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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 869 - juillet 1988

 

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N° 869 - juillet 1988

Et maintenant, Monsieur le nouveau Président ?   (Afficher article seul)

Le Franc Vert   (Afficher article seul)

Le paysan dans le vent   (Afficher article seul)

Matière pensante   (Afficher article seul)

Le Mur de la Honte   (Afficher article seul)

Lu, vu, entendu   (Afficher article seul)

Intérêt public, Intérêt privé   (Afficher article seul)

Les appels à la solidarité   (Afficher article seul)

La société de droit selon F.A. HAYEK   (Afficher article seul)

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Et maintenant, Monsieur le nouveau Président ?

par A. PRIME
juillet 1988

54% des voix, bravo ! 46% pour Chirac et la droite dure, quelle claque ! La mort de 2 Français (gendarmes) et de 19 "canaques" (dixit Messmer) - assassinés, les canaques ne sont plus Français - scandaleux coup de poker joué pour récupérer les électeurs de Le Pen, n’aura pas suffi à renverser ou même infléchir ce score.
En 1981, j’avais raté la Bastille. Cette fois - 8 mai 1988 - je n’ai pas voulu manquer la République. Quelle fête de la jeunesse ! Un vieux militant abondanciste ne peut y être insensible. En dehors des traditionnels concerts de klaxons, des "on a gagné", il y avait la joie spontanée, l’ESPOIR d’un monde meilleur que celui qu’offrait Chirac, finalement très ringard et dont la langue de bois n’a rien à envier à celle des Marchais, même si le contenu diffère.
Dans toutes les rues et avenues menant à la République, les affiches de Chirac étaient décollées, lacérées, symbole du rejet du personnage et de la société qu’il offrait aux jeunes.
Aux Champs-Élysées, c’était la même fête, en voiture, à pied ; la même fête au fond que lors du fameux défilé des étudiants contre la loi Devaquet, que j’avais suivi de la Bastille à la place Denfert.
J’étais à la fois heureux et nostalgique : quel regret que nous n’ayons pas les moyens, humains et matériels, de nous faire entendre fut-ce auprès du dixième de cette jeunesse ! Combien de ces jeunes ont une idée des seules solutions susceptibles de ne pas décevoir leur enthousiasme ? Pour la plupart, ils criaient leur révolte et se saoulaient d’espoir. En pleine nuit, une jeune fille lançait "Mitterand, du soleil" repris en choeur autour d’elle. Dieu le Père ! le miracle ! Ah, si le nouveau Président, et son premier Ministre, dans les ors de l’Elysée et de Matignon, pouvaient enfin entendre cette espérance pour éviter que ne se perpétue la désespérance qui, comme une chappe, s’abat depuis des années, et chaque année plus lourde, sur des laissés pour compte, et notamment les jeunes (bac + 2 pour un TUC !).
Déjà Rocard nous annonce 250.000 chômeurs de plus à la rentrée, bombe(s) à retardement laissée(s) par Chirac : on s’en doutait. Tant de jeunes en formation, TUC embauchés pour 6 mois, SIVP etc... n’étaient que des chômeurs camouflés. Élections obligent. Mais de toute façon, en régime de marché, çà s’amplifiera.
Notre lutte continue : éclairer, convaincre que tout cela n’est pas fatal. Sans doute le minimum garanti d’insertion est une petite victoire. Demain, pourquoi pas, un nouveau pas : voir l’article de notre ami Marlin sur la monnaie verte. Et surtout, il fait mener la bataille pour une diminution du temps de travail sans diminution de pouvoir d’achat. Même en régime marchand, c’est possible : voir ce qu’a obtenu l’IG Metall en RFA.
Il faut aussi sans cesse dénoncer la société duale qui s’aggrave : beaucoup de gens maintenant en parlent, ou sont obligés d’en parler : des hommes politiques, pas forcément de gauche, des écrivains, des catholiques. Pour ces derniers, un exemple de poids, ce que disait Don Camara "Quand je soulage la misère des pauvres, on dit que je suis un saint ; quand j’essaie d’en expliquer les causes, on dit que je suis communiste" .
La droite veut bien pratiquer la charité. En france, actuellement, devant les risques d’explosion et peut être pour certains, la honte d’une société riches-pauvres, en pleine abondance, il se trouve que 78 % des patrons sont pour l’octroi d’un mini garanti aux plus nécessiteux. Combien seront-ils pour le financer par l’impôt sur les grandes fortunes ? Ils hurleront. Et pourtant, dans la presse s’étale sans arrêt une situation scandaleuse :
- 8 millions de dollars, soit près de 50 millions de francs, ont été gagnés l’an dernier par le vice-président de Ford, Harold Polling (1),
- 41 % de hausse des profits des 500 plus grosses entreprises américaines en 1987 (1),
- malgré le krach boursier et une concurrence accrue, les 3 sociétés nationales d’assurances (UAP, AGF, GAN) ont encore réalisé d’importants bénéfices en 1987 (2).
- en Angleterre, Madame Thatcher est appuyée sur une bourgeoisie qui désormais s’enrichit (3).

On n’en finirait pas de citer de tels exemples. Et parallèlement, on peut lire chaque jour que des firmes, qui affichent bénéfices et augmentation de leur production, licencient (4) ; on peut lire aussi des "faits divers" comme celui-ci  : "suicide d’un chômeur en fin de droits : Serge Correia s’est donné la mort à la fin de la semaine dernière à Roanne. Il avait cinquante et un ans, était père de deux enfants..." (5).
La vérité d’une société inhumaine éclate au grand jour et peu de choses bougent. C’est que, comme l’a si bien dit Einstein qui pouvait parler en connaissance de cause : "il est plus facile de désintégrer l’atome que de changer la façon de penser des hommes".
Je viens de lire le supplément du Monde du 28 mai, intitulé "les Affaires". Très intéressant... et inquiétant. Une page est consacrée aux progressions des chiffres d’affaires et des résultats comparés 1986-1987. En 1987, les grandes firmes ont augmenté en moyenne leurs profits de 18 %. Citons deux exemples typiques : Saint Gobain, pour une augmentation de 1,5  % du C.A., les profits augmentent de 91 % ; chez Michelin, plus 1,3  % du C.A., plus 27,5 % des profits. Or les dirigeants de Michelin ont proposé une augmentation des salaires de... 20 centimes de l’heure. Une véritable provocation.
Autre remarque importante : les patrons ne veulent pas augmenter les salaires. Le patron des patrons a prévenu le soir de l’élection présidentielle. Que va faire le gouvernement de Michel Rocard face aux revendications syndicales, face aux grévistes qui voudront leur part du "gâteau retrouvé" ? Affaire à suivre.

