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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 650 - juillet 1968

 

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N° 650 - juillet 1968

La parole est au général !   (Afficher article seul)

Toujours mentir !   (Afficher article seul)

Le monde de demain   (Afficher article seul)

On n’a jamais vu ça !...   (Afficher article seul)

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La parole est au général !

par J. DUBOIN
juillet 1968

Des elections générales viennent d’avoir lieu. Dans le minimum de temps ! Est-ce la raison pour laquelle ni la majorité ni l’opposition, n’ont aborde le plus grave problème de notre temps, celui que tous les partis politiques devraient étudier sans relâche ? Il n’en a même pas été question dans nos grands quotidiens... Certes MM. G. Pompidou et A. Malraux ont fait allusion à la grande « mutation » que doit subir notre système économique et, social. Le général de Gaulle reconnaît lui aussi qu’elle est indispensable. Mais, sur la nature de cette « mutation » se serait-on donne le mot pour observer le silence le plus complet ?

Rappelons, une fois encore, le phénomène qui la rend inéluctable :

Dans les nations industrialisées comme la Fronce, de prodigieux progrès techniques permettent, depuis déjà plusieurs années, d’augmenter presque sans limite les biens dont les hommes ont besoin, et, simultanément, ces progrès diminuent constamment le travail des hommes. Il n’est pas nécessaire d’y réfléchir longuement, pour voir qu’il s’agit là d’une tragique. contradiction, dès l’instant que le travail de l’homme, grâce au salaire qui en est la contrepartie, est pour lui l’unique moyen de se procurer les produits dont il a besoin pour vivre.

Ce phénomène provoque une situation étrange, à savoir que plus on produit de biens, moins on peut en vendre, production et chômage croissant dans le même temps.

Mais ne pourrait-on pas freiner l’aggravation du chômage ? Sans doute et l’on y est parvenu dans une certaine mesure. Le remède consiste à développer une industrie qui, comme toutes les autres créant des emplois, distribue salaires et profits, mais dont les produits ne viennent jamais se vendre sur les marches : C’est l’industrie des armements. Elle a donc pris un developpement vertigineux, les statistiques de la Sociétés des Nations démontrant qu’elle absorbe maintenant 10% de toute l’activité industrielle des nations modernes. Celles-ci y consacrent la somme de 7. milliards (anc. f.) par heure, du jour et de la nuit, y compris les dimanches et fêtes. Récemment, Newsweek informait ses lecteurs, que la seule guerre du Vietnam avait permis de créer un million d’emplois aux Etats-Unis ! N’y a-t-il pas là de quoi être bien fiers ?

N’en concluons pas que cette politique permet de résorber sérieusement le chômage , elle en est au contraire bien loin. Exemple au cours des dix dernières années, on sait que notre production a largement progresse, toutes les statistiques le prouvent et leur exactitude ne fait aucun doute. Or, dans ce même temps, le chômage n’a jamais cessé de grandir, au point d’avoisiner aujourd’hui le chiffre du demi-million.

Alors posons la question : si notre production augmente, alors qu’on débauche un demi-million de travailleurs qualifies, et ayant fait leurs preuves, existe-t-il une chance sur mille pour qu’on embauche, demain, nos 200.000 jeunes gens inexpérimentés, qui cherchent vainement un emploi ?

C’est là l’explication de la révolte des jeunes, qui se produit actuellement dans toutes les nations industrialisées. Inutile d’ergoter ou d’imaginer l’action maléfique d’un mystérieux Chinois : les jeunes se sentent aujourd’hui exclus de la société ! Leurs diplômes sont inutiles. C’est l’avis du doyen de la Faculté des Sciences de Paris pour qui la moitié de ses étudiants ne trouvent aucun débouche. Dans les Lettres, la situation est plus grave encore, car le professeur Alain Touraine, de la Faculté des Lettres de Nanterre, affirme que 80% des siens sont de futurs chômeurs. Il paraît que nous formons, chaque année, 3.200 candidats sociologues, 2.500 candidats psychologues. Ils ont bonne mine quand ils s’offrent sur ce que les economistes classiques appellent « le marché du travail » !

En fait, la révolte des jeunes débuta aux EtatsUnis. Dès avril, les étudiants de l’Université de Columbia à New York, enfermaient leur doyen dans son cabinet, mais lui portaient régulièrement à boire et à manger. Ils occupèrent toutes les Facultés. Le gouvernement alerta la police qui délivra le doyen et expulsa les étudiants. Bilan : 720 arrestations ; 4 professeurs, 132 étudiants, 11 policiers plus ou moins grièvement blesses.

La révolte des étudiants gagna le Canada, puis l’Amérique Centrale, enfin l’Amérique du Sud où les bagarres de Rio-de-Janeiro, furent très violentes.

En Angleterre, elle éclate dans la célèbre mais archaïque Université d’Oxford. Il y eut des échauffourées en Italie, en Belgique, surtout en Allemagne fédérale où elles inquiètent encore sérieusement le gouvernement de Bonn : il prépare même une législation exceptionnelle pour y taire face. Les étudiants se révoltèrent même en Espagne, où l’Université de Madrid demeure encore fermée. Ils se révoltèrent au Japon. Bien mieux, il y eut des bagarres en Pologne enTchécoslovaquie, donc au-delà du rideau de fer, ce qui prouve que le problème des jeunes se pose même en U.R.S.S. ! On voit que nos étudiants ne sont pas les uniques mécontents.

Le 21 juin, à Europe n° 1, dans un dialogue avec des journalistes, M. Malraux déclara que ce problème était insoluble dans notre système économique et social. Nous serions en présence d’une « crise de civilisation ».

Bien dit, mais quand on constate qu’au cours des dernières élections, personne, ni dans la majorité, ni dans l’opposition, n’y fit la plus petite allusion, n’est-on pas en droit de penser qu’elles ne sont qu’une mesure pour rien, celle qu’on bat d’ordinaire avant que débute la musique ?

