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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1092 - novembre 2008

 

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N° 1092 - novembre 2008

Au fil de la crise   (Afficher article seul)

Jean-Pierre mon se demande jusqu’où ira la reconversion idéologique de nos dirigeants, mais il doute que cela suffise.

Le crédit en question   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin montre qu’il serait bon que ce qu’on appelle “la crise” permette de remettre en question le rôle, et même la nécessité du crédit. Malheureusement, les réformateurs n’y songent pas plus que les décideurs.

Harpagon fin de règne   (Afficher article seul)

Christian Aubin constate que les “descendants d’Harpagon” ont barré aux peuples l’accès du contrôle de l’économie et de la finance. Et il recommande l’étude édifiante, par l’historienne A.Lacroix-Riz, de “l’assassinat de la Troisième République”.

De Munich à Vichy   (Afficher article seul)

Crise sociale et crise écologique : une convergence historique   (Afficher article seul)

Guy Évrard observe que l’exacerbation simultanée de la crise sociale et de la crise économique conduit au rapprochement des analyses des Verts, du PCF et de bien d’autres, sur la nécessité de dépasser le capitalisme.

Ni Verts ni PCF   (Afficher article seul)

Sociologie (basique) d’un hôpital   (Afficher article seul)

Bernard Vaudour-Faguet dénonce le peu de reconnaissance envers les femmes qui, dans les hôpitaux, jouent pourtant un rôle fondamental.

Veuvage   (Afficher article seul)

Paul Vincent a trouvé une réforme qui est loin d’être une amélioration…

Les moteurs des marchés   (Afficher article seul)

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Au fil de la crise

par J.-P. MON
30 novembre 2008

Reconversions idéologiques ?

Il y a quelques mois, ou même seulement quelques semaines, personne, à part les utopistes ou les ultra-gauchistes, ne songeait à remettre en cause le “marché”. Les choses ont l’air de changer rapidement. Quelques exemples :

• Un des premiers parmi les “mutants” est notre Président “libéral“ qui, si du moins on en croit ses discours, est en train de devenir un véritable altermondialiste anticapitaliste. N’a-t-il pas dit, dans son discours de Toulon : « L’idée de la toute puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle. L’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle. Pendant plusieurs décennies on a créé les conditions dans lesquelles l’industrie se trouvait soumise à la logique de la rentabilité financière à court terme… On a laissé les banques spéculer sur les marchés au lieu de faire leur métier… », puis dans celui d’Argonay (Haute Savoie) : « S’il y a bien un fait majeur qui émerge de cette crise, c’est le retour du politique. L’idéologie de la dictature des marchés et de l’impuissance publique est morte avec la crise financière ». Il a ensuite appelé à « un État plus actif dans l’économie, qui assume ses responsabilités, qui entreprend et qui investit ». Bien sûr, il ne s’agit que de discours et nous serions les premiers à applaudir en le voyant passer aux actes, par exemple, en renonçant à privatiser la Poste. Malheureusement, il s’est montré , jusqu’ici, plutôt “timide“ dans les mesures qu’il a prises. C’est ainsi qu’après avoir versé 10 milliards d’euros de quasi-fonds propres aux principales banques françaises, l’État, par le biais d’un montage juridico-financier spécieux, vraisemblablement inspiré par Michel Pébereau, ami très écouté de Sarkozy, a renoncé à siéger au conseil d’administration de ces banques, se privant ainsi d’un contrôle interne sur leurs activités et d’une option sur les éventuelles plus-values futures. Pourtant, d’autres pays, comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, de traditions moins “étatiques” que la France, ont encadré les banques qu’ils ont nationalisées ou aidées. Un bon point cependant : le gouvernement français, sans trop s’en vanter, a l’air d’oublier le déficit budgétaire et la dette. Il est vrai qu’il devient difficile de continuer à proclamer que les « caisses sont vides », lorsqu’on fait bénéficier les banques d’un plan de soutien de 360 milliards d’euros. À moins que ça ne soit par lucidité puisque le Président semble admettre que : « Nous risquons d’être confrontés partout à la révolte des classes populaires et des classes moyennes qui rejetteront une mondialisation qu’elles ne vivent pas comme une promesse mais comme une menace ».

• En déplacement dans le Nord, François Bayrou trouve que Sarkozy se débrouille assez bien dans sa conduite de la Présidence européenne,mais il reste en désaccord sur le fond :« Sarkozy a dit tout et son contraire, chaque fois avec la même sincérité. Son modèle, c’est le capitalisme et la mondialisation. Ce modèle est aujourd’hui gravement lézardé. Je ne crois pas à la distinction entre un capitalisme financier et un capitalisme vertueux. Ce qui caractérise ce système, c’est la croissance des inégalités. Moi, mon modèle, c’est l’humanisme et la justice ». Précisant sa pensée, il ajoute : « Nous sommes entrés dans un cycle où la crise financière entraîne crise économique, crise sociale et crise politique […] Deux questions sont dans la tête de tous les gens. Tous ces milliards, d’où ils sortent, qui va payer ? Alors que pour les banques il n’y a pas de limites, pour nous il n’y a rien, de plus en plus rien. On ne peut plus se contenter de dire “nada” aux demandes profondes de la société. La crise provoque une obligation nouvelle de la part des pouvoirs publics. Qu’est-ce qu’une société où l’on considère que les banques sont plus précieuses que les gens ? »

• Pour en terminer avec ces “reconversions” idéologiques, ne voila-t-il pas que l’ex tout puissant Alan Greenspan, ancien Président de la Réserve fédérale américaine, qui, il y a encore peu, soutenait que « des marchés libres et concurrentiels sont de loin la meilleure façon d’organiser les économies, sans équivalent », fait aujourd’hui son autocritique. Auditionné à Washington le 23 octobre par la Commission chargée du contrôle de l’action gouvernementale, il a reconnu que la crise actuelle remettait en cause la supériorité du marché libre auquel il avait toujours cru : « Oui, j’ai trouvé une faille. Je ne sais pas à quel point elle est significative ou durable mais cela m’a plongé dans un grand désarroi ». Il a aussi admis « qu’il avait fait une erreur en croyant que le sens de leurs propres intérêts, notamment chez les banquiers, était la meilleure protection qui soit ». Poussé dans ses retranchements par le président de la commission qui lui demandait : « En d’autres termes, vous trouvez que votre vision du monde, votre idéologie, n’était pas la bonne, ne fonctionnait pas ? », Greenspan avoue : « Absolument, exactement. C’est précisément la raison pour laquelle je suis choqué, parce que cela faisait quarante ans et même plus que de façon très évidente cela fonctionnait exceptionnellement bien ».

Puissent nos économistes, pétris de certitudes, être, à leur tour, touchés par la grâce ! Amen !

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Éditorial

Le crédit en question

par M.-L. DUBOIN
30 novembre 2008

Ayons le triomphe modeste, parce que le cataclysme qui est en train d’ouvrir les yeux jusque là obstinément fermés, sera douloureux et surtout pour ceux qui n’y sont pour rien. Il s’avère que nos critiques de ce que ses partisans appelaient la “science” économique, étaient fondées. Notre mouvement de pensée, bien qu’il ait été conforté par d’autres, bien plus récents que lui, n’a donc pas réussi à éviter, par ses analyses, ses avertissements et ses propositions, la panique qui s’annonce. Peut-on avoir raison trop tôt [1] ? N’était-ce pas plutôt parce que l’idéologie dominante était jusqu’à maintenant trop puissante, et trop pontifiante qu’on ne prenait pas au sérieux ce que racontaient, dans leur obscurité, de vulgaires non “spécialistes” ?

En fait, ce qui s’est passé l’an dernier, c’est que la malhonnêteté des méthodes mises au point par les milieux financiers pour attirer les capitaux est devenue manifeste. Avant, les “spécialistes”, ceux qui savaient, se gardaient bien de la dénoncer, pratiquant à merveille l’art de la communication, ils préféraient plutôt la camoufler. Et on ne croyait pas ceux qui exprimaient leurs doutes parce que, effectivement, il semblait incroyable qu’on puisse jouer impunément avec les milliards (et en tirer à soi des millions) tout en affirmant que l’inégale distribution des richesses résulte d’une loi éternelle, qu’on ne saurait discuter parce qu’elle vient du ciel ! La manifestation de ces pratiques, par leurs conséquences, a donc fait l’effet d’un tsunami, mais, contrairement aux cyclones, le choc n’en est pas limité à quelques pays exotiques.

Maintenant la preuve est faite : il est évident que la main invisible du marché n’agit pas dans l’intérêt général, et qu’au contraire, en enrichissant les riches aux dépens des pauvres, elle ne fait que creuser les inégalités et donc générer des violences.

