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AED La Grande Relève Articles > N° 1032 - mai 2003

 

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N° 1032 - mai 2003

Numéro spécialement consacré aux raisons cachées de la guerre en Irak.

Étrange mutisme   (Afficher article seul)

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Histoire de Brut   (Afficher article seul)

Étude de la monnaie : IV. Conséquences d’une monnaie de dette   (Afficher article seul)

Le pot aux roses   (Afficher article seul)

Nos gouvernants ont beaucoup d’idées,... c’est ce qui leur permet d’en changer souvent...   (Afficher article seul)

Une mission essentielle   (Afficher article seul)

L’Europe de la désespérance   (Afficher article seul)

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Éditorial

Étrange mutisme

par M.-L. DUBOIN
mai 2003

L’attaque de l’Irak, les bombardements, nuit après nuit, de populations civiles, puis l’invasion de soldats formidablement équipés dont certains ont paru, au dire de journalistes témoins, prêts à tuer tout ce qui bouge, et maintenant le pillage de tout ce qui restait, y compris des hôpitaux, de leurs médicaments, de leurs ambulances, de leurs couveuses artificielles, y compris des musées archéologiques irremplaçables [1], qui témoignaient des toutes premières civilisations humaines, et cela sous l’œil impavide de soldats qui n’avaient reçu d’ordres que pour protéger les puits de pétrole, toutes ces horreurs, qu’on ne voulait plus croire possibles, nous plongent dans un abîme de désespoir et d’incompréhension. Comment des hommes, qu’a priori on aurait crus raisonnables, ont-ils pu décider de déclencher une guerre aussi violente, au mépris des populations, qui, dans le monde entier, ont massivement manifesté leur refus de tels procédés, et alors que des conflits récents leur avaient permis d’en mesurer les risques ?

Quel objectif peut motiver pareille détermination ? Dans les prétextes qu’elle a successivement invoqués, l’Administration américaine a été prise en flagrant délit de mensonges, d’exagérations, de falsification de preuves, de manipulations de l’opinion, et de tentatives d’acheter des votes à l’ONU. Seule la dernière raison avancée fut une affirmation indéniable : Saddam Hussein, bien qu’officiellement élu, était un dictateur qui opprimait ses opposants. Mais qui peut croire que les États-Unis vont imposer la démocratie par la force ? Comme en Afghanistan ? Surtout quand on sait combien de démocraties (Guatemala en 1954, Nicaragua, Chili en 1973... Vénézuela) ils ont aidé à abattre.

Peut-on voir le clan Bush sous les traits de bienfaiteurs de l’humanité mus par la volonté de Dieu ? Cette présentation étant démentie par les faits, certains ont avancé que cette “mission” est plutôt celle de maintenir le mode de vie américain, même aux dépens du reste de l’humanité. Autrement dit de défendre l’Empire, en prétendant que défendre le pays présenté comme le symbole de la démocratie et de la liberté, revient à défendre vraiment la démocratie et la liberté.

En fait, presque personne ne doute que, sous toutes les prétendues motivations, une autre est cachée, mais qu’on sent très fort : le pétrole.

Or s’il s’agissait simplement de s’approprier les réserves irakiennes d’or noir, rien ne pressait et d’autres méthodes étaient possibles. De plus, leur exploitation demande des investissements, dont la rentabilité n’est pas immédiate, et pas certaine. Donc, affirmer que les objectifs américains sont liés au pétrole n’explique pas tout.

C’est ce que nous cherchions à comprendre quand nous avons découvert, avec stupéfaction, et grâce à la vigilance d’un internaute ami, que les informations les plus pertinentes se trouvaient sur internet, alors que les journalistes professionnels de la grande presse française, des radios officielles, et des bulletins télévisés les ont tues, esquivant du même coup tout débat. Même l’excellent mensuel Le Monde Diplomatique, qui a pourtant publié de nombreux articles fort bien documentés et très pertinents, tant sur les problèmes du pétrole que sur l’économie américaine et ses déficits, semble être passé à côté. Comment les journalistes, comment les spécialistes des questions monétaires et les économistes, à commencer par ceux choisis par l’association Attac et placés dans son Conseil scientifique, ont-ils pu les négliger ?

Parce que nous voulons, au contraire, que nos lecteurs puissent en juger, nous n’avons pas suivi cet étrange mutisme. Ces informations occupent donc la plus grosse partie de ce numéro. Nous essayons de faire le tour du problème soulevé, en commençant par un rappel historique de l’enjeu pétrolier, puis en résumant le débat international qui s’est amorcé sur internet, aidés en cela par les deux pages que, depuis plusieurs mois, nous consacrons à l’étude de la monnaie.

Ne nous laissons pas pour autant distraire des autres problèmes de notre époque.

Nous sentons bien que même la position, remarquablement courageuse, de la politique extérieure de la France face à l’agression américaine risque de s’incliner devant les menaces, si celles-ci risquaient de compromettre, même faiblement, les exportations françaises.

Et en politique intérieure, l’arrivée au pouvoir du patronat, il y a un an, n’a pas encore fini de détruire tout ce qui restait de dispositions sociales encore en vigueur. Mais l’affaire est entre de bonnes mains, à tel point qu’on voit mal quelle est la pire des réformes entreprises. La protection sociale est menacée, les retraites sont menacées, tous les services publics se dégradent. Il s’agit de l’application d’une politique très cohérente qui ne fait plus qu’à peine semblant de négocier, parce qu’elle a depuis longtemps choisi de promouvoir, par tous les moyens, l’entreprise privée, censée avoir vocation de créer et distribuer la richesse, et d’y réusssir d’autant mieux que ses employés sont stimulés par la précarité, la rivalité et la peur du lendemain. Ayant maintes fois déjà abordé la plupart des domaines d’application de cette idéologie, nous n’aborderons guère dans ce numéro que ceux des retraites, de la recherche et de la dégradation des côtes océaniques.

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[1] Plusieurs mois au paravant, l’association archéologique internationale avait officiellement demandé à l’Administration américaine de prévoir leur protection. Peine perdue... et certaines pièces auraient même fait l’objet de commandes aux pilleurs.

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Chronique

Au fil des jours

mai 2003

UMP

Alors que la guerre en Irak monopolise l’attention de la population, le gouvernement Raffarin poursuit obstinément son travail de “libéralisation” de la société : recherche, retraites, sécurité sociale,... tout y passe. L’Union pour le Massacre du Progrès (UMP) est en pleine action :

La recherche

Il y a quelques mois [1], j’avais dénoncé la campagne de calomnie entreprise par certains médias et notamment par la revue La Recherche, sous la plume de son directeur : coût exorbitant de notre recherche publique, bureaucratie, statut des personnels... et baisse du nombre des brevets pris par la France. Je pense avoir alors démonté la plupart de ces assertions, couramment reprises par le gouvernement pour discréditer la recherche publique. En ce qui concerne la baisse du nombre des brevets, je me bornerai à citer H.Audier, Directeur de recherche, membre du conseil d’administration du CNRS et ancien membre du Conseil supérieur de la recherche et de la technologie : « il y a erreur d’adresse : dans tous les pays, pour 90% ou plus, c’est le secteur privé qui produit les brevets. L’insuffisance de l’investissement du privé dans la recherche sur ses fonds propres, un système bancaire qui a horreur du risque et qui préfère spéculer, la frilosité du capital-risque, un nombre infime des cadres dirigeants de nos grands groupes ayant une formation par la recherche, sont des raisons autrement significatives. Le petit CNRS (7% des dépenses totales de recherche !) et a fortiori, les organismes plus modestes ou les universités, ne peuvent à eux seuls compenser ces carences et ces retards. » [2]