***

Revenons aux évènements des deux derniers mois. On aurait tort d’en faire un tout, car, en réalité, ils eurent pour origine deux mouvements complètement différents.

Le premier, celui des étudiants, fut sévèrement critiqué par les communistes, car ils prétendent avoir le monopole de la subversion. Leur inquiétude grandit quand les jeunes travailleurs firent cause commune avec les étudiants. Un second mouvement, celui des centrales ouvrières, vint alors se greffer sur le premier et ne tarda -guère à le submerger. Profitant de l’ébranlement causé par le Premier, le second fit valoir ses habituelles revendications : augmentation des salaires, réduction des heures de travail, reconnaissance des droits syndicaux, etc. Le tout appuyé ’d’une grève générale avec occupation d’usines.

On voit la différence : le premier mouvement refuse catégoriquement l’ordre social existant mais ne sait que confusément comment le remplacer.

Le second, au contraire, reconnait implicitement la société existante, mais saisit l’occasion inespérée d’exiger et d’obtenir des avantages, aussi élevés que possible, pour les travailleurs.

Or, qu’on le sache bien, ce sont les accords de Grenelle, ratifiant ces avantages, qui domineront toute la situation économique de demain.

A quel chiffre s’élèvera le prochain budget ? Classiquement il devrait tenir compte d’une augmentation des traitements des fonctionnaires, des augmentations des rémunérations dans le secteur nationalisé, des augmentations des retraites. d’un nouveau déficit considérable de la Sécurité Sociale. Que le déficit du budget de 1968 dépasse 1.000 milliards d’anciens francs n’aurait rien de très surprenant.

L’augmentation des impôts se répercutant le plus souvent sur les prix, ceux-ci vont s’élever. Mais combien d’autres excellents motifs viendront accélérer cette hausse !

Vivons nous en libéralisme économique ? Si oui, il est absurde de croire qu’il est toujours possible d’augmenter les salaires sans augmenter les prix. Ce n’est vrai que dans les grandes entreprises, à condition toutefois qu’elles aient un personnel restreint. Au contraire, dans les petites et moyennes entreprises, l’augmentation des salaires, provoquant celle des prix de revient, rend inévitable la hausse des prix de vente.

Prétendre qu’un modeste patron peut prélever, sur son bénéfice, toutes hausses de salaires, n’est qu’un absurde enfantillage. En conséquence où serait l’avantage du travailleur de gagner davantage, s’il doit tout payer plus cher ? Il serait donc ridicule de croire que notre situation économique se trouvera améliorée par les accords de Grenelle. Les mêmes causes produisant d’ordinaire les mêmes effets, nous courons risque de nous trouver, dans deux ou trois mois, dans une situation pire que celle qui provoqua les désordres de mai dernier.

Beaucoup d’entreprises mobiliseront toutes leurs ressources pour s’efforcer d’absorber les charges nouvelles, mais pourront-elles y réussir sans procéder à des licenciements ? D’autres fusionneront précisément pour faire des économies de personnel : n’en résultera-t-il pas d’autres licenciements ? Une forte augmentation du chômage semble inévitable par la force même des choses...

***

Enfin, brochant sur le tout, le fameux marché commun nous apporte de nouveaux concurrents, à l’heure où notre hausse des prix les rend plus redoutables qu’hier, et cette même hausse réduit aussi du même coup les débouchés que nous espérions trouver chez nos aimables participants. Nous exigeons déjà des dérogations au traité de Rome, ce qui signifie que nous ne pouvons pas, momentanément, respecter les règles du jeu.

Un dernier mot sur les élections. Le succès du général de Gaulle est unique dans l’histoire parlementaire. Certains commentateurs ont même évoqué le souvenir de la Chambre de 1815, surnommée « l’introuvable » en raison de son aveugle complaisance pour le pouvoir. Mais certains correspondants me font remarquer que ce serait la forme d’assemblée nécessaire à l’instauration de l’Economie Distributive ! - Erreur - Ce ne sont pas quelques décrets qui peuvent lui donner le jour ; des étapes sont nécessaires pour l’organiser. Mais celles-ci se franchiraient sans heurt brutal, saris violences inutiles, si le souci des hommes au pouvoir était de créer le pouvoir d’achat qui manque, au fur et à mesure que les progrès techniques le font s’évanouir. Le général de Gaulle pourrait, par exemple, prendre les mesures nécessaires pour supprimer la France pauvre. On sait que c’est le livre, combien émouvant, de P-M. de la Gorce, gaulliste de gauche. Il estime à 12 millions le nombre des Français vivant dans une gêne de plus en plus pénible, souvent aux confins de la noire misère. Rien ne s’oppose à ce qu’on leur accorde de sérieuses allocations, comme on commence à le faire pour les chômeurs. N’existe-t-il pas déjà quelques allocations pour les familles nombreuses ? Or les allocations, en régime capitaliste, sont l’amorce du revenu social de l’Economie Distributive. Qui empêche le pouvoir de prendre ces mesures de simple justice ? Rien, sinon les criailleries d’économistes poussiéreux qui hurleront à l’inflation, comme si la monnaie, qui circule dans toutes les nations, était encore une monnaie précieuse ! Ils ne retardent que d’un demi-siècle !

L’inflation ? Mais c’est dans les marchandises qu’elle existe : qui ne voit que marches et magasins regorgent continuellement de marchandises ? Que des stocks de denrées alimentaires sont constamment jetés à la voirie ? Que nous dépensons des milliards chaque année pour « assainir » les marches, consistant à les débarrasser de tous les produits, baptises « excédentaires », sous prétexte « qu’on n’a pas réussi à les vendre » ? Enfin, que nous « laissons oisifs » 20 % de nos moyens de production ? Il paraît qu’ils sont inutiles !