Mais demeure la question essentielle : quelle leçon en sera tirée ? N’ayons pas peur des mots : c’est le sort de l’humanité qui se joue, et pas dans un siècle ou deux, mais dans l’avenir immédiat, au cours des toutes prochaines années…

Dans un tournant aussi important, faut-il laisser les “décideurs” choisir à notre place, ou bien assumer notre responsabilité en tant que citoyen, réfléchir et choisir ensemble ?

Faire confiance aux décideurs ?

À ceux qui pensent qu’ils peuvent faire confiance aux gouvernements élus de nos “démocraties” parce qu’ils ont les moyens de s’entourer des conseillers les plus compétents et que leur objectif, forcément, c’est l’intérêt général, la paix entre les peuples et le bonheur pour tous, je suggère de réfléchir à l’issue qui fut trouvée pour mettre fin à la crise économique qui suivit la crise financière de 1929. Les archives de La Grande Relève, et les ouvrages que mon père a publiés au cours des années 1930, témoignent des efforts qu’il a déployés, avec ses collaborateurs, pour prévenir qu’à vouloir coûte que coûte chercher des débouchés pour “relancer l’économie”, on allait s’orienter vers le plus efficace des moyens : développer la fabrication des armements, pour laquelle les gouvernements savent toujours trouver l’argent nécessaire et n’ont pas à prospecter la clientèle. Sans ménager leurs efforts pour se faire entendre, les distributistes d’alors avaient clairement annoncé que cette politique menait droit à un conflit armé qui serait catastrophique, mais qui relancerait l’économie pour quelques années, le temps de reconstruire et d’adapter les moyens de production aux techniques nouvellement développées pour la guerre. La Seconde Guerre Mondiale, suivie des Trente Glorieuses, leur ont évidemment donné raison. Or je trouve très inquiétant, quand j’observe les économistes, les politologues, les historiens et tous les notables qui ont l’audience de la grande presse ces temps-ci, de constater que jamais, quand ils commentent la crise de 1929 et la Grande Dépression qui suivit, ils ne disent que c’est la guerre qui a mis fin au chômage et au manque de débouchés. Pourquoi ne pas le dire ? Ce serait avertir clairement qu’une même politique, dans un contexte semblable, ne peut que mener à une catastrophe encore pire, tant les armements ont évolué…

Une “crise” ?

On n’entend parler que de “crise” ! Or employer ce terme c’est supposer que les difficultés actuelles sont passagères et qu’après un certain temps, que certains économistes ont même le culot de chiffrer, un ou deux ans prétendent-ils, tout redeviendra comme avant. En effet, quelle est l’issue que recherchent nos “décideurs” actuels ? Ils l’annoncent clairement, c’est le sauvetage du système financier. Ils affichent leur volonté de rétablir, coûte que coûte, la “confiance” dont il a besoin pour imposer sa vision au monde, pour que “reparte” l’économie dans sa conception actuelle, c’est-à-dire pour que reprenne la course au profit, avec la croissance aveugle et les catastrophes qu’elle génère …

Or cette fuite en avant, il est devenu évident que c’est le suicide de l’humanité programmé.

Le risque est donc énorme. D’abord parce que les “décideurs” s’agitent, de réunions en réunions, des 4 “Grands”, puis des 8, des 27, des 43, etc. etc., et qu’ils ont les moyens de rassurer les opinions et les marchés. Avec beaucoup d’éclat, ils tentent de faire croire que l’intervention de l’État, telle qu’ils l’envisagent, va assurer “la sortie de crise”, et qu’après un certain délai, pour lequel ils inviteront à faire preuve de patience, le redémarrage des entreprises signifiera la fin du chômage et de la pauvreté. Mais dans le même temps, ils rassurent le monde de la finance en affirmant que les banques n’auront été nationalisées que le temps de les tirer de leur mauvais pas… !

Il n’est pas du tout certain que le bon peuple, qui en a pourtant entendu bien d’autres, ne soit pas encore une fois dupe de toutes ces promesses, même quand elles se contredisent. D’autant que pour lui faire avaler leurs discours, nos “décideurs” vont être objectivement beaucoup aidés par les réformateurs de tout bord. Car chacun d’eux va y aller de sa rustine. Il faut donc s’attendre à un déluge d’annonces rassurantes destinées à convaincre que le capitalisme peut être raisonnable et contrôlable : un nouveau Bretton Woods par ci, la condamnation de boucs émissaires par là, une baisse des taux directeurs, la nationalisation des banques en faillite, mais pour protéger les épargnants, encore une baisse des taux directeurs, la chasse à des paradis fiscaux, une autre baisse des taux directeurs et un raton laveur, et enfin la refonte des statuts de l’ONU, du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC, etc, etc. Et si après (ou malgré ?) toutes ces annonces, les Bourses donnaient enfin les signes d’optimisme qu’on attend d’elles, ce serait le signal pour affirmer que la crise est passée, que les affaires reprennent, bref qu’on est sorti du tunnel. On qualifiera alors de gauchistes ceux qui tenteront d’estimer les dégâts et les écolos pourront continuer à s’époumoner en vain : parce que quand on découvrira brutalement qu’ils avaient raison, ce sera trop tard.

L’enjeu actuel est donc très clair. Ou bien le “courage”de nos “décideurs”, affiché à la sarkozyste, et la bonne volonté, calme, pacifiste, des réformateurs “raisonnables” et bien pensants, font encore illusion, alors le système repart jusqu’à la catastrophe finale. Ou bien la dure leçon (elle n’est de toute façon pas finie) éveille décidément la lucidité de l’opinion, alors la société civile se transforme en “société civique” pour prendre son destin en main. Dans ce cas seulement, l’espoir est permis. Mais la partie n’est pas gagnée pour autant. L’humanité ne s’en tirera que si la société civile, qui a tout à inventer d’une vraie démocratie dont elle a tellement besoin, est capable de se mobiliser. Elle a des atouts, d’autant que sa force réside dans le fait qu’elle est majoritaire en nombre et qu’on voit mal, en effet, comment l’économie capitaliste pourrait rapporter des bénéfices aux entreprises sans la masse des consommateurs !

L’attitude citoyenne

Les distributistes ont persévéré dans leur choix de vouloir, par eux-mêmes, comprendre et faire comprendre l’organisation actuelle du monde, et chercher, avec toutes les bonnes volontés, comment elle pourrait être “meilleure”. Il y a maintenant, et c’est bon signe, de plus en plus de mouvements associatifs [2] qui ont opté pour assumer ainsi leur responsabilité de citoyens, en la menant de front avec d’autres activités, même syndicales ou militantes au sein d’un parti.

Mais les obstacles à surmonter sont de taille. D’abord au plan individuel : ne pas se résigner, et sous prétexte qu’on se sent isolé, qu’a priori “on n’y peut rien”. Refuser de croire encore qu’en laissant faire, les choses s’arrangeront toutes seules et que le capitalisme va changer de nature pour se laisser limiter ou contrôler. Et du même coup apprendre à déceler une foule d’idées fausses, que rien ne justifie, mais qui sont savamment répandues pour démobiliser, pour qu’on n’ose pas imaginer autre chose que le système actuel.

Repenser le crédit ?

Alors seulement la question essentielle que pose ce qu’on appelle la crise pourra être sérieusement abordée. Et cette question, c’est celle du crédit. Car c’est du crédit que le système bancaire tire son pouvoir, et ce que le monde est en train de découvrir, c’est l’étendue démesurée de ce pouvoir, en constatant que son dysfonctionnement entraîne la paralysie de l’économie mondiale, alors que n’ont évidemment pas été modifiés les moyens réels, physiques et humains, qui sont en fait ce dont l’économie a essentiellement besoin pour fonctionner.

Et si notre mouvement de pensée, donc son journal, a plus que jamais sa raison d’être dans l’incertitude actuelle, ce n’est pas seulement pour son antériorité, ou le sérieux de ses analyses, ou le fait que ses réflexions soient mises à la portée de tous, c’est surtout parce que nous sommes jusque là à peu près les seuls à insister sur un aspect important de la finance : le crédit, son rôle actuel, la remise en cause de sa nécessité, et à penser que c’est une erreur de le négliger. Et comme nos propositions en tiennent compte, elles devraient trouver un regain d’audience [3], en ce moment où tout le monde s’aperçoit qu’il va bien falloir trouver “autre chose”, et qui soit viable.

