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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 653 - novembre 1968 > À l’américaine

 

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À l’américaine

par M. DUBOIS
novembre 1968

Le système économique serait-il immuable ?

Comme des milliers de Français, j’ai lu « Le défi américain » de J.-J. Servan Schreiber. Le succès mondial de ce livre est trop connu pour qu’il soit intéressant d’en faire ici une analyse, mais, par contre, je vous propose de réfléchir quelques instants à deux sujets dont il est permis de s’étonner qu’ils soient passés sous silence.

Le premier est relatif à une question posée par l’auteur lui-même : dans cette société future, qui pourrait être l’Europe de demain si elle relève le fameux défi, les individus seront-ils plus heureux ? J.-J. Servan-Schreiber se garde bien de répondre, et je le comprends ; car nous avons souvent évoqué cette dure route de l’expansion à tout prix qui, avant la culbute finale, mathématiquement inévitable, impose à l’homme-consommateur des contraintes de plus en plus insupportables (voir G.R. N° 637 : Les condamnés).

Le second sujet est lié directement au premier : s’il n’existe en effet aucune issue humainement satisfaisante dans le cadre du système économique actuel, ne serait-il pas logique d’essayer d’en imaginer un autre plus conforme à l’évolution des techniques de production ?

Eh bien non : pas un instant l’auteur du « Défi américain » ne songe à s’évader du carcan de la plus stricte orthodoxie financière. Aucune allusion, dans ce livre qui pose des problèmes d’avenir, à des solutions économiques neuves. Et ce silence est d’autant plus surprenant que J.-J. Servan-Schreiber ne peut prétendre ignorer les thèses de l’Economie des Besoins, maintes fois évoquées par son père dans de nombreux articles.

Le déficit chronique, source d’expansion.

Précisément, à propos de la puissance économique américaine et de la politique monétaire des U.S.A., M. Emile Servan Schreiber avait parfaitement saisi le mécanisme dont nous parlions (dès 1954) dans notre journal, et qui permet aux Etats-Unis, et à eux seuls, de s’offrir le luxe d’un déficit budgétaire énorme sur lequel repose en grande partie leur prodigieuse expansion. Dès 1954, en effet, nous écrivions que l’énorme stock d’or détenu à cette époque dans les caves de Fort Knox mettait (provisoirement) les U.S.A. à l’abri de l’inflation monétaire, bien différente de l’inflation réelle (ou inflation économique) : la véritable inflation, c’est évidemment l’insuffisance de produits et de services par rapport à la demande, et non un pourcentage purement théorique du montant de la monnaie en circulation (y compris le crédit) sur celui de l’encaisse-or.

Depuis 1954, rien n’a changé pour la puissante économie américaine, capable de satisfaire, et bien au-delà, la demande nationale. Mais le mécanisme de l’expansion combiné avec le jeu plus ou moins hostile des financiers européens, a entraîné une forte diminution des réserves d’or, et tout se passe actuellement comme si le reste du monde capitaliste se refusait absolument à perpétuer une saine conception des réalités économiques, qu’il considère comme un privilège injuste. Dans un article paru le 16 mars 1965 dans le journal Combat, M. Emile Servan-Schreiber dénonçait très clairement cette situation aberrante :

« Aujourd’hui un coup de frein brutal a mis l’économie tout entière en péril. Sa technique a fait cependant un tel bond en avant qu’elle vit encore sur sa lancée et que celle-ci peut même servir encore pour un nouveau départ.

Cette relance toute schématique ne se reproduira certainement pas en thésaurisant des lingots inutiles ou inutilisés dans les caves des Banques d’Etat. Crédit n’est pas mort et c’est lui qui assure la prospérité constante et montante des Etats-Unis. Aurions-nous remplacé les Soviets, devenus plus conscients, dans l’espoir vain de voir le capitalisme se liquider lui-même en organisant sa propre paralysie ?

Le recul, l’évidente déception du pouvoir que les élections révèlent ont pour cause première la récession de l’économie, l’inquiétude, pour ne pas dire l’angoisse de l’opinion qui assiste impuissante à ce spectacle ahurissant : le stoppage de la production et de la répartition, en proportion des lingots stagnants dans les caves blindées des banques d’Etat.

Les Soviets qui ont le privilège d’extraire beaucoup d’or, sans qu’on sache exactement combien (secret d’Etat), ont par contre l’inconvénient de ne pas avoir une production comparable, même de loin, à celle des U.S.A. Or, les U.S.A. ont les premiers compris qu’on n’arrête pas la manne des machines sous prétexte que la balance des comptes n’est plus conforme aux us et coutumes du siècle précédent, celui sans machines ou presque. »

Conceptions monétaires modernes.