Si la logique financière consiste à laisser crever des gens de faim devant des greniers pleins, la révolution, elle aussi, devient logique. Et quand on veut éviter ses horreurs, le mieux n’est-il pas de la vouloir et de la faire soi-même ? Sur un point tous les Français sont enfin d’accord : ils estiment des reformes nécessaires, et donnent plein pouvoir au général de Gaulle pour les accomplir. C’est à lui de jouer...

Terminons sur une bonne nouvelle : reconnaissant enfin l’insuffisance du pouvoir d’achat d’un grand nombre d’Américains, quelques notabilités des Etats-Unis viennent de créer un mouvement d’opinion qui, vu de loin, ressemble comme un frère au Mouvement français pour l’Abondance. Il en diffère pourtant assez sensiblement. Ses promoteurs se donnent bien de garde d’expliquer que « l’abondance », surgissant au sein d’une économie édifiée sur la « rareté », est à l’origine de la « mutation » actuellement en cours. Ils se bornent à constater l’insuffisance du pouvoir d’achat d’un très grand nombre de leurs compatriotes. Ils ne proposent donc pas de leur distribuer un revenu social, car il n’est en effet question que d’un « guaranted income », c’est-à-dire d’un revenu garanti, non aux individus, mais aux familles. Il serait calcule d’une manière assez compliquée pour s’élever finalement à quelque 2.000 dollars en moyenne. En somme, il ne s’agirait que d’une mesure de circonstance, presque épisodique, pour ne pas trop effaroucher peut-être les 1.000 economistes distingues de l’Universiste de Harvard...

L’accueil de la grande presse est froid : l’Américain, écrit-elle, répugne à toute mesure tendant à favoriser les fainéants. On voit qu’elle passe sous silence le projet de loi de guerre à la pauvreté, lequel intéresse pourtant, officiellement, 32 misions de citoyens americains. Le vice-président Humphrey, actuellement candidat à la Présidence des Etats-Unis, a froidement déclaré qu’il préférait voter pour toute mesure tendant à créer des emplois (sic). En revanche, notre ami, le professeur John Kenneth Galbraith, l’ardent défenseur de l’Abondance, est d’un avis opposé : trois années suffisent, affirme-t-il, pour qu’une bonne idée se transforme en droit de l’homme ! Hélas, pas en France, car au bout de 35 années, le M.F.A. est encore boycotte par la grande presse, dont son grand augure, Raymond Aron, a écrit que la théorie de l’Abondance était une sottise. Après une condamnation aussi péremptoire, ne fallait-il pas être très présomptueux pour persévérer ? Pourtant, rassurons-nous, l’Economie Distributive vient justement d’accomplir un pas de géant !

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Toujours mentir !

par J. DUBOIS
juillet 1968

M. FOURASTIE SE DEFEND.

En septembre 1965 (GR N° 619), nous avons publié une analyse d’un livre qui a fait ultérieurement beaucoup de bruit : les 40.000 heures, de Jean Fourastié.

Après avoir souligné l’intérêt de l’ouvrage et les qualités de son auteur, nous avions étudié les chapitres consacrés à l’évolution du niveau de vie, et conclu qu’il était impossible de suivre M. Fourastié dans ses affirmations. Or, depuis cette date, au cours de l’année 1967, ce dernier n’a cessé de développer son argumentation dans de nombreux articles de presse, et notamment dans le Figaro.

Malheureusement pour lui, certaines anti-vérités, contredites à longueur de journées par les faits, ont beaucoup de mal à être acceptées, malgré les efforts méthodiques et inlassables de la propagande officielle. M. Fourastié a donc reçu des lecteurs du Figaro (peut-être y avait-il parmi eux quelques abondancistes...) un courrier assez volumineux pour lui donner envie de s’expliquer d’une manière un peu plus détaillée sur la valeur des indices officiels utilisés pour apprécier l’évolution du niveau de vie (voir le Figaro des 17 août, 16 octobre, 13 novembre, 18 décembre 1967 et 12 janvier 1968).

NOTRE POSITION : LE POUVOIR D’ACHAT A DIMINUE.

Avant d’analyser cette série de précisions données par M. Fourastié, rappelons d’abord très brièvement notre propre position (voir GR N" 634 de janvier 1967).

- 1°- Il faut comparer l’évolution du niveau général des prix à celle de la rémunération d’une heure de travail de nature inchangée, de manière à éliminer les conséquences de la technicité.

- 2°- Les apparences d’amélioration du niveau de vie doivent être appréciées, compte tenu de l’évolution de la nature des besoins d’une part, du nombre moyen de salariés au sein de la cellule familiale et des travaux supplémentaires ou clandestins d’autre part.

- 3°- Le tableau de comparaison établi d’après les barèmes d’une entreprise nationalisée donnait en finale les résultats suivants :

- COEFFICIENT D’AUGMENTATION DE REMUNERATION HORAIRE DE 1939 A JANVIER 1966 : 42,09

- COEFFICIENT D’AUGMENTATION DU COUT DE LA VIE (indices INSEE) : 39,26 soit une « amélioration » officielle de moins de 10 % en 30 ans, à rapprocher d’une productivité beaucoup plus que doublée dans la même période.

- 4°- Les résultats bruts ci-dessus devaient être appréciés en tenant compte de l’aggravation de la fiscalité directe sur les salariés, et du caractère orienté de la liste des articles choisis pour figurer dans les indices officiels.

C’est précisément sur ce dernier point qu’il est intéressant d’examiner le point de vue de M. Fourastié.

QUE VAUT L’INDICE DES 259 ARTICLES ?

Donnant acte à ses contradicteurs, il reconnaît avec bonne foi :

En France, l’Etat est à la fois Dieu et le Diable : on attend tout de lui ; niais on se méfie de lui plus encore qu’on ne le prie. Il est ainsi naturel, chez nous, qu’une information donnée par une administration publique soit suspectée.