Prenons l’exemple de l’association Attac, qui est l’un de ces mouvements issus de la conscience citoyenne dont il était question ci-dessus, et qui a en outre le mérite d’être devenue internationale. Son bulletin d’octobre, sous le titre “Briser l’engrenage des crises”, dans le paragraphe “Que faut-il faire ?” résume en quelques lignes un programme avec lequel on ne peut qu’être d’accord, je les cite : « Il s’agit de s’approprier, ou de se réapproprier, dans le cadre d’une gestion publique collective, tout ce qui doit permettre d’assurer à tous les êtres humains les éléments essentiels de la vie. Sans être limitative, une première ébauche montre assez l’ampleur de la tâche, en même temps que la profonde transformation qui s’ensuivra dans de nombreux domaines : climat et environnement écologique, santé et éducation, diversité culturelle, biologique et partage des connaissances, sécurité alimentaire et paix, stabilité financière, accès à l’eau et à l’énergie. » On y trouve tous les objectifs que nous poursuivons en proposant une économie distributive. Mais il y manque la réflexion sur le crédit : est-il toujours nécessaire ? Et si oui, qui en décide, et est-ce toujours sur un critère de rentabilité ? Si non, la monnaie est-elle toujours la monnaie capitaliste actuelle ? Et comment les prix sont-ils définis et sur quelle base la “stabilité financière” est-elle garantie ? Cette association est dirigée par d’éminents économistes, quelles propositions innovantes font-ils pour répondre à ces questions capitales ? Il est vrai que ce domaine est bien le seul où l’innovation ne soit pas de mise !

En fait, deux obstacles s’opposent à ce que la question du crédit soit sereinement abordée. Le premier est que le crédit, en l’état actuel, est devenu la chasse gardée du système bancaire, qui ne relève que de l’autorité des Banques centrales. Le second est que tout le monde est persuadé, mais probablement sans y avoir jamais réfléchi, que l’économie ne pourrait pas fonctionner sans le crédit, ce qui empêche de réfléchir à la façon de s’en passer.

La maîtrise du crédit a été acquise peu à peu par le système bancaire, elle lui permet d’inventer toute sorte de produits dérivés, dont ceux qui sont à l’origine de la crise financière actuelle. Or cette maîtrise est complète depuis que les gouvernements se sont totalement déchargés de la politique monétaire pour la confier aux Banques centrales, en s’interdisant même le droit de seulement émettre une opinion à ce sujet. C’est ainsi que cette politique a cessé d’être du domaine de la politique… et des représentants élus des peuples. Donc si les gouvernements étaient vraiment décidés à intervenir, ils seraient obligés, dans l’Union européenne, de commencer par dénoncer des traités tels que celui de Maastricht… ! Il ne semble pas qu’on en soit là…

Il n’est pour l’instant question que de garantir les dépôts des épargnants en faisant appel à des fonds publics. Et comme dans le même temps le gouvernement nous rappelle que les caisses de l’État sont vides, il va lui falloir trouver des ressources supplémentaires. Il n’a pas encore expliqué comment, à moins d’augmenter encore, de façon prohibée la Dette de l’État en collectant du crédit auprès du privé. Et s’il trouve un moyen, il lui sera difficile de rejeter bien d’autres revendications, au moins aussi légitimes que de voler au secours des banques, par exemple garantir à tous un revenu minimum de survie.

On nous martèle le crâne avec l’idée que le crédit est indispensable à l’économie. C’est oublier que l’économie a fonctionné pendant des siècles alors que le prêt contre intérêt était prohibé par toutes les religions, que celles-ci jouaient pourtant alors un rôle important dans la société et que le crédit n’est le nerf indispensable à l’économie que dans un système capitaliste.

Alors plutôt que prêcher la vertu dans un système restant capitaliste, donc parier sur la nature humaine, pour que les “managers” acceptent d’être raisonnables, d’être contrôlés, de se modérer pour ne faire de tort à personne, il paraît plus réaliste de faire un effort de réflexion pour imaginer comment il serait possible de se passer du crédit. Mais les plus décidés des réformateurs ne semblent pas plus songer à pareille remise en question que nos “décideurs”.

Et pourtant, accepter le crédit, c’est accepter le placement à intérêt, donc le principe des intérêts composés, de l’investissement en vue d’un “retour”, (maintenant à deux chiffres, soit un rapport de plus de 10 % par an), c’est donc accepter que la course au profit reste la motivation de toute entreprise, et c’est aussi remettre aux financiers et autres gestionnaires de fonds le choix de décider de l’avenir de l’économie, donc de la société. Et c’est donner à l’argent un pouvoir souverain, non seulement sur les choses mais aussi sur les gens, condamnés sous peine de n’avoir pas de quoi vivre, à faire n’importe quoi pour en gagner.

Alors, on en discute ou pas ?

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[1] On a souvent reproché à mon père d’avoir eu raison trop tôt. Il répondait alors : « Vous vouliez que je prévienne après coup ? »

[2] J’en ai souvent cité, et de toutes sortes, au hasard de mes rencontres. Voir par exemple convergence d’espoirs dans GR1086 et La majorité silencieuse dans GR 1087.

[3] À propos d’audience, ce qu’on appelle la crise a deux sortes de conséquences pour notre journal : d’un côté, le pouvoir d’achat a tellement baissé, que des lecteurs sont tentés de faire une économie en ne renouvelant pas leur abonnement. Merci pour nos efforts de continuer à les servir avec l’espoir qu’ils comprendront l’intérêt de nous aider.

Mais d’un autre côté, nos fidèles lecteurs comprennent quel outil précieux est devenu leur Grande Relève, dans les circonstances actuelles, où tout le monde cherche “comment en sortir”.

Il est important que ces derniers se serrent les coudes et se mettent en campagne.

Qu’ils se servent du journal pour faire connaître autour d’eux les solutions que nous proposons, et savoir les défendre avec de solides arguments.

S’ils ajoutent ainsi leurs efforts aux nôtres, si, par exemple, chacun d’eux arrive à faire au moins un nouvel abonné par an, alors notre travail de tant et tant d’années ne sera pas perdu !

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Harpagon fin de règne

par C. AUBIN
30 novembre 2008
« Hélas ! mon pauvre argent,
mon pauvre argent,
mon cher ami !
On m’a privé de toi ;
et puisque tu m’es enlevé,
j’ai perdu mon support,
ma consolation,
ma joie ;
tout est fini pour moi,
et je n’ai plus que faire au monde ! Sans toi,
il m’est impossible de vivre. »
(L’Avare - Molière, acte IV, scène 7).

Chez l’usurier du 17ème siècle, mis en scène par Molière, l’avarice est une maladie, un trouble grave du comportement : Harpagon aime d’amour son argent, il l’aime plus que ses enfants. C’est un bourgeois forcené. Louis XIV a donné le pouvoir à sa classe sociale montante qui s’est enrichie grâce au commerce, au prêt à intérêt (l’usure) et à l’épargne. En crispant ses doigts sur sa cassette, Harpagon essaie de retenir cette puissance de l’argent que la jeunesse et l’amour lui arrachent.

Au temps de Molière, les espèces en or et en argent sont devenues extrêmement rares. C’est la bourgeoisie qui en possède la plus grande partie, tandis que les caisses du roi sont toujours vides. Louis XIV, à plusieurs reprises, ordonnera à ses sujets d’apporter leur vaisselle d’argent à la Monnaie pour qu’elle y soit fondue…

Depuis cette époque, notre monde a profondément changé. L’argent qui transite par les comptes bancaires est immatériel et résulte principalement de crédits de tous types. Il n’est donc plus frappé par la Monnaie de Paris dans des métaux précieux mais généré, pour l’essentiel, par la manipulation informatique de prêts accordés “ex-nihilo” aux entreprises comme aux particuliers, par des banques privées auxquelles ils n’ont coûté qu’un simple jeu d’écriture [1] !

Mais l’État français d’aujourd’hui se plaint toujours, comme le faisait Louis XIV, que les caisses sont vides. Il ne pourrait en être autrement puisqu’il s’est mis lui-même dans cette situation en s’interdisant à partir de 1973 de se financer après de la Banque de France (et aujourd’hui de la Banque Centrale Européenne). Il doit ainsi faire appel à des financements privés (émission d’obligations du Trésor) pour équilibrer son budget. Une part croissante de nos impôts sur le revenu est alors détournée de son objet pour payer les intérêts de ces emprunts (désignés par le doux euphémisme de “service de la dette”) aux prêteurs. Ces intérêts ont atteint, en 2005, le montant de l’impôt sur le revenu que nous avons payé ainsi en pure perte ! Et la dette principale continue de s’accroître d’année en année, générant des intérêts dont le montant cumulé dépasse la dette elle-même (du début 1980 à la fin 2006, nous avons payé 1.142 milliards d’euros d’intérêts pour une dette qui a augmenté de 913 milliards d’euros !). On peut ainsi montrer [2] que sans ces intérêts versés au privé (comme c’était le cas de 1945 à 1973), la dette serait inexistante et le gouvernement ne pourrait pas en prendre prétexte pour justifier sa politique de sabordage de nos services publics…

La bourgeoisie dont nous parlait si bien Molière n’a donc pas disparu dans une prétendue “fin de l’histoire”, ni avec elle la “passion d’Harpagon” pour sa cassette. Elle s’est au contraire considérablement développée et a donné naissance, en son sein, à une caste toute puissante, la grande bourgeoisie capitaliste [3]. Partout où elle règne sur la grande industrie, la finance et les États, elle a confisqué le pouvoir au peuple grâce à des institutions dites “démocratiques”, taillées sur mesure pour elle par des gouvernements à son service. Ainsi systématisée et mondialisée, l’exploitation de l’homme par l’homme bat son plein, aux mains de ces descendants d’Harpagon. Ils se sont employés avec acharnement à verrouiller tous les leviers pour barrer l’accès des peuples au contrôle de l’économie et de la finance, allant jusqu’à déclarer, dans les années 35-36, « préférer Hitler au Front populaire ». Comme l’écrit l’historienne Annie Lacroix-Riz, dans l’introduction de son ouvrage intitulé De Munich à Vichy [4] sur l’assassinat de la Troisième République : « je découvris dans la haute banque française une ardeur à “collaborer” de 1940 à 1944 dans tous les domaines possibles –idéologico-politique inclus : cet entrain était incompatible avec la thèse d’une simple contrainte allemande… ».

