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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1048 - novembre 2004

 

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N° 1048 - novembre 2004

L’arme de la peur   (Afficher article seul)

La campagne présidentielle des États-Unis nous a fait découvrir une population désinformée, en proie à la peur, donc prête à croire n’importe quoi. L’esprit critique est bien une nécessité vitale.

Le bonheur à notre porte !   (Afficher article seul)

Tout va s’arranger pour nous puisque la France d’en haut vient de découvrir un nouveau sauveur, qui dirigea le FMI. Donc il sait...

Le double système d’assurances   (Afficher article seul)

Il n’est ni nécessaire, ni suffisant pour assurer la sécurité sociale. Il ne sera bon que pour aider les compagnies d’assurances privées.

Droit à un revenu de base : démocratie égalitaire   (Afficher article seul)

Compte-rendu du dixième congrès de l’association internationale pour le revenu universel garanti, qui s’est tenu à Barcelone.

De la sécurité protectrice à la sécurité égalitaire   (Afficher article seul)

Analyse détaillée du livre édifiant de Robert Castel sur la sécurité civile et la sécurité sociale, expliquant les nouvelles menaces d’insécurité.

Enquête sur la conscience politique des jeunes   (Afficher article seul)

Fort bien menée en 1990 par Gérard Lecha, une enquête qui le conduit à des conclusions optimistes, et qui fournit un instantané qui devrait faire date.

Le Marché Plus, un an après   (Afficher article seul)

L’expérience née à la Maison de la Citoyenneté Mondiale à Mulhouse se poursuit, avec une nouvelle impulsion, celle de l’association pour la Dignité et l’Insertion Sociale. Deviendra-t-elle une mise en pratique du distributisme ?

Pour comprendre… puis expliquer   (Afficher article seul)

Publiées par le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde, une indispensable somme d’informations sur l’exploitation des pays en développement et les références qui témoignent de la montée de la contestation mondiale du libéralisme.

Réformes « aussi » chez les NMPP…   (Afficher article seul)

La fricothérapie   (Afficher article seul)

L’ogre et le Titanic   (Afficher article seul)

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ACTUALITÉS - CELLE DONT ON PARLE BEAUCOUP :

L’arme de la peur

par M.-L. DUBOIN
novembre 2004

Rien de plus déprimant que suivre l’actualité en ce moment. Au point qu’une de mes amies ne veut même plus savoir quelles sont les nouvelles réformes annoncées, ni observer si telle multinationale, qui prévoit des licenciements en masse, annonce un bénéfice record, ni quelles sont les nouvelles exonérations de charges dont va profiter telle catégorie d’entreprises parce qu’il faut, très libéralement, soutenir leur compétitivité. Pas même quelles sont les chances de voir le clan Bush empêché de nuire ou un processus de paix s’amorcer au Moyen Orient !

Cette politique de l’autruche est en général assortie d’un défaitiste : « de toute façon, on n’y peut rien ».

On peut pourtant tirer au moins quelques leçons de l’actualité.

Par exemple, celle des États-Unis est une édifiante démonstration du pouvoir qu’on peut exercer quand on parie sur la peur et sur le manque d’esprit critique.

La chaîne Arte en particulier, mais d’autres médias aussi, ont aidé, pendant toute la campagne présidentielle, par de nombreux reportages et interviews, à découvrir la mentalité américaine, parfois difficile à comprendre. On a pu ainsi mesurer quel immense service El Qaida a rendu à George W : depuis le “11 septembre”, le peuple américain est maintenu dans un tel état de peur permanente qu’une bonne moitié de la population ne réfléchit pas. Elle ne met jamais en doute ce qui lui est affirmé dans le journal, à la télé, et à plus forte raison par son Président (ce serait même considéré comme un manque de civisme). Cette attitude est d’autant plus répandue que l’esprit critique n’est pas vraiment développé par l’école, d’où le citoyen américain ressort le plus souvent sans savoir grand’chose du reste du monde et ne voit guère de différence, par exemple, entre Afghanistan et Irak. Par contre, beaucoup des personnes interrogées par divers enquêteurs, ont exprimé leur admiration pour les pionniers de la conquête de l’Ouest, tellement présents dans leur imaginaire qu’apparemment elles ne rêvent que de les imiter, l’arme au poing, prêtes à abattre, au moindre soupçon de menace, tout de qui bouge. Ainsi préparé, le citoyen moyen croit les paroles simples de celui qui ne passe pas pour plus intellectuel que la majorité d’entre eux, mais qui proclame haut et fort que c’est Dieu qui, guidant ses pas depuis qu’il a cessé de pêcher, lui dicte comment faire preuve de sa force pour que son peuple n’ait plus à craindre personne au monde. Et c’est dans ce contexte qu’une bonne moitié du peuple américain croit encore que c’est en représailles contre Ben Laden que Bush a envahi l’Irak ! Et qu’elle excuse toutes les violences commises sous ce prétexte, y compris les bombardements de civils, les tortures et les détentions arbitraires, comme à Guantanamo. Elle en arrive à justifier les atteintes à la liberté des autres en tant que défense de la Liberté des états-uniens.

Certes, nous n’avons pas à voter pour ou contre Bush, mais en suivant cette actualité, je me suis dit qu’il faut au moins en tirer les leçons. (On peut même faire des rapprochements en se rappelant le rôle joué en Frace par la mise “à la une” de l’insécurité avant les présidentielles de 2001).

La première est de prendre conscience de la puissance qu’est l’arme de la peur, pour ne pas en être victime. Se rappeler que sous l’emprise de la peur, on ne réfléchit plus, on fait n’importe quoi et on se met ainsi à la merci de l’autre. La deuxième est que le principe de laïcité est le garant d’une bonne démocratie, mais qu’il faut aussi veiller à ce qu’il soit appliqué. Enfin qu’avant de juger, il importe d’être bien informé et que face à une “information”, il est prudent de faire preuve d’esprit critique… Ce qui devrait être enseigné dès la petite enfance, et même dans les Grandes Écoles, car c’est sans doute encore plus nécessaire que l’anglais mais, hélas, tellement moins répandu… !

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ACTUALITÉS - CELLE DONT ON PARLE BEAUCOUP :

Tandis que l’opinion mondiale attend avec anxièté ce qui va sortir des urnes étatsuniennes (et elle ne le saura probablement pas plus vite qu’en 2000), les affaires continuent…

Le bonheur à notre porte !

par Kily
novembre 2004

Nous sommes sauvés ! Notre nouveau sauveur est Michel Camdessus, en qui, grâce à Dieu, on peut avoir toute confiance puisqu’il a été non seulement Gouverneur de la Banque de France, mais aussi Directeur général du Fonds monétaire international, ce FMI dont les pactes d’ajustements structurels ont si bien soigné les pays du Tiers monde… que J.E Stiglitz (Nobel en 1943) dit à ce propos :« quand neuf patients sur dix, soignés par un même médecin, meurent, il est clair que le médecin ne sait pas ce qu’il fait. »

Qu’a-t-il fait pour notre salut ?

Il a commencé par réunir vingt personnalités afin qu’elles établissent un diagnostic sur l’état de la France et qu’elles disent ce dont notre pays a besoin. Comme nous sommes en démocratie, il a choisi des élus de tout bord afin que la nation soit dûment représentée.

Qu’est-ce que je raconte ? Je m’égare. Non, la vérité est qu’il a choisi, avec un flair admirable, né d’une longue expérience au service des autres, un panel de personnes qu’il estimait hautement plus compétentes que de vulgaires élus. Citons parmi celles-ci les patrons de grands groupes tels que les assurances AXA, le cimentier Lafarge et la SNCF, de grandes banques d’affaires, telles que la banque JPMorgan and co et la banque Lazard, le Directeur de Sciences Po, des économistes de la société américaine CDC et du MIT, le patron du Génopole et même celui de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris.

Cet aréopage a d’abord émis son diagnostic, magistralement : l’économie française est en déclin et pour une raison très simple : nous ne travaillons pas assez.

Mais heureusement ce beau monde connaît les bons remèdes et Monsieur Michel Camdessus a eu l’amabilité de présenter à notre Ministre de l’économie un rapport dans lequel il préconise la série de mesures radicales qui sont nécessaires et suffisantes pour permettre à la France un “sursaut” dans la voie du salut, c’est-à-dire de retrouver LA sainte Croissance, en mettant fin à notre “déficit de travail”.

Voici quelques unes de ces mesures :

Il faut d’abord supprimer, sans restriction, tous les dispositifs de retraite anticipée et permettre de cumuler une retraite et un emploi rémunéré. C’est évidemment en faisant travailler les vieux qu’on résoudra le problème du chômage des jeunes !

Pour ces derniers, on veillera à leur proposer une “première expérience professionnelle”, en même temps que leur formation. Recevant pareil cadeau, ils seraient mal venus d’en exiger, en plus, un vrai salaire.