(1) Le Nouvel Obs du 25.4.88
(2) Le Monde du 6.5.88
(3) Le Monde du 4.5.88
(4) Voir Peugeot, G.R. de mai, page 10
(5) Le Monde.

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Le Franc Vert

par R. MARLIN
juillet 1988

Guy Denizeau a présenté dans "Autogestion Distributive" et lors d’une conférence de la "Libre pensée", le 16 mai 1988, sa proposition de franc vert. Nous ne reviendrons pas, sauf pour quelques chiffres, sur son analyse de la situation économique puisqu’elle est celle que nos lecteurs trouvent, mois après mois, dans la Grande Relève : C’est la misère dans l’abondance, 2,5 millions de Français sans ressources, plus de 3 millions de chômeurs réels, 5 millions de nos compatriotes qui vivent d’aumônes et d’aides diverses, alors que les volumes de produits alimentaires invendus atteignent en Europe les sommets que nous avons synthétisés, d’après Newsweek, en couverture de notre n° 866. Afin de préserver la rareté indispensable au fonctionnement des marchés, la Communauté européenne a décidé de "geler" à la production un million d’hectares et a projeté de le faire pour quatre autres millions dans les dix ans à venir et pour 10 à 12 millions dans les vingt ans.
Jacques Delors, Président de l’exécutif des Communautés européennes, a déclaré récemment à la télévision (1) que 50.000 personnes suffiront, dans 10 ans, à assurer la même production de lait qui requiert actuellement le travail de 150.000 agriculteurs.

La déclaration universelle des Droits de l’Homme

Notre ami Denizeau place en exergue le premier alinéa de l’article 25 de la déclaration des droits de l’homme adoptée, le 10 décembre 1948, par l’Assemblée générale des Nations Unies et dont il est bon en effet de rappeler les termes  : "Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires  ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté". Il cite aussi Jacques Duboin : "La lutte contre la misère est la plus noble tâche qui incombe à notre génération".

Le plan

Nous reproduisons ci-dessous le tableau établi par l’auteur afin de résumer sa proposition :

Compléments

Voici quelques précisions données par Denizeau pouvant servir de réponses aux premières questions appelées par son projet - Le texte ne s’applique qu’aux productions alimentaires. Il pourrait évidemment prendre en compte dans une phase ultérieure les autres invendus.
- Les fruits et légumes sont un bon exemple. Dans un premier temps, les primeurs (rares donc chers) ne seraient pas produits "verts". Dans le second temps, (pleine production) ils le deviendraient. Et Denizeau de comparer ces périodes vertes avec les périodes bleues de la SNCF. - Des comptes bancaires ou postaux spéciaux pourraient être ouverts afin de comptabiliser la monnaie verte avant sa conversion en francs normaux.
- Les billets verts seraient imprimés et diffusés dans le public par la Banque de France.
- La masse monétaire en francs verts permettrait d’évaluer avec plus de précision le pouvoir d’achat manquant et de mesurer, ainsi, l’insolvabilité résultant des progrès foudroyants de la productivité du travail.
- L’équipement en machines comptables serait réduit ainsi que le personnel nécessaire. Pour fixer les idées, l’auteur pense qu’une administration légère, comme celle du Loto, par exemple, suffirait.
- Les bénéficiaires pourraient être définis, également, comme ceux qui, par manque d’argent, sont obligés de s’imposer des restrictions alimentaires.
- Afin d’éviter les difficultés humaines résultant de la présentation de monnaie verte chez les commerçants, le porteur se désignant ainsi comme pauvre, il pourrait être envisagé de spécialiser certains commerces ou entrepôts "verts" à l’instar des banques de l’alimentation ou des restaurants du coeur.
- Enfin, concernant le coût global de l’opération, il faut faire remarquer qu’une économie importante serait faite sur les charges suivantes devenues inutiles : fonds de soutien des prix agricoles, frais de stockage (on cite 600 MF par an), de destruction, dénaturation des céréales, subvention aux non-producteurs, aides à l’exportation, etc...

Car en effet, les invendus sont déjà financés et il n’y aurait donc que distribution de ces produits. De plus, les restrictions de production n’auraient évidemment plus d’objet ; les quotas laitiers, par exemple, seraient supprimés.

La place du projet

Le franc vert est présenté comme une mesure de transition vers l’économie des besoins. Il ne prétend donc point résoudre tous les problèmes, ni les contradictions inhérentes au système capitaliste. Il est difficile de se prononcer sur les répercussions qu’une telle réalisation aurait sur les marchés. Les uns prévoiront une augmentation des prix normaux dus à la disparition de la pression à la baisse entretenue, à présent, par l’existence même des stocks. D’autres penseront que la satisfaction plus aisée des besoins de certains dévaluera les autres produits. Certains objecteront que les invendus ne pourront plus être destinés à nourrir ceux qui ont faim dans le tiersmonde ; mais la libération de la production agricole permettra, certainement, de poursuivre aussi cette politique-là.
Les uns seront satisfaits que les aliments soient distribués sans appel à la charité publique ou à des impôts supplémentaires ; d’autres regretteront, peut-être sans l’avouer, que les organisations caritatives et (ou) les édiles locaux ne puissent plus véhiculer leurs idéologies en même temps que leur aide.
Certains ne manqueront pas de voir là une action réformiste risquant de prolonger la vie du système capitaliste abhorré. Par contre les partisans de l’action déclareront qu’enfin, voilà une occasion de se placer dans la réalité, eux qui estiment que ce n’est pas parce que nous avons une doctrine à long terme qu’il faut excuser notre impuissance dans l’immédiat. Une réalisation, même partielle, dans ce domaine d’extrême urgence, nourrir ceux qui ont faim, serait la bienvenue. A noter que faute d’une mise en oeuvre nationale, ce genre de projet peut se concevoir, il l’a déjà été en fait, soit au plan local, soit au plan d’une organisation quelconque.