Aujourd’hui, sous couvert de réduction du déficit budgétaire, et reprenant ces arguments, le gouvernement vient de diminuer de 30% les crédits des organismes de recherche par rapport aux crédits initiaux de 2002. Qui plus est, si le “gel” actuel des crédits de 2003 se transformait en suppression, comme c’est très probable, la baisse totale pour cette année serait de l’ordre de 50% ! Devant les réactions soulevées par ces mesures, Claudie Haigneré, que l’on a connue plus courageuse comme cosmonaute que comme ministre, a annoncé le dégel de 160 millions d’euros de crédits. Une broutille par rapport aux besoins ! « Emplois de chercheurs, pas chercheurs d’emplois », « Recherche en péril, docteurs en exil », « Formés grâce à vos impôts, embauchés aux États-Unis », tels étaient les slogans inscrits sur les pancartes du millier de doctorants, chercheurs, techniciens qui manifestaient le 10 avril sur le parvis du Panthéon autour d’un cercueil de bois clair symbolisant la recherche défunte. Dans leur brièveté, ces slogans révèlent les graves problèmes que connaît la recherche française. « Le plus douloureux humainement, le plus lourd de conséquences pour l’avenir est celui des jeunes scientifiques [...] Ce n’est pas étonnant, car la thèse n’est souvent pas reconnue dans les entreprises et les carrières universitaires et de recherche sont peu attractives [2] ». Les mesures qu’avait prises le précédent gouvernement pour améliorer ces carrières [3] ont été purement et simplement annulées et en 2003, le secteur public recrutera 1.000 docteurs de moins que l’an passé alors que l’emploi dans le secteur privé continue à baisser. « Quel gâchis d’envoyer au chômage ou... faire leur carrière aux États-Unis des milliers de jeunes scientifiques brillants, formés et indispensables au pays, dont nous disposons... ! [2] » Dans le même temps, on s’extasie sur la puissance économique, politique et militaire des États-Unis en ayant l’air d’ignorer qu’elle est due avant tout à la relance par l’État de la recherche dans tous les domaines. À la différence des Français, les Américains ont compris depuis très longtemps que la recherche était un investissement prodigieusement rentable : « avec un enseignement primaire et un secondaire en moyenne très médiocres, les États-Unis compensent en drainant au niveau des universités, surtout après la thèse, d’excellents scientifiques du monde entier, qu’ils incorporent ensuite à leur système économique, sans avoir eu à débourser le moindre sou pour les vingt années de formation précédant la thèse » [2]. Apparemment le gouvernement de M. Raffarin n’a pas encore compris ça !

Retraites et sécurité sociale

Nous avons plusieurs fois abordé le problème des retraites [4] dans la Grande Relève. J’y reviens une fois encore parce que je suis scandalisé par les méthodes staliniennes d’intoxication utilisées par le Gouvernement pour faire passer son projet de destruction massive avec la complicité totale des médias qui reprennent tous en chœur l’argument de la nécessaire équité entre les divers régimes, en oubliant de rappeler que c’est Balladur qui en 1993 l’a rompue en portant à 40 ans la durée de cotisation des salariés du privé et en changeant à leur détriment le mode de calcul du montant de leurs retraites. En fait, le problème des retraites est un choix de société : il s’agit uniquement du partage des gains de productivité, comme nous l’avons déjà expliqué. En ce qui concerne l’assurance maladie, l’attaque est prévue pour l’automne. Là aussi, il s’agit avant tout de confier à des sociétés privées la gestion de la santé [5]. C’est cette fois l’Union pour le Massacre du Public (UMP) qui est en pleine action.

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[1] La Grande Relève, n° 1027, décembre 2002.

[2] Henri Audier, « Il faut sauver notre recherche scientifique », Le Monde, 08/04/2003.

[3] Un doctorant (5 ou 6 ans d’études, au moins, après le bacc.) gagne le smic ; un chercheur recruté, après un concours difficile, dans la recherche publique ou l’enseignement supérieur (après 5 ans en moyenne d’études post- doctorales) touche en début de carrière un salaire de 1.800 euros.

[4] La Grande Relève numéros : 989, juin 1999 ; 1008, mars 2001 ; 1017, janvier 2002 ; 1022, juin 2002 ; 1026, nov. 2002 ; 1028, janvier 2003.

[5] La Grande Relève, n° 1017, janvier 2002.

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Dossier : le pétrole

Histoire de Brut

par M.-L. DUBOIN
mai 2003

La guerre en Irak ? « Elle n’a rien à voir avec le pétrole, littéralement rien à voir avec le pétrole » a affirmé le Ministre de la défense des États-Unis [1], ce qui fut répété le 6 février par le porte-parole de la Maison Blanche, A.Fleischer et par le Premier ministre Tony Blair aux parlementaires britanniques [2]. Et ni Bush, dans son message sur l’état de l’Union en janvier dernier, ni Colin Powell dans son discours au Conseil de sécurité de l’ONU, n’ont prononcé une seule fois le mot “pétrole”. Et pourtant...

Un souci constant

Le contrôle des ressources pétrolières du Moyen-Orient a toujours été une priorité stratégique pour les États-Unis. Dans son célèbre discours de 1947 inaugurant la guerre froide le Président Truman faisait déjà intervenir « les importantes ressources naturelles » du Moyen-Orient parmi les considérations qui motivaient la guerre contre le communisme.

En 1974-75, en pleine escalade des prix du pétrole et de menace par l’OPEP d’une extension de l’embargo, l’Administration américaine menaça d’intervenir militairement contre les pays producteurs de pétrole.

En 1979, après la chute du Shah d’Iran (que la CIA avait contribué à installer en 1953), les États-Unis devinrent de plus en plus sensibles aux menaces contre leurs intérêts dans cette région.

Dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 1980, le Président Carter prévint que « toute tentative par une puissance étrangère de prendre le contrôle de la région du Golfe persique serait considérée comme une agression contre les intérêts vitaux des États-Unis et serait repoussée par tous les moyens y compris la force militaire. » Il expliqua que cette nouvelle politique était nécessitée par « l’écrasante dépendance des nations occidentales des fournitures en pétrole du Moyen-Orient ».

Après la première guerre contre l’Irak en 1990, Dick Cheney, alors Secrétaire à la défense, disait déjà : « Quiconque contrôle le flux pétrolier du Golfe Persique dispose du pouvoir de mettre une corde au cou de l’économie américaine. » Image reprise récemment par l’académicien M.T.Klare disant qu’en dominant le Golfe les Américains maintiennent une corde au cou des autres nations et empêchent tout rival d’atteindre un standing égal à celui des États-Unis [3]. En 1997, un rapport [4] sur la sécurité énergétique des États-Unis soulignait que le pays risquait de plus en plus de manquer de pétrole à cause de l’incapacité des producteurs de pétrole à satisfaire la demande mondiale. Le rapport insistait sur la menace que faisaient peser l’Irak et l’Iran sur la liberté d’approvisionnement en provenance du Moyen-Orient.

Dans son programme électoral G.W. Bush avait fixé deux priorités : le développement, en les modernisant, des capacités militaires et l’acquisition de nouvelles réserves pétrolières [5] auprès de sources étrangères. Dès son investiture, il confia la première au Ministre de la défense, D.H Rumsfeld, qui dispose à cette fin, pour l’année fiscale 2003, d’un budget de 379 milliards de dollars (en augmentation de 45 milliards de dollars par rapport à 2002 et auxquels il faut maintenant en ajouter 75 pour la guerre en Irak). Il confia la seconde au Vice-président Dick Cheney, qui, dans le rapport [6] qu’il a rédigé en mai 2001 pour le National Energy Policy Development Group, a présenté la stratégie destinée à répondre à l’augmentation des besoins en pétrole des États-Unis au cours des 25 prochaines années. Actuellement les États-Unis consomment 40% de la production mondiale et importent 52% de leurs besoins. En 2020, leur dépendance en pétrole étranger sera de 66%, ce qui signifie que, compte tenu de l’augmentation totale de la consommation, ils devront en importer 60% de plus. En d’autres termes, leur consommation qui est aujourd’hui de 10,4 millions de barils par jours (mbj) passera a plus de 16. Ce rapport n’évoque que très superficiellement la possibilité de mettre en place des mesures d’économies d’énergie [7].