Ensuite, sous prétexte “d’instaurer une protection des salariés plus juste et plus efficace”, on découvre, curieusement, qu’il s’agit de supprimer les contrats à durée indéterminée, de faciliter les suppressions d’emplois pourvu qu’ elles soient jugées indispensables (mais par qui ?), de réformer le code du travail (la réforme du rôle des inspecteurs du travail est déjà en chantier), de moduler les cotisations sociales payées par les employeurs suivant le nombre de leurs embauches et de leurs licenciements…

Il faut en plus s’en tenir sagement à une progression modérée du smic, car le coût du travail au niveau du salaire minimum est trop élevé (pour ceux qui le doivent, pas pour ceux qui le perçoivent, mais ce n’est pas précisé). Et puis veiller à améliorer l’accompagnement du retour à l’emploi (s’il y a des emplois acceptables, mais ce n’est pas non plus précisé).

Enfin il faut absolument flexibiliser la durée du travail et vite effacer les inconvénients de la semaine de 35 heures en lui trouvant des assouplissements… Mais en revanche, pas question de revenir sur les allégements de charges patronales (qui grèvent pourtant le budget de l’État, mais c’est un autre problème).

On voit que le passage au FMI laisse des marques indélébiles.

Et c’est sans doute par souci d’élégance que le rapport conclut en faisant allusion à la “participation des salariés” et évoque une certaine “retenue” de la part des dirigeants d’entreprise lorsqu’il s’agit de fixer leurs rémunérations…

Comme le Ministre à qui ce rapport a été remis sera bientôt président du Parti majoritaire en France, et qu’il a promis d’en faire son livre de chevet, la France, une fois de plus, va être sauvée. Surtout qu’en face, ceux qui préparent l’alternative du pouvoir pour 2007, n’ont encore rien trouvé de mieux que de dire oui à tout projet destiné à maintenir le même cap…

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RÉFLEXIONS ET LECTURES - SUR LA SÉCURITÉ :

Le double système d’assurances

par P. VINCENT
novembre 2004

ÉTAIT-IL NÉCESSAIRE ?

Je suis entré dans la vie active à l’époque où naissait la Sécurité Sociale. Les cotisations étaient alors modestes, le taux courant de remboursement de 90 %, et il apparaissait superflu de cotiser pour une assurance complémentaire.

Mais le taux de cotisation et le plafond de salaire auquel il s’applique n’ont, depuis, cessé de grimper, pendant que s’amenuisaient les taux de remboursement. Ceux-ci sont au mieux aujourd’hui de 70 % pour les actes médicaux, de 60 % pour les analyses et de 65 % pour les médicaments (une exception salutaire, c’est le taux de 100 % jusqu’ici maintenu pour les dépenses de longue maladie). Malgré des taux de cotisation qui augmentent également, les assurances complémentaires ont du mal à suivre, et il n’est jamais financièrement indolore d’être obligé de se soigner. Je ne vois pas pourquoi payer symboliquement un euro de plus par consultation serait davantage dissuasif. Si le corps médical avait cru à une possible diminution des dépenses de santé, on eût sans doute entendu les syndicats de médecins demander des mesures compensatoires, comme l’ont fait ceux des buralistes et des viticulteurs qui, dans leur cas, avaient de bonnes raisons de craindre une baisse des consommations.

Les dépenses de santé ne diminueront donc pas pour les assurés non plus et, pour tenter de rééquilibrer la Sécurité Sociale, on continuera de faire croître la part non remboursée laissée à la charge du patient, à côté de quoi, s’il reste toujours à un euro, le nouveau remède inventé par le Ministre de la Santé fera figure de placebo. Ainsi l’assurance complémentaire, qui de superflue est devenue facultative, puis indispensable, sera probablement bientôt obligatoire.

Mais n’était-ce pas depuis longtemps le but provisoirement recherché ?

Pour obtenir au mieux, en deux remboursements distincts, les mêmes prestations que celles que la Sécurité Sociale originelle assumait seule autrefois, il faudra donc payer des cotisations à deux organismes similaires, pour chaque acte médical ouvrir deux dossiers, et faire travailler en double deux chaînes d’agents, ceux de la “Sécu” et les autres.

On notera que l’assurance complémentaire se trouve dispersée entre un grand nombre de Mutuelles, et aussi hélas de compagnies privées, dont le principal souci est d’assurer des dividendes à leurs actionnaires. Les patients ne seront pas seuls à en faire les frais. Ces dernières dicteront également leur loi à tous les professionnels de santé, comme s’en plaignent déjà aujourd’hui les chirurgiens en ce qui concerne la fixation arbitraire du montant de leurs primes.

Vu l’éparpillement des Caisses complémentaires, avec, chacune, son état-major et son Conseil d’Administration, bravo pour l’optimisation des frais de gestion de ce marché !

Et son ouverture à la mondialisation ajoutera encore au montant de nos cotisations le coût publicitaire de la guerre commerciale que ces compagnies se livreront entre elles… sauf ententes illicites encore plus préjudiciables et qui ne seraient pas les premières du genre.

SERA-T-IL SUFFISANT ?

Même scindée en deux, on ne pourra pas faire avaler aux assurés, dont on renâcle à revaloriser les salaires, une hausse incessante de leur participation à leur couverture maladie, que de son côté le patronat refuse d’accepter. Il faudra donc continuer à diminuer les prestations. Et quand ce qui restera à leur charge sera à nouveau insupportable, que fera-t-on ? On leur demandera de cotiser à une troisième caisse ? Non, on aura alors beau jeu de démontrer que, ce système étant devenu trop lourd, il vaudrait mieux revenir à un organisme unique et, compte tenu du trop mauvais état d’une Sécurité Sociale marginalisée, l’idée qu’on leur imposera sera celle d’un grand organisme privatisé, que le Medef pourrait alors ne plus bouder.

Je regrette par ailleurs qu’on laisse chirurgiens et autres spécialistes à risques se faire arnaquer par des Compagnies d’assurances privées. Les accidents médicaux ne figurent pas parmi les catastrophes naturelles, pour lesquelles on nous impose déjà de payer des cotisations. Plutôt que d’en subir d’autres façons les conséquences, je serais d’accord de payer une cotisation spéciale destinée à couvrir aussi ces risques-là, mais à condition que ce fût dans le cadre de la Sécurité Sociale ou d’une Mutuelle cogérée par les assurés et le corps médical. Ainsi ne planerait plus sur les praticiens la menace de procès et de primes démentielles imposées de façon léonine par des compagnies privées, risquant de donner prétexte à leur tour à des dessous de table moralement et civiquement détestables. Côté patients, en cas d’infection nosocomiale ou de tout autre accident médical, je préférerais le cas échéant pouvoir être indemnisé sans discussion par un organisme à but non lucratif, comme on l’est pour un accident de voiture lorsqu’on souscrit une assurance “tous risques” auprès d’une Mutuelle, plutôt que d’être obligé d’attaquer en justice un praticien avec qui j’avais des liens de confiance et pour qui je peux avoir conservé de la sympathie, voire ressentir de la compassion si je le considère lui aussi comme la victime d’un accident. Sans compter que les honoraires d’avocat ne sont pas plus légers que ceux de chirurgien, qu’ils ne sont pas remboursés par la Sécurité Sociale, et que l’indemnisation n’est pas garantie. Un autre avantage d’un tel système d’assurance des accidents médicaux, c’est qu’il permettrait de les connaître tous, alors que seule une partie d’entre eux donne lieu actuellement à l’ouverture d’un dossier. Leur centralisation pourrait mettre en évidence des accidents par trop répétitifs liés à certaines pratiques ou à certains praticiens, ce à quoi le Conseil de l’Ordre ou d’autres instances de surveillance des problèmes de santé auraient sans doute à cœur de porter remède. Mais, dans leur ensemble, les praticiens pourraient travailler dans des conditions plus sereines.

LES VRAIES ÉCONOMIES

Ce ne sera pas en voulant empêcher les gens de se soigner qu’on en réalisera. Ce sera plutôt en leur évitant davantage d’être malades ou d’avoir des accidents.

Il faut par exemple se féliciter des bons résultats récemment obtenus en matière de sécurité routière. Mais attention aux retours en arrière : déjà viticulteurs et cafetiers se plaignaient des campagnes contre l’alcool, et voici que les pétroliers commencent à pleurer parce que la réduction de la vitesse aurait fait baisser leurs ventes d’essence (1 % en volume !), oubliant d’indiquer de quel pourcentage a été sur la même période la hausse du prix du litre. Heureusement, on n’est plus en période électorale aiguë.

Face à la publicité et au discours enjôleur des lobbies, je trouve que les campagnes de prévention sont souvent ennuyeuses et pas du tout percutantes. Elles manquent de cet humour sarcastique, noir ou féroce, que des gens comme Coluche, Pierre Desproges ou Francis Blanche savaient mettre dans leurs formules. J’aimerais en lire parfois de ce genre :

Les grosses voitures sont plus sûres... pour les gens qui sont à l’intérieur. Si vous voulez garder un bon souvenir du tabac… quittez-le à temps. Fumez, buvez, roulez sans modération… vous ne deviendrez jamais vieux.

ou même, puisque c’est pour essayer de les sauver :

Soyez patients avec les fumeurs : … ils disparaissent très vite.

Le patron de l’Express Denis Jeambar avait un jour commis un trait d’humour d’une pire férocité, mais on ne saurait affirmer que c’était pour une bonne cause, et je veux bien croire que cet humour était involontaire. C’était, dans son éditorial du 17 octobre 2002, une longue énumération de tous les privilèges qu’il avait cru déceler dans la fonction publique, et dont il avait gardé le plus frappant pour la fin : « Un fonctionnaire, enfin, peut espérer de cinq à sept années de vie de plus qu’un salarié du secteur concurrentiel : une donnée qui en dit long sur la pénibilité comparée du travail dans ces deux univers. » Se servir de cet argument pour réclamer l’alignement des conditions de travail des fonctionnaires sur celles du secteur privé était quand même d’un humour douteux, et le courrier des lecteurs de L’Express s’en est pendant quelque temps ressenti.

Sans doute que les gens du Medef n’ont pas dû non plus apprécier qu’on attribuât au fait de travailler dans leurs entreprises des effets aussi mortifères que ceux de l’alcool ou du tabac.

Si l’incidence des conditions de travail sur la santé était évoquée dans cet éditorial de façon maladroitement tendancieuse, il est quand même indéniable qu’elles ont des conséquences sur la santé, donc sur le sujet qui nous préoccupe : les dépenses de santé. Certes, on peut faire la chasse aux abus d’arrêts de travail qui sont censés proliférer autour des accidents ou maladies, mais il faudrait d’abord en tarir la source par une lutte plus efficace pour la sécurité et contre la maladie, notamment certaines maladies professionnelles, et d’abord le stress qui, en plus de favoriser l’alcoolisme et le tabagisme, fait de nous les plus gros consommateurs d’autres produits dopants ou tranquillisants délivrés sur prescription médicale. On ne peut pas bien se faire une idée de toutes les conséquences néfastes de la course au rendement, étant donné la multitude des situations dans lesquelles elle s’instaure, mais il y a un domaine où elles se manifestent sous nos yeux tous les jours, c’est là où le rendement est synonyme de vitesse de circulation, que ce soit pour les chauffeurs routiers ou les livreurs de pizzas. On a encore vu dans une actualité récente les exploits de certains conducteurs d’autocars, conducteurs étrangers à bas salaires pour voyages à bas prix.

Il y a aussi, dans le dernier documentaire de Raymond Depardon : “10ème chambre, instants d’audience”, une séquence édifiante, où un de ces jeunes livreurs, certes arrogant et franchement déplaisant, balance au juge qui lui demande s’il a bien compris la leçon qu’il vient de lui faire : « Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Si je grille pas les feux rouges, je perds mon boulot ! »

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ACTUALITÉS - CELLE DONT ON PARLE TROP PEU :

L’association Basic Income European Network (BIEN) a tenu son dixième congrès biennal à Barcelone, les 19 et 20 septembre derniers, au Centre international de conférences. S’intégrant dans un ensemble de manifestations, les quatre jours de débats organisés par l’Institut des droits de l’Homme de Catalogne, eux-mêmes parties du Forum Universel des Cultures qui s’est déroulé du 4 mai au 26 septembre, il avait pris pour thème :

Droit à un revenu de base : démocratie égalitaire

par J.-P. MON
novembre 2004

Ce congrès s’est tenu dans une vaste et belle structure qui vient, en deux ans, de remplacer une zone de marécages et de friches industrielles. Il a été précédé par un atelier organisé sous l’égide de la Fondation européenne des sciences et intitulé “Vers une expérience européenne de revenu de base”. Il s’agissait d’étudier les effets sur le comportement socio-professionnel d’une personne qui bénéficie d’un revenu de base.

La séance du matin portait sur les leçons que l’on peut tirer des expériences d’impôt négatif (mises en place dans les années 1970 aux États-Unis et au Canada) pour l’avenir du revenu de base.

La session de l’après-midi a été presque entièrement consacrée à la discussion du projet de recherche de deux chercheurs de l’Université de Louvain, basé sur les comportements des lauréats du jeux “gagné à vie” de la loterie nationale belge, qui reçoivent un revenu mensuel de 1.000 euros net d’impôt pour le restant de leur vie. Peut-on en déduire l’effet qu’aurait un revenu garanti, du même ordre de grandeur, sur la vie des gens ? À suivre…

Le congrès du BIEN proprement dit comportait seize sessions parallèles, encadrées par deux session plénières ayant respectivement pour thèmes : “défis fondamentaux justifiant la mise en place d’un revenu de base” et “le revenu de base constitue-t-il une réponse à la crise ?”

1 . LA CONTRIBUTION DES “POLITIQUES”

• Mme Christine Boutin, présidente du Forum des Républicains sociaux et députée UMP des Yvelines, devait faire une intervention sous le titre : “Le dividende universel : un projet politique innovant et fédérateur en réponse à la crise de société”, annoncée pour la session plénière de clôture. Pour des raisons de santé, ou des préoccupations électorales internes à l’UMP, elle n’a pas pu venir et c’est son conseiller, Yoland Bresson, doyen honoraire de la faculté des sciences économiques de Saint-Maur qui l’a remplacée. En fait, au lieu de nous résumer le contenu de la communication prévue par Mme Boutin, sur lequel je reviendrai un peu plus loin, Y. Bresson s’est borné à faire l’éloge de la si bonne Christine Boutin, qui a consulté tout le monde (associations de tous bords, partis politiques de droite comme de gauche, syndicats, responsables économiques, banquiers, etc.) pour répondre à la mission que lui a confiée M. Raffarin. Selon Y. Bresson, C. Boutin serait parvenue à un consensus quasi général. Reprenant à son compte une antienne classique des réactionnaires masqués, il n’a pas manqué de rappeler que les clivages gauche-droite n’existaient plus, qu’il n’y avait plus que quelques nostalgiques du passé pour souhaiter la fin du capitalisme, etc, et que tous les pays pouvaient facilement adopter le projet Boutin-Bresson, suivant lequel le revenu d’existence (RE) sera en France atteint par étapes sur 5 ans, pour être finalement de 300 euros par mois et par personne. Pour cela, chaque citoyen ouvrira dans la banque de son choix, pour lui et ses enfants, un “compte individuel d’existence” crédité mensuellement de RE/5 la première année, de 2 RE/5 la deuxième, …, de RE la cinquième année. Les banques en feront l’avance la première année uniquement, puis les banques et une Caisse, les quatre années suivantes. Bien que chaque citoyen soit individuellement emprunteur, c’est en fait l’État qui sera l’emprunteur final. Cette création monétaire, a expliqué Y.Bresson, est assimilable à une injection de monnaie permanente, et l’emprunt d’une durée infinie, à un revenu perpétuel dont le taux d’intérêt réel serait inférieur ou égal à 1%. C’est d’après lui une construction économique simple qui ne remet pas en cause les règles monétaires actuelles, qui reste conforme aux directives de la Banque centrale européenne, et les banques sont tout à fait d’accord pour soutenir ce projet. Bref, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, dans le meilleur des mondes capitalistes… Nous allions presque applaudir, quand le président de séance, pressé par le temps, annonça qu’il n’y aurait pas de débat après l’intervention de Bresson. C’en était trop pour notre ami Roger, qui bouillait dans son coin depuis quelque temps. Il prit la parole pour protester d’abord contre le fait que Bresson voulait faire croire que toute la classe politique française, syndicats, associations [1], bref, que la société civile dans son ensemble approuvait unanimement le projet Boutin de “Dividende universel”. Il témoigna qu’étant lui-même confronté chaque jour à la détresse de ceux qui n’ont rien pour vivre, il fallait être bien loin de leurs difficultés pour imaginer qu’ils peuvent attendre 5 ans avant de vivre avec 300 euros par mois. Enfin il montra rapidement que le schéma économique de Bresson constituerait un véritable cadeau (un de plus !) aux banques qui seraient ainsi assurées de percevoir à perpétuité des intérêts versés par l’État, et qu’en définitive, ce serait donc encore le contribuable qui leur ferait ce cadeau. Alors pourquoi pas le faire directement aux laissés pour compte ?

(Rappelons, une fois de plus, qu’il n’est pas possible de financer un revenu universel garanti décent en restant dans le cadre monétaire actuel).

À la différence de Bresson, qui n’a fait parvenir au Congrès qu’un très bref résumé de son projet, Mme Boutin avait envoyé un texte plus élaboré décrivant tout d’abord son “évolution” sur le revenu d’existence : « Quand j’en ai entendu parler pour la première fois, je ne me suis pas attardée longtemps sur cette idée. La deuxième fois, le projet m’avait été présenté alors que j’étais en pleine campagne pour l’élection présidentielle ; je l’avais même soumis aux experts qui travaillaient avec moi, mais nous avons décidé qu’il était trop risqué d’en faire un thème de campagne. Plus récemment, en 2003, alors que le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, m’avait confié une mission parlementaire sur la cohésion sociale et les problèmes liés à l’isolement, Yoland Bresson a retenté sa chance… Il m’a convaincue ! » Constatant que les Français ont désormais en commun « un sentiment de peur, peur de l’avenir, peur de l’autre, peur de ne pas être à la hauteur, peur de la précarité, peur de perdre son emploi », C. Boutin tente ensuite d’expliquer, de manière tout à fait classique, la fragilité de notre cohésion sociale en analysant en cinq pages l’évolution de notre rapport au temps, au travail et à l’argent et ensuite elle définit « la crise fondamentale qui sape les quatre piliers fondateurs du lien social : le sens, la reconnaissance, la clarté, l’appartenance ». La solution tient en un peu moins d’une page : c’est le dividende universel. « Ce projet à la fois ancien et novateur n’est ni une allocation, ni un revenu minimum, mais la traduction dans la réalité économique de la part de l’héritage en partage par tous les citoyens, produit par les savoir-faire des générations passées et à faire fructifier pour les générations à venir. Le dividende universel est certes un droit, hérité du passé mais c’est un corollaire d’un devoir, celui de transmettre cet héritage aux générations futures. C’est un droit civique et non un droit social, parce que l’on existe ». Dommage que Mme Boutin ait oublié de rappeler que le fondement qu’elle donne ainsi au dividende universel n’est autre que celui donné par Jacques Duboin au revenu social, mais il y a fort longtemps. Mais il est vrai aussi que ce revenu social s’insère dans une vision économique plus large, mettant notamment en cause la création de la monnaie.

Malgré les nombreuses auditions auxquelles ont procédé Christine Boutin et ses collaborateurs, malgré le colloque [1] organisé, malgré le rapport remis au Premier ministre, le dividende universel n’est toujours pas « un projet dont on débat en France », comme Bresson a voulu en convaincre l’auditoire. Même le très médiatique Jean-Louis Borloo, ministre de l’emploi, du travail et de la cohésion sociale, a renoncé à la possibilité de l’intégrer dans son plan de cohésion sociale. C’est tout dire.

On peut le regretter, mais rêver d’instaurer un dividende universel suffisant pour vivre décemment n’est qu’une utopie dans le système capitaliste.

• Beaucoup plus encourageante fut la nouvelle apportée par le sénateur brésilien Eduardo Suplicy (Parti des Travailleurs) dans son exposé sur les perspectives du revenu de base dans les pays en voie de développement. Il nous apprenait que, le 8 janvier 2004, en présence de Philippe Van Parijs, fondateur et président du BIEN, le président Lula da Silva a approuvé le projet de loi 10.835, adopté en décembre 2003 par le Congrès national brésilien et instaurant un revenu de base. Ce revenu de base sera graduellement mis en œuvre à partir de 2005, suivant les directives du pouvoir exécutif, en priorité pour les plus nécessiteux, puis progressivement étendu à tous les résidents Brésiliens et aux étrangers vivant au Brésil depuis cinq ans ou plus, quelles que soient leurs conditions socioéconomiques. Mais, en fonction du niveau de développement de la nation et des ressources budgétaires disponibles, le pouvoir exécutif déterminera son montant qui devra être suffisant pour satisfaire aux besoins minimaux de chacun en matière d’alimentation, de logement, d’éducation, de santé. Dans un premier temps, un revenu de base très faible attribué aux 179 millions de Brésiliens correspondrait à environ 5% du PIB, ce qui est considérable… mais bien moins que le montant des intérêts versés au titre de la dette publique du Brésil. « Bien sûr, il faut avancer graduellement, mais, gardant à l’esprit que le Brésil est l’un des champions du monde en matière d’inégalités sociales, il faut aussi s’engager rapidement dans l’instauration d’un revenu de base pour tous ».

Le très charismatique sénateur Suplicy est très optimiste : il espère pouvoir nous dire lors des prochains congrès du BIEN en 2006 et 2008 que le revenu de base citoyen est devenu une réalité au Brésil, « réalisant nos rêves » dit-il. Acceptons-en l’augure ! J’ai cependant noté deux points dans son exposé qui ont tempéré mon enthousiasme : tout d’abord, le fait que le montant du revenu de base sera augmenté « en fonction des ressources budgétaires disponibles », ce qui laisse la porte ouverte à des interventions diverses, celles du FMI par exemple. Ensuite l’idée que l’instauration du revenu de base permettra de maintenir les salaires à un niveau peu élevé, voire même de les abaisser « afin de rendre nos entreprises plus compétitives au plan mondial ». Car dans cette voie là, on ne sait jamais jusqu’à quel niveau on peut descendre !

• En conclusion de la session plénière de clôture, le Ministre des affaires économiques de Catalogne, Antoni Castells (Parti Socialiste Catalan), a souligné que le revenu de base universel ne peut qu’être une idée qui convient à tous ceux qui sont engagés dans la défense de la liberté et de l’égalité. Il a une nouvelle fois confirmé l’engagement du gouvernement de centre-gauche de Catalogne de « transformer progressivement le RMI en un revenu de base pour tous les citoyens ». Cela ne veut cependant pas dire qu’un projet de revenu de base sera mis en œuvre au cours de la présente législature…

2. LES SESSIONS PARALLÈLES

D’une durée d’une heure et demie, elles comportaient chacune quatre exposés suivis d’un débat. Mais les présentateurs dépassant en général la durée qu’il leur était allouée, les débat sont pour la plupart restés symboliques. Bien que n’ayant pu y assister personnellement, je crois savoir que la session « Revenu de base et droit au travail » a été particulièrement animée. Elle a opposé les partisans du droit à un revenu d’existence inconditionnel (G. Standing, du Bureau International du Travail, à Genève et J.A. Noguera de l’Université autonome de Barcelone) aux partisans du droit à un revenu d’existence lié à un emploi garanti par l’État, employeur en dernier recours (P. Harvey de la Rutgers School for Law à Camden aux États- Unis, M. Watts et W. Mitchell de l’Université de Newcastle en Australie).

La communication que nous avons faite [2] était incluse dans la deuxième session « Modes de financement novateurs et durables du revenu de base » et était intitulée « monnaies sociales pour financer le revenu de base » [3]. Elle faisait la distinction entre ce qu’on appelle monnaies parallèles et monnaies sociales bien que ces deux types de monnaies puissent en théorie coexister avec les monnaies nationales actuelles : un certain nombre de monnaies parallèles sont en effet mises en œuvre pour revitaliser une économie locale (c’est, par exemple, le cas de l’éco-monnaie émise en Italie dans le parc régional de l’Aspromonte) et non pour venir en aide à des personnes en difficulté. Ce n’est pas avec ce type de monnaie que l’on peut financer un revenu de base.

C’est, par contre, à l’aide de monnaies sociales, créées à divers niveaux. Nous avons briévement décrit deux expériences à petite échelles développées à Mulhouse (le Marché Plus [4]) et à Bâle dans le cadre d’un réseau de coopératives d’économie sociale. Enfin, à partir de l’analyse faite par Héloïsa Primavera sur « l’éphémère miracle argentin », qui a concerné des millions de personnes, nous avons présenté notre projet de monnaie de consommation.

3. BIEN SE MONDIALISE

A l’issue du congrès proprement dit, les membres du BIEN ont tenu, comme à l’accoutumée, leur assemblée générale.

Constatant d’abord que depuis plusieurs années les congrès du BIEN attirent de plus en plus de conférenciers extra-européens, venant même des cinq parties du monde, l’assemblée générale a décidé de changer son nom qui devient “Basic Income Earth Network” (Réseau mondial pour le revenu de base). D’autre part, Annie Miller, présidente de l’association anglaise pour un revenu aux citoyens, a soumis à l’assemblée une résolution demandant que BIEN élargisse en son sein l’audience qui est accordée aux femmes et à leurs problèmes spécifiques, résolution qui n’a pas suscité l’enthousiasme unanime (… ?).

Ce bureau se mondialise, lui aussi : après vingt ans de “bons et loyaux services”, Philippe Van Parijs a souhaité quitter son poste de président. Il y est désormais remplacé par Guy Standing (directeur du programme de sécurité sociale et économique au Bureau International du Travail) et par Eduardo Suplicy, sénateur du Brésil. Le secrétariat est assuré par David Casassas (Université de Barcelone), la direction de la Lettre du BIEN par Yannick Vanderborght (Université catholique de Louvain), la gestion du site internet par Jurgen De Wispelaere (University College de Dublin), la coordination régionale par Ingrid Van Niekerk (Economic Policy Research Institute, Cape Town, Afrique du Sud) et Eri Oguchi (Université de Columbia, New York), l’édition des articles par Karl Widerquist (Lady Margaret Hall, Oxford).

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[1] Notons qu’aucun représentant de la GR n’avait été convié à cette consultation organisée par Christine Boutin. Mais, d’après Y.Bresson, c’est J-P Raffarin qui aurait établi la liste des groupes ou des personnes à auditionner…

[2] Jean-Pierre Mon, Roger Winterhalter et Georges Heinman.

[3] Le titre original de ce texte, en anglais comme l’imposait le comité d’organisation, est Social money for financing basic income.

[4] Voir plus loin.

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LECTURES - SUR LA SÉCURITÉ

De la sécurité protectrice à la sécurité égalitaire

par C. ECKERT
novembre 2004

Dans son ouvrage intitulé “L’insécurité sociale” (paru au Seuil en 2003), le sociologue ROBERT CASTEL relate comment, avec l’avènement d’un État de droit, les protections civiles, garantes des libertés fondamentales et de la sécurité des biens et des personnes, ont peu à peu été complétées par des protections sociales destinées à prémunir les individus contre les aléas de la vie (maladie, vieillesse, chômage,...). Il montre que les menaces qui pèsent sur ces dernières depuis une vingtaine d’années s’expliquent par des « facteurs de dissociation sociale qui sont à l’origine de l’insécurité civile aussi bien que de l’insécurité sociale ».

LA SÉCURITÉ CIVILE

Dans la société médiévale la sécurité des personnes était assurée par leur appartenance à une communauté (famille, corporation, guilde ou autre). Un processus d’individualisation se met ensuite en place dans la société pré-industrielle. Chacun y devient « reconnu pour lui-même, indépendamment de son inscription dans des collectifs », mais au prix des protections qui étaient attachées au statut précédent. L’unique rempart protecteur qui subsiste est la propriété. Les propriétaires sont en effet les seuls qui, « en mobilisant leurs propres ressources », peuvent faire face aux revers de l’existence.

Les premiers libéraux ont très bien entrevu cela puisqu’ils ont placé au cœur de leur idéologie la défense de la propriété, seul rôle attribué à l’État qui devient ainsi un “État minimal” ou “État gendarme”. Cependant, cette fonction ne pouvant être pleinement remplie qu’au sein d’un régime totalitaire, la naissance de sociétés démocratiques a conduit à la mise en place progressive de protections sociales.

LA SÉCURITÉ SOCIALE

Appartenir à la classe des non-propriétaires a une double conséquence. D’une part, cela signifie être incapable d’assurer son indépendance et donc vivre dans l’insécurité sociale. D’autre part, être dépendant des imprévus signifie ne pas pouvoir jouir des libertés fondamentales et donc vivre également dans l’insécurité civile. Si bien que « le clivage propriétaires/ non-propriétaires se traduit par un clivage sujets de droit/sujets de non-droit ». Pour vaincre l’insécurité civile il faut de ce fait vaincre aussi l’insécurité sociale.

Cette tâche a été entreprise à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle avec l’apparition de la société salariale. Des protections fortes ont été associées au travail afin que la propriété ne soit plus le seul gage de sécurité. La pertinence du terme de “Sécurité sociale” est ici patente mais R. Castel parle plutôt de propriété sociale et cite l’exemple de la retraite dont il dit qu’« en termes de sécurité, le retraité pourra rivaliser avec le rentier assuré par son patrimoine » grâce à ces nouvelles protections.

Cependant l’auteur met son lecteur en garde contre toute confusion entre “société protectrice” et “société égalitaire”. Reprenant l’exemple des retraites, il remarque qu’elles « suivent assez strictement la hiérarchie salariale (petit salaire petite retraite, gros salaire grosse retraite). « Donc, guère de redistribution ici » : l’introduction des protections sociales n’a pas remis en cause la structure hiérarchique de la société et, contrairement à ce qui est souvent prétendu, l’État n’a pas joué de rôle redistributeur.

Loin d’instaurer une société d’égaux, la société salariale a simplement procuré aux non-propriétaires un minimum de ressources leur assurant une certaine indépendance. Il n’est dès lors pas étonnant que « les remises en cause actuelles de l’État social [...] puissent se payer d’une remontée massive de l’insécurité sociale ».

LA REMONTÉE DE L’INCERTITUDE

Les politiques menées successivement depuis les années 1970 ont eu pour seul objectif « d’augmenter la rentabilité du capital en baissant la pesée exercée par les salaires et par les charges sociales ». C’est de nouveau la propriété privée qui est privilégiée au détriment de la propriété sociale, ce qui s’accompagne d’un chômage croissant et d’une détérioration continue des conditions de travail. Non seulement ce processus atteint « plus durement le bas de la hiérarchie salariale », mais il provoque aussi une concurrence entre égaux, par exemple entre les dizaines, voire les centaines de personnes qui se présentent à une même offre d’emploi.

La dégradation des statuts entraîne à son tour un sentiment de frustration « qui se cherche des responsables, ou des boucs émissaires ». Dans ce contexte, Castel estime que le vote d’avril 2002 en faveur du Front national est essentiellement une réaction “poujadiste” et n’est, de ce fait, pas étonnant. Le ressentiment des laissés pour compte de la société salariale ne favorise en effet pas la générosité, mais déclenche plutôt une réaction de rejet.

R. Castel considère le “problème des banlieues” comme un paradigme de ce phénomène et dépeint comment « l’insécurité sociale et l’insécurité civile [s’y] entretiennent l’une l’autre [...] Faire de quelques dizaines de milliers de jeunes souvent plus paumés que méchants le noyau de la question sociale » est une attitude commode qui évite simplement d’aborder les véritables problèmes (chômage, maladie, racisme,...) que pose le « libéralisme économique qui alimente l’insécurité sociale ».

DE NOUVELLES MENACES

En même temps que les dispositifs de protection contre les risques sociaux proprement dits s’amenuisent comme peau de chagrin, apparaissent de nouvelles menaces. Ces deux sources d’insécurité sont cependant d’une toute autre nature. Les premiers (maladie, vieillesse, chômage...) sont des événements prévisibles, dont on peut par conséquent estimer le coût et prévoir la prise en charge en la répartissant équitablement sur l’ensemble des individus. À l’opposé, les nouvelles menaces sont d’une part imprévisibles et, d’autre part, ont des effets dramatiques (sang contaminé) ou irréversibles (réchauffement climatique) ou même les deux (OGM). Pour les maîtriser il faut donc éviter qu’elles adviennent, même si la réalité de la menace n’est pas (encore) avérée. C’est le principe de précaution.

Notre auteur illustre son propos par un exemple : « Si une industrie hautement polluante s’implante dans une région particulièrement défavorisée du Tiers monde pour y exploiter une main-d’œuvre bon marché, la réponse pertinente n’est pas de “mutualiser les risques” en obligeant les populations autochtones à s’assurer contre ces nuisances. Elle consisterait plutôt à proscrire ces nouvelles formes planétaires d’exploitation ». Seules des instances internationales puissantes, qu’il reste à mettre en place, peuvent circonscrire la frénésie de profit de trop nombreuses entreprises.

Conditionner la recherche de profit à l’absence d’effets destructeurs pour les êtres humains ou leur environnement ne fait malheureusement pas partie des objectifs de la société libérale actuelle, bien au contraire. La prolifération des menaces technologiques représente une nouvelle source de profit, en particulier pour les compagnies d’assurances. En effet, celles-ci prétextent justement du caractère imprévisible, incontrôlable et irréversible de ces nouveaux dangers pour ne pas les assurer (la dissémination des OGM par exemple). De plus, les dispositifs de protection sociale allant en se dégradant, c’est à chacun de s’assurer soi-même, pour ceux qui en ont les moyens, « tandis que l’avenir des assurances privées est, lui, assuré à travers la multiplication des risques ».

QUE FAIRE ?

Loin de favoriser la cohésion sociale, les diverses politiques mises en œuvre depuis une vingtaine d’années pour combattre l’insécurité sociale aggravent le processus d’individualisation imposé par le libéralisme. Il en résulte finalement un accroissement de la précarité, du repli sur soi et enfin du rejet de l’autre.

R. Castel met en exergue deux termes, le contrat et le projet, qui sont présents dans tous les nouveaux dispositifs, qu’il s’agisse de la protection sociale ou des politiques territoriales. Dans le premier cas l’obtention d’une aide, aussi minime soit-elle, dépend d’un contrat obligeant le bénéficiaire à s’investir dans la réalisation d’un projet (RMI par exemple). Dans le second cas il est demandé aux habitants des quartiers défavorisés de s’engager eux-mêmes dans l’exécution des projets locaux.

Le paradoxe de ces nouvelles stratégies réside dans le fait qu’elles reposent sur la mobilisation des ressources de personnes… qui n’en ont précisément pas. « On demande beaucoup à ceux qui ont peu - et davantage souvent qu’à ceux qui ont beaucoup. Il ne faut donc pas s’étonner que la réussite effective de ces entreprises soient plutôt l’exception que la règle ».

Pour résoudre cette contradiction, R. Castel propose « d’assurer une continuité des droits par-delà la diversité des situations » mais renvoie à un autre ouvrage pour ce qui est de la mise en pratique de ces préceptes. En revanche, il s’attache à justifier le bien-fondé de tels droits, ce qui n’est pas inutile à l’heure où les droits inconditionnels sont fréquemment vilipendées et leurs bénéficiaire dénoncés comme des assistés, voire des profiteurs.

L’absurdité qu’il y a à faire dépendre l’octroi d’une prestation à la conduite du bénéficiaire ou à la plus ou moins grande fragilité de sa condition, comme s’il en portait la responsabilité, n’est pas la seule raison pour laquelle notre sociologue plaide en faveur d’un “régime homogène de droits”. C’est aussi parce que « le recours au droit est la seule solution qui ait été trouvée à ce jour pour sortir des pratiques philanthropiques ou paternalistes » et faire de chaque individu un membre à part entière de la société.

L’autre type de réformes que préconise R. Castel est la sécurisation du travail pour tenir compte de la montée du chômage et de la diversification des formes d’emplois précaires (temps partiel, intermittence, télétravail, etc.). Il s’agit donc de « transférer les droits du statut de l’emploi à la personne du travailleur » afin que le travail ne reste pas « la principale variable d’ajustement pour maximiser les profits » et que l’insécurité sociale puisse être surmontée.

Faire le lien entre insécurité sociale et insécurité civile est primordial car « la recherche de la sécurité absolue risque d’entrer en contradiction avec les principes de l’État de droit et bascule facilement en pulsion sécuritaire ». D’où l’intérêt de ce livre qui a en outre le mérite d’être d’une lecture fluide et aisément compréhensible.

Un autre défi de cet ouvrage est que son auteur s’y emploie à réhabiliter les droits inconditionnels comme agents de la cohésion sociale. Dans une démocratie il faut que les « individus disposent, de droit, des conditions sociales minimales de leur indépendance ». Aujourd’hui cela passe par la limitation de l’hégémonie du marché, ce qui ne peut réussir « sans que des systèmes publics de régulations n’imposent, au nom de la cohésion sociale, la prééminence d’un garant de l’intérêt général sur la concurrence entre les intérêts privés ».

Si R. Castel ne développe aucune mesure concrète, certaines sont cependant évoquées. Ainsi, lorsqu’il en appelle à la mise en place d’un “régime homogène de droits”, on pense bien sûr aux différents types de revenus sociaux [1] auxquels il est d’ailleurs fait référence, mais seulement dans une note en bas de page. De même, les instances « centrales et locales, nationales et transnationales » destinées à asseoir la cohésion sociale ne sont pas sans rappeler celles qui interviennent dans le cadre des contrats civiques proposés par Marie-Louise Duboin.

Enfin, puisque je viens d’achever la lecture la GR 1047, je voudrais rappeler ce qu’y indique Marc Devos dans un courrier : la devise imposée par la révolution en 1789 était “Liberté, Egalité, Sécurité, Propriété” et les deux derniers termes n’ont été remplacés par “Fraternité” qu’en 1848. Voici une manière concise d’énoncer l’une des thèses de R. Castel, celle selon laquelle l’apparition de la société industrielle a révélé que la sécurité civile ne peut être conquise que si la sécurité sociale l’est elle aussi.

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[1] de citoyenneté, d’existence, allocation ou salaire universel, voir à ce sujet les GR 1029 et GR 1041.

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RÉFLEXIONS ET LECTURES - SUR LA POLITIQUE EN GÉNÉRAL

Enquête sur la conscience politique des jeunes

par M.-L. DUBOIN
novembre 2004

S’occupe-t-on des affaires de la cité et du monde quand on a entre 14 et 21 ans ? Gérard Lecha, plutôt que se ralier à l’opinion courante selon laquelle on serait frivole à cet âge, a préféré mener l’enquête en proposant à 800 de ces jeunes de répondre à un questionnaire. Il vient de publier le résultat de cette enquête dans un livre intitulé “Les jeunes et la politique”, aux Éditions Libertaires.

Un des grands mérites de cette enquête est que l’échantillon de population interrogée était très divers, avec une répartition à peu près égale entre filles et garçons et entre les tranches d’âge 14-17 ans et 18-21 ans, de Paris, de banlieue ou de Touraine, comportant évidemment une majorité de scolaires et d’étudiants, du CAP à l’École Normale Supérieure, mais aussi des chômeurs, des salariés et même quelques appelés… car l’enquête a été menée entre septembre 1989 et octobre 1990.

L’objectif du questionnaire (40 questions) était de savoir comment les jeunes percevaient alors les affaires de la France et du monde, et quelle conscience ils avaient de la place qui leur y est laissée. Plus précisément, dit G.Lecha, « Notre idée de départ était de vérifier si les options pacifistes et mondialistes trouvaient quelque écho chez les jeunes. Au terme de cette enquête, nous pouvons dire sans conteste que “le souci éthique et libertaire de la jeunesse” … apparaît, majoritairement, de façon flagrante ».

Le très grand intérêt de cette enquête est de donner une image, prise sur le vif, de la jeunesse en 1990. Elle apporte au lecteur un instantané qui devrait faire date, en lui rappelant les traits qui caractérisaient les jeunes il y a quinze ans, pour qui ce qui comptait le plus, sans ignorer la menace du chômage, était “avoir un métier intéressant”, suivi de bien loin par “l’argent” et “la réussite à tout prix”. La grande majorité d’entre eux ne se disaient nullement indifférents à la misère du monde, et même révoltés et écœurés, mais impuissants face à elle… Ils avaient pris conscience que la pollution concerne la planète entière, et qu’un mieux pour l’humanité dépend avant tout du réveil actif des peuples. Ils pensaient en majorité que la paix est “la concorde universelle par le Droit” et que ce qui déclenche les guerres, c’est, à égalité (24%), “la folie individuelle et collective” et “le racisme et la xénophobie”, suivis par “la stupidité et la fermeture d’esprit”(19%), les organisations sociales existantes( 13%) et “la propriété et le système capitaliste” (10%).

Mais interrogés sur la réalité du monde (nombre d’États-nations, nombre de membres de l’ONU, nombre de conflits depuis 1945, nombre de victimes civiles et militaires) les jeunes de 1990 témoignaient d’une ignorance quasi complète. Mais ni plus ni moins que ne l’était l’opinion générale à propos des statistiques des accidents de la route ou du travail, avant que des campagnes médiatiques ne soient entreprises pour responsabiliser les individus. Gérard Lecha pose alors la question de savoir s’il ne serait pas utile qu’une démarche semblable rende enfin l’opinion plus consciente de ces questions internationales et cesse d’en accuser la “fatalité” de la “nature humaine”.

Étant donné l’importance et la gravité des évènements mondiaux depuis cette enquête, qui date d’avant la première guerre du Golfe, il importe maintenant de comparer ces résultats à ceux d’une enquête aussi sérieuse qui serait entreprise aujourd’hui. Souhaitons qu’une telle enquête se fasse et soit aussi bien menée et analysée.

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ACTUALITÉS - CELLE DONT ON PARLE TROP PEU

Dans son article intitulé “Agissons !” (GR 1042), Yohann Grelier exprimait le souhait d’avoir des nouvelles de l’expérimentation du Marché Plus, décrite par Roger Winterhalter sous le titre “Nous tentons une expérience” (GR 1030) et dont Caroline Eckert nous décrivait “la premier Marché Plus” il y a un an (GR 1035). Cette dernière apporte ici l’information demandée.

Le Marché Plus, un an après

novembre 2004

Le premier Marché Plus, tenu fin juin 2003, avait été suivi d’une interruption estivale. Est-ce un effet de plus de la canicule, la conséquence des nombreux projets menés de front à la Maison de la Citoyenneté Mondiale (MCM) [1] ou celle d’autres facteurs, toujours est-il que cette interruption s’est prolongée.

Fin octobre 2003, le deuxième Marché Plus a réuni une quinzaine de personnes à la MCM, même si la liste des inscrits comptait plus de cinquante participants, personnes physiques pour la plupart, et quelques associations. Il s’est déroulé à peu près comme le premier et les biens et services proposés avaient, eux aussi, peu varié. En particulier, il n’y avait toujours que très peu de producteurs.

Un changement important est intervenu ensuite. Le Marché Plus n’a plus lieu à la MCM, mais dans une salle paroissiale [2] d’un faubourg de Mulhouse. En effet, un partenariat a été établi avec l’association ADIS (Actions pour la Dignité et l’Insertion Sociale). Cette association était déjà membre du Marché Plus et organisait par ailleurs un repas multiculturel hebdomadaire suivi, une fois par mois, de la distribution de colis alimentaires. La période s’y prêtant, à la midécembre 2003, les participants au troisième Marché Plus ont pu assister au spectacle de Noël proposé par l’ADIS avant d’échanger autour du repas multiculturel.

Le Marché Plus a par la suite trouvé son rythme de croisière et se passe désormais le premier mardi de chaque mois avec une interruption estivale, cette année en juillet, août et septembre.

Lors des deux premières éditions du Marché Plus, la taille de la MCM ne permettait pas d’accueillir beaucoup de monde, et on pouvait le regretter. Le fait de se tenir maintenant en parallèle avec les repas multiculturels a donné une nouvelle impulsion au Marché Plus, en amenant plusieurs dizaines de nouveaux participants. Mais ces derniers, du fait de leur dénuement, sont au départ plutôt incités à venir parce qu’il s’agit du repas multiculturel et de recevoir un colis alimentaire. Ils ont été séduits par le Marché Plus non pour son principe, qu’a priori ils ignorent, mais parce qu’ils peuvent y acquérir des objets, surtout des vêtements et des ustensiles ménagers ou de puériculture (vaisselle, biberons, gazinières, poussettes, ...) qu’ils ne pourraient pas s’offrir autrement. En contrepartie, ils proposent des services courants (couture, repassage, ménage, peinture, etc.) ou qui correspondent à leur métier (tailleur, musicien, etc.).

Chaque mois, le Marché Plus est ainsi l’occasion de converser avec des personnes de tous horizons et de tous milieux, d’abord en faisant des emplettes ou en goûtant les mets confectionnés par les membres du Marché Plus (beignets salés ou sucrés, gâteaux, confiseries, etc.), puis au cours du dîner. Mais les échanges peuvent se poursuivre entre deux Marchés Plus parce que les participants y prennent contact, qu’ils peuvent ensuite faire appel à l’un des services offerts, commander un plat de l’un des nombreux pays représentés (français bien sûr, mais aussi, en l’occurrence, georgien, sri lankais, marocain, ...) ou encore solliciter une prestation artistique (lecture de contes, groupe de musique manouche ou arménienne, par exemple).

La richesse culturelle de ce Marché Plus-nouvelle formule crée cependant un problème d’organisation. En effet, de nombreux participants sont maintenant des immigrés de fraîche date et beaucoup d’entre eux n’ont qu’une connaissance très imparfaite, voire inexistante, du français. Il y a suffisamment de gens multilingues pour leur expliquer que le Plus est une monnaie qui n’a cours que dans le cadre de ce marché, et que pour en obtenir il faut proposer des services ou apporter des biens en bon état, et puis qu’ensuite les Plus peuvent être utilisés pour acquérir d’autres biens et services. Mais il est très compliqué d’expliquer le mode de création et de répartition de la monnaie, et il faudrait connaître les propositions de chaque participant, avant le marché, pour calculer la somme à mettre en circulation et la part de chacun. Il a donc fallu faire des aménagements : un revenu de base arbitraire est d’abord donné à chacun, et puis des ajustements sont effectués a posteriori, pour tenir compte de la valeur totale de ce qui est proposé et de l’écart entre l’apport de chacun et la moyenne.

En fin de compte le Marché Plus, après une bonne année d’activité, est une expérience qui s’avère positive dans la mesure où son audience s’est élargie, et à un public dont la vie peut s’en trouver adoucie. Cependant l’orientation future du Marché Plus dépendra de sa capacité à faire se rencontrer des populations, arriver à un brassage de personnes, ce qui était l’un de ses objectifs. Ou bien il deviendra un genre d’Emmaüs, les uns venant offrir leur surplus aux autres. Ou bien il se rapprochera d’un fonctionnement de type SEL, mais avec cette différence que la consignation des avoirs de chacun dans un cahier chez les SEL est remplacée par la remise de billets Plus. Ou bien il saura aussi attirer et apporter quelque chose à des personnes qui ne viennent pas uniquement dans le but d’améliorer leur quotidien, mais parce qu’elles aspirent à contribuer à l’ébauche d’un monde plus juste. C’est à cette condition qu’il pourra devenir une réelle tentative de mise en pratique du distributisme.

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[1] Maison de la citoyenneté Mondiale, rue Paul Schutzenberger, Mulhouse, inaugurée en avril 2002 (voir GR 1021).

[2] Foyer Ste-Claire, rue de Dieppe, -ourtzwiller, Mulhouse.

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RÉFLEXIONS ET LECTURES - SUR LA POLITIQUE EN GÉNÉRAL :

Pour comprendre… puis expliquer

novembre 2004

L’ayant seulement parcouru, nous n’avions fait qu’attirer l’attention, dès juillet dernier, sur “La finance contre les peuples” d’Éric Toussaint, un très gros livre (640 pages), qui était proposé à nos lecteurs à prix réduit. Mais maintenant que nous l’avons lu, nous tenons à insister sur l’intérêt que présente ce livre. D’abord parce qu’il explique avec soin comment a été menée, au nom de l’idéologie libérale, l’exploitation systématique du Tiers monde après la décolonisation, et surtout depuis 1980 et les dérèglementations financières. La politique suivie par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sont très clairement expliqués. Et cet exposé est très rigoureux, car il s’appuie sur les faits, scrupuleusement rappelés, références historiques, bibliographie, citations et chiffres à l’appui. Ce volume constitue ainsi une mine incomparable d’arguments, pour quiconque souhaite comprendre l’actualité mondiale et les raisons qui empêchent que régressent la faim et la détresse dans les pays dits en développement. Et il permet en même temps de savoir répliquer à ceux qui ne voient dans les immigrés que des incapables ne venant que pour profiter abusivement de nos lois sociales. Il développe en plus la notion de “dette odieuse” qui s’applique aux pouvoirs despotiques qui se sont renforcés en utilisant à leur profit les mécanismes financiers internationaux. Mais il va bien plus loin que la dénonciation de tant d’abus, car il ose esquisser une stratégie d’opposition à la mondialisation capitaliste. Et en ce sens, le CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), qui édite et diffuse ce travail, apparaît plus courageux, mieux ciblé qu’Attac.

Ce réseau international CADTM vient aussi de publier, en septembre dernier, un ouvrage de 250 pages intitulé “Les manifestes du possible” dans lequel, après avoir rappelé ses propres objectifs et raconté sa propre évolution, il montre le chemin déjà parcouru en ne citant pas moins de 27 appels et déclarations proclamés, au cours de diverses rencontres internationales et autres forums mondiaux, qui prouvent l’amplitude croissante , depuis juillet 1989, de la contestation mondiale contre la politique libérale et ses conséquences désastreuses. Tous ces mouvements convergents se retrouvent sur le site internet (www.cadtm.org) du CADTM, qui constitue un espace permanent d’information non seulement sur la Dette du Tiers monde, mais aussi sur les institutions fianancières internationales et les grands mouvements sociaux qui se battent contre leurs méfaits.

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Réformes « aussi » chez les NMPP…

novembre 2004

Depuis janvier 1978 nous confions la diffusion de la GR aux NMPP, la coopérative qui distribue quotidiens et autres périodiques dans tous les kiosques et autres points de vente. Cette organisation groupée réduit évidemment les coûts de la vente des journaux et magazines, et en y participant, la GR apparaît sur les rayons de quelques libraires… Certes, cette distribution n’est pas parfaite, on paie les invendus sans les voir car il n’y a pas moyen de contrôler le nombre d’exemplaires vendus. De plus, nous avons reçu maintes réclamations de la part de personnes se plaignant que de nombreux revendeurs prétendaient être dans l’impossibilité d’être livrés, alors que nous déposons les journaux à cette fin. La vérité est évidemment que ces revendeurs n’ont pas vocation à se donner du mal pour les “petits titres”, qu’il n’y a pas assez de demande pour un journal peu connu, qui critique, qui n’est pas “tendance” et qui en plus, prétend faire réfléchir ses lecteurs au lieu de les distraire ! Il n’empêche que pendant plus d’un quart de siècle, la façon dont les NMPP calculaient les ventes, les frais et les ristournes, s’est traduite pour la GR par un bénéfice, faible, mais suffisant pour compenser le supplément d’impression. Or une très, très, forte concentration s’est opérée dans la presse (comme ailleurs). La grande majorité des titres n’appartient plus maintenant qu’à un ou deux gros actionnaires, qui, par conséquent, font la pluie et le beau temps au sein des NMPP. Ils y ont opéré une “réforme” (encore une) qui a fait du bruit, car elle a donné lieu à de violentes discussions au sein de la coopérative qui est maintenant une SARL. Le résultat est clair : les barèmes ont été modifiés au détriment des faibles tirages. De sorte que pour un nombre de ventes qui n’a guère changé, au lieu de recevoir régulièrement un chèque des NMPP, nous en recevons une facture à leur payer chaque mois. Nous pouvons continuer à payer aux NMPP ce moyen de, peut-être, toucher, par hasard, un public qui, sinon, ne nous connaîtrait pas. Mais la question qui se pose est : le jeu en vaut-il la chandelle ? Y a-t-il beaucoup de nos lecteurs qui préfèrent, par principe, acheter le journal au numéro (ne serait-ce que pour obliger leur marchand habituel à l’avoir sur ses rayons) ? Qu’ils aient l’amabilité de nous le faire savoir, car sinon, il est probable que nous décidions d’abandonner ce moyen hypothétique de nous faire connaître.

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TRIBUNE DES LECTEURS

La fricothérapie

par E. BARREAU
novembre 2004

Ne cherchez pas ce terme dans le dictionnaire : il n’y paraît pas. Du moins… pas encore, bien que ce néologisme colle parfaitement à notre actualité qui est conditionnée par un diktat financier aussi démentiel que suicidaire. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que, sous cette loi d’airain l’humanité tourne le dos à “l’âge d’or” dont rêvaient nos ancêtres, persuadés qu’un progrès conscient et partagé permettrait d’y accéder.

Le social est dans le rouge !

Retraites, santé, sécu, éducation nationale, de dettes sociales en déficits, on ne cesse de nous rabâcher les formules de remèdes abracadabrantesques dont la plupart n’ont rien à voir avec le mal et n’en suppriment pas les causes. Des cautères sur jambe de bois. On dépense trop : « Serrons-nous la ceinture ! Ça ira mieux demain ! » Déclarations appuyées par des chiffres de pertes déclarées « abyssales », bien que mesurées en valeur reposant sur du vent, en monnaie créee ex nihilo, totalement déconnectée du monde réel et des besoins indispensables à tout un chacun. Mais « Qui n’a pas été payé ? Qui est le généreux mécène ? » Questions rarement posées. Comment des nations, des gouvernements, des peuples peuvent-ils se laisser berner par un canular aussi énorme que la rareté présumée d’une monnaie de plus en plus virtuelle, et qui est faite, en majeure partie, de chiffres et de signes inépuisables ?

Hier, avec la crise des années 30, c’était l’effondrement de Wall-Street. Alors il fallait jeter le lait aux égoûts et avoir une politique de “grands chantiers”. Au Brésil, le café servait de combustible pour alimenter les locomotives, et en France, on dénaturait le blé pour le rendre non-panifiable, pendant que des milliers de gens crevaient de faim. Partout, dans le monde, alors que surgissait cette damnée abondance de productions qui résulte des avancées du progrès technologique, mais qui tue les marges de bénéfice, la guerre économique conduisait au conflit armé mondial qui allait ramener pour quelques années, la bienfaisante rareté, synonyme de profits.

Aujourd’hui, des milliards de crève-la-faim constituent le Tiers et le Quart monde. En pleine moisson ! Le sort de l’Argentine devrait pourtant dessiller les yeux. Comment un pays évidemment capable de produire, en qualité comme en quantité, ce que sa population réclame, peut-il être submergé et dépouillé par un raz-de-marée de dettes virtuelles, réclamées par des marchands de chiffres-bidons mais producteurs d’intérêts qui se multiplient à l’infini ?

Mêmes causes, mêmes effets !

Comment ne pas rapprocher ce fait de la situation de dépendance dans laquelle se trouve un pays comme la France qui a abandonné aux banques privées son “droit régalien ” de battre monnaie ? Avec toutes les conséquences néfastes que cet abandon entraîne sur l’aggravation sans fin de la dette publique et sur la politique socioéconomique qui en découle. Pourtant, ce fait historique essentiel semble ne pas concerner le domaine politique.

À l’occasion de la commémoration du débarquement du 6 Juin 1944, a-t-on relié la dernière guerre à la situation économico-financière qui l’a impulsée ? Non ! Pas plus qu’on ne parle de nos jours de ces mêmes causes qui perpétuent le massacre sous une forme apparemment plus policée. Les effets parlent d’eux-mêmes. La révolution technologique sous-tend une révolution sociale équivalente, subordonnée à un changement des structures économiques et à la maîtrise d’une monnaie “génétiquement modifiée”. Ce n’est pas en occultant des mécanismes monétaires dévoyés que les politiques redoreront leur blason !

Un trait sur les dettes sociales : La guerre de 39-45 aurait coûté 45 milliards de francs de l’époque à ses protagonistes. Qui a payé pareille somme ? Pas les 60 millions de morts du conflit. Pas plus que les survivants. Cette dette fut tout simplement effacée. Qui empêche d’employer le même procédé pour les dettes antisociales ? Compte tenu de la courbe ascendante des besoins sociaux, de l’impossibilité structurelle de rembourser les producteurs de chiffres exponentiels déclarés “dette”, et de l’état réel de notre véritable richesse économique, il importe de tirer un trait sur ces sommes et de fabriquer une monnaie intérieure de consommation, indexée sur la production de biens socialement utiles, et de l’attribuer à chaque citoyen, en tant que revenu social inaliénable, et qui lui garantit son droit à la vie en toutes circonstances.

Quant aux réformes et remèdes prescrits actuellement, ils rejoindront la pharmacopée des placebos d’une “fricothérapie” diamétralement opposée à une solidarité universelle tant déclamée.

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TRIBUNE DES LECTEURS

L’ogre et le Titanic

par J. PARADELLE
novembre 2004

Afin de prolonger l’esquisse de polémique amorcée par M.D., J.B. et Mouloud (GR 1047, pp 14 et 15), sans oublier les réponses de la rédaction, je suggèrerais ceci :

• N’est-ce pas un vœu pieux d’espérer qu’un Ogre cessera de dévorer les petits enfants parce qu’on dénoncera bien haut ses turpitudes culinaires ?

• Toutes tentatives visant par des lois issues d’un droit qui valide son existence d’Ogre à le contraindre au régime sans enfantine chair fraiche, ne sont-elles pas stériles par essence ?

Autant je souscris sans réserve à la vision sociale qu’énonce la Grande Relève et dans laquelle l’économie distributive (ED) trouverait naturellement sa place, autant il me semble évident que l’Ogre par lui-même n’œuvrera jamais dans ce sens.

Ainsi, hors un contexte où la volonté et la mentalité des citoyens seraient en phase, il ne pourrait s’agir, pour que l’ED devienne une pratique, que d’un coup de force et qui plus est, une force supérieure à celle dont dispose le Géant carnassier.

À supposer que cela soit possible, il n’y aurait alors pour ainsi dire aucune chance que l’ED prenne chair dans le corps social.

L’ED est un aboutissement. La concrétisation d’un désir de vivre autrement, un changement d’état d’esprit, une évolution des mentalités malgré le formatage actuel de nos cerveaux, éduqués à considérer la concurrence, la lutte pour la (sur) vie et la défense de l’emploi qui en découle, la recherche du profit, sa logique et ses lois, celle du plus fort, du plus malin, du plus compétitif, du plus compétent, du plus méritant ; la pérennité du mécanisme de la récompense qui marche également si bien avec les chimpanzés, etc. tout ceci présenté comme étant des principes naturels qui nous concernent et même nous constituent.

Alors, plutôt que de se répéter ad libitum à quelle vision de l’homme et de son environnement correspond l’ED, plutôt que de ressasser tout ce qui condamne à nos yeux l’idéologie et la pratique du libéralisme (même Attali à ce stade coiffe nos lunettes et si ça se gâte par la suite, quoi d’étonnant ? Certes, il n’est pas l’Ogre, mais il mange à sa table qui est grande). Oui, plutôt que tous ces louables efforts “post didactiques”, il me paraît urgentissime de contribuer à porter sur la place publique un débat sur la propriété des moyens de production, d’en établir l’historique de ses fondements et de passer au crible les slogans qui l’autojustifient, tels “il faut gagner sa vie” et “à chacun selon son mérite” !

Sinon, je redoute une catastrophe planétaire, peut-être seule capable d’épurer nos esprits, mais qui plus sûrement risque de mettre un terme à cet épisode de l’histoire des hommes, si ce n’est à leur propre présence.

Et le Titanic dans tout ça ? Quand ce beau navire fonce sur un iceberg, il est concevable dans l’urgence de vouloir en changer la route comme vous le préconisez, mais il faudrait surtout le stopper et en descendre.

Ensuite ? Demi-tour ? À droite, à gauche (topologiquement parlant) ? Je n’en sais rien, évidemment. Je sais seulement que nous devrons suivre une route différente avec des moyens de locomotion plus modestes. Une autre route et pas nécessairement maritime. Le prix à court terme sera celui d’un moindre confort matériel, n’en doutons pas. Y compris éventuellement pour ceux qui logeraient dans les cales ; bien que, les concernant, je vois mal ce qu’ils pourraient avoir à perdre (bien entendu, le monde entier n’était pas embarqué sur le Titanic. Les métaphores valent pour ce qu’elles sont, des métaphores).

RÉPONSE DE LA RÉDACTION.

Un débat sur la propriété des moyens de production ? Oh oui, nous sommes preneurs ! Tout à fait d’accord pour lui ouvrir ces colonnes. D’autant que c’est sans doute les transformations radicales des moyens de production (la terre, puis la machine, la connaissance et l’information) dont les propriétaires ne sont pas les mêmes, qui sont à l’origine des transformations sociales qu’elles ont entraînées et de celles qu’elles rendent nécessaires.

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