La monnaie verte

Il s’agit d’une monnaie alternative qui disparait le mois suivant donc assez analogue sur ce point à la monnaie distributive. Néanmoins elle en diffère par son introduction dans une économie de marché. Il faudra beaucoup de ténacité aux autorités qui auront introduit le franc vert pour que, limité dans ses utilisations, il résiste au franc ordinaire. Faute de quoi, l’expérience aura échoué. Il faudra aussi beaucoup de soutien de tous les hommes de bonne volonté pour que loin de disparaître, le franc vert s’impose et s’étende jusqu’à la monnaie que nous préconisons.
En effet, comme nous l’avons explicité dans un article précédent (2), la monnaie actuelle est tellement imbriquée avec le capitalisme que toute action dans ce domaine est dangereuse pour le système lui-même. Attendons-nous donc, comme dans le cas de Wörgl et de Lignières-enBerry à une résistance acharnée de ceux qui ont intérêt à la perpétuation du système et, encore plus grave, de ceux qui croient ou se font croire qu’ils y ont intérêt. Ne discutant pas nos projets mais les étouffant, en les ignorant et les passant sous silence, ils en retarderont le plus possible l’irruption dans les médias. Puis ne pouvant en contester ni l’opportunité, ni le sérieux, ni l’urgence, ils s’y opposeront de toutes leurs forces qui sont immenses et par tous les moyens : défiguration, actions dilatoires, mauvaise foi, amalgame, etc...
Appliquons nous donc à expliquer et développer nos idées. Réfléchissons à la manière dont le Revenu garanti s’est imposé, d’abord localement, puis, par osmose, jusqu’au plan national. Les banques alimentaires existent. Elles fonctionnent sur le principe du don et de la charité. Le franc vert montrerait, en plus, la voie vers un système économique mieux adapté. Il affirmerait un droit. Celui, pour ceux qui ont faim, de consommer les aliments existants et tous ceux que l’on pourrait produire. L’espoir est à l’ordre du jour.

(1) "La Marche du siècle" A2, 18 mai 1988.
(2) Voir "Sommes-nous Géselliens ?" GR n°868.

***

Rappelons que la proposition de G. Denizeau n’est pas différente de celle qu’un autre distributiste, Aimé Barillon, faisait déjà juste après la guerre. Cette allocation en francs Verts par comparaison aux divers "revenu minimum garanti", "revenu minimum d’insertion", etc... actuellement versés ou projetés, a l’énorme avantage à nos yeux, d’être une distribution et non pas une redistribution, et par conséquent de pouvoir être versée en une monnaie gagée sur la production : une monnaie de consommation. Elle permet que de la monnaie soit créée non pas, comme aujourd’hui, au seul profit des banques et pour aider des entreprises, mais bien créée pour aider les consommateurs qui en ont besoin. Elle offre cependant matière à discussion : coexistence de deux monnaies, encouragement à la production non planifiée, etc... Enfin, telle qu’elle est présentée par G. Denizeau, cette allocation est une façon de conserver la société duale : attribuée par famille et sélectivement, après enquêtes administratives, elle n’apparait pas comme la reconnaissance à tout individu de sa part d’une production abondante contrairement à l’allocation universelle (revendiquée, rappelons-le, au plan européen, par l’association B.I.E.N).

M.L D

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Le paysan dans le vent

par H. de JOYEUSE
juillet 1988

Mon beau-frère Robert est un pauvre paysan de la riche plaine de la Limagne. Il y a belle lurette qu’il a arraché ses vignes qui lui donnait une piquette indigne d’un gosier civilisé. Avec la prise d’arrachage que lui avait filé le gouvernement Rad-Soc (de charrue) de l’époque, il avait acheté des champs et des vaches. Il mit les unes sur les autres. Ce qui devait arriver arriva. Les pis firent du lait. Liquide blanc que lui achetait la Coopé à un prix fixe, déterminé par des gens que ne sauraient distinguer une montbéliarde d’un toro de Camargue.

Tant va le pot au lait qu’à la fin, il se casse. On lui signifia que son lait, nul n’en voulait. Il est vrai que le bougre n’y était pas allé à petits godets. Sinon à lui seul, dé moins avec des complices ruraux de son espèce, on avait pu, non seulement allaiter les rares nouveaux-nés, mais submerger la moitié dé monde de lait en poudre. L’invendable invendu avait été stocké dans un tank super-géant, construit à Rome, superposé au Colisée, calquant son diamètre et se dressant à 13.000 mètres d’altitude, ce qui représente un obstacle pour la navigation aérienne. Dé beau travail, même pour des Romains !

Le percepteur régla à mon Robert, une somme rubis sur l’ongle contre promesse qu’il assassinerait son troupeau laitier. Mais il lui conseilla d’en garder un peu pour allaiter les veaux. Ce qui était une grande nouveauté nouvelle, puisque jusque là, les veaux étaient nourris de bonnes pictouzes d’hormones et d’un conglomérat bizarre importé des States.

Ce conglomérat et ses pictouzes étaient aimablement fournis, contre menée monnaie, par des philanthropes recevant le joli nom "d’importateurs-exportateurs".

Entre temps, mon Robert, avait consciencieusement arraché ses pommiers dont on lui avait, huit ans plus tôt, assuré l’indispensable présence. C’était la semaine où ses frères de la Terre, cassaient tout en Dordogne, parce que les Ponts et Chaussées, émettaient l’idée, aussi sotte que grenée, de planter le long des routes, pour faire de l’ombre,... des noyers ! Or, chaque femme sait que l’ombre dé noyer est mortelle pour les suicidés. En outre, les noix gratuites sur la route, c’est la mévente garantie dans les échoppes !

Mon Robert, évalue sagement le montant compensatoire qu’il doit percevoir pour l’extermination des veaux, vaches, cochons, couvées. Il se demande combien lui coûteront les oeufs reconstitués des fast-food, le porc anémié et revitalisé au phénocarbonathopétrolobenzène, les poulets de l’Allier aux déchets de pénicilline. Il hésite, pour sa consommation personnelle entre ces volatiles et ceux de Nouvelle-Zemble ionophylisés, hydrocutés et de forme cubique, en raison dé conditionnement, pour tenir moins de place dans les containers aériens.

A tout hasard, Robert vous conseille une visite médicale en prévision de cancers anodins (mais parfois gênants) surtout si vous constatez des protubérances verdâtres dans votre gamelle.

Bon appétit, quand même.