Dans cette lutte acharnée et sans scrupules pour pérenniser ses positions et s’assurer de gigantesques profits, la grande bourgeoisie capitaliste est parvenue au renversement des rôles. Grâce au pouvoir de la finance elle a réussi à mettre à son service l’immense machinerie économique de la planète, productrice de richesses, et à s’en approprier les résultats. Elle est même en passe de réussir la marchandisation de toutes les activités humaines et, par les brevets et les manipulations génétiques, de s’approprier également le vivant.

Toutefois, cette suraccumulation du capital génère une crise de rentabilité fantastique, que le système tente de surmonter dans une financiarisation hypertrophiée et une spéculation effrénée, à la recherche de profits toujours plus élevés. Dans l’accélération de cette fuite en avant, il n’est nullement acquis qu’il lui soit encore possible de maîtriser l’instabilité grandissante ainsi générée dans l’ensemble de l’économie capitaliste. La “crise” actuelle n’est-elle pas en train de montrer que les possibilités réelles d’accumulation du système sont à leur extrémité ?

L’urgence de profonds changements est manifeste. La limite de cette croissance dévastatrice, pour l’humanité et pour la planète, devient tangible. L’exacerbation des contradictions fondamentales entre le capital et le travail est poussée à son paroxysme dans une mondialisation déshumanisante. L’empire américain perd son “leadership” dans le monde devenu multipolaire, où l’effondrement du capitalisme est maintenant dans l’air.

Si les bourgeois d’antan se rassuraient en serrant contre eux leurs cassettes, les acteurs dominants d’aujourd’hui cachent leurs profits dans de scandaleux paradis fiscaux. On y “blanchit” des masses considérables d’argent sale, issues de trafics sordides “hautement rentables” comme la drogue, la traite des femmes et des enfants, le commerce des armes, les trafics d’influence… Grâce à ces lieux “sous haute protection”, soustraits à tout contrôle démocratique, hors de portée des fiscalités étatiques, les pertes annuelles de recettes fiscales sont estimées à 300 milliards de dollars. Cette somme permettrait d’atteindre l’objectif de l’ONU de réduire de moitié la pauvreté dans le monde. D’un côté, 300 milliards c’est beaucoup, mais de l’autre, l’ambition de l’ONU est bien modeste !

La caste dominante n’en a cure. Pour elle, l’essentiel est que sa fortune échappe au fisc grâce à l’anonymat des paradis judiciaires et bancaires. Agissant comme la noblesse d’antan, elle laisse dédaigneusement aux peuples le soin de payer les impôts.

La délinquance financière fait donc partie intégrante des marchés financiers où l’argent sale, “blanchi” et soustrait aux impôts, est ensuite recyclé dans des placements spéculatifs. Et ceci se perpétue et s’amplifie grâce aux merveilleux traités de l’Union européenne qui, à la fois, proclament que « l’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures » et, en même temps, interdisent formellement « de contrôler les mouvements des capitaux ».

Belle construction “européenne ” que celle d’un espace encore mieux organisé pour protéger les “toujours plus riches” qui peuvent s’adonner ainsi sans crainte à la délinquance financière !

Cependant il y a une nouvelle donne avec le développement de la grande instabilité qui menace de faire imploser tout le système. Comme le déclarait le sociologue américain Immanuel Wallerstein dans Le Monde [5] : « le fait que cette phase corresponde actuellement à une crise de système nous a fait entrer dans une période de chaos politique durant laquelle les acteurs dominants, à la tête des entreprises et des États occidentaux, vont faire tout ce qu’il est techniquement possible pour retrouver l’équilibre, mais il est fort probable qu’ils n’y parviendront pas ».

Ils le savent et tentent de gagner du temps. Leur avant-scène politico-médiatique nous joue la comédie du mensonge que dénonçait Molière, une véritable “Commedia dell’arte”, tiraillant le peuple médusé entre révolte et désespoir. Face au désastre monumental créé par leur système prédateur, ils ont d’abord tenté de donner le change sur l’air connu de « la crise financière annoncée qui épargnera la France ». Maintenant, ils nous jouent une fable moralisatrice : c’est pour éviter l’effondrement du système bancaire que l’État est contraint de prélever sur les fonds publics des sommes colossales mises au service de la finance privée. Vont-ils ensuite suivre le modèle transatlantique de la traque factice d’un Ben Laden par les Américains, en recherchant des coupables de n’avoir pas joué loyalement le jeu des “bons capitalistes” qui porteraient ainsi l’écrasante responsabilité des ravages ?

C’est à la fois grotesque et dérisoire !

Mais pour envisager la suite, laissons une nouvelle fois la parole à Immanuel Wallerstein [5] : « Nous sommes dans une période, assez rare, où la crise et l’impuissance des puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd’hui un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d’influencer l’avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s’imposera finalement. Dans dix ans, on y verra peut-être plus clair ; dans trente ou quarante ans, un nouveau système aura émergé. Je crois qu’il est tout aussi possible de voir s’installer un système d’exploitation hélas encore plus violent que le capitalisme, que de voir au contraire se mettre en place un modèle plus égalitaire et redistributif ».

Et pourquoi pas une économie socialiste distributive* du 21ème siècle, au service de la paix et du progrès social ? Rien n’est écrit d’avance, à nous tous d’y travailler avec persévérance et conviction. C’est vraiment le moment.

PS. Par “économie socialiste distributive”, j’entends un système social rééquilibré, ayant rompu avec les objectifs de croissance et les rivalités inhérents au capitalisme, et ayant remis la monnaie à sa place de moyen et non de fin.

C’est une société d’économie distributive du 21ème siècle, aux contours redéfinis par Marie-Louise Duboin dans “Mais où va l’argent ?, qu’elle éclaire davantage en avançant (dans les chapitres 7 et 8) trois propositions clés.

C’est une société socialiste, démocratique et moderne, ayant réellement rompu avec le capitalisme ; une étape décisive vers la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme (au sens du matérialisme historique de Karl Marx).

Qu’il soit bien clair qu’il ne peut s’agir en aucun cas d’une mascarade du type de celle que nous connaissons concrètement avec une social démocratie française (…PS), dont tous les actes de pouvoir contredisent les intentions proclamées, au point que le système capitaliste mondial lui a confié les leviers de ses grands instruments de domination économique et politique du monde sous-développé : Banque mondiale, FMI et OMC.

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[1] Lire à ce sujet Mais où va l’argent ? de M.-L. Duboin (éd. du Sextant, 2007), en particulier pp. 60 - 62 Qu’est-ce que la dette publique ?

[2] C’est ce qu’ont fait A.-J. Holbecq et P.Derudder dans La dette publique, une affaire rentable (éd. Yves Michel, 2008) et E.Chouard dans « L’arnaque de la dette publique » sur internet à l’adresse : http://www.societal.org/docs/dette-publique.htm

[3] J’entends par « grande bourgeoisie capitaliste » la classe sociale constituée par les acteurs dominants du système capitaliste qui tiennent leur position hégémonique de la masse considérable du produit social dont ils se sont accaparés grâce aux relations de propriété qu’ils entretiennent avec les leviers du système d’exploitation.

[4] publié en août 2008 par Armand Colin. Voir encadré ci-dessous.

[5] Le capitalisme touche à sa fin, entretien avec I. Wallerstein, chercheur au département de sociologie de l’université de Yale, ex-président de l’Association internationale de sociologie, Le Monde du 11/10/2008.