Il faut ajouter que de relativement récentes et pittoresques histoires ont déplorablement montré que les craintes du public à l’égard des « manipulations » abusives d’un indice officiel étaient fondées. En 1956, un gouvernement, dont la couleur politique n’a pas à être considérée ici, a non pas fait publier des chiffres faux ce que, je crois, il serait impossible d’obtenir des statisticiens de l’INSEE, même en régime de dictature stalinienne), mais bloqué ou réduit par des subventions ou par des décisions ministérielles assez de prix figurant dans l’indice global pour que celui-ci restât fixe, alors que, sans ces artificieuses et sélectives interventions, il eût dû monter de 3% en quelques mois et déclencher ainsi un ajustement de l’échelle mobile du SMIG (salaire minimum inter-professionnel garanti). ...

Les amateurs liront dans le petit livre de M. Michel Lèvy, « Le coût de la vie », cette histoire à la fois amusante et fâcheuse.

Mais on voit dans le même livre, où l’auteur traite du problème avec la plus grande franchise et la plus grande netteté, que la « manipulation ’ n’a pu affecter qu’un indice à base étroite, aujourd’hui disparu, l’indice des 179 articles, dont l’assiette géographique était la seule région parisienne. L’indice INSEE d’aujourd’hui comporte 259 articles et son assiette est nationale : dans cent « centres témoins », répartis sur l’ensemble du territoire, 120.000 relevés sont effectuée chaque mois par des enquêtrices qui n’ont pas d’autre but que l’objectivité scientifique, et qui connaissent à fond leur métier. Il ne serait plus possible aujourd’hui de paralyser la hausse de l’indice des carburants en laissant fixe un seul tarif de gaz, celui qui est appliqué à Paris à un petit nombre de locataires « économiquement faibles », ou en laissant fixe les tarifs des transports en commun de la seule région parisienne. L’extension du nombre des articles et de l’assiette géographique rend aujourd’hui très coûteux pour un gouvernement la pratique des procédés de 1956 ; elle étend, par contre, à plus de Français les réductions de prix qui en résultent effectivement.

Mais il reste évidemment toujours que les articles qui figurent dans l’indice sont l’objet d’une attention particulière de la part des vendeurs et de la part du gouvernement. Il y a présomption qu’ils montent moins que les autres, et il est fréquent qu’une partie de leur contenu s’évade de manière plus ou moins apparente.

M. Jean Romeuf a cité de tels faits, des exemples récents, dans sa chronique de la revue Direction (février 1967) : la « prise en charge » de la S.N.C.F. apparaît peu dans l’indice, car elle n’accroit que faiblement le prix du billet à longue distance, mais elle majore de 30 %, le coût du voyage Paris-Meaux. Air-Inter n’a augmenté que de 7 % son tarif Paris-Marseille, mais supprime le repas naguère servi en 1ère classe. L’affranchissement postal n’est passé que de 0,25 à 0,30 pour moins de 20 gr, mais de 0,50 à 0,70 pour 30 grammes.

Le plus grave de l’effet indice est certainement la disparition des produits ou services surveillés ; par exemple le pain ordinaire, la raie, la coupe de cheveux de catégorie D...

Mais M. Michel Lévy montre bien comment l’INSEE lutte et souvent surmonte ces faits déprimants. Dans les périodes aiguës, on en arrive à une véritable « petite guerre » entre les administrateurs de l’INSEE, gardiens de l’objectivité scientifique, et les cabinets ministériels soucieux d’éviter les flambées spéculatives au passage de caps difficiles. La résistance de l’INSEE a été jusqu’à substituer de son propre chef des références nouvelles à celles qui se trouvaient faussées, elle a été jusqu’à refuser de publier un indice dans son bulletin mensuel, le gouvernement devant alors recourir au Journal Officiel...

Mais l’action durable de l’INSEE est à la fois plus profonde et plus efficace. Elle consiste d’abord, comme on l’a déjà vu, à élargir sans cesse. le nombre des articles pris en considération pour le calcul de l’indice, et étendre à tout le territoire français les relevés de base. Ainsi l’action, toujours possible, du gouvernement ou d’un groupe de pression, tout en étant plus difficile et coûteuse, a de moins en moins d’effet sur le total.

Ensuite, et peut-être surtout, il existe, outre ces facteurs qui tendent à porter l’indice à la baisse, et dont on parle beaucoup de ce fait, des facteurs de tendance diverse dont les journaux ne parlent guère et que le public ignore. Le premier est enseigné dans tous les traités de statistique ; les indices de l’INSEE sont des indices de Laspeyres. Le second est l’effet qualité, impossible à prendre en compte à court terme, mais qui cependant existe puisqu’il y a une grande différence entre le pneumatique de 1967 et celui de 1950 ou de 1930. Et de même pour quantité d’articles, du bifteck aux ampoules électriques et des pommes au lait,, au vin et aux appareils de radio...

Nous sommes bien d’accord avec M. Fourastié, sous réserve d’une appréciation diamétralement opposée à la sienne eu ce qui concerne le facteur qualité. Nous voulons bien que le pneumatique et l’appareil de radio 1967 soient supérieurs à ceux de 1930, mais pour le reste !

Le bifteck de qualité normale avant guerre est aujourd’hui vendu beaucoup plus cher que celui de l’indice ! La vie de l’ampoule électrique (comme celle de la lame de rasoir, du bas eu nylon, etc...) a été soigneusement écourtée par des techniciens qualifiés ! Le brave poulet fermier vaut le double de sou homologue aux hormones qui l’a remplacé presque partout ! Le lait est écrémé, le pain d’avant guerre, précédé de l’adjectif super », est devenu un produit de luxe, tout comme les légumes et fruits sains émigrés aujourd’hui dans les boutiques d’articles de régime. Que dire du prix du vin courant non frelaté (et des difficultés de s’en procurer) ? Que dire du prix du litre d’eau du robinet, devenu imbuvable, pendant que d’astucieux exploitants vendent, eu bouteille, l’eau dite minérale puisée dans les sources artésiennes qui alimentaient Paris autrefois ?