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Matière pensante

par R. CARPENTIER
juillet 1988

Méditer et rêver est toute symphonie  ;
C’est un plaisir de l’âme, un doux ravissement ;
Et tout Etre normal y goûte l’harmonie
Au rythme de son cour, l’épanouissement.

Ah ! Que c’est confortant de vouloir s’évader
De la réalité, de la triste aventure,
Asservissant la Vie ; et se persuader
Que l’ataraxie est la clé de la Culture

Quel agréable état que celui de l’entente,
De l’Etre et la Nature, unis à l’Univers ;
S’étourdir au Soleil et goûter la détente...
C’est rejeter le bruit et ses effets pervers !

Je me souviens que jeune aussi je me pâmais,
Jonglant avec ma muse et ma rime à mon aise ;
Et par devant Phoebus créateur je clamais,
Fort de ma certitude, exalté par l’ascèse,

Que de s’imaginer sur le dos de Pégase,
Aussi léger que l’air, c’est, à l’instar dAriel,
Joindre le Nirvana, le summum de l’extase !
J’ai cru, reclus sur mon nuage immatériel,

Qu’un Etre bien nourri ne l’est que par l’Esprit
Je m’isolais de la réalité démente !
Mais, sursaut de mon cour, mon Ego se surprit
A voir autour de lui le manque et la tourmente.

Mes yeux étaient choqués à cet affreux spectacle ;
Mon esprit se meurtrit devant l’iniquité ;
Et mon coeur affligé, sensible réceptacle,
S’ouvrit spontanément à la Fraternité

Je venais de comprendre, analysant mes "torts",
Que savourer la Paix, gagner la quiétude
Dépend entièrement d’aussi nourrir le corps
Condition de la Vie et de sa plénitude.

C’est alors qu’observant les immenses services
Offerts par le progrès pouvant rayer la faim,
J’abandonnais les "cieux"qui ne sont point propices
A sustanter le corps, donc l’Esprit de l’Humain !

Partout et alentours abondent les produits ;
Et partout sur la terre on y voit la famine !
Exhérédés des Biens, les Hommes sont réduits
A la douleur dans l’âme, à la faim qui les mine !

Et citant, à propos, un titre d’André Gide,
C’est de "Nourritures Terrestres", et non point
De la prière austère et de substance vide,
Que, pour vivre, l’Humain a le plus grand besoin

J’acquiesce qu’autrefois quelque génie a pu
Créer dans l’infortune, une ouvre immarcescible...
A l’inverse un "auteur", aujourd’hui bien repu,
Flatte le Dieu Profit et se montre insensible !

Il faut éradiquer la CAUSE qui provoque,
Avec le dénument, la misère et labus ;
La vieille économie, en laquelle on suffoque,
Au Droit à l’existence, oppose son refus.

(Il n’est pas étonnant que Matière et Penser
Recherchent "L’eau-delà", remède épidémique
D’un bien-être fictif, "Paradis" insensé  ;
Créés pour compenser la souffrance endémique !)

Que de Pensers féconds alors dans notre tête !...
Le Besoin satisfait, l’Esprit, se sentirait
Sur Terre, et réaliste, apparaîtrait moins bête  !
L’Unique responsable enfin aboutirait

Dans une Société d’Hommes émancipés  ;
Libre de toute entrave il ouvrirait la Voie
Menant à la Beauté, vers l Amour et la Paix
Vers la Patrie Humaine, à l’Hymne de la Joie !

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Le Mur de la Honte

par J.-M. BLANCHARD
juillet 1988

Nous croyons pouvoir dire cette fois que nos idéaux se sont butés, butés contre un mur inéluctable, celui de la honte.
En effet, les misères les plus atroces du Monde, de notre Monde d’aujourd’hui, que nous préférerions imaginer civilisé et humain, sont devenues l’apanage désopilant de la plus efficace des publicités, celle de la charité spectacle.

Toutes nos soi-disant grandes stars de l’écran et d’ailleurs font artifice de leurs dons si généreux, chéquier en main et conscience épurée de toute culpabilité.
La charité est au menu du jour sans aucune humilité, comme le gaspillage le plus insensé est au menu de notre surproduction.

Le moyen le plus efficace paraît être celui d’attendrir le tout-public en lui montrant, réunies sous la même coupole du capital, richesse et pauvreté.
La première venant en aide le plus généreusement du monde à la seconde.

Et tous s’imaginent naïvement, la larme à l’oeil, que le geste est sincère et n’a d’autre but que l’étalage de la solidarité du porte-monnaie !
Mais, derrière toute cette mascarade abjecte se cache autre chose, la publicité. Celle-ci règne en dame patronesse sur toutes les chaînes de nos si médiocres écrans, dans la course la plus effrénée, celle du pourcentage d’audience, pour ne pas dire celle du profit !
Cette seule pensée nous répugne, mais combien sont-ils, ces gens trop conscients pour se taire et réaliser cette si grande utilisation de la naïveté de vos esprits ? Très peu à en juger les statistiques !
Il est tout de même malheureux de penser que croire en cette si dure vérité n’est ni mensonge ni corruption, mais une navrante réalité.

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Lu, vu, entendu

juillet 1988

"Les pompiers maladroits" par Guy Aznar

La vérité du futur est là : le travail n’est plus la seule source de la richesse, les machines produisent des richesses sans travail. Il faut donc nécessairement dissocier le travail et le revenu. Dans l’avenir (proche), chacun, de toute évidence, touchera deux chèques : l’un lié au travail (réduit), l’autre constituant une redistribution collective de la richesse produite par les robots.
Alors, dans le présent, jusqu’aux vacances, d’accord pour le "revenu minimum garanti". Mais par pitié, ne renforçons pas bêtement le principe d’une société coupée en deux !
Saisissons au vol la chance du siècle (la diminution du travail) pour permettre à chacun de travailler moins, avec un salaire diminué mais sans perdre de revenus grâce à un deuxième chèque offert par le robot.

Le Monde 21.5.88 (envoi de M. Buguet, Paris)

***

Le revenu sans le travail par Gérard Adam
Si, pour des raisons évidentes de justice sociale, le revenu minimum doit être instauré, il est impératif pour le gouvernement d’expliquer sari’ relâche que désormais il y a dissociation entre les trois composantes traditionnelles d’un emploi : un revenu qui est la contrepartie d’un travail, une contribution à la production’ (c’est la notion d’utilité sociale), un facteur sinon d’épanouissement personnel du moins de statut social (peut-on exister socialement en dehors de la vie professionnelle  ?)...
Il faudra maintenant admettre que le travail n’est plus le passage obligé pour l’obtention d’un revenu.