Pour satisfaire leurs besoins croissant en pétrole, les États-Unis doivent persuader leurs fournisseurs étrangers d’augmenter leur production et de leur en livrer une plus grande quantité. Or dans leur grande majorité, ces pays ne disposent pas des moyens financiers nécessaires pour développer leurs capacités de production. C’est pourquoi le rapport cité propose premièrement d’augmenter les importations venant des pays du Golfe (ce qui implique de faire un gros effort diplomatique pour convaincre l’Arabie Saoudite et ses voisins de confier à des entreprises américaines la modernisation de leurs infrastructures) et deuxièmement de diversifier géographiquement les sources d’approvisionnement en augmentant les importations en provenance du bassin de la mer Caspienne [8], de l’Afrique subsaharienne (Angola et Nigeria) et de l’Amérique latine (Colombie, Mexique et Venezuela). Or, ces pays sont loin d’être disposés à laisser un pays étranger fixer les conditions de production de leur pétrole.

Et il s’avère que les ressources en hydrocarbures des pays du bassin de la Caspienne ont été surévaluées... En tout cas, l’administration Bush est décidée à s’assurer le contrôle de la production pétrolière de ces pays, à tout prix. D’où la nécessité de disposer, dit G.W.Bush [9], de forces armées « mobiles, meurtrières et faciles à déployer avec un minimum de soutien logistique ».

L’approvisionnement immédiat, à bas prix, des États-Unis, est donc bien un objectif de la guerre d’Irak, après celle d’Afghanistan (et peut-être avant celle d’Iran). Mais le bref historique [10] qui suit montre qu’elle dissimule des objectifs à plus long terme.

Une histoire tourmentée

À la fin de la seconde guerre mondiale, grâce à de nouvelles techniques de production, de nombreux gisements furent découverts dans les pays du Golfe persique. Dans le même temps se développait dans les pays occidentaux l’usage de l’automobile et du tracteur dans l’agriculture ; le pétrole était de plus en plus utilisé pour produire l’électricité et donnait naissance à de nouvelles industries basées sur ses dérivés (matières plastiques, tissus synthétiques, détergents, engrais chimiques,...). Les investissements nécessaires pour satisfaire la demande croissante des pays occidentaux étaient énormes. Les compagnies américaines California Standard et Texaco qui, depuis 1933, bénéficiaient du monopole d’exploitation du pétrole de l’Arabie Saoudite, se mirent donc à la recherche de nouveaux associés. En 1948, naissait ainsi l’Aramco (Arabian American Oil Company), consortium comprenant outre California Standard et Texaco, la Standard Oil de New-York (devenue Mobil) et la Standard Oil du New Jersey (appelée ensuite Esso puis Exxon).

De 21 mbj à la fin de la guerre, la production passa à 143 mbj en 1948, et continua à augmenter au rythme de 19% par an.

Du côté des gouvernements arabes, l’idée commença à germer que les pays producteurs avaient droit à une plus grande part du gâteau que celle prévue dans les accords initiaux de 1933. En 1950 la concession de l’Aramco fut renégociée : désormais, les profits sur chaque baril de brut seraient également partagés entre la compagnie pétrolière et l’Arabie Saoudite. Cet accord servit de modèle aux autres gouvernements de la région du Golfe. La production continua à croître et les prix baissèrent pour le plus grand bien des pays occidentaux où l’inflation régnait pour tous les autres produits. Mais les prix étaient entièrement fixés par les grandes compagnies pétrolières devenues sept (les “Sept Sœurs” : Aramco pour l’Arabie Saoudite, Gulf Oil pour le Koweit, British Petroleum pour le Koweit, l’Irak, l’Iran et le Sultanat d’Oman) selon des modalités qu’elles seules connaissaient et qui négligeaient totalement les gouvernements des pays concernés. La répartition moitié-moitié prévue par les accords se calculait après déduction des frais des compagnies pétrolières, frais que les gouvernements ne pouvaient vérifier parce que l’accès aux livres de comptes des compagnies leur était tout simplement interdit ! Deux baisses de dix cents en dix-huit mois sur le prix du baril, décidées arbitrairement par les Sept Sœurs provoquèrent une perte de 30 milliards de dollars, rien que pour l’Arabie Saoudite.

C’en était trop ! À l’initiative de l’Arabie Saoudite, les représentants de l’Iran, de l’Irak, du Koweit et du Venezuela (représentant ensemble 80% de la production mondiale de pétrole) se réunirent et annoncèrent le 9 septembre 1960 la création de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Dans une déclaration commune, les pays membres exigèrent des compagnies pétrolières le maintien de prix stables. Mais ne disposant pas de moyens suffisants pour faire valoir cette politique, les résolutions de l’OPEP ne restèrent que vœux pieux pendant plus de dix ans.

En 1973, alors que la guerre entre l’Égypte et Israël venait d’éclater, l’OPEP exigea des compagnies pétrolières qu’elles portent de 3 à 5 dollars le prix du baril. Les compagnies n’acceptèrent qu’une augmentation de 15 cents. Et la décision des États-Unis d’accorder une aide de 2,2 milliards de dollars à Israël provoqua l’indignation des pays producteurs, qui décidèrent l’embargo sur les livraisons de pétrole à tous les pays soutenant Israël. La panique s’empara des pays occidentaux quand les prix du pétrole montèrent jusqu’à près de 20 dollars le baril. L’OPEP leva son embargo en mars 1974 lorsque les États-Unis s’engagèrent à prendre des initiatives pour accélérer la fin de la guerre. Peu à peu les pays producteurs reprirent leurs concessions et en 1980 le ministre saoudien Yamani déclara avec soulagement : « L’époque coloniale est définitivement révolue. Nous sommes les maîtres de nos propres affaires et c’est nous qui déciderons ce qu’il convient de faire de notre pétrole ».

Cette vision optimiste du monde est sérieusement remise en cause par les projets actuels de l’administration américaine [11] :

Objectifs cachés

Contrairement au plan envisagé par les néo-conservateurs sous la houlette du Secrétaire adjoint à la défense, Paul Wolfowitz, et qui consiste à augmenter au maximum et le plus vite possible la production irakienne afin d’inonder le marché mondial du pétrole et faire ainsi fortement baisser les prix pour relancer la croissance, il semble que la famille Bush, qui a des liens étroits avec les petits producteurs de pétrole indépendants (Texans pour la plupart), veuille au contraire maintenir un cours élevé pour leur permettre de survivre. Comme n’ont pas manqué de le souligner les lobbies “patriotiques”, les États-Unis deviendraient encore plus dépendants du pétrole étranger si ces compagnies, qui exploitent essentiellement le sous-sol américain, venaient à disparaître. Qui plus est, les dernières estimations des experts du Pentagone ont révélé que la remise en état des infrastructures et les investissements nécessaires pour accroître les capacités de production de l’Irak atteindraient des coûts exorbitants. Il semble donc que la théorie du clan Bush prévaudra et que les Américains se contenteront, dans un premier temps, d’un redémarrage normal de la production Irakienne sous la responsabilité... des techniciens Irakiens actuels (qui appartiennent pour la plupart au parti Baas de Saddam Hussein !) Mais, bien sûr, les proconsuls américains resteront sur place pour veiller au grain.

Il est tout aussi évident que les sociétés américaines occuperont une place prépondérante dans le secteur de la sous-traitance des services. C’est déjà le cas de la société Halliburton, dont le Vice-président Dick Cheney a été le PDG, et de la firme Betchel, première entreprise de travaux publics aux États-Unis, très liée depuis longtemps aux Républicains.

Objectifs à long terme

L’objectif à plus long terme de l’administration américaine est de s’assurer le contrôle de 70 à 80% des réserves mondiales de pétrole et des oléoducs qui permettent son acheminement.

