours à ce dernier la suprématie. L’intérêt
général, constate Bastiat, est forcément du côté
du consommateur. Celui-ci a intérêt à ce que règne
l’abondance, traduirons-nous aujourd’hui. Aussi Bastiat doit-il nous
apparaître comme un admirable précurseur lorsqu’il dit
qu’il faut traiter l’économie politique au point de vue du consommateur.
C’est lui, le premier, qui a entrevu que l’heure allait sonner où
la production ne devrait plus être l’unique souci des économistes
de la rareté.
Avec quel art incomparable, fait judicieusement remarquer M. le professeur
Henry Hornbostel (1), Bastiat va-t-il expliquer comment les producteurs
se font les défenseurs de la disette ! Chacun va s’efforcer de
raréfier le produit ou le service qui fait l’objet de sa profession.
Bastiat démontre que si un cordonnier, par exemple, pouvait,
par un acte de sa volonté, faire évaporer tous les souliers
du monde, exceptés ceux de sa boutique, il deviendrait un Crésus
; son sort s’améliorerait, non point avec le sort général
de l’humanité, mais en raison inverse de la destinée universelle.
Chacun voudra donc s’adresser au législateur pour lui demander
de créer, artificielle
ment, par tous les moyens en son pouvoir, la rareté des choses
qu’il produit.
L’agriculteur demandera la rareté du blé ; l’éleveur
la rareté du bétail ; le maître de forges la rareté
du fer ; le betteravier la rareté du sucre ; le tisseur la rareté
du drap, etc.
Et Bastiat ajoute : Chacun donne les mêmes raisons, ce qui finit
par faire un corps de doctrines qu’on peut bien appeler la théorie
de la disette ; et la force publique emploie le fer et le feu au triomphe
de cette théorie.
Si Bastiat vivait de nos jours, il pourrait allonger presque indéfiniment
ce chapitre, pour peu qu’il voulût bien faire un voyage dans tous
les pays supérieurement équipés. La lutte contre
l’abondance a déjà atteint des proportions que connaît
notre lecteur mais que Bastiat n’a jamais pu soupçonner. Mais
combien d’économistes, aujourd’hui, se réclamant des doctrines
de Bastiat, osent s’élever contre ces destructions de richesses
? Ne se rappellent-ils même plus ce qu’écrivait Bastiat
du tremblement de terre qui, en brisant toutes les vitres d’une ville,
comblait d’aise les vitriers ? Bastiat appelait cela la consommation
inutile. Or, de nos jours, celle-ci ne va pas tarder .à être
aussi coûteuse que la consommation utile, ce qui permet d’affirmer
que le triomphe de l’abondance n’est plus bien lointain.
Alors va apparaître une doctrine nouvelle qui, en 1848, sous la
forme du Manifeste du Parti Communiste, n’attira pas spécialement
l’attention ; mais elle devait avoir, par la suite, un retentissement
considérable. C’est le socialisme scientifique de Karl Marx.
(1) Grande Relève des Hommes par la Science, n° 10.
En 1983 les dépenses d’armement dans le monde ont atteint la somme de 750 à e00 milliards de dollars, soit 7.125 à 7.600 milliards de francs, basés sur un dollar à 9,50 F. Les pays du Tiers-Monde ont dépensé 163 milliards de dollars pour l’achat d’armes. Trente- huit pays dont la France ont approvisionné l’Irak et l’Iran depuis le début de la guerre entre ces deux nations.
La France a le 4e budget militaire après ceux
des Etats-Unis, de l’URSS et de la Grande-Bretagne. Elle est le 3e pays
exportateur d’armes derrière l’URSS et les USA. L’exportation
d’armes, en dehors d’options politiques, a trois raisons : maintien
des emplois, amortissement des coûts de production, équilibre
de la balance des paiements.
Dans le même temps les pays industrialisés ne savent que
faire de leurs excédents agricoles, viticoles ou autres. Par
contre, chaque jour l’actualité nous révèle les
drames de la faim dans le monde Ethiopie, Sahel, Tchad, Mozambique,
Niger, Bangladesh, Afghanistan, Nord-Brésil, ou ailleurs. Des
milliers d’êtres humains meurent chaque jour de malnutrition et
de déshydratation.