La Croix l’Événement 12/13.5.88 (transmis par P. Rosset, Clisson)

***

Pour une économie distributive
M. Drouet, St-Jean-de-Boisseau (44), plaide au nom du "Mouvement pour l’Économie distributive". Suit un article sur 2 colonnes de 25 lignes :
"Pour une économie nouvelle, où la compétition sera remplacée par la coopération entre les entreprises, comme entre les pays (si certains pays refusent, il faudra appliquer avec eux le troc). Cette coopération permettra :
- de partager le travail entre les entreprises, permettant ensuite le partage du travail entre tous et diminution de celui-ci, au fur et à mesure que la technique remplace l’homme,
- d’assurer à tous la distribution de la production par un revenu social, issu d’une monnaie au service des hommes. L’argent n’ayant aucune valeur sans les biens, il est logique que celui-ci soit au service de la production et de la distribution, et non l’inverse,
- de diminuer considérablement la délinquance, le racisme, les incitations à faire n’importe quoi pour vivre,
- d’arrêter le productivisme et son gaspillage, permettant aux pays riches d’aider véritablement les pays pauvres afin que leurs habitants n’aient plus à s’exiler, -d’arrêter le saccage de la nature, Dans l’immédiat, nous demandons qu’un revenu garanti soit donné à toutes les victimes de cette économie, leur assurant l’indispensable pour vivre, la France ayant tout pour le faire, au lieu de stocker, ou de détruire les biens destinés à ces exclus, ce qui est indigne d’un pays civilisé".

Bravo !

Ouest-France 27.4.88 (transmis par H.M. Guérande)

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Tribune libre

Intérêt public, Intérêt privé

par M. PUJOLS
juillet 1988

Les grands projets politiques sur lesquels nous vivons ont des sources multiples et parfois impures. lis reposent en effet, en même temps, sur l’observation et sur de pseudoévidences ou de pseudo-valeurs. Ainsi, les différentes formes de socialisme, quand elles dénoncent l’incroyable richesse d’une minorité et la détresse du grand nombre, s’appuient sur un constat que personne ne peut contester ; en revanche, quand elles édifient un modèle de société sinon idéal, du moins meilleur, elles se réfèrent à des notions qui me paraissent extrêmement discutables : il en est ainsi pour la distinction entre intérêt public et intérêt privé.
Les projets socialistes ou communistes condamnent le profit, l’intérêt individuel ; non seulement ils l’interdisent, mais ils s’efforcent de l’empêcher : pour user d’une comparaison, ils ne se contentent pas de tracer des lignes blanches continues, ils mettent des murs ! lis partent du principe qu’intérêt individuel et intérêt collectif se tournent le dos, que l’individu doit d’abord travailler pour la collectivité, et que le profit de son travail ne lui revient qu’ensuite, quand le résultat de l’activité commune est équitablement réparti entre tous les individus. Ce schéma, apparemment très `moral’, inspire la plupart des législations socialistes. Il arrive que la distance entre l’effort et la récompense soit extrêmement grande : dans un pays de 200 millions d’habitants, si l’objet consommable n’est obtenu qu’au sommet, c’est-àdire au niveau de l’État, la redistribution peut prendre du temps pour arriver à la base ! L’ouvrier, qui, à cause de la taylorisation et de l’émiettement du travail, ne produit rien de vraiment consommable, n’a rien de mieux à faire qu’à attendre ; mais le paysan, avec ses choux, ses salades, ses fruits, peut avoir la tentation d’anticiper, de travailler "seul"  ! Il est exact que l’agriculture pose des problèmes à l’économie dite "socialiste". Je voudrais montrer que ce schéma de vie sociale appliqué depuis un demi-siècle avec plus ou moins de bonheur dans les pays dits "socialistes" :
1) repose sur une conception erronée de l’intérêt public et privé ;
2) prive la collectivité d’une part importante de ses énergies  ;
3) asservit le corps social à des mécanismes encore mal connus, difficilement contrôlables, le résultat de tout cela étant une grande hypocrisie !

INTÉRÊTS INDISSOCIABLES
Du moment où existent des individus, il paraît impossible de dissocier intérêt public et intérêt privé, ce sont les deux faces du même comportement : toutes les fois que quelqu’un fait quelque chose, il en tire immédiatement et nécessairement un profit : sinon, il agit par contrainte (pour éviter la souffrance) ; ou il n’agit pas du tout ! Pour comprendre les mécanismes sociaux, il faut donc toujours aller au-delà de cette distinction, et se demander ce que recouvre concrètement ce mot abstrait d’intérêt. Car il existe d’excellents intérêts "privés", et de catastrophiques intérêts "publics". Les associations internationales de malfaiteurs, les hordes d’envahisseurs, pratiquent l’entraide, le dévouement, le partage (des dépouilles !) ; à l’opposé, il existe des égoïstes qui créent du bonheur pour tous : le teigneux qui ne peut se résoudre à mourir sans avoir vendu cher sa peau devient un héros en temps de guerre ! le savant qui ne pense qu’à son plaisir égoïste de chercher devient un bienfaiteur de l’humanité s’il découvre ainsi les moyens de guérir une maladie mortelle. Dans la mesure où la nature est semblable chez tous les individus, où il est dans leur être de communiquer par le langage, ils ne peuvent s’occuper d’eux, inventer des plaisirs pour eux, sans le faire en même temps pour les autres ; quand il ne s’agit pas de théorie politique ces choses-là sont évidentes. Il faut en conclure qu’un système social qui prétend privilégier l’intérêt collectif au détriment da l’intérêt individuel, qui arrête sa réflexion à ce niveau-là, ou bien ne fait rien, ou bien fait autre chose que ce qu’il croit faire. On m’objectera que les égoïsmes monstrueux existent, qu’il y a des gens qui prennent tout pour eux, et arrachent le travail, le pain de la bouche des autres, que cela se voit ! Je répondrai que cela n’a qu’un vague rapport avec l’intérêt "privé" : cela relève du sadisme, de la jalousie, de la vanité, suppose la sottise, la complicité masochiste. En se contentant de condamner l’intérêt privé, on retrouvera tous ces comportements, sous une forme légèrement modifiée, dans la société que l’on voulait réformer. L’analyse politique doit aujourd’hui tenir compte de la psychologie ; lorsqu’elle a défini une fin, elle doit rechercher quels sont les intérêts individuels et collectifs, qui servent cette fin, et ceux qui la desservent. Par exemple, si cette fin est l Abondance, il faut étudier les comportements d’abondance et les comportements de pénurie, au niveau de l’individu et au niveau du groupe. Si on ne le fait pas, si on part du principe que ce que l’on appelle "égoïsme" engendre la pénurie, tandis que le fait de penser aux autres, de se dévouer pour les autres, de travailler en collaboration avec les autres, entraîne obligatoirement l’abondance, on risque fort d’avoir des surprises désagréables, et d’obtenir tout... sauf l Abondance : et ce n’est pas étonnant, puisqu’on ne l’a pas cherchée !