Le malheur pour le consommateur, c’est que l’achat quotidien de ces produits alimentaires de base pèse beaucoup plus lourd dans le budget courant que les achats épisodiques de biens industriels dont la qualité technique s’est incontestablement améliorée.

QUE VALENT LES AUTRES INDICES ?

Après avoir ainsi. éliminé le facteur qualité que M. Fourastié appelait au secours de l’indice des 259 articles de l’INSEE, et qui aggrave eu réalité le doute sur la représentativité de celui-ci, voyons si d’autres méthodes, officielles ou non, d’évaluation du coût de la vie confirment notre position.

C’est M. Fourastié lui-même qui va encore nous renseigner :

« Précisément un autre ordre du problème est là l’indice des 259 articles de l’INSEE est techniquement irréprochable, mais il n’est qu’un indice parmi d’autres possibles ; ceux-ci peuvent être ou pourraient être également irréprochables du point de vue scientifique... Or, tous, malheureusement, ne donnent pas les mêmes résultats...

Aujourd’hui, en France, à ma connaissance, outre l’INSEE cinq institutions prennent la responsabilité de publier régulièrement des indices du coût de la vie.

Ce sont les trois grandes centrales ouvrières F.O., C.F.D.T., et C.G.T. ; l’Union nationale des associations familiales (UNAF) ; et un centre de recherche subventionné par le CNRS, l’institut d’observation économique (IOE). Or, en cinq années seulement, de 1962 à 1967, la divergence entre l’indice INSEE et celui de ses indices qui a monté le plus, a atteint 13%. Sur la même base 1962=100, le niveau des prix à la fin de l’année 1967 s’inscrit à 120 selon, l’indice INSEE et à. 136, selon l’indice IOE désigné par le sigle « Cadre 2 ».

Des confrontations établies avec soin par M Claude Fontaine, il résulte que depuis 1964, les indices INSEE et FO sont. restés presque exactement parallèles mais, que tous les autres, ont monté plus vite l’indice CFDT de 1% chaque année, l’indice CGT de 1,5 % la moyenne des indices IOE de 2,2 %. De telles divergences atteignent presque l’ordre de grandeur du simple au double, puisque INSEE et FO indiquent une hausse du coût de la vie de 2.7 % par an, tandis que IOE annonce 4,85 %.

L’indice INSEE ne représente donc pas, et ne prétend pas représenter, et ne peut prétendre représenter, le coût de la vie in abstracto ; il suit, selon le libellé même du Bulletin mensuel de statistique le coût de la consommation des familles de condition modeste, selon un budget-type fixé en 1962 à la suite de sérieuses enquêtes par sondage. A l’opposé, l’indice « IOE Cadre 2 » suit la consommation de cadres ayant un revenu de l’ordre du quintuple des ouvriers manoeuvres.

Il est donc désirable que INSEE, dont l’objectivité est et sera de plus en plus reconnue, ajoute aux ! indices de prix de détail dès aujourd’hui publiés, d’autres indices représentatifs du sort d’autres catégories de salariés, et par exemple des cadres et techniciens qui forment déjà aujourd’hui le quart de la population active. Il serait de plus nécessaire, comme l’a fait remarquer M. Edouard Bonne fous, que les indices prennent en considération les impôts directs sur le logement et l’impôt général sur le revenu, dont le poids est lourd et dont les coefficients de hausse sont aujourd’hui très élevés ».

QUELLE SÉRIE D’AVEUX !

Ainsi, après avoir admis l’exactitude des « orientations » données à l’indice des 259 articles, M. Fourastié en arrive à- reconnaître que, pour les catégories sociales au-dessus du manoeuvre, le coût de la vie a augmenté beaucoup plus que ne le révèle le « thermomètre officiel.

Or, rappelons-le, notre exemple concret était précisement celui de l’évolution, depuis 1938, du salaire horaire d’un manoeuvre. Si donc, avec cet exemple, nous aboutissions à une augmentation apparente du pouvoir d’achat de moins de 10 % en 30 ans, n’étions-nous pas en dessous de la vérité en affirmant que, pour la très grande majorité des salaries (y compris les cadres moyens), le pouvoir d’achat avait en réalité régressé depuis 1938 ?

LE VERITABLE HUMANISME EXIGE L’ECONOMIE DES BESOINS.

Certains de nos amis me reprocheront peut-être de me donner beaucoup de mal pour démontrer ce que la plupart des familles françaises savent parfaitement par expérience. Pourtant l’acharnement de la propagande gouvernementale à tenter de nous convaincre du contraire est révélateur de l’importance de la question et mérite une égale volonté de rétablir la vérité.

Car si nous allons au fond du problème, c’est le sort même de l’humanité qui est en jeu. Comme le faisait fort justement remarquer J.F. Brisson dans le Figaro du 19 janvier 1968 ceux qui cherchent à orienter l’avenir se divisent en deux tendances diamétralement opposées qu’il désigne, faute de mieux, sous le nom d’expansionnisme et d’humanisme.

Pour le régime économique actuel, il n’y a pas d’autre solution que la fuite en avant, l’expansion à tout prix : nous en avons longuement parlé dans deux articles récents (Les condamnés : GR 637 et 645) et montré à quelles catastrophes nous conduisait inéluctablement cette évolution forcenée.

Quant à l’humanisme, J : F. Brisson le définit ainsi :

Les humanismes, outre un certain scepticisme devant la perspective d’un développement constant et sans limite, visent comme objectif majeur, non uniquement le. « mieux-être », mais le « plus-être » des individus. Donc vigilance devant le danger de voir disparaître « les traditions individualistes et idéalistes que pourrait entrainer une civilisation d’abondance trop matérialiste... conçue uniquement en vue d’un cycle production-consommation » (Général Beauffre).

De ces deux attitudes, bien des options peuvent découler. Dans le premier cas, on s’accomode mieux d’un homme adapté, malléable, rouage utile de la machine sociale, élément paisible de la fourmilière. Dans le second, on s’attache à former des hommes lucides, conscients, doués d’esprit critique, capables de comprendre leur temps et de maîtriser leur destin ».