Il ne s’agit pas seulement d’assurer la pérennité de leur approvisionnement, mais aussi et surtout d’en tirer le profit maximum lorsque la Chine, l’Inde et la Corée deviendront à leur tour de très gros consommateurs. Enfin, outre la main mise sur les principales réserves du monde, les États-Unis veulent imposer les “valeurs américaines”, c’est-à-dire assurer la primauté de l’entreprise privée. Ce qui signifie, par exemple, qu’Exxon redeviendrait, comme dans les années “idylliques” de l’après-guerre, propriétaire du brut qu’elle extrait. Les réserves appartiendraient à des compagnies américaines au lieu d’être louées ou prêtées sous condition par les pays où sont les gisements. C’est déjà ce qui se passe en Russie où le pétrole a été privatisé, et partagé par moitiés entre une compagnie privée russe et des compagnies privées étrangères, dont British Petroleum (BP) par exemple, qui achètent les réserves en terre et peuvent les inscrire à leur bilan.

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[1] .Donald Rumsfeld, CBS News, 14/11/2002

[2] London Times, 15/01/2003.

[3] Nick Beams, Information Clearing House, février 2003.

[4] de l’Institut James A. Baker de Politique Publique, Université Rice.

[5] Ne pas oublier que le clan Bush (D.Cheney, C.Rice, D.Evans, S.Abraham, C. Cooper, par exemple) a de gros intérêts dans le pétrole. Relire à ce sujet “L’entourage très pétrolier de George W.Bush”, dans Le Monde du 13/11/2001.

[6] Ce rapport a déclenché une polémique dès sa sortie d’abord parce qu’il recommande d’effectuer des prospections dans le parc national de l’Alaska et ensuite parce que ses auteurs ont eu de nombreux contacts avec le courtier en énergie Enron dont la faillite retentissante a défrayé la chronique.

[7] Les propositions d’économie d’énergie de Ralph Nader et celles contenues dans le rapport du Baker Institute ont été complètement laissées de côté par l’Administration Bush.

[8] Les États-Unis disposent de bases aériennes dans la plupart de ces pays.

[9] Dans le discours qu’il a prononcé en septembre 1999, à l’école militaire Citadel (Charleston, Caroline du Sud)

[10] Tiré en grande partie de L’Arabie, Éd. Time-Life, 1985.

[11] Voir Yahya Sadowski, Le Monde Diplomatique, avril 2003.

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Dossier (Étude de la monnaie VIe)

Après avoir montré que la dématérialisation de la monnaie s’est accompagnée de l’évanouissement de toute garantie, notre étude a évoqué l’effet multiplicateur de crédit qui permet aux banques privées de créer la monnaie légale sous sa forme scripturale, ou monnaie de dette, sans que cela corresponde à la moindre création de richesse, et montré que ceci donnait aux banques le pouvoir d’orienter l’économie vers leurs intérêts.

Nous avons ensuite essayé de comprendre l’importance du tournant des années 1980 qui, en libéralisant les marchés, a donné à la finance le pas sur la politique, puis réfléchi au sens de certains termes tels que échange, valeur et fonctions de la monnaie.

Avant d’aborder, plus tard, les grandes théories monétaires, nous réfléchissons aux conséquences, d’abord au plan national, puis au plan international, de l’emploi qui est fait désormais de monnaies de dette comme monnaies légales.

Étude de la monnaie : IV. Conséquences d’une monnaie de dette

par M.-L. DUBOIN
mai 2003
1. AU PLAN NATIONAL : UN ENGAGEMENT COMMUN

La loi faisant obligation [1] à tous les ressortissants d’une nation (ou d’un groupe de pays, tel que “l’Euroland” [2]), d’accepter en paiement sa monnaie légale, celle-ci est devenue la reconnaissance d’une dette collective : elle engage tous les ressortissants de cette nation à fournir l’équivalent de la somme mentionnée. Ainsi :

- Tout citoyen est le débiteur de tous ceux qui détiennent de sa monnaie légale,

- Tout détenteur d’une monnaie légale est créditeur du pays où elle a été émise.

La monnaie légale constitue donc un lien commun, un sentiment d’unité nationale (ou communautaire) entre les citoyens du pays (ou du groupe de pays) qui l’émet : ceux-ci sont unis par l’engagement commun que constitue leur monnaie, comme, par exemple, ils sont unis par l’usage de leur langue nationale.

Qui peut prendre un tel engagement au nom d’un État ? Il paraît évident que dans une démocratie ce ne peut être que ses représentants élus, et c’est cette évidence qui fait que la plupart des gens croient, en toute bonne foi (faites-en l’expérience en interrogeant votre entourage), que ce sont les autorités publiques qui ont le monopole de la création de la monnaie légale et de son contrôle.

La vérité est que le monopole des gouvernements des états sur leur propre monnaie s’est institué au début du XIXéme siècle et qu’il a eu son apogée au milieu du XXème. Mais c’est au cours des années 1980, dans la foulée du fameux “tournant libéral” précédemment décrit, qu’il a été abandonné.

Et les conséquences sont lourdes, sinon bien perçues : en abandonnant ce monopole, qui nous paraît pourtant légitime, les gouvernements ne se sont pas seulement privés de la possibilité pour l’État de recourir à la création monétaire pour faire face, en cas d’urgence, à des dépenses publiques nécessaires ou imprévisibles. Ils ont aussi renoncé à un outil essentiel de gestion de l’économie, par la fiscalité (dont dépend la REdistribution) et par l’intermédiaire des taux d’intérêt ou des taux de change : en créant plus de monnaie, l’État pouvait décider d’accepter l’inflation qui, en diminuant le poids des dettes, favorisait les débiteurs au détriment des prêteurs. Au contraire, en décidant de limiter la création monétaire, le gouvernement rassurait les créanciers. La dévaluation d’une monnaie était un avantage concurrentiel immédiat offert aux exportateurs du pays.

Enfin, le monopole public sur la monnaie renforce l’autorité du politique : il est évident que plus un gouvernement est capable d’assurer son monopole, moins sa politique est soumise à des influences étrangères. Or depuis que la libre circulation des capitaux a supprimé ces monopoles nationaux sur les monnaies, celles-ci peuvent être utilisées en dehors de leur territoire (en particulier dans les paradis fiscaux, conçus pour échapper, entre autres lois, aux fiscalités nationales) et elles s’offrent ainsi aux transactions et aux placements. Les gagnants sont les acteurs privés qui peuvent échapper aux contraintes de toute politique monétaire, et les perdants sont les gouvernements.

2. AU PLAN INTERNATIONAL : L’HEGEMONIE POUR LE PAYS DONT LA MONNAIE EST UTILISEE

Tant que la majorité des monnaies étaient convertibles en or, étalon universel de référence, les taux de change entre monnaies résultaient d’un simple calcul, purement mathématique, celui des rapports entre leurs poids respectifs d’or. Les transactions se règlaient dans n’importe quelle monnaie et seuls les soldes débiteurs entre pays étaient règlés par référence à l’or.

On sait que la plupart des monnaies cessérent d’être convertibles en or après la Grande Crise de 1929. Ce fut aussi le cas du dollar à l’intérieur des États-Unis, mais pas pour les échanges externes. Pour ces échanges contre d’autres monnaies la parité du dollar fut fixée, dès l’arrivée de Roosevelt en 1933, à 33 dollars l’once d’or. De sorte que les transactions monétaires continuèrent à se faire par référence indirecte à l’or, par l’intermédiaire du dollar.

Ceci conféra évidemment au dollar un rôle prépondérant dans les échanges internationaux. Pourtant, au cours des années 1960, le déséquilibre de la balance des paiements des États-Unis commença à altérer la confiance des autres pays, au point que tout le monde cessa de croire à cette convertibilité externe du dollar, ce que Nixon rendit officiel en la supprimant en 1971.