LA TYRANNIE DU GROUPE
En effet, en privilégiant les conduites réputées "altruistes", que fait-on ? On se borne, dans tous les cas, à resserrer les liens de dépendance entre les individus, à diminuer leur marge de manoeuvre par rapport au groupe, à restreindre l’espace, matériel et moral, dont dispose chacun. Dans cette perspective, pour nettoyer des casseroles, sarcler un jardin, déplacer un lit, peindre une porte, il faut toujours demander quelque chose, quelque autorisation, à quelqu’un ; la solitude devient un vice ; comme les moines, on doit sans cesse vivre sous le regard de la communauté, dépendre des autres. Or, depuis J ’Antiquité, notre espèce découvre que cette tyrannie du groupe n’est ni nécessaire, ni souhaitable pour le bonheur, qu’elle est stérilisante, qu’il existe dans chaque individu des ressources extraordinaires, à condition que la vie commune soit aérée, qu’il y ait de l’espace pour s’épanouir. Pour les socialistes, le progrès proviendrait de l’initiative collective et de l’effacement de l’individu. Il semple bien qu’au contraire le progrès collectif se soit fait d’abord dans des consciences individuelles, plutôt que dans une conscience collective mythique. Le pond en avant de l’Occident s’est fait toutes les fois que des individualités fortes et novatrices ont pris leurs distances par rapport au groupe. Depuis le XVI siècle, nos sociétés découvrent que le bonheur collectif n’exige pas des liens sociaux systématiquement serrés ; au contraire, plus les liens sont lâches, plus il y a de bonheur. C’est une expérience quotidienne, banale : les amis, avec lesquels nous n’avons aucun lien contraignant, nous ne vivons pas constamment, que nous avons choisis, que nous pouvons quitter sans drame, sont souvent plus agréables, plus enrichissants que notre famille ; une crise actuelle du mariage chez les jeunes ne s’explique pas autrement : c’est le désir d’un mieux-être ; cela s’appelle la liberté ! Elle s’invente constamment dans la vie collective. Dans un premier temps, le groupe s’en scandalise, et tout particulièrement ceux qui vivent en parasites de la vie sociale, qui ne produisent rien que du collectif. Mais bientôt, ceux-là mêmes comprennent que la liberté (les libertés !), ce n’est pas la fin du monde, que le groupe entier bénéficie tôt ou tard des initiatives individuelles, de ces inventions d’humanité qui se font chez les plus doués d’entre les hommes. De toutes façons, il n’y a d’individualité qu’au sein d’un groupe ; l’individu ne vient pas avant celui-ci, il vient après. Le groupe ne naît pas, psychologiquement, d’une association entre individus : la horde est primitive : c’est en son sein que peu à peu émergent des personnalités, que des énergies individuelles se libèrent, que des initiatives se prennent, dont les bénéfices rejaillissent sur tous. En conséquence, le retour à des mentalités, à des pratiques de horde tourne le dos au progrès, au bonheur, a fortiori à l Abondance. Il me paraît facile de montrer que les maux actuellement imputés à des formes modernes de socialisation comme l’argent ou le capital sont en réalité imputables à des comportements archaïques, bestiaux, prérationnels  ; ce n’est donc pas en supprimant le capital ou l’argent que l’on délivrera l’humanité de ses misères, au contraire. Le monde contemporain me semple confirmer ces vues.

L’ÉCUEIL DU VOTE DÉMOCRATIQUE
Les socialismes accordent un privilège absolu aux décisions collectives, donc aux assemblées délibératives  : le symbole de la démocratie socialiste, c’est le Peuple réuni décidant souverainement de son destin : c’est Athènes sans l’esclavage ! Certes, nous avons tous vaguement conscience que ce régime d’assemblée, qui culmine dans le suffrage universel et le vote majoritaire, n’est pas la panacée. Un peuple qui, par référendum et à la majorité écrasante de 90 % des inscrits, déciderait de dépecer, puis de manger, les 10 % minoritaires, ne nous paraîtrait pas agir démocratiquement", bien que ce type de décision soit parfaitement démocratique  ! D’une certaine façon, le vote majoritaire n’est que la loi du plus fort. Pourtant, la théorie persiste à le parer de toutes les vertus ; dans la pratique, c’est autre chose !... Les démocraties populaires souffrent particulièrement du système des élections libres, à tel point qu’elle les ont pratiquement supprimées ! Elles mettent le corps électoral en condition, au besoin par la force, frappent d’anathème certaines opinions, proposent une candidature unique, etc... Il serait facile d’ironiser sur de telles pratiques ; en fait, elles reposent sur des difficultés réelles. Car, croire que le peuple assemblé est capable d’une part, de prendre des décisions, d’autre part de déterminer ce qui constituerait ’l’intérêt général’ ; cela est-il si raisonnable ? Comment sait-on si c’est possible ? J estime que, vu la réalité des faits, ce credo relève du fantasme et de la nostalgie, plutôt que de l’observation. C’est, à l’origine, une idée religieuse : Vox populi, vox dei  ; mais les historiens des religions savent comment le clergé s’arrange pour faire parler cette "vox populi", jusqu’à la prier, au nom de Dieu, de se taire ! C’est aussi une idée laïque, nous sommes des êtres sociaux, nous attendons énormément de nos semblables ; c’est que chacun de nous est né (ou devrait être né) de l’amour, de la tendresse ; la confiance, la communion sont donc derrière nous, avant d’être projetées devant nous ; c’est d’abord une nostalgie ; et rien n’est plus fort, plus têtu, plus invincible qu’une nostalgie ; or ce fantasme, cette nostalgie se heurtent à la réalité humaine, qui est le polymorphisme de notre espèce, l’incroyable diversité d’aspect physique, de psychologie, de réactions, d’opinions, entre chacun des milliards d’individus qui peuplent la terre. Demander à des individus si différents de prendre une décision commune qui respecte le bonheur de tous, ou mieux, qui l’invente, c’est une gageure ! On comprend que ce pari ne soit qu’exceptionnellement et aléatoirement tenu ! Empiriquement, personne n’y croit : nous connaissons tous le déroulement réel des assemblées délibérantes, les manipulations, les combines, les négociations occultes, les querelles de clans, les paralysies délibérées, les impasses. Ceux qui attendent une décision, qui en ont un besoin urgent, savent que la tâche première consiste à faire taire, à éliminer ; il s’agit, en tout état de cause, d’aboutir à deux opinions, la majoritaire (la bonne !) et une minoritaire officielle, destinée à se ranger sagement sous la houlette de la première. En fait, il n’y a place que pour une opinion : le reste, c’est "pour de rire" ; comme disent les enfants ! Le résultat, c’est que plus on fait appel au système des assemblées et du vote démocratique, plus on étrangle les possibles, plus on restreint les choix. Est-ce vraiment nécessaire  ? N’y a-t-il pas d’autres façons pour les hommes de coordonner leurs comportements ? Est-ce souhaitable ? S’il faut absolument une "vérité" pour des millions, des milliards d’hommes, est-on sûr qu’elle sera du côté de la majorité  ? Quels sont les rapports entre la vérité et le nombre  ? Il me semble que ces questions essentielles sont loin d’avoir obtenu jusqu’ici des réponses satisfaisantes ! Trop attendre actuellement de telles pratiques, c’est se condamner soit à l’hypocrisie, soit à l’échec.