Nous nous flattons d’appartenir sans réserve à la deuxième tendance, et regrettons seulement que J.-F. Brisson n’ait pas saisi l’occasion de souligner que l’humanisme est devenu incompatible avec l’économie du Profit.

Exécuter des tâches toujours plus difficiles, supporter des contraintes sans cesse accrues en matière de logement, de transport, d’alimentation, d’équilibre nerveux et même de loisirs : voilà les fruits empoisonnés de l’expansionnisme, nécessaire à la survie provisoire du régime économique actuel !

Les ministres et dirigeants qui, au cours des dernières décades, n’ont cessé de nous inciter à l’effort en promettant de doubler le niveau de vie tous les 10 ans, nous ont menti, et ils continuent.

Pour les individus, le mieux-être, comme le plus-être, exigent d’affranchir les hommes de la tyrannie financière, à laquelle ils se soumettent encore par égoïsme à courte vue, et manque de lucidité.

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Le monde de demain

par P. MONTREUX
juillet 1968

Le bouleversement provoqué par les découvertes scientifiques, les progrès techniques et l’organisation moderne des entreprises a suscité la publication de nombreux ouvrages.

Cependant leurs auteurs, en ce qui concerne l’industrie, se sont surtout appliqués à décrire les améliorations apportées par le machinisme w la production, celle-ci devenant de plus en plus rapide et précise amenant une réduction massive des prix de revient et une augmentation de la qualité.

C’est ainsi que M. Pasdermadjian, professeur à l’Université de Genève, a pu rédiger avant sa mort, un grand nombre de documents que le doyen Terrier, de la Faculté des Sciences économiques et sociales de l’Université de Genève, a déchiffrés et complétés pour en faire un livre publié en 1959, sous le titre « La deuxième révolution industrielle », avec le concours de l’Association Internationale des Grands Magasins !

Partant de l’invention de la machine à vapeur, il e décrit avec le plus grand soin, les découvertes successives qui ont transformé le monde industriel. Il rappelle incidemment que « Rathenau, ayant commencé sa carrière dans la construction des machines à. vapeur de faible puissance (quelques chevaux), avait abandonné cette branche, malgré l’existence « une clientèle qui assurait la prospérité de son entreprise. Il s’était convaincu que les machines à vapeur dé faible puissance n’étaient pas rentables, et que la demande pour ces machines ne s’expliquait que par l’ignorance qui régnait alors dans l’industrie en ce qui concerne les prix de revient. »

Ensuite, il passe en revue les différentes machines motrices : la machine à vapeur à piston, la turbine

vapeur, la turbine hydraulique, le moteur à gaz, le moteur à explosion, le moteur Diesel à. combustion interne qui, entraînant dés génératrices électriques, ont servi à alimenter des moteurs électriques depuis les plus faibles jusqu’aux plus puissants, tout en assurant l’éclairage public et privé.

En 1895, fut édifiée la première partie de l’usine Niagara Falls, dont les turbines hydrauliques étaient accouplées à des génératrices d’une puissance de 5.000 CV qui, à cette époque, semblait énorme.

On connait la suite : de nos jours ce’ te puissance unitaire atteint des centaines de milliers de CV et le courant produit est distribué à grande distance au moyen des lignes de transport de force, dont le voltage est de plus en plus élevé.

En ce qui concerne l’usinage, la guerre de Sécession avait donné une grande impulsion à la fabrication des armes ; des méthodes fondées sur l’interchangeabilité des armes y avaient été élaborées ; elles furent bientôt appliquées à d’autres domaines comme, par exemple, celui de la fabrication des machines à coudre. Or cette interchangeabilité des pièces exigeait des tolérances beaucoup plus faibles, donc des machines-outils plus précises.

Partant de ces données, toutes les usines du monde fabriquent maintenant du matériel en grande série et avec la plus haute précision.

En 1900, Taylor et White, inventeurs des aciers à coupe rapide, ont participé puissamment à l’accélération de l’usinage. C’est le même Taylor qui a joué un grand rôle dans l’organisation des usines, dont le rendement a été presque quadruplé, ce qui a permis aux nations en guerre de produire des armements « en avalanche » au cours de la deuxième guerre mondiale.

Le pétrole, les matières plastiques et la chimie en général, sont venus ensuite et ont contribué à la transformation de l’existence dans les pays industrialisés.

Ce livre très documenté est intéressant à lire pour le profané. Mais il présente un gros défaut : s’il nous montre bien le remplacement d’un grand nombre d’ouvriers par des machines toujours plus perfectionnées, dont certaines sont destinées à l’agriculture, il ne consacre pas une seule ligne au chômage, ni à la diminution parallèle du pouvoir d’achat. Est-il donc nécessaire d’être dans la misère pour s’apercevoir que la question sociale tient une place toujours plus grande dans la vie des peuples ?

Dans la préface, M. André Siegfried, de l’Académie française, pense que M. Pasdermadjian se demande si la deuxième révolution industrielle, n’est pas maintenant sur le point de faire place à une troisième révolution, celle de l’énergie nucléaire, de l’électronique, de la cybernétique. Cette révolution, poursuit- il, nous la voyons se faire sous nos yeux ; elle va certainement, et en raison de l’accélération de l’histoire, transformer la production et la vie dans des proportions difficiles à imaginer. De ce point de vue, nous assistons peut-être à la fin de cet âge de l’organisation mécanique que l’avenir jugera peut-être bien pesant, comparé à l’esprit ailé de son successeur, léger comme un nouvel Ariel.

M. Siegfried devrait se pencher plus spécialement sur le côté social de la révolution en cours, en recherchant les causes de la mévente qui bloque un système basé sur l’échange. Il découvrirait à coup sûr que la diminution incessante du pouvoir d’achat global de notre pays (signalée depuis plus de 35 années par notre président Jacques Duboin), est la cause directe des difficultés qui nous assaillent depuis la première guerre mondiale.