Il est de plus en plus évident qu’aux Etats-Unis même, de nombreux économistes ont pris également conscience de l’absurdité des thèses européennes, et prêchent ouvertement la démonétisation de l’or, comme le soulignait un article de l’Aurore, en date du 21 mars 1968, consacré aux projets financiers du gouvernement français :

« Son « espoir » d’entraîner au même pas les cinq autres du Marché commun paraît hautement illusoire.

Ce qui ne l’est pas, c’est la faveur nouvelle, à Londres comme à Washington, d’une idée tout à l’opposé de la doctrine française :

Démonétisation du métal jaune, abandonné comme étalon fondamental, remplacé par un système de parités contractuelles, elles-mêmes gagées sur la richesse et la production des Etats. »

D’ailleurs une telle solution n’est-elle pas conforme à la définition même de la monnaie, telle que la rappelait tout récemment notre vieille connaissance, M. Jean Fourastié, dans le Figaro du 10-12-67 :

« La monnaie est un moyen inventé par l’homme pour faciliter les échanges de marchandises et des services. Sa fonction de conservation de la valeur à moyen et long terne n’est que dérivée : la finance est au service de l’économie et non pas l’inverse. Les hommes et les institutions qui désirent conserver des richesses à long terme ne doivent pas rechercher cette conservation dans la détention d’une monnaie ou d’une créance monétaire, mais dans la détention, la possession de marchandises, de machines, de moyens de production. »

Etrange discrétion sur la misère aux Etats-Unis.

On peut donc se montrer surpris de la discrétion de l’auteur du « Défi américain », si bien documenté par ailleurs. Il existe d’ailleurs un troisième sujet sur lequel l’ouvrage est à peu près muet : celui de la misère d’un grand nombre de citoyens de cette riche nation, que beaucoup de Français souhaitent, plus ou moins consciemment, donner comme modèle à notre Europe démodée. Chaque fois que nous abordons ce sujet, nous sommes difficilement écoutés, tant il est vrai que certains mythes se substituent aisément aux réalités ; et pourtant, nous extrayons du Figaro du 25 Avril 1968 l’article accablant que voici :

« Washington, 24 avril. - Des millions de personnes souffrent de faim et de malnutrition chronique aux EtatsUnis, en particulier dans une vingtaine d’Etats du Sud et du Sud-Ouest, révèle un rapport d’une centaine de pages, publié à Washington par une commission d’enquête établie par un organisme privé « Croisade contre la pauvreté » (Citizen’s crusade against poverty).

Les auteurs du rapport citent des cas précis de faim chronique dans 256 Comtés de 20 Etats. La Géorgie et le Mississipi sont les plus gravement atteints. « Ce serait déjà révoltant d’apprendre qu’un millier de personnes n’ont rien à manger pendant plusieurs jours chaque mois dans un pays riche », écrivent-ils, mais nous croyons qu’en Amérique ce nombre. atteint des millions et nous croyons également que la situation va en empirant ».

« Le rapport’ fait :état de, nombre de cas d’anémie, de retard de, croissance, de maladies diverses attribuables à une malnutrition chronique, en Caroline du Sud, en Floride, dans le Mississipi, en Alabama et dans les réserves indiennes.

Le rapport critique également le programme d’alimentation établi par le Ministère de l’Agriculture et financé par le gouvernement fédéral. Ce programme, affirme-t-il, vise seulement à accroître le revenu agricole, spécialement celui des gros producteurs. En conséquence, le rapport recommande l’abandon de ce programme officiel au profit d’un programme géré par un organisme plus intéressé par l’intérêt des consommateurs, en particulier des plus défavorisés.

La commission d’enquête comprenait 25 membres, dont des médecins, des membres du clergé, des représentants de l’enseignement et des syndicats. Elle était financée par des organismes privés, laïcs ou religieux ».

Ce qui prouve qu’il faut toujours se méfier de l’optimisme systématique, surtout lorsqu’il émane des sphères officielles ; rappelons-nous ce passage d’un livre de Jacques Duboin, cité par « Le Canard Enchaîné » du 20 mars 1968 :

« Un président des Etats-Unis, arrivé à la fin de son mandat, déclara dans un discours historique :

« Jamais encore le Congrès des Etats-Unis ne s’est trouvé, en analysant la situation générale du pays, face à des perspectives meilleures que celles qui existent aujourd’hui. L’extraordinaire bien-être, né grâce à l’esprit d’initiative de notre industrie, et maintenu par notre économie, se distribue très largement dans notre population, en même temps qu’il contribue de plus en plus, au bien-être et au développement du commerce dans le monde entier. Notre niveau d’existence, dépassant la mesure du nécessaire, s’élève à la sphère du luxe. Notre production sans cesse accrue est absorbée par une demande croissante à l’intérieur de notre pays, et par notre commerce extérieur en plein essor. Nous pouvons considérer le présent avec satisfaction, et envisager l’avenir avec optimisme ».