Les échanges commerciaux internationaux peuvent donc s’établir dans n’importe quelle monnaie ; le pays exportateur peut fixer son prix dans sa propre monnaie, le pays importateur peut exiger de payer avec sa monnaie nationale, ou, si l’acheteur et le vendeur le décident, ils peuvent utiliser la monnaie d’un pays non concerné par leur commerce.

En résumé : il n’y a pas de monnaie internationale, il n’y a plus de référence universelle définissant un taux de change entre monnaies, et toutes les monnaies légales sont des monnaies fiduciaires, des monnaies de dette dont la valeur fluctue en fonction des marchés.

Or nous avons vu que le fait d’utiliser, dans une transaction commerciale, une monnaie de dette introduit un délai et un risque pour le vendeur : celui-ci se retrouve, après avoir fourni sa marchandise, avec un titre de crédit qu’il va lui falloir ensuite faire accepter en paiement d’autres marchandises. Il est donc pour lui très important d’avoir confiance dans la monnaie qu’il reçoit, il veut être payé dans une monnaie dont il pense qu’elle a et qu’elle va garder, ou mieux qu’elle va gagner du pouvoir d’achat. Une monnaie est dite forte parce que son pouvoir d’achat est en hausse : on comprend que c’est la tendance qui est importante, plutôt que la valeur instantanée.

De sorte qu’il se passe pour la valeur des monnaies ce qui se passe en Bourse pour la valeur des actions : un gros investisseur international peut agir sur les cours : lorsqu’il mise sur une monnaie ou un titre en l’achetant en masse, la valeur de cette monnaie ou de ce titre monte et alors tout le monde en veut, et sa cote continue à monter. Et si brusquement, en sens inverse, un investisseur décide de se débarrasser d’un titre, ou de devises, ses semblables, comme les moutons de Panurge, pensent qu’il a des raisons de penser que ce titre va perdre de sa valeur, alors ils vendent aussi, et, effectivement, le titre baisse. Les cours des monnaies, comme ceux des actions, peuvent donc être amplifiés par la spéculation.

Ainsi, depuis qu’elle obéit à l’idéologie libérale, l’économie mondiale, et avec elle les monnaies du monde, n’est pas pilotée dans l’intérêt général, mais vogue à la merci d’emballements ou de vents de panique dont il est impossible de prévoir l’amplitude et la portée.

Le commerce international a pris l’habitude d’utiliser le dollar quand cette monnaie est restée la seule à être théoriquement indexée à l’or. Cet usage fut conforté après la seconde guerre mondiale parce que l’économie des États-Unis était la première du monde, son industrie florissante était en pointe dans pratiquement tous les domaines, ses entreprises, qui, elles, n’avaient pas été bombardées, ont profité d’énormes marchés de reconstruction dans le monde entier.

Le déséquilibre de la balance des paiements des États-Unis avec l’échec de leur guerre contre le Vietnam a menacé ce rôle du dollar quand il était devenu évident que les banques américaines n’avaient pas en dépôt de quoi honorer de telles dettes. Mais à cette époque, aucune autre devise n’était parvenue à inspirer plus confiance que le dollar.

Depuis, l’Union européenne se construit au plan économique, la société Airbus en est un exemple : ses avions concurrencent ceux de l’Américain Boeing. Et pourtant Airbus, devenue EADS, établit encore ses prix en dollars, le comble est qu’elle se fait payer en dollars même lorsqu’elle vend ses produits en Europe. Il est vrai que la généralisation de l’usage de l’euro dans l’euroland est encore récente... Une telle hégémonie se traduit par un formidable avantage : dès lors qu’il s’agit d’une monnaie scripturale (pour laquelle, nous l’avons vu, il n’existe pas de limite matérielle à sa création ex nihilo), et que tous les pays en demandent pour leur commerce extérieur, le pays qui l’émet peut en fabriquer à sa guise.

Les États-Uniens en profitent donc et, signant sans vergogne ces reconnaissances de dettes [3], que personne ne leur ramène en demandant de les honorer, ils vivent depuis plusieurs décennie aux frais des autres populations, achetant le monde à crédit. Professeur d’économie politique de l’Université de Californie, Benjamin J. Cohen est bien placé pour l’expliquer : « Un pays dont la monnaie bénéficie d’un statut international finance ses déficits extérieurs en émettant sa propre monnaie [4] », en prenant les chiffres de 1999, il a estimé que ceci était équivalent à un prêt sans intérêt de 25 à 30 milliards de dollars par an consenti aux États-Unis par le reste du monde. Cette évaluation doit être beaucoup revue à la hausse non seulement à cause du net ralentissement de l’économie américaine, mais aussi parce que le budget fédéral, qui était excédentaire en 1999, a été mis en déficit par la politique de G.W. Bush : baisse des impôts (637 milliards en 10 ans) et énorme augmentation du budget militaire. Pareille dette est impensable de la part de tout autre pays, qui serait, bien avant d’en arriver à de tels excès, sanctionné par la chute de sa devise [5]. Exemple récent : tous les comptes exprimés en Argentine en pesos y ont été brusquement amputés de plus du tiers de leur pouvoir d’achat exprimé en dollars. Ce qui ne peut pas arriver aux comptes américains en dollars si la référence est le dollar américain !

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[1] par les “cours forcé ” et “cours légal” des monnaies nationales

[2] ensemble des pays européens ayant adopté l’euro.

[3] ou, comme on dit parfois, “font marcher leur planche à billets”.

[4] “La monnaie et le pouvoir des états” article paru dans Alternatives économiques, N°45, hors série consacré à la monnaie.

[5] ... et l’intervention du FMI.

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Pétro-dollar/pétro-euro

Le pot aux roses

par M.-L. DUBOIN
mai 2003

La guerre d’Irak aurait eu pour objectif d’empêcher, impérativement et le plus tôt possible, que le dollar cesse d’être la monnaie largement préférée à toutes les autres dans le commerce international, et d’abord celui du pétrole, pour que les États-Unis ne perdent pas, avec leur prestige, de gros avantages financiers. Cette explication de l’attaque de l’Irak repose sur deux faits : la dépréciation du dollar face à l’euro et le basculement vers l’euro des paiements et des réserves en dollars ; et sur une prévision : les conséquences catastrophiques pour l’économie américaine qu’aurait la généralisation d’un tel revirement.

La situation du dollar

La confiance générale dans le dollar a longtemps été maintenue malgré la montée foudroyante du niveau d’endettement des États-Unis (dette publique, dette des ménages et dettes des entreprises), triplant entre 1964 et 2002, atteignant 30.000 milliards de dollars, soit près du tiers du PIB mondial [1]. Le budget fédéral, positif jusqu’en 2000, est en déficit depuis : on le prévoyait de plus de 300 milliards pour 2003 et de plus de 400 pour 2004, avant de prendre en compte les suppléments qui viennent d’être votés pour la guerre contre l’Irak (le budget militaire s’élève maintenant à plus de 400 milliards). L’endettement des ménages est passé de 200 à 7.200 milliards et fin 2002 le consommateur américain devait en moyenne 40% de son revenu. Quant aux entreprises, avec leur frénésie de fusions/acquisitions financées par emprunt, leur endettement financier intérieur est passé de 53 à 7.620 milliards (672% du PIB). On peut donc dire que personne n’épargne aux États-Unis, les ménages et les entreprises pas plus que l’État, il est devenu normal de vivre à crédit. Y compris vis à vis des autres pays, car depuis 1990 (donc depuis la première guerre du Golfe) les États-Unis importent plus qu’ils n’exportent. Leur déficit commercial accumulé est maintenant tel qu’ils doivent au reste du monde l’équivalent de presque le quart de leur PIB. Si cette tendance se poursuit, c’est l’équivalent de la moitié de leur PIB qu’ils devront dans une décennie.