La production n’en est pas responsable, car elle est capable de mettre à notre disposition le nécessaire et le superflu, comme l’a montré M. Pasdermadjian, mais la distribution des biens consommables ne peut s ’ faire, les consommateurs solvables devenant chaque jour moins nombreux. C’est la misère dans l’abondance, crime impardonnable dans le pays de Descartes. On ressent un certain découragement en lisant des livres aussi bien construits que « La deuxième révolution industrielle » en voyant que son auteur ne s’est pas aperçu que la masse sans cesse accrue de produits déversés par l’industrie moderne ne pouvait plus trouver un écoulement normal.

Il ne suffit plus, comme il est indiqué dans ce livre, d’inciter les masses à acheter, plutôt qu’à épargner. Il faut donner à chaque individu le moyen d’acheter tout ce qui est nécessaire à son existence.

Une certaine publicité, non payée, pourrait être maintenue afin de faire connaitre les nouvelles productions à l’ensemble des consommateurs.

Mais il est pénible de lire dans la conclusion de l’ouvrage précité : « Ainsi, à côté de la deuxième révolution industrielle, se place effectivement une révolution mentale qui en était à la fois la condition et la conséquence. On conviendra sans peine que tout de nos jours démontre que les besoins de l’homme, loin d’être immuables, sont susceptibles d’être renouvelés et étendus ; n’est-il pas évident que la société, issue de cette révolution, a fait dépendre l’équilibre de son économie, de l’extension continue des besoins de consommation les plus variés ? »

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« La redoutable question du freinage de la consommation et de la production ne va-t-elle pas se poser au moment le plus inattendu ? Cette marche accélérée vers la satisfaction, au plus haut degré, des besoins surtout matériels, ne constitue-t-elle pas déjà une menace pour la culture dans les pays les plus évolués et, plus généralement, pour la civilisation à laquelle nous appartenons ? »

Pour nous, cette question n’a pas de sens, car le jour où tous les individus auront accès à l’enseignement sous toutes ses formes leur mentalité tendra à s’élever et nous n’aurions plus guère à craindre la révolte des étudiants telles que celles qui éclatent actuellement dans tous les pays du monde.

Le souci du lendemain qui pèse sur chacun de nous disparaitrait avec la certitude d’un revenu social assuré de la naissance jusqu’à la mort. Est-il donc si difficile de comprendre la situation actuelle ?

Etant donné que la production peut être assurée dans tous les domaines et que le système économique actuel basé sur l’échange ne permet plus le passage de la production à la consommation, faute d’un pouvoir d’achat suffisant, que devons-nous faire ?

Continuer à détruire les excédents et tenter d’augmenter le pouvoir d’achat en construisant du matériel de guerre, ou bien distribuer équitablement la production entre tous les consommateurs, afin de supprimer la misère et le découragement qui touchent un trop grand nombre de nos contemporains ?

Un enfant répondra sans hésiter : Distribuons !

C’est dans ce but que nous proposons la réforme de nos institutions et l’instauration de l’Economie distributive.

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On n’a jamais vu ça !...

par M. DIEUDONNÉ
juillet 1968

En 1903, le célèbre mathématicien américain Newcomb affirmait, calculs à l’appui, que le vol du « plus lourd que l’air » était une utopie. Quelques mois plus tard, les frères Wright ouvraient l’ère prestigieuse de l’aviation.

Ces pionniers savaient qu’un obus volait tant qu’il restait soumis à la force initiale qui l’avait projeté hors de l’âme d’un canon. Il suffisait donc d’adjoindre à un objet inanimé de forme convenable un générateur de force’ assez puissant, pour que cet objet se déplaçât dans l’atmosphère, comme s’y déplaçaient un obus, une flèche propulsée par une arbalète, une fusée de feu d’artifice, une pierre lancée par un enfant qui fait des ricochets, etc.

Tous ces vols du plus lourd que l’air étaient pourtant bien connus de Newcomb et de la foule immense des savants et des profanes qui nièrent l’aviation. Mais ils fermaient les yeux sur ces réalités et restaient soumis au préjugé, au conformisme, à la théorie pseudo -scientifique qui prouvait « mathématiquement » ou « scientifiquement » l’impossibilité du vol du plus lourd que l’air... c’est-à-dire du vol de l’obus, de la flèche, de la fusée et de la pierre lancée par un enfant...

- L’homme se déplacerait dans le ciel, porté par un engin ! Allons donc ! On n’avait jamais vu ça, et on le verrait jamais, car c’était une utopie !

- Mais on n’avait jamais vu non plus dans le passé de moteur à explosion, lequel apportait un élément positif nouveau au problème du vol du plus lourd que l’air. Mais allez donc demander de tenir compte de la réalité nouvelle à ceux qui sont sous l’emprise du préjugé !...

Tout ce que les hommes ont créé au cours de l’histoire et de la préhistoire a été préalablement une utopie... jusqu’à ce qu’elle soit réalisée par des audacieux ou imposée aux hommes par les événements.

Ainsi, une monnaie non garantie par de l’or était une utopie pour quarante millions de Français jusqu’à la déclaration de la première guerre mondiale. « Quoi ! On voudrait échanger des marchandises ayant une valeur contre de la monnaie sans valeur ? On n’avait jamais vu ça et on ne le verrait jamais, car ce serait la fin de la confiance, la ruine de la civilisation, l’effondrement de l’ordre social, l’anarchie !... » Trois jours plus tard, l’utopie était devenue une réalité... La déclaration de la guerre avait mis le gouvernement dans l’obligation de décréter le moratoire et le cours forcé des billets, afin de pouvoir créer toute la monnaie nécessaire au financement de la guerre - ce qui eût été impossible avec une monnaie garantie par de l’or.

Il est vrai qu’un demi-siècle après cet, événement révolutionnaire, les hommes, y compris bon nombre d’experts, financiers, n’en ont pas encore compris là signification et la portée - tant l’esprit humain, attaché au passé, retarde sur la marche du monde, sur la course effrénée et toujours accélérée du progrès technique et de l’économie.