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Lectures

De Munich à Vichy

Présentation par l’éditeur :
30 novembre 2008

La Collaboration, avons-nous tous appris, est la conséquence de la terrible défaite de 1940 ?Mais si la défaite avait été elle-même le résultat d’une “collaboration” déjà fort bien anticipée entre une fraction de l’appareil d’État et des milieux d’influences français, et un déjà quasi-occupant nazi ? La question est taboue. De plus, comment imaginer que, tel le joueur de flûte d’Hamelin, les ennemis acharnés de la démocratie, fusionnés avec les stipendiés de Berlin et de Rome, aient pu si efficacement, et dans les normes du secret, faire d’une part suffisante du haut personnel de la Troisième République les complices de sa destruction. Comment ? Il fallait d’abord rouvrir le dossier, bien scellé par ce qui nous restait d’illusions, et revenir aux archives. Le constat est accablant. Annie Lacroix-Riz a réuni les mille pièces à charge d’une incontestable entreprise de subversion de l’État républicain. Il fallait ensuite reconstituer ces cheminements de corruption et de connivence qui ont fini par placer le centre de gravité de la trahison au cœur même de l’État. S’il est un mythe intenable, c’est celui d’un complot aux franges, de l’autre côté d’une ligne Maginot de sécurité républicaine qui aurait tenu jusqu’à l’invasion : en réalité, toute une chaîne de complicités, de l’extrême-droite aux rassurants radicaux, en passant par l’État-major, a voulu la mort du régime. À n’importe quel prix. Mais pourquoi, dira-t-on ? Difficile de le comprendre sans un retour sur les enjeux de l’époque. Comme nous ne voyons plus bien les raisons du crime, nous sommes tentés de penser qu’il n’a pas eu lieu. Mais les raisons étaient bien là, et l’auteure nous les rappelle avec une froide rigueur. Certaines n’ont peut-être pas complètement disparu : ce vieux malaise d’une part de nos élites avec le double fait national et démocratique…

Sommaire :
I. La France de Munich (octobre 1938-14 mars 1939). Le Reich maître de la politique extérieure française. La “fascisation de la démocratie”. Modèle socio-économique allemand et réorganisations intérieures 1933-1936.
II. Un sursaut ? (15 mars-31 août 1939). Les ennemis de La République du printemps à l’été 1939. Un “tournant’ de politique extérieure, mars-août 1939 ?
III. De la guerre au vote des pleins pouvoirs à Pétain (1er septembre 1939-10 juillet 1940). La guerre intérieure : « les communistes mis à la raison ». Entre “guerre” contre l’URSS et paix sur le “front du Nord-Est”. Vichy avant Vichy, septembre 1939-juin 1940.

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Au sein de la gauche française, il était fréquent de reprocher aux Verts leur rêve écologique face à la réalité de la crise sociale, et au PCF de rechercher toujours dans la croissance d’une société productiviste des solutions au chômage et un rapport de force plus favorable au mouvement ouvrier, dédaignant les conséquences sur l’environnement. Guy Evrard observe que l’exacerbation simultanée de la crise sociale et de la crise écologique conduit enfin au rapprochement des analyses : ces deux aspects d’une même crise montrent la nécessité de dépasser le capitalisme pour y faire face.

Crise sociale et crise écologique : une convergence historique

par G. ÉVRARD
30 novembre 2008

Hervé Kempf, journaliste au Monde (après Courrier international et La Recherche) et spécialiste des questions environnementales, écrit en avant-propos de son livre Comment les riches détruisent la planète [1] : « Je croyais que l’intelligence suffisait à transformer le monde (…). Je fais aujourd’hui deux constats :
- la situation écologique de la planète empire à une allure que les efforts de millions de citoyens du monde conscients du drame mais trop peu nombreux ne parviennent pas à freiner ;
- le système social qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’opérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse.

Ces deux constats me conduisent […] à un double appel : aux écologistes, de penser vraiment le social et les rapports de force, à ceux qui pensent le social, de prendre réellement la mesure de la crise écologique, qui conditionne aujourd’hui la justice ».

Deux formations de gauche ainsi pointées du doigt, les Verts et le PCF, tentent aujourd’hui de se frayer des chemins de rencontre. Mais on attend de percevoir les fondements d’une nouvelle stratégie politique, assumée devant les citoyens.

Les Verts et le Graal

Denis Baupin, Yves Cochet et Noël Mamère, lors de la dernière université d’été des Verts, ont publié un texte sintitulé Pour une décroissance solidaire [2], dans lequel, constatant que les médias traitent toujours séparément la crise du pouvoir d’achat et ses conséquences à la rubrique économie et la crise écologique sous toutes ses formes à la rubrique environnement, interrogent : « et s’il ne s’agissait que d’une seule et même crise ? Celle d’un modèle de société bâti sur une croissance érigée en Graal de plus en plus inatteignable en raison de l’épuisement de nos ressources, notamment énergétiques, qui font l’objet d’une concurrence acharnée pour s’en assurer la maîtrise et la distribution ».

Posée enfin dans ces termes, la conquête du Graal risque effectivement de mal se terminer et il n’est pas difficile d’imaginer que les pauvres en seront les premières victimes. C’est déjà le cas lors des évènements climatiques extrêmes, de plus en plus fréquents, ou lorsque les céréales sont détournées de leur fonction première, celle de nourrir les hommes. En déclarant devoir apporter des solutions aux deux crises, écologique et sociale « en dépassant enfin la contradiction entre réponses à la crise environnementale qui apparaissent élitistes, voire anti-sociales, et réponses à la crise dite ‘‘du pouvoir d’achat’’ qui apparaissent anti-environnementales en ce qu’elles tendent à perpétuer des logiques énergétivores et gaspilleuses », les auteurs ont bien en vue tout à la fois la réduction de l’empreinte écologique, le renforcement de la solidarité en accroissant les droits des plus fragiles, la mise en place d’une économie plus robuste et l’amélioration de la qualité de vie grâce au renforcement des liens sociaux.

S’appuyant sur un certain nombre d’exemples, étendus aux pays du sud, déniant toute fatalité et tout retour en arrière, leur intention est de montrer « que des solutions existent, qui ne consistent ni à revenir un siècle en arrière, ni à renforcer la loi du plus fort, mais à inverser les priorités. Sobriété ne signifie pas régression mais modernité et progrès ; écologie ne signifie pas masochisme mais qualité de vie ; décroissance ne signifie pas récession mais définition d’un projet de société où ‘‘vivre mieux’’ n’est plus lié à ‘’produire et consommer plus’’.[…] Le protocole de Kyoto a d’ailleurs ouvert la voie à cette révolution culturelle ».

Certes, la responsabilité du système capitaliste dans les deux faces de la crise n’est pas encore désignée chez les Verts, et leur vision de la décroissance aurait besoin d’être explicitée pour mieux éclairer l’horizon. Mais, prenant sans doute la mesure de cette nouvelle ambition, qu’il s’agit de faire partager d’abord à tous les écologistes pour « qu’elle se traduise en politiques publiques », la déclaration se termine presque solennellement : « Ne ratons pas cet enjeu de civilisation pour le XXIème siècle ».

Le PCF et le dépassement de la crise écologique

Pour le PCF, le dépassement de la crise écologique doit être un élément majeur de la transformation sociale « Camarades Verts, encore un effort pour devenir antilibéraux ! » [3], s’exclame Alain Hayot, dirigeant du PCF chargé de l’environnement. Il approfondit l’analyse des interactions entre crise sociale et crise écologique dans un récent article de Communisme et écologie [4]. D’abord, ce constat implacable, plongeant ses racines aux fondements d’une philosophie qui exhorte les peuples à se libérer de l’aliénation à laquelle l’histoire les a soumis : « Les acquis de plusieurs décennies de puissants mouvements de désaliénation populaire vis-à-vis des formes les plus dures de l’exploitation capitaliste sont aujourd’hui fragilisés et profondément remis en cause par un capitalisme désormais mondialisé et largement dominé par une financiarisation qui soumet la nature et toutes les activités humaines, le vivant lui-même, à la recherche exclusive du profit ». Et c’est bien aussi à cette dimension philosophique que vise le projet « d’une civilisation plaçant au centre l’être humain et son environnement » [5]. Ainsi, la mondialisation actuelle, qui pourrait être riche « de potentialités [...] par l’émancipation humaine », telle qu’elle est conduite par le capitalisme libéral n’assure guère « la promotion de la liberté ». La libéralisation des marchés est tout entière au service de la valorisation du capital, via la spéculation financière, au détriment d’une économie réelle tournée vers la satisfaction des besoins humains. Quelques chiffres sont révélateurs : si l’Europe consacre encore 27 % de son PIB aux dépenses sociales, les États-Unis n’y réservent que 16 % et l’Afrique 4,3 % d’un maigre PIB. Selon le Bureau International du Travail, 80 % de la main d’œuvre mondiale ne bénéficie pratiquement pas, en 2007, de sécurité sociale publique.