UN TOUT AUTRE POINT DE VUE
Or il me semble que l’Abondancisme permet de contourner la difficulté. Pour nous en effet, il ne s’agit guère de savoir ce qui est "égoïste" ou altruiste, ce qui représente l’intérêt individuel et l’intérêt public. Nous avons à nous demander ce qui sert l’Abondance et ce qui engendre la pénurie. Ce point de vue radicalement nouveau aurait le mérite de tirer le débat politique actuel de l’ornière vaguement moralisante dans laquelle il s’enlise.

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Nul doute que l’attaque de M. Pujols contre le vote démocratique suscitera de fortes réactions chez nos lecteurs. Avant que de condamner le vote démocratique ne faudrait-il pas faire le procès de la représentation parlementaire, celui de la possibilité "d’acheter" un vote et enfin, celui de l’éducation "civique".

La rédaction

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Les appels à la solidarité

par H. MULLER
juillet 1988

C’est le maître-mot de toutes les doctrines dites sociales. Celles-ci s’expriment dans une série de voeux dont il reste à financer la réalisation. Et chacun de touiller la même soupe. S’agit-il de l’Etat ? Les membres de la collectivité concernés par le prélèvement fiscal participent alors bon gré mal gré aux transferts décidés à un niveau gouvernemental. S’agit-il d’organisations privées  ? Les transferts sont ici plus sélectifs tant en raison du volontariat auquel il est fait appel en matière de dons ou des prestations, que parle libre choix des programmes d’aide ou celui des personnes assistées. Il est clair toutefois que l’essentiel des fonds collectés provient des milieux fortunés relevant des professions indépendantes, libérales, industrielles ou commerciales. N’ayons pas la naïveté d’imaginer que ces gens-là puissent se déssaisir durablement d’une part de leur avoir en faveur des classes démunies, alors que, maîtres de leurs prix, il leur est si facile de les majorer reportant ainsi sur la clientèle le soin de pourvoir à leurs libéralités. N’en va-t-il pas de même, en effet, des "pots-de-vin" et autres commissions, dépenses publicitaires, pareillement inclus dans les prix ? Origine analogue pour l’argent que recueillent les Fondations associées aux grandes firmes.-Ces transferts au nom de la solidarité s’alimentent, en dernière analyse, sur les seuls consommateurs à revenus fixes rançonnés au fil de leurs achats, tandis que les privilégiés de l’autorémunération en réchappent.
En fait, les bonnes âmes qui vont prêchant la solidarité écartent d’emblée l’hypothèse que la "règle du jeu" puisse changer, que les revenus, cessant de se former au hasard des impacts d’un flux monétaire, épousent tout simplement la réalité d’une production dont le volume, depuis un siècle, s’est vu multiplié par plus de 1.000 sans que pour autant la condition des plus pauvres ait été notablement améliorée.
La solidarité n’est que caricature lorsque le cadre économique dans lequel elle s’exerce impose la compétition sauvage, la mise à mort du concurrent, la course à l’argent qui fait de chacun le rival de l’autre dont il guigne le revenu pour former le sien.