Ceci n’avait d’abord pas trop inquiété leurs créditeurs puisque l’hégémonie du dollar lui a valu d’être utilisé dans 80% des transactions commerciales internationales et dans 75% des réserves officielles. Cette confiance s’appuyait sans doute sur le pari d’un redéveloppement de l’industrie américaine dans ce qu’on appelle la e-economy, celle des nouvelles technologies de l’information et de la communication (les NTIC). Las... au lieu d’un redémarrage foudroyant, ce fut le flop, rendu public par la chute spectaculaire du Nasdaq, début 2000. Et on sait combien l’économie marche à coups de spéculations. L’économie américaine fut sérieusement affectée, mais ce n’est pas sur-le-champ que le dollar en subit les effets...

Basculements vers l’euro

Saddam Hussein aurait scellé son destin en novembre 2000 lorsqu’il décida de vendre, non plus dans la devise de son ennemi, mais en euros, le pétrole irakien, dont la France et l’Allemagne sont ses principaux acheteurs européens.

Saddam demanda également à l’ONU de convertir en euros son fonds de réserve (“pétrole contre nourriture”) qui était de dix millions de dollars. La nouvelle fut transmise en France par le site internet de l’Humanité le 2 novembre en ces termes : « Le comité des sanctions de l’ONU a autorisé lundi l’Irak à libeller en euros et non plus en dollars ses transactions pétrolières et commerciales. Cette autorisation pourrait être le premier pas vers un changement important dans le monde du négoce pétrolier chasse gardée exclusive du dollar jusqu’à présent... Les États-Unis ont d’ailleurs tenté de bloquer cette opération, mais comme le note un expert de la commission des sanctions de l’ONU, il n’y a pas de base juridique pour bloquer la demande irakienne. Information suivie de ce commentaire : « Pour l’instant, il n’y a aucune réaction officielle à la décision de l’Irak. »

À cette époque, l’euro ne valait que 82 centimes de dollar, par conséquent les analystes s’étonnèrent, sans plus, que, pour une raison de politique internationale, Saddam envisage de perdre des millions sur les revenus du pétrole irakien. Donc, sur le coup, l’Administration américaine ne s’est pas vraiment inquiétée, pensant que Saddam allait faire une mauvaise affaire. Elle décida pourtant de taire l’information, et par conséquent les médias ne la diffusérent pas, par crainte d’altérer la confiance des investisseurs et des consommateurs envers le dollar, comme le commentait récemment sur internet William Clark, étudiant en technologie et sécurité de l’information d’une université réputée de la côte Est des États-Unis.

Or cette attitude “politique bizarre” de Saddam Hussein, selon le journal anglais The Observer du 16 février dernier, fut en réalité, pour l’Irak, une aubaine de plusieurs centaines de millions d’euros... parce que depuis la fin de 2001 l’euro a gagné près de 25% sur le dollar !!

C’est encore grâce à internet qu’on découvre que l’Irak ne fut que l’un des premiers États, mais pas le seul, à avoir remis en question son choix du dollar comme devise internationale.

La Jordanie passa peu après avec l’Irak un accord bilatéral de commerce en euros.

Le Vénézuela a passé des accords de troc avec une dizaine d’autres pays latins en développement, qui n’avaient pas de dollars pour payer, échangeant par exemple avec Cuba du pétrole contre des auxiliaires paramédicaux. À ce propos il faut rappeler que le Vénézuela est le quatrième producteur d’or noir au monde, et que ses ressources pétrolières, qui tentent d’autant plus les compagnies pétrolières américaines qu’elles sont proches, ont l’inconvénient d’être propriété de l’État. Est-ce donc étonnant si Newsday, du 21 avril 2002, y voit une relation avec les révélations rendues publiques par un député uruguayen sur le rôle de la CIA dans le coup d’État manqué contre Chavez, son Président démocratiquement élu ?

L’Arabie Saoudite a un rôle prépondérant au sein de l’OPEP. Or l’ancien Ambassadeur américain dans ce pays aurait déclaré l’an dernier au Congrès : « L’un des faits majeurs dans l’histoire des saoudiens, du fait de leur amitié avec notre peuple, a été d’insister pour que le pétrole continue a être commercialisé en dollars. De cette façon, le Trésor US peut imprimer des billets et acheter du pétrole avec, ce qui est un avantage que ne possède aucun autre pays. Avec l’émergence d’autres devises et des pressions dans les relations internationales, je me demande s’il ne va pas y avoir, comme il y en a déjà eu, des Saoudiens pour se demander pourquoi être si bienveillants envers les États-Unis. »

La zone euro étant le plus grand importateur de pétrole au monde, a tout intérêt à miser sur l’euro si son cours se maintient face au dollar. La Russie, qui vend surtout son pétrole à l’Europe, a entrepris en 2002 des négociations avec l’Allemagne pour établir leurs contrats en euros.

Et en ce qui concerne le Moyen-Orient, un diplomate iranien, Javad Yarmani, a déclaré dans une conférence auprès du Ministère espagnol des finances : « Il est tout à fait possible que le commerce bilatéral entre le Moyen-Orient et l’Union européenne s’accroisse et il se pourrait que le prix du pétrole s’établisse en euros. Ceci aiderait au développement de liens entre ces deux blocs et attirerait vers le Moyen-Orient les investissements européens dont il a grand besoin. »

Les réserves suivent le pétrole

Tous les pays du monde sont concernés par le commerce du pétrole, mais l’hégémonie du dollar va bien au-delà. Parce que les pays importateurs étant obligés de se procurer des dollars pour acheter leur pétrole, ils vendent leurs produits en dollars, et les pays exportateurs utilisent ensuite leurs pétro-dollars pour leur commerce dans les autres domaines.

Donc depuis le début des années 1970, quand les accords entre États-Unis et OPEP ont fixé en dollars le prix du pétrole, tous les pays accumulaient des réserves en dollars.

Or au cours de ces trente années, le dollar n’avait jamais autant baissé qu’en 2002 !!

Conséquence : les uns après les autres, beaucoup de pays se mirent à transposer leurs avoirs de dollars en euros. D’abord la Chine, puis l’Iran (selon une information généralement peu perçue publiée par l’Iran Financial News du 25 août 2002), puis le 1er décembre 2002 “La Corée du nord choisit l’euro” titra sur internet, la correspondante de la BBC à Seoul.

Et Business Week prévînt que la Banque centrale de Russie, la Banque du Canada, la banque Populaire de Chine et la Banque centrale de Taïwan, avaient de plus en plus opté pour la monnaie européenne au cours de l’année précédente.

En janvier 2003, nouvelle chute du dollar !

Inquiétudes

Associated Press rapportait fin janvier l’inquiètude exprimée par un stratège financier de New-York, Marc Chandler : « Les autres banques centrales vont-elles suivre, et quel en serait l’effet sur la possibilité des E-U de financer leur déficit courant ? Ce déficit est proche de 5% du PIB et c’est une corde qui se serre autour du cou du dollar ». Et The Observer le 26 janvier : « Si l’OPEP venait à décider d’accepter des euros pour son pétrole (en supposant un instant qu’il lui serait permis de prendre cette décision) il en serait fini de la domination américaine. Non seulement l’Europe n’aurait plus besoin de tant de dollars, mais le Japon, qui importe plus de 80% de son pétrole du Moyen-Orient jugerait bon de convertir également en euros ses actifs en dollars ... et c’est le Japon qui subventionne le plus les É-U par ses gros investissements en dollars. De l’autre côté, les États-Unis qui sont le premier pays importateur de pétrole au monde, devraient aquérir des euros. Ils auraient à convertir leur déficit commercial en surplus commercial au moment particulièrement pénible où leurs prix de marchés s’effondrent et où leurs approvisionnements énergétiques (pétrole et gaz) sont réduits. Les arguments purement économiques de l’OPEP pour faire la conversion, même provisoire, vers l’euro, sont très solides. La zone euro n’a pas un grand déficit commercial, elle n’est pas lourdement endettée envers le reste du monde comme le sont les États-Unis, les taux d’intérêt y sont nettement plus hauts et sa part du marché mondial est supérieure à celle des É-U : elle est le premier partenaire commercial du Moyen-Orient. Et presque tout ce que vous pouvez acheter en dollars, vous pouvez aussi l’acheter avec des euros, sauf, jusqu’ici, le pétrole. »