Par ailleurs, la société productiviste est responsable d’une augmentation considérable des émissions de gaz à effet de serre, cause avérée du réchauffement climatique en cours, avec des conséquences économiques, sociales et naturelles dramatiques, d’abord parmi les populations les plus pauvres. « Cette situation constitue désormais un obstacle majeur à la réduction de la pauvreté […], au progrès social et à l’émancipation humaine. Nous sommes donc confrontés à une véritable entreprise de régression qui touche à la fois aux équilibres sociaux, humains et naturels, aux fondements éthiques et démocratiques du vivre ensemble que l’humanité dans sa diversité et à partir de ses aspirations et de ses luttes tente de construire ».

Le capitalisme ne serait plus seulement l’objet de crises cycliques surmontables sans remettre en cause ses fondements. Tous les désastres sociaux et environnementaux auxquels nous assistons témoignent d’une crise globale, à l’échelle de la mondialisation, une crise de civilisation que le capitalisme est incapable de résoudre et que la logique même du système conduit à son propre anéantissement, mais en entraînant la planète entière dans son sillage : « une crise systémique, de longue durée, qui atteint tous les aspects de la vie, déstructure les […] rapports sociaux, détruit méthodiquement notre environnement et dilapide nos ressources naturelles ».

C’est à ce moment critique de l’histoire qu’Alain Hayot pressent une conviction de plus en plus partagée « que les crises ne sont pas fatales, qu’elles appellent autant d’avancées de civilisation, au sens de la poursuite de l’hominisation et de l’émancipation humaine, qui remettent en cause les modes de production et d’échanges capitalistes, la recherche exacerbée du profit et, au delà, l’ensemble des rapports de domination, d’exploitation et d’aliénation qui gouvernent le monde, les êtres humains et la nature depuis des millénaires ». Des rapports qui se sont en effet probablement établis à partir de la révolution du néolithique [6].

Alors surgit cette affirmation qui n’est pas encore largement partagée au PCF mais qui devrait permettre bien des jonctions à gauche, en tout cas avec les Verts : « C’est pourquoi, si le dépassement du capitalisme conditionne une politique nouvelle de civilisation, il n’en est pas le préalable. La crédibilité de notre analyse et de notre projet politique doit reposer sur notre capacité, avec d’autres forces, à élaborer […] à l’échelle planétaire un mode de développement qui soit à la fois durable, soutenable et renouvelable sur le plan écologique, générateur de progrès social, d’épanouissement individuel et d’émancipation humaine, démocratique et citoyen sur le plan politique ». Un signal fort serait « l’émergence, à l’échelle planétaire, d’un véritable droit à la qualité de vie s’exprimant au sein d’un mouvement social très large dont la dimension politique n’échappe à personne ».

Suit une approche plus ciblée des transformations à mettre en œuvre :

• une autre conception du progrès, du développement, de la croissance, des échanges sciences-société et de la relation individu-société ;

• un rapport plus accessible, plus équilibré, plus raisonnable, plus maîtrisé avec la nature, notamment via l’action publique de l’État, les collectivités territoriales, les services publics ; à l’échelle de la planète aussi un autre rapport à la nature et aux ressources naturelles ;

• l’aspiration à peser sur les choix d’aménagement et d’urbanisme, le droit à la ville et aux territoires ne se réduisant pas au droit au logement et aux transports, mais impliquant plus fondamentalement un rapport à l’espace et au temps en termes qualitatifs autant que quantitatifs et fonctionnels ;

• une aspiration à une alimentation de qualité qui ne s’oppose pas au droit primordial à la nourriture sur toute la planète ;

• une consommation plus responsable socialement ;

• le droit à une énergie pour tous, propre, durable et renouvelable ; le droit à l’eau, autre bien commun de l’humanité, l’une et l’autre ne devant en aucun cas faire l’objet de marchandisation ;

• l’aspiration à une démocratie plus directe et participative, qui ne doit pas empêcher le recul nécessaire à la prise en compte de l’intérêt général.

En fait, c’est l’occasion historique d’une nouvelle utopie politique, résumée dans ce credo qui pourrait convaincre les Verts : « Penser un autre mode de développement est central dans l’élaboration d’un projet politique transformateur pour le XXIème siècle, un développement qui implique le dépassement de toutes les formes de domination et d’exploitation de l’homme par l’homme, de la femme par l’homme, de la nature par l’espèce humaine ».

Il n’empêche que cette reconnaissance de la crise globale, sociale et écologique, soulève de multiples fois la question du comment avancer vers les grandes ambitions précédentes :
- Comment produire, en faveur de qui et pour répondre à quels besoins ?
- Comment garantir l’accès de tous aux biens et aux services indispensables, tout en assurant la liberté de choix de chacun ?
- Comment mettre l’être humain et son environnement naturel au cœur du développement, à l’opposé des logiques de profit à court terme ?
- Comment s’opposer à la toute-puissance des marchés financiers et se donner les moyens d’une autre politique ?
- Comment réinventer l’appropriation sociale des biens communs de l’humanité ?
- Comment renouveler notre approche du travail, sa finalité, son contenu, son statut et sa rémunération ?
- Comment repenser notre vision même de l’individu « en transgressant les approches économiques, sociales, psychologiques ou politiques, en le réinscrivant à partir de sa globalité dans sa réalité anthropologique dans le travail et hors du travail » ?
- Comment garantir à nouveau le droit aux savoirs, aux arts et à la culture, aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, le droit à la santé, au sport, à l’habitat et à la ville où beauté et fonctionnalité se conjugueraient, le droit à une consommation de qualité non aliénante ?

Le PCF propose alors quatre révolutions essentielles, détaillées dans le texte, pour tenter de construire des réponses : une révolution économique, financière et sociale qui redonne toute sa force à l’action publique ; une révolution écologique et énergétique, sans doute d’abord au sein même du PCF, mais où l’on sait rappeler que « le temps court des profits est incompatible avec le temps long des écosystèmes » ; une révolution de l’art, de la connaissance et de l’information, qu’il faut impérativement sortir de la marchandisation ; une révolution démocratique, allant vers le développement d’une démocratie participative dans les villes, les territoires et les entreprises et suggérant un renouvellement de l’horizon même du PCF pour qu’un projet de gauche alternatif devienne possible.

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[1] Dans son article de mai 2007 (GR 1076) L’effet pour la cause, Roland Poquet faisait référence à ce livre, publié en janvier 2007 aux éditions du Seuil, coll.l’Histoire immédiate.

[2] Tribune publiée dans Les Echos le 20 /8/2008. Voir aussi dans http://cdurable.info/Pour-une-decroissance-solidaire,1186.htm

[3] dans l’Humanité, du 29/8/2008. Alain Hayot est universitaire (sociologie, ethnologie), il est vice-président de la région PACA, membre du groupe gauche unie et écologiste.

[4] Pour un autre mode de développement durable et solidaire, Communisme et écologie, lettre n°10, pages-5-9, septembre 2008. http://www.pcf.fr/IMG/pdf/CEN10.pdf

[5] Alain Hayot, Le fil conducteur de la transformation sociale, l’Humanité, 21/6/2007.

[6] Jean-Paul Demoule, Naissance des inégalités et prémisses de l’Etat, Colloque Inrap La révolution du néolithique dans le monde, Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 2-4/10/2008.

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Ni Verts ni PCF

30 novembre 2008
Chico Mendes (1944-1988), leader des seringueros dans l’État de l’Acre, au Brésil, pendant les années 1970-1980, luttait pour la préservation de la forêt amazonienne, dernier refuge pour une armée de miséreux chassés du Nordeste par la sécheresse. Il laissa ce message avant d’être assassiné : « Au début, je croyais lutter pour sauver les arbres à caoutchouc, puis j’ai cru lutter pour sauver la forêt amazonienne. Maintenant, je réalise que je lutte pour sauver l’humanité ».
Mon combat pour la forêt,
présenté par Gilles Perrault, Seuil, 1990.
Henri Rouillé d’Orfeuil, agronome et économiste, chercheur au CIRAD et militant de l’économie citoyenne : « Sommes-nous vraiment obligés, pour créer de la richesse, de répandre la pauvreté et de dégrader la planète ? » et « Une société qui ne peut plus rêver au paradis terrestre ou au grand soir alors même qu’elle laisse sur le bas-côté plus de la moitié de ses membres et qu’elle détruit le patrimoine commun, est en effet inhumaine ». Et aussi ce propos qui résonne singulièrement aujourd’hui : « les sociétés doivent garder […] une bonne dose d’économie territoriale, une capacité économique à assurer les fonctions vitales en cas d’éclatement de l’économie-monde ».
Economie, le réveil des citoyens -
Les alternatives à la mondialisation libérale,
La Découverte - Alternatives Economiques, Paris, 2002.
Mikhail Gorbachev, dernier dirigeant de l’ex-URSS, reconverti à la défense de l’environnement : « Nous sommes les invités et non les maîtres de la nature. Nous devons imaginer un nouveau modèle de développement et de résolution des conflits, qui doit prendre en compte les coûts et les bénéfices pour tous les peuples. Ce modèle devra reposer sur les limites de la nature elle-même plutôt que sur celles de la technologie et de la société de consommation ».
préface de L’état du Monde 2005,
Worldwatch Institute.
Dominique Bourg, philosophe et environnementaliste : « Notre civilisation se détruit parce qu’elle s’est conçue comme devant transgresser toutes les limites dans tous les domaines » et « L’organisation libérale de la société se révèle en contradiction avec la gestion des biens communs environnementaux. Il nous faut donc inventer des modes de régulation économiques et politiques nouveaux ».
Pour une éthique planétaire, research*eu,
magazine de l’espace européen de la recherche,
N°52, pages 16-17, juin 2007.
Elisée Reclus (1830-1905), géographe, théoricien de l’anarchisme, acteur de la Commune de Paris : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ».
cité par Donato Bergandi dans Biodiversité entre écologie, éthique et développement durable,
Colloque Ecosophies : la philosophie à l’épreuve de l’écologie,
Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 29-30/5/2008.
Nicolas Hulot : « La crise écologique devient aujourd’hui sociale » et « Nous avons été […] dans un système où l’homme était au service de l’économie et non pas l’inverse […]. Parce qu’il est dans le toujours plus pour le plus petit nombre, le capitalisme est aujourd’hui obsolète ».
Comment concilier développement durable et justice sociale ?
Débat à la fête de l’Humanité et dans l’Humanité du 17/9/2008.