La vue à la télévision de ces groupes d’hommes,
de femmes et d’enfants amaigris, aux yeux enfoncés dans leurs
orbites, le regard vide ou désespéré, dans un complet
état de prostration, nous rappelle l’univers concentrationnaire
découvert dans les camps nazis. Les causes ne sont pas les mêmes
mais les résultats sont identiques. Il s’agit là d’un
génocide permanent dont les dirigeants des pays concernés
et de la communauté internationale sont responsables et devraient
avoir honte.
Les causes de cette situation sont connues : sécheresse, déboisement,
érosion des sols, désertification, guerres faites avec
les armes que vous exportez, surpopulation due aux habitudes ancestrales
et aux interdits religieux ; diminution des cultures vivrières,
et parfois détournement des secours.
Certes les pays développés, notamment par l’intermédiaire
de la F.A.O., de la Communauté Européenne et d’organisations
humanitaires comme l’UNICEF, envoient des aides alimentaires et médicales.
Mais quelquefois- celles-ci se heurtent au problème de l’acheminement
vers les régions sinistrées en raison de l’absence de
moyens de transport ou de routes, ou de la vétusté du
matériel. Quoi qu’il en soit, ces aides restent insuffisantes
devant l’ampleur du problème.
Comment pouvez-vous,, alors, vous qui tenez le destin du monde entre
vos mains, ne pas vous entendre pour lutter contre ce fléau ?
A quoi vous servent vos idéologies politiques, religieuses ou
philosophiques qui exaltent le respect de l’homme et de ses droits ?
Comment pouvez-vous à la fois enseigner la morale, le respect
de la vie, la tolérance, la fraternité, la générosité,
la liberté, et laissez se perpétuer ce génocide
permanent ? Comment pouvez- vous faire concevoir des armements de plus
en plus meurtriers qui sont destinés à piétiner
tous les beaux principes que vous prétendez défendre ?
Comment pouvez-vous engloutir chaque année des milliards dans
les armements qui sont un gaspillage énorme d’argent, d’énergie
humaine et de matières premières, alors que des millions
d’êtres humains vivent dans la pauvreté et la famine ? Au
lieu de promettre des lendemains qui chantent, préoccupez-vous
plutôt des réalités quotidiennes d’aujourd’hui.
Certains économistes distingués vous diront qu’il faudrait beaucoup de crédits pour prendre cette nouvelle orientation humanitaire. Malheureusement lorsqu’une guerre éclate, cet argument disparaît. On n’a jamais vu une guerre cesser faute de crédits. Les gouvernements trouvent toujours alors les moyens financiers pour fabriquer les armements et équipements militaires qui sont distribués ensuite gratuitement aux soldats, et aux « ennemis » d’en face (obus, bombes, napalm, etc...).
Pourquoi n’employez-vous donc pas ces mêmes moyens
en temps de paix pour combattre la pauvreté, la misère
et la faim ? A quoi bon gémir, par exemple, sur le sort des immigrés
et réfugiés, si vous ne pouvez pas leur fournir un emploi
ou les moyens de vivre, et un logement décent ?
Et pourrait-on prétendre que si nous employions la même
méthode de financement pour créer des entreprises et des
emplois, construire des logements sociaux, améliorer l’enseignement
et la formation, développer les activités sociales, culturelles
et sportives, cela appauvrirait les pays, et la France en particulier
? Il suffit d’étudier et de mettre en place une économie
distributive de l’abondance, au lieu de gérer la rareté.
Commencez donc par vous engager dans des négociations
honnêtes, constructives et permanentes en vue du désarmement
général. Vous possédez suffisamment d’armements
pour désintégrer plusieurs fois notre planète ;
le surarmement est donc démentiel. Pourquoi alors ne pas décider
un désarmement progressif par une réduction annuelle de
5 % des budgets militaires, ce qui permettrait une reconversion progressive
des appareils productifs ?
Pourquoi ne pas utiliser systématiquement le matériel
militaire (avions, cargos, parachutages, hélicoptères,
camions, etc...) pour aller au secours des populations affamées
? Pourquoi ne pas créer un service civil national et international
pour faire face aux catastrophes naturelles ?
Je ne prétends pas que ce soit là une tâche facile,
mais c’est la vôtre puisque vous avez revendiqué et accepté
la responsabilité d’administrer votre pays.
Enfin je suis persuadé qu’une telle orientation humanitaire provoquerait
un élan collectif très fort, et rassemblerait toutes les
bonnes volontés, car on ne fait jamais appel en vain à
la générosité et à la fraternité
humaine.
En ce début d’année 1985, formons le voeu que cela devienne
une réalité.