Le scénario prévisible

Si cette tendance à remettre en question l’hégémonie du dollar se poursuivait, on peut imaginer quelle catastrophe elle engendrerait outre Atlantique. Tous les détenteurs de dollars présenteraient ces reconnaissances de dette à ceux qui les ont signées, en réclamant leur dù. Ruée mondiale vers les banques américaines, comptes bloqués, faillites, etc. Citons la description qu’en a faite un analyste américain rapportée par l’internaute déjà cité, W. Clark : « les nations consommatrices de pétrole seraient amenées à sortir en masse leurs fonds de réserve (ceux de leurs banques centrales) en dollars pour les convertir en euros. Ceci entraînerait une chute de 20 à 40% du dollar, avec les conséquences qu’on sait quand une devise est brusquement dévaluée (on se rappelle l’exemple récent de l’Argentine). Les fonds étrangers sortiraient en masse des marchés des États-Unis et de tous les avoirs actuellement exprimés en dollars (c’est le Japon qui en a le plus), il se produirait une ruée vers les guichets des banques comme en 1929-33, il serait impossible d’assurer le service de la dette (paiement des intérêts), le budget américain serait en faillite. Bref, le scénario type des crises économiques du Tiers monde. » Cet analyste, que Clark qualifie d’astucieux, conclut :« La vraie raison pour laquelle l’Administration Bush II veut installer en Irak un gouvernement fantoche, ou plutôt, corrige-t-il, la vraie raison pour laquelle le milieu d’affaires militaro-industriel veut un gouvernement fantoche en Irak est qu’il repasserait de l’euro au dollar pour la monnaie de référence et qu’il s’y maintiendrait. Espérant également, ajoute-t-il, un veto contre tout extension vers l’euro de la part des membres de l’OPEP et en particulier de la part de l’Iran qui est le second parmi eux à être en train d’envisager sérieusement un basculement vers l’euro pour ses exportations de pétrole ». Notre internaute se réfère à une information publiée par The Jerusalem Report du 13 janvier dernier pour ajouter : « l’Arabie Saoudite, serait affaiblie par des menaces de troubles civils importants, et pour l’Administration américaine qui est consciente de ces risques encourus par son “État-client”, selon ses termes, c’est une raison de maintenir en permanence une présence militaire dans le Golfe. »

À vous de juger !

Ces informations et ces commentaires confortent bien évidemment notre conviction sur le rôle de la monnaie, ses fonctions et surtout son mode de création (au point que nous doutons que puisse vraiment aboutir toute réforme, même qualifiée de radicale, si elle n’affecte pas ces aspects).

Elles permettent de comprendre l’importance de la décision prise par Saddam Hussein à propos du dollar, et, compte tenu de l’évolution au cours de l’année dernière, qu’il soit brusquement devenu la première cible de Bush II. Et en y réfléchissant, elles expliquent aussi l’attidude de différents pays dans le conflit Irakien, parfois beaucoup plus clairement que bien des déclarations officielles.

Mais il est une chose que nous ne parvenons pas à comprendre, c’est le silence des grands médias, en particulier les français, et même celui du gouvernement qui ne devrait pourtant pas éprouver de honte à vouloir défendre l’euro.

Nous tenons à remercier notre ami Guy qui a levé pour nous ce lièvre tapi sous internet, grâce à un article qui venait de très loin : l’auteur en est un écrivain australien, Geoffrey Heard (adresse : heard@surf.net.au). C’est à l’adresse internet www.indymedia.org que se trouve l’excellent travail de l’informaticien américain W.Clark. Nos lecteurs pourront y trouver, en anglais, celles de la plupart des autres textes évoqués ici, et bien d’autres.

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[1] Ces chiffres sont cités par l’économiste Frédéric Clairmont, dans Le Monde Diplomatique d’avril dernier.

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Actualité

Nos gouvernants ont beaucoup d’idées,... c’est ce qui leur permet d’en changer souvent...

par P. VINCENT
mai 2003

« Alain Lambert en appelle à la cagnotte des Français. » Tel était le titre, dans Libération du 13 mars, d’un article rapportant les propos tenus la veille par le Ministre délégué au Budget, à l’adresse des “ménages qui ont un peu le moral qui faiblit” : « Continuez à consommer. Vous avez un taux d’épargne très élevé, donc un pouvoir d’achat non négligeable. La consommation, c’est la meilleure garantie pour votre propre emploi. » Pour relancer une économie considérée en péril, l’idée est de mobiliser les consommateurs. Le schéma que l’on m’avait enseigné autrefois était le suivant : « Vous travaillez beaucoup, vous consommez avec modération, et vous mettez de côté ce que vous pouvez pour vos vieux jours. »

Il n’y a d’ailleurs pas si longtemps, ce même gouvernement auquel appartient A.Lambert prévenait que nos retraites par répartition allaient bientôt devenir insuffisantes et voulait nous doter en complément d’un système de retraites par capitalisation, d’où, bien sûr, de nouvelles cotisations qui réduiraient le pouvoir d’achat, mais permettraient à tous les salariés de se constituer une cagnotte. C’est ce que faisaient déjà de façon intuitive ceux qui arrivaient à ne pas dépenser tout ce qu’ils gagnent, ou ceux qui ne parvenaient pas à le dépenser. Et voilà qu’on nous dit maintenant : « Attention, vous épargnez trop ! Cela risque de se retourner contre vous. Il faut consommer plus si vous voulez sauver vos emplois ». En fait on voudrait surtout nous faire travailler davantage. Mais s’il est clair qu’on n’ose plus nous reparler des fonds de pension après ce qui leur est arrivé en Amérique [1], on se demande pourquoi s’en prendre tout d’un coup aux cagnottes qui auraient survécu au désastre boursier ? Et menacer de façon récurrente d’une nouvelle baisse des taux d’intérêt ceux qui plus prudemment ont mis leurs économies à la Caisse d’Epargne, en prétextant qu’il n’y aurait presque plus d’inflation, ce qui risque malheureusement de ne pas durer. Or on sait d’expérience qu’on se soucie beaucoup moins de réajuster ces taux d’intérêt lorsque l’inflation augmente.

Concernant ces questions, selon le responsable que l’on écoute, A. Lambert, F. Mer , ou J.-P. Raffarin, à moins qu’il ne soit lui-même encore contredit par J. Chirac, et selon la date et l’endroit où ces gens s’expriment, tout et son contraire (comme le choix d’épargner ou de consommer), peut devenir successivement, voire simultanément, un objectif prioritaire. On ne sait plus où l’on nous mène. La récession, heureusement, ne menace donc pas tous les secteurs !

Il n’est pas besoin de générer davantage de blessés et de malades pour faire vivre les professions médicales, ou de délinquants pour occuper policiers et gendarmes, magistrats, avocats et gardiens de prison. De ce côté-là, il y a un consensus au gouvernement pour voir la consommation baisser. Mais certains dans la majorité gouvernementale ont des idées allant en sens contraire, tel C. Estrosi qui propose qu’automobilistes et motards puissent rouler sur autoroute à 150 km/h, ou J.-P. Soisson qui s’oppose à l’abaissement du taux d’alcoolémie autorisé, au motif qu’aucune voiture ne pourrait plus alors circuler chez lui en Bourgogne.