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Sociologie (basique) d’un hôpital

par B. VAUDOUR-FAGUET
30 novembre 2008

Qui nettoie, récure, décrasse, décape et désinfecte les parquets d’un établissement public de santé ? Qui évacue (chaque jour) les biles, les crachats, les déchets liquides, les déchets solides et les autres matières (intermédiaires) émises par les malades d’un étage ? Qui aide les patients “dépendants” à se déplacer aux toilettes ? Qui charrie les poubelles ? Qui sert la soupe le soir ? Des femmes ! Principalement des femmes qualifiées officiellement d’agents techniques ou d’aides-soignantes (selon les cas). Des jeunes femmes, des moins jeunes, des tempéraments forts, des timides, des malingres, des caractères secs, des volubiles, des taciturnes. Les femmes, en rangs serrés, sont toujours là, présentes, actives, efficaces.

Elles campent à demeure dans les soutes obscures de cet immense bâtiment destiné à réparer les petitesses, misères et dégâts causés par la maladie, la vieillesse, les accidents ou les cellules malignes de passage. Elles permettent à ce colosse (en éveil permanent) d’avancer au gré des urgences soudaines, des épidémies sévères, des canicules de l’été, des secousses glaciales de l’hiver.

Les femmes tiennent à bout de bras les rouages d’une intendance complexe, lourde ; elles évoluent, imperturbables, au milieu d’un océan de malheurs infinis, au milieu d’accablements perpétuels. Elles permettent tout bonnement à cette institution de résister vaillamment aux assauts d’adversités multiples et perverses.

Les hommes sont… ailleurs

Les hommes sont ailleurs. Ils sont sur le site... mais ailleurs ! Ils ont un rôle de brancardier, d’ambulancier, de vrai “technicien”, de réparateur spécialiste. Au sommet de l’édifice ils portent la blouse blanche de rigueur ; ils forment alors une noblesse majestueuse de dignitaires gradés qui scrutent les écrans et déchiffrent les radios énigmatiques. Les réalités vulgaires de la routine, du quotidien, des salissures, des vomissures, des souillures à peine regardables, sont “traitées” par des personnages anonymes qui se bousculent dans tous les sens le long de couloirs numérotés… avec serpillières sous le bras, détergents, savons et un modeste bagage de retombées monétaires.

Au fond des chambres, dans l’alignement monotone des départements de soins, parmi les lumières blafardes ou surréalistes des salles d’opération … on devine un “peuple” entier de gens besogneux dont la considération d’ensemble reste superficielle, les distinctions honorifiques pitoyables, la gloire réduite. On croit, ici ou là, que le salut des corps, la survie des organes, le rétablissement des forces, n’est pas de leur ressort… Erreur ! Elles assurent la marche en avant de cette machinerie administrative, technologique, scientifique… et hiérarchique ! C’est un “peuple” effectivement à peine reconnu qui se perd dans l’énormité d’un réseau de charges aux aspects ingrats ...

Depuis au moins Mai 68 (et son cortège de conquêtes progressistes) il est volontiers admis, dans ce pays, que l’ordre social a changé. Une métamorphose d’importance s’est installée. De façon pertinente. L’égalité professionnelle (inter-sexe) est un phénomène acquis. Pour le plus grand épanouissement de la condition citoyenne. En somme, une part supplémentaire de dignité, de respectabilité, aurait inondé notre environnement mental. Cette perception, assez optimiste, découle surtout des instances politiciennes, universitaires. Tout ce beau monde est convaincu que l’émancipation du deuxième sexe a creusé son trou dans notre société développée. On le pense : il s’agirait en fait d’un emballement euphorique provoqué par quelques griseries littéraires. Romans, essais philosophiques, pamphlets ont voulu montrer la fin des servitudes féminines ; elles appartiendraient au passé.

Au passé ?

Nous serions entrés dans une ère nouvelle. Partout. Les femmes deviennent pilotes de chasse, pompiers, gendarmes, conductrices de camions, magistrats. Aucun doute sur le sujet : ces “choses” sont vérifiables dans tous les circuits de la modernité. Voilà une “percée” collective bien visible !

Un coin reculé de notre continent ?

Sauf à l’hôpital ! Est-ce donc un coin tellement reculé de notre continent ? Est-ce un cosmos à part qui déroge aux mœurs de notre temps ? Les parités égalitaires (prononcées par décret) y sont absentes : ce qui relève de l’intelligence, du droit, de la raison, brille d’indigence. Au contraire, les castes, en couches superposées, continuent d’exercer, en parfaite liberté, une tyrannie subtile.

L’héritage des normes anciennes est pesant : il n’évolue guère vers le mieux ! Cette rigidité de style découle peut-être d’un processus presque indécodable que J.P. Ruffin qualifie de “mystère de l’extrémité” [1]. Fort de son expérience hospitalière cet auteur a pu voir se croiser côte à côte, dans ce genre de maison, les attitudes du contraste : se croisent en effet la plus terrible des souffrances, la plus troublante des compassions, la solitude la plus cruelle qui fait suite à une totale abnégation… Ce registre des émotions fournit peut-être l’explication de l’inertie, des “limites” face au changement. Le souci de l’évolution semble dérisoire quand on affronte de tels sentiments… Comment se soumettre à un éventuel décret de parité quand des affects aussi redoutables, aussi intenses, campent au milieu de son lieu travail ? Comment donner du relief à des thèses syndicales, idéologiques, contestataires “classiques” tandis qu’on rencontre, au jour le jour, un déluge de détresses ou d’angoisses ?

Au final les échelles professionnelles de l’hôpital sont sclérosées, immuables. Au bas de la pyramide stagnent les mêmes profils et les mêmes postes d’emplois. Cette structure demeure un isolat de féodalisme masculin (machiste) si l’on entend par féodalisme la nature d’un système dans lequel les rapports de forces sont figés sur la longue durée. Personne ne peut à présent songer sérieusement à faire “bouger” d’un pouce ce modèle d’organisation. Toutes les réformes d’envergure, tous les projets rénovateurs, toutes les grèves mobilisatrices créent un frémissement sensible dans les autres secteurs d’activité ; ici l’imprégnation du temps est biologique, génétique, physiologique. Les élans partageurs, généreux, altruistes, se brisent sur la rudesse des contraintes et des impératives nécessités de service.

Malaise névrotique

Les corpus politiques, et parlementaires, font silence sur ce noyau d’asservissement féminin parce que les citoyens qui, par hasard, fréquentent cet univers (maladie, crise) pénètrent dans un huis clos. Nul ne songe à cet instant de son parcours existentiel qu’il convient de refaçonner les injustices régnant en maître dans ce périmètre protégé. Entre les perfusions, les gouttes à gouttes, les températures qui s’affolent au petit matin, il y a des précipitations morales plus capitales que le sort disgracieux des aides-soignantes. De sorte que l’accès aux responsabilités, les promotions légitimes, la rotation des pénibilités… tout cela peut attendre ! De retard en retard, l’archaïsme et l’immobilisme triomphent ! Les concepts égalitaires valables sur la planète humanisée sont rangés pudiquement au placard. C’est la part d’ombre de notre espace de vie communautaire.