L’actualité nous offre d’innombrables exemples de l’extraordinaire aveuglement de nos contemporains.. Ainsi, ils savent tous que toute industrie nouvelle, bénéficiant des plus récents progrès : de la technique, est « automatisée » au maximum et fournit relativement peu d’emplois - de moins en moins d’emplois. L’élimination du travail humain est imposé à toute industrie nouvelle par la concurrence nationale, européenne et mondiale. Eh bien ! les chômeurs et les salariés, les syndicalistes et les hommes politiques de « droite » ou de « gauche », les économistes et les ministres, ne tenant pas compte de cette réalité, sont tous d’accord pour préconiser l’implantation d’industries nouvelles... afin de créer des emplois, des centaines de milliers d’emplois puisqu’il y a déjà des centaines. de milliers de chômeurs !...

Des emplois utiles, il y en aura de moins en moins puisque le but des progrès techniques est d’en supprimer le plus possible, et non d’en créer. Tout le monde le sait, mais qu’importe ! réclamer le plein- emploi est devenu un réflexe conditionné par l’attachement au passé : l’homme continue à réclamer des emplois que le progrès technique élimine, comme l’abdomen d’un insecte continue à pondre ses oeufs quand un enfant cruel arrache la tête de cette infortunée bestiole...

Nous n’en finirions pas de citer des exemples d’aveuglement collectif, d’ailleurs bien connus des lecteurs de « La Grande Relève », et il nous faut conclure.

Au stade actuel de l’évolution de la technique, il ne reste déjà ;plus aux chômeurs et aux salariés, aux paysans et aux étudiants, aux jeunes et aux vieux, aux producteurs et aux consommateurs qu’à exiger et préparer la distribution d’un revenu social - s’ils veulent voir l’ordre social succéder au désordre grandissant, et s’ils veulent adapter leur mode d’existence et leur niveau de vie aux immenses possibilités offertes par l’accélération des progrès techniques.

- Un revenu social ? Vous n’y pensez pas !... On n’a jamais vu ça !... On a toujours travaillé pour gagner de l’argent !... On n’a jamais vu les alouettes tomber toutes rôties dans la bouche des gens !...

- On n’avait jamais vu non plus l’industrie et l’agriculture produire en avalanche de plus en plus de marchandises avec de moins en moins de main d’oeuvre !... Ni le travail motorisé, automatique, électronique ou cybernétique remplacer le travail de la population laquelle, par surcroît, croît en flèche !... Ni des concentrations ou des fusions d’entreprises provoquer des licenciements aussi massifs et nombreux qu’actuellement ! ....

Nos contemporains refusent de prendre en considération ces faits nouveaux qui bouleversent les données traditionnelles des problèmes de l’emploi et des revenus, profit ou salaire, nécessaires à chacun pour subsister. C’est avec les données anciennes et périmées de ces problèmes, et non avec les nouvelles, que les économistes, les syndicalistes, les politiciens et les ministres prétendent leur donner des solutions valables. Tous leurs efforts futurs sont donc d’avance et nécessairement voués à l’échec, comme le sont leurs efforts présents, comme le furent leurs efforts passés.

Ecoutez attentivement leurs propos et observez- les bien à votre poste de télévision, vous prendrez alors conscience qu’ils sont inquiets et sans conviction, ils ont perdu pied et ils le savent... Ils savent aussi qu’un ordre économique entièrement nouveau s’impose à la société, mais il faut avoir le courage de le dire, il faut avoir l’audace des pionniers pour le réaliser et, c’est évident, on n’a jamais vu ça !...

Mais on n’avait jamais vu non plus les deux-tiers de l’humanité mourir littéralement de faim devant d’énormes stocks de produits alimentaires dont la mévente ruine les agriculteurs !...

On n’avait jamais vu l’avenir se fermer devant des millions de jeunes gens, une fois terminés leur apprentissage ou leurs études !... « L’adaptation de l’université aux exigences de l’économie moderne » (sic : étudiants professeurs et ministres...) ne leur apportera pas un seul débouché nouveau, et là est le fond de leur problème !...

On n’avait jamais vu le mécontentement ou la colère gagner toutes les couches : sociales, toutes les ménagères, tous les individus !... Ni les paysans arrêter des trains ou « plastiquer » des préfectures !... Ni la jeunesse être désespérée dès son entrée dans la vie !...

On n’avait jamais vu fabriquer des bombes atomiques et exterminatrices... au nom de la paix, bien entendu !... Etc... Etc...

Tous ces problèmes particuliers n’ont qu’une solution commune à tous : distribuer aux économiquement faibles et aux agriculteurs ; aux étudiants et aux apprentis ; aux paysans, aux ménagères et aux jeunes ; aux militaires, aux arsenalistes et à tous les individus, un revenu social. qui soit à la mesure de la fabuleuse production moderne et possible, et tous les problèmes se seront évanouis...

Cette solution, d’ensemble est mille fois plus facile à réaliser que de vouloir régler un à un tous les problèmes, suivant la méthode traditionnelle et dans le cadre de l’économie des profits et des salaires. Cette dernière méthode est d’ailleurs illusoire, utopique, l’expérience le prouve. Fermer une brèche, c’est en ouvrir d’autres, puisque pour donner satisfaction aux uns (à ceux qui font le plus grand tapage !...) il faut puiser dans la poche des autres, par le jeu des échanges.

La peur d’être qualifiés d’utopistes et de rêveurs empêche les hommes d’aller de l’avant. Mais la nécessité d’éviter un troisième conflit mondial leur imposera de réaliser une économie distributive. Ils savent qu’un ordre nouveau est nécessaire pour rétablir l’ordre et la paix, ce n’est pas l’intelligence et le coeur qui leur fait défaut, c’est le courage des pionniers, des pionniers qui ont fait la préhistoire et l’histoire.

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