À propos de nos prisons, avec leurs 57.600 détenus pour 47.000 places, et très inégalement répartis (record battu par Perpignan : 361 détenus pour 122 places), Philippe Bouvard écrivait méchamment dans France-Soir que les nombreuses évasions auxquelles on assistait actuellement étaient peut-être la solution que l’on avait trouvée au problème. En réalité, le gouvernement compte faire construire plusieurs importantes prisons, mais comme cela demandera un certain délai, il a voulu pouvoir tout de suite faire état de quelques réalisations expérimentales, même de moindre envergure. À Saint-Denis-le-Thiboult (76) il a décidé d’aménager un vieux château en centre de rééducation fermé pour jeunes délinquants. Des contingents de 8 adolescents y effectueront des stages, pour lesquels il est prévu un personnel à plein temps de 27 personnes, personnel pénitentiaire s’entend, car comme il s’agit d’un château résidentiel et non d’un château-fort, peut-être y faudra-t-il aussi du personnel domestique. À Sainte-Eulalie (33) ce n’est qu’une maison bourgeoise du 19ème siècle qui a été achetée à cet effet, mais le ratio est le même : 27 adultes pour s’occuper de 8 jeunes de 13 à 16 ans. Cela paraît tellement merveilleux qu’on se demande s’il ne faudra pas instituer un concours d’entrée. D’autant qu’avec les milliers de postes de surveillants et éducateurs supprimés dans les collèges et lycées, parce que là il a été décidé de faire des économies, la délinquance précoce risque d’y proliférer.

On peut naturellement déplorer ces contradictions et ces incohérences. Mais vu ce qui se passe ailleurs, soyons indulgents pour un gouvernement qui, dans un domaine plus immédiatement vital, n’a par contre pas cafouillé sur ses objectifs de paix comme d’autres ont cafouillé sur leurs prétendus buts de guerre.

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[1] et alors qu’on apprenait encore récemment que ceux gérés par les Suisses accusaient pour 2002 des pertes équivalentes à 27 milliards d’euros Le Canard Enchaîné, 12 mars 2003.

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Lectures

Une mission essentielle

par R.-L. JUNOD
mai 2003

Rapporteur des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, l’écrivain suisse Jean Ziegler s’est illustré par divers essais de sociologie consacrés à l’Afrique avant de s’en prendre à l’oligarchie bancaire de son pays favorisant l’exploitation du tiers monde dans Une Suisse au-dessus de tout soupçon [1] qui le fit maudire par le pouvoir et par d’innombrables compatriotes. Oser dénoncer les méfaits criminels du secret bancaire, c’était prêter le flanc aux pires représailles. Après Main basse sur l’Afrique et Retournez les fusils (manuel de sociologie d’opposition), Ziegler récidivera avec La Suisse lave plus blanc en 1990 et d’autres pamphlets attaquant la politique du profit helvétique.

Parmi les quinze titres publiés, retenons encore La Suisse, l’or et les morts, Les nouvelles mafias contre la démocratie, ou Les seigneurs du crime et La faim dans le monde expliquée à mon fils.

Or, voici Les nouveaux maîtres du monde [2]. Personne n’avait jamais aussi clairement ni aussi complètement exposé et expliqué l’histoire de la mondialisation qui est aussi celle de l’exploitation de l’homme, donc des diverses formes de l’esclavage. Nous voyons à travers d’innombrables exemples comment s’est édifiée la globalisation des marchés financiers tandis que s’élaborait une idéologie des maîtres imposée à leurs sujets. Vient ensuite l’inventaire des méfaits du capitalisme favorisant l’action multiple des prédateurs accumulant « l’argent du sang ». Se référant souvent à Jürgen Habermas, Ziegler décrit les méfaits de la privatisation entraînant la mort de l’État, la dévastation de la nature et la dégradation des hommes, sans parler du règne de la corruption, tout cela au service de la machine de guerre qu’est l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Chemin faisant, Banque mondiale et FMI sont copieusement stigmatisés, toujours à l’aide d’exemples concrets.

Au terme de cette exploration du désastre capitaliste, Jean Ziegler évoque l’espoir d’une « nouvelle société civile planétaire » engendrée par l’action de « fronts de résistance » tels que les syndicats, les mouvements paysans ou féministes, les traditions des peuples autochtones, les partis écologiques et surtout les ONG.

À courir aussi vite, on caricature la pensée de Ziegler qui, lui, s’applique à montrer longuement comment les divers fronts de résistance pourraient lutter pour instaurer un monde équitable.

J’ai fait découvrir à Jean Ziegler l’existence du distributisme, capable de supprimer la misère dans l’abondance et lui en ai exposé les thèses. Il m’a aussitôt répondu que « ces idées novatrices donnent de l’espérance » et que nous avons là « une mission essentielle ».

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[1] Le Seuil, 1976.

[2] Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002.

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Environnement

L’Europe de la désespérance

De la Galice à la mer du Nord
par B. VAUDOUR-FAGUET
mai 2003

L’océan, pour des millions d’hommes, est un horizon quotidien, familier, habituel. Un horizon qu’on imagine volontiers immuable, durable dans son esthétique, en perpétuel recommencement et qui semble se projeter constamment en avant, au-delà de sa propre existence. Portugais, Basques, Espagnols, Bretons, Normands, tous ces gens de la bordure péninsulaire regardent, avec une pointe d’admiration, ces étendues infinies d’écume et de vagues, d’embruns et de houle. Crachins après crachins, marées après marées, ces rivages paraissent fixés là pour une éternité sans âge dans un renouvellement incessant, avec une luminosité à la fois changeante et persistante. Voilà pour le cadre naturel, voilà pour la simple nomenclature du décor.

Depuis le milieu du XIXème siècle scientifiques et chercheurs ont voulu dépasser cette vision romantique, impressionniste. Tentative intéressante, source d’une connaissance bénéfique. Alors ils ont essayé de discerner, d’analyser, les structures intimes de ce patrimoine si riche en tonalités émotionnelles, en spectres colorés. La question majeure posée par ces érudits était celle de l’identité physique, anthropologique de ce milieu. Cette notion a-t-elle du sens ? Y a-t-il réellement une unité autour de ces côtes ? Quelque chose indique bien la présence d’un trait d’union, d’une solidarité concrète entre tous ces reliefs, ces habitants, dans ce cadre de vie qui court de l’Algarve à la Picardie ? Des premières implantations (néolithique) jusqu’à la modernisation technicienne, on devine que des maillages serrés ont quadrillé ces univers du large. La manière d’être, de penser, de cultiver les sols, d’aller pêcher, de commercer ou de réagir aux événements ont noué une sorte de cordon linéaire à l’ouest du continent. Au final il y aurait un caractère singulier, original et particulier de l’Europe maritime.

Peu d’homogénéité,
beaucoup de complexité

Malheureusement, jusqu’à maintenant, toutes les études visant à établir des preuves sur cette “famille” littorale ont échoué. La fameuse unité de reliance, ce concept de départ, est un véritable songe creux. Dès que les scientifiques examinent de près les bilans réels du site ils constatent le bouleversement des topographies, la diversité, le pluralisme, la divergence radicale des éléments en question. Sciences exactes et sciences humaines se rejoignent sur un point précis : cette société est tournée vers la mer cependant les ancrages régionaux, les péripéties locales, les influences de l’économie, de la culture, du terroir, ont dessiné des trajectoires qui partent dans des directions imprévisibles ou contradictoires.

La loi scélérate
de la viscosité pestilentielle

Les naufrages successifs de l’Amoco Cadiz, de l’Erika, du Prestige et du Tricolor nous fournissent le chaînon manquant. C’est l’élément-clef qui faisait défaut au raisonnement. Le tragique de la pollution mazoutée détermine désormais une sorte “d’union sacrée” sur le pourtour de cet océan. Les cultures, les histoires, les passés successifs, les reliefs, les identités personnelles, comptent assez peu maintenant : ce qui est décisif c’est le lien putride créé par les déversements intempestifs de la marée noire sous l’aspect de boulettes, de galettes, de plaques, de barquettes en suspension dans l’eau... peu importe. Cette arrivée brutale ou périodique de déchets fonctionne comme une invasion sournoise, agressive. Tous les domaines du vivant et du minéral