Et si la première pathologie du monde hospitalier procédait, non pas des attaques microbiennes, mais des agressions sociales non résolues ? Aucun chapitre d’aucune médecine n’aborde de front cette dérangeante infection. L’institution, dont la vocation majeure consiste à éradiquer virus et malformations, ne parvient pas vraiment à surmonter son propre déséquilibre interne, son propre malaise névrotique.

Est-ce un signe de parfaite santé de notre monde contemporain ?

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[1] p. 93 dans Un léopard sur le garrot éd.Gallimard, 2008.

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Certains commentateurs ont avancé l’idée que le Président de la République serait devenu brusquement socialiste, à en juger par quelque propos. Qu’on se rassure, ni ces discours ni la “crise” n’ont arrêté ses “réformes”. Et si certaines sont présentées comme des modernisations fort attendues (par qui ?), d’autres sont plus discrètes :

Veuvage

par P. VINCENT
30 novembre 2008

Dans la situation présente, le gouvernement n’osera plus nous proposer ses retraites par capitalisation. Mais cela ne l’empêchera pas de vouloir continuer de mettre en œuvre des “réformes”* dégradant un peu plus nos retraites par répartition. Les difficultés actuelles lui fourniront au contraire un merveilleux prétexte pour nous faire croire à leur nécessité. S’il est trop tôt pour entrer en résistance contre des mesures que nous ne connaissons pas encore, par contre il serait temps que tout le monde prenne conscience de toutes les conséquences des précédentes “réformes”, ce qui n’est certainement pas encore le cas. Voici quelques précisions sur le bidouillage de nos pensions de réversion par le tandem François Fillon- Philippe Douste-Blazy qui en étonneront plus d’un.

Veuvage, Guide des droits et des services. Tel est le titre de la notice réf. 1203-02.2008 publiée par la Caisse Nationale d’Assurances Vieillesse et qu’illustre en couverture la photo de deux femmes sereines : “la veuve des villes et la veuve des champs” ou peut-être, vu la différence d’âge, une jeune veuve et une ancienne ex-épouse. Dans un décret d’application signé conjointement par Philippe Douste-Blazy, Nicolas Sarkozy et Hervé Gaymard paru dans le JO du 24 août 2004, pages 15238, 15239 et 15240 (la pagination partant du premier janvier, ces chiffres vous donnent une idée de l’hyperactivité de nos législateurs réformateurs et de nos administrations), la loi Fillon met en effet sur un pied d’égalité veufs en titre et ex-conjoints, y compris ceux remariés. Privé de vacances par Jacques Chirac pour réagir à une éventuelle canicule qu’il avait attendue en vain, tel Giovanni Drogo guettant l’arrivée des Tartares dans le roman de Dino Buzzati, Philippe Douste-Blazy avait trouvé cet autre moyen de s’illustrer : il avait occupé son mois d’astreinte à rédiger ce décret qui chamboulait tout le système des pensions de réversion auxquelles avaient droit les conjoints survivants.

Ce décret présente en effet la nouveauté d’introduire subrepticement, parmi les ayants droit, les ex-conjoints remariés, grâce à cette simple phrase, perdue au milieu de centaines d’autres : « Les mots “non remariés” après les mots “conjoints divorcés” sont supprimés. Merci pour eux s’ils peuvent effectivement en bénéficier.

Etes-vous sûrs d’être bien informés des conséquences sur les pensions de réversion de cette réforme des retraites ?

Savez-vous en particulier qu’elle permet de spolier, au profit de la CNAV, des veufs ou des veuves ainsi que des ex-conjoints non remariés d’une partie de leur pension de réversion ?

Sans doute n’avez-vous pas vu passer, parce que vous étiez encore en vacances, ce décret publié un 24 août, un choix hautement stratégique, comme de présenter des amendements devant les Assemblées à 5 heures du matin. Ce décret comporte une disposition d’apparence généreuse : il redonne droit aux ex-conjoints remariés, qui en étaient auparavant exclus, à une pension de réversion, du moins en théorie. Mais d’abord c’est un cadeau fait au détriment des autres ayants droit. Et d’autre part, comme ces anciens ex-conjoints remariés peuvent avoir d’assez confortables situations de fin de carrière ou toucher déjà une retraite, et que leur nouveau conjoint peut avoir lui aussi des revenus substantiels, ils dépasseront souvent le plafond de ressources au-dessus duquel ils ne peuvent prétendre à cette part de pension de réversion dont le veuf ou la veuve ou les autres ex-conjoints non remariés auront été privés à leur prétendu profit. Je suspectais bien qu’en pareil cas ce pouvait être la CNAV qui empoche cette part de la pension de réversion. Mais comme il me paraissait quand même étonnant que trois présumés “défenseurs de la veuve et de l’orphelin” aient pu s’entendre pour cosigner une pareille vilenie, je posai un jour la question à la CNAV. Sa réponse, datée du 21 février 2006, est sans ambiguïté : « Si les conditions de ressources ne permettent pas le paiement de la pension de réversion à l’un des conjoints, l’intégralité de la pension de réversion n’est pas versée à l’autre conjoint ou aux autres conjoints. »

Il s’agit donc bien d’une spoliation, au profit de la CNAV, du veuf ou de la veuve et d’éventuels autres ex-conjoints non remariés, ce qui bien sûr n’a jamais été dit tout haut et dont étonnamment personne ne s’est ému.

Mais l’histoire n’est pas finie.

Imaginez-vous que la CNAV a poussé l’amabilité jusqu’à répondre à une question que je n’avais pas posée et qu’il ne me serait pas venu à l’idée de poser. Ainsi m’a-t-elle apporté cette précision étonnante, puisqu’il s’agit d’une contre-mesure mettant un terme aux nouvelles dispositions que le même décret instituait : « Toutefois, au décès de l’un des (ex-)conjoints, le calcul de la pension de réversion est revu pour les (ex-)conjoints survivants. »

Dans quel but ce rétablissement tardif de leurs droits, des droits dont la suppression aura pu être entre-temps une source de rancœurs et de différends familiaux ? S’agit-il d’accentuer encore le malaise en essayant de mettre dans la tête des conjoints et ex-conjoints survivants que l’ex-conjoint décédé aurait été la cause de l’amputation de leur pension de réversion, alors qu’en fait celui-ci n’en aura rien touché et que cette part de leur pension ne servait qu’à renflouer la CNAV ?

Savante hypocrisie ou construction infantile, on ne sait à quoi attribuer des dispositions aussi incohérentes, certes globalement profitables à la CNAV, mais qui sont pour les familles, les ayants droit et les “n’ayant pas droit”, pour les notaires, et même pour la CNAV, une source de complications et de contestations fort dommageables.

Alors, que signifie le mot “réforme” ?

Voici la définition du dictionnaire Hachette : « changement apporté à une institution en vue de l’améliorer ».

Et celle du dictionnaire Larousse : « changement important apporté à quelque chose en vue d’une amélioration ».

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Les moteurs des marchés

30 novembre 2008

L’an dernier un article de Libération rapportait que les calculateurs géants des grandes banques d’affaires américaines étant programmés pour faire du “trading” pratiquement sans intervention de l’homme (en utilisant de savants modèles qui anticipent l’avenir en se basant sur les comportements enregistrés dans le passé), ils étaient complètement affolés par la situation financière exceptionnelle. Un expert s’inquiètait même en constatant qu’ainsi utilisés par la finance, les modèles informatisés devenaient le moteur des marchés !!

Cet article avait inspiré à Luc Douillard cette réflexion :« Tous les verrous ont sauté quand les flux financiers irresponsables sont devenus les pilotes dans l’avion, avec la complicité des dirigeants politiques occidentaux de la génération de Reagan, Thatcher-Blair et Mitterrand, et alors que nous nous sommes privés à jamais de tout instrument de recours, comme par exemple avec cette énormité significative : “l’indépendance” de la banque centrale européenne face à une raison collective qui serait incarnée par la politique (volontairement soumise et impuissantée) et les citoyens (muselés et distraits par le pain, les jeux et les faux-débats).

Songeons que si, par une catastrophe subite de type nucléaire ou cosmique, toute vie humaine devait subitement disparaître, le show financier continuerait pour rien, et les ordinateurs des banques d’affaires continueraient à spéculer automatiquement comme si de rien n’était en brassant des biens immatériels, jusqu’à épuisement progressif des énormes réserves de fioul prévues pour leurs groupes électrogènes. Une fin du monde cauchemardesque et un beau sujet de roman !

Ajoutez à cela la montée simultanée des périls climatique, chimique, atomique, neuroleptique, médiatique, éducatif, mafiosi et terroriste, bref l’irakisation progressive du monde, tous phénomènes découlant largement de cette dictature « apolitique » de la technique financière laissée à elle-même, et vous avez un constat assez réaliste de l’illusion paresseuse des gauches politiques et syndicales de tous pays, qui ne veulent toujours pas s’affronter courageusement aux vrais enjeux tant qu’il est encore temps.

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