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Lectures

La société de droit selon F.A. HAYEK

par H. MULLER
juillet 1988

Couronné d’un pris NOBEL, Friedrich HAYEK, chef de file d’un néo-libéralisme, a fait école auprès de cette intelligentzia formée et mobilisée pour combattre les idéologies socialistes afin de préserver les appropriations/sources de revenus. S’évertuant à justifier l’injustifiable, HAYEK entend légitimer l’économie de marché, le système du profit, le gain quelle qu’en soit l’origine, quelle qu’en soit la finalité, soucieux de donner bonne conscience aux affairistes, aux spéculateurs, aux fraudeurs, à tous ces chevaliers du profit férus de prospérité générale, réconfortés d’apprendre le rôle éminent dont ils se voient gratifiés.
Prospérité générale ? C’est beaucoup dire. En fait, le libéralisme fabrique plus d’exclus qu’il ne créé de gagnants. Combien sont-ils, victimes du chômage, d’accidents de parcours, de la malchance, à tirer la langue face à des monceaux de biens inaccessibles à tant et tant de budgets familiaux, jouets d’une insécurité permanente, en proie à l’inquiétude, à la peur... ? Mais la masse de ces exclus, en progression constante, disparaît dans une trappe, occultée par le clinquant des vitrines qu’illuminent les feus de la publicité, les vois des récalcitrants étouffée par le tamtam de la propagande.
La thèse de HAYEK, telle que l’explicite Ph. NEMO dans son livre, ne résiste pas à la critique la plus élémentaire, plus à l’aise, certes, pour dénoncer les défauts d’un capitalisme d’Etat, que pour encenser le modèle idéalisé de la société néolibérale. Ce rabâchage de propos mille fois entendus dissimulant la duplicité d’un clan, ne saurait convaincre les victimes du libéralisme, ceux-là qui en subissent les réalités dans leur vécu quotidien.
On observe chez HAYEK’ ce même ensemble de lacunes relevées chez ses confrères en néo-libéralisme, les FRIEDMANN, SORMAN, GILDER, ADLER, MINC, ROY et consorts, tous entêtés à maquiller leur idole, la société libérale, à travestir en vertus les moeurs d’une catin, ses vices et ses tares.
Pivot du système, le marché n’est jamais qu’une minuscule planète perdue dans la nébuleuse des besoins réels dont moins du millième vient s’y exprimer sous une forme solvable. Et puis, fait-il la différence entre l’utile, le nuisible, le superflu ? entre ses genres de clientèle : l’Etat avec ses armements et sa gabegie, les grandes sociétés au luxe racoleur ? Enfin les théoriciens du libéralisme trouvent commode de faire l’impasse sur les productions détruites, stockées ou gaspillées. Exclue de leur vocabulaire, l’abondance n’a pas droit de cité dans une économie de marché dont elle paralyse les rouages les plus essentiels : le profit, l’emploi.
...Impasse également sur les profits de guerre, sur les enrichissements sans cause, sur les gains spéculatifs, sur ceux qui résultent de la fraude, d’activités illicites illégales, des escroqueries, des vols, de l’exploitation des malheurs d’autrui. Tous n’ont-ils pas la même couleur que le gain du petit boutiquier, de l’artisan besogneux ?

Impasse sur la finalité du travail, sur les gaspillages, sur le conflit rentabilité/utilité, sur le caractère foncièrement amoral et asocial, inhumain, barbare et cruel du système dont ils se sont fait les héros,, résolus à le défendre contre vents et marées, contre l’adversaire socialiste, contre les trublions, contre les factions révolutionnaires, contre l’abondance.
Impasse sur les entraves à la libre concurrence, sur les ententes et monopoles, sur les subventions, les aides, les règlementations, les quotas, les détaxes, sur l’arsenal du protectionnisme de style reaganien contre les importations à bas pris...
Le marché, ordre spontané ? Posant en postulat que la loi du marché serait une loi inscrite dans la nature des choses, HAYEK en tire la conclusion que l’ordre du marché rend possible la concilation pacifique des projets divergents, que les objectifs des producteurs s’adaptent nécessairement aux besoins des acheteurs, que nul ne saurait être accusé d’agir injustement. Mais pas de droits sociaux, souligne HAYEK, là où prédominent les libertés individuelles que l’Etat a pour mission de préserver, sauf à enclencher un processus de dérive totalitaire de la démocratie. Demander davantage de justice en faveur d’un groupe donné, ce serait, observe encore HAYEK, privilégier l’intérêt de certains sur les chances de tous. Du moins, le jeu du marché est-il globalement profitable à tous puisqu’il accroît les chances pour chacun de satisfaire ses besoins grâce à l’augmentation du flux des biens.
...Arrêtons là ces divagations. HAYEK est un visionnaire. Il n’a pas les pieds sur terre. Il orbite à l’intérieur d’un bocal, revenu un siècle et demi en arrière au temps béni de J.B. SAY, un temps dépassé sous l’effet d’une accélération sans précédent du progrès scientifique et technologique, source d’abondance, de crues de production durables, cauchemar pour les théoriciens de l’économie de marché, férus d’austérité, d’épargne, de privations.
Le jeu du marché a pour but le profit et rien d’autre. Pas de production, plus d’échanges, plus de partenaires sans perspectives de gain quelle que soit la réalité, l’étendue du besoin en marge du marché. Associé à la rareté, à l’extension des débouchés, le profit incite à produite n’importe quoi. Au sein des démocraties fricardes, la nuée des lobbies organise le siège de l’État-client tandis que l’industrie publicitaire se charge de la mise en condition des consommateurs. Enfin les guerres, chaudes ou froides, cultivées ici et là, procurent les débouchés d’appoint indispensables à l’assainissement des marchés, au soutien de l’emploi, à la relance des profits.

On notera que l’URSS n’a pas eu besoin du marché pour développer sa production et que la contrainte du travail reste la même dans tous les régimes, un travail soumis à horaires, à une discipline imposée par les grands et les petits chefs.
Quant à la liberté personnelle, cheval de bataille traditionnel des milieux libéraux, HAYEK n’en ignore pourtant pas les entraves : maladie, contraintes familiales, dictature du fisc, des pris, des banques, de l’employeur, dispositions des lois, du code pénal avec ses innombrables interdictions, insécurité du revenu, propagande, publicité obsédante, irritante, échéances pour les endettés, attentes, embarras de la circulation, contraventions, délinquance, quête d’un emploi, voisinage, environnement. Il en va de même pour la liberté d’expression pareillement encadrée de tabous, livrée à l’appréciation, au bon vouloir des médias, de la confrérie de l’Edition, étranglée par l’argent, par les frais d’un procès.
La liberté n’est que viande creuse pour le troupeau rationné en loisirs, rationné en argent, contraint de se lever de bon matin, enrôlé pour couvrir prioritairement à cent pour cent les besoins de clans privilégiés et participer, contre son gré, au combat contre l’abondance afin de sauver le profit.
Langage insolite, déroutant pour HAYEK et ses fans auxquels ce genre de réflexions devrait ouvrir les yeux. Il leur reste à se pencher sur la formule d’un socialisme à monnaie de consommation mieux en mesure que ne le sont les socialismes à enseigne et toutes formes de libéralisme, de séduire l’ensemble du corps social, salariés et non salariés, solidaires pour accueillir l’abondance, sachant s’en distribuer les fruits (2).

(1) Philippe NEMO, Ed. P.U.F.
(2) Cf : L’AN 2000, une révolution sans perdants (H. MULLER) PLON (1965).
Le Manifeste communautaire (d°). Les Cahiers de la Quinzaine (1968).

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