« Quelques mois après cette déclaration du président Coolidge éclatait la fameuse crise mondiale de 1929. (Cité par Jacques Duboin dans « Réflexions d’un Français moyen ») ».

Un académicien mal informé.

Il est vrai que beaucoup trop de nos compatriotes ignorent encore tout de l’oeuvre de Jacques Duboin et des thèses de l’Economie des Besoins. Mais, lorsqu’ils en prennent connaissance, nous souhaiterions vivement gu’i’s en fassent au plus vite profiter leurs amis et connaissances, imitant en cela M. Jules Romains, de l’Académie Française ; Ce dernier, en effet, dans la « lettre à un ami », publiée dans l’« Aurore » du 19 février 1968, avoue ingénument :

« Parmi les papiers qui couvrent ma table, et dans le détail desquels je n’ai pas le temps d’entrer - car chaque courrier m’en apporte de nouveaux - j’aperçois un simple feuillet dont le titre m’accroche : « Réflexions d’un Français moyen ». C’est un titre plein de promesses. De promesses difficiles à tenir. Non que le « Français moyen » soit un fantôme dépourvu de substance. Mais, quand on parle en son nom, on n’a pas le droit de se tromper grossièrement.

Je prends le feuillet en question. Je constate qu’il représente le dernier numéro d’une publication mensuelle que je m’étonne d’avoir ignoré jusqu’ici. Le rédacteur - unique, semble-t-il - en est un M. Jacques Duboin, dont on me donne l’adresse, pour le cas sans doute où j’aurais un avis différent du sien à lui communiquer : 10, rue de Lancry, Paris. Mais pour l’instant ce qui m’importe, c’est de savoir si ces « Réflexions d’un Français moyen » sont dignes de leur titre ambitieux ».

Puis, après une brève analyse du livre, M. Jules Romains ajoute :

« La thèse est neuve et intéressante. C’est la première fois à ma connaissance que l’on trace une liaison si nette entre l’embarras économique et la fièvre inextinguible de l’armement, dont nous sommes les témoins vainement scandalisés. Et il y a certes là matière à réflexions non seulement pour le Français moyen, mais pour tout homme du monde actuel.

Pourtant la production des biens progresse plus rapidement encore. La preuve, c’est que le chômage augmente dans toutes les nations industrialisées (c’est-àdire dans la majorité des nations), outre que la concentration des entreprises et les progrès internes de la technique donnent lieu à de nombreux licenciements.

Quelle leçon notre auteur en tire-t-il à l’usage du « contemporain moyen » ? j’avoue mal l’apercevoir. En principe, rien de plus délicat que cette incapacité de l’humanité actuelle à équilibrer son travail. Elle risque de mourir non par défaut, mais par excès de production. Excès qui tient d’ailleurs moins au volume des produits qu’à leur répartition vicieuse.

Nous revenons ainsi à un problème dont je vous ai souvent parlé, et que nous retrouvons au bout de toutes nos perspectives (il vaut mieux dire prospectives, puisque le mot est à la mode), celui de l’autorité mondiale, autorité dont l’ONU n’est qu’une esquisse, parfois une caricature. Autorité mondiale dont nous ne pouvons plus nous passer.

« Dans les vingt-cinq ou trente années qui viennent, l’humanité va jouer son destin. Ou elle périra, ou elle s’unira. Mais pas de n’importe quelle façon. Il est temps d’y réfléchir ».

Un peu de bonne volonté.

Hélas, voici plus de 30 ans que nous invitons les hommes en général et les Français en particulier à réfléchir sur la seule réforme capable de supprimer à la fois les principales causes de guerre et les obstacles économiques qui s’opposent à la création d’une Europe unie d’abord, d’un gouvernement mondial ensuite. Il faut croire que la conspiration du silence a magnifiquement joué son rôle, favorisée en cela par l’apathie de trop nombreux sympathisants du MFA qui croient toujours pouvoir laisser aux autres l’ingrat, mais indispensable, travail de propagande individuelle.

Les discussions suscitées par le « Défi américain peuvent être, nous venons de le voir, une excellente occasion de lancer nos idées sur la place publique : souhaitons que beaucoup d’entre vous sachent la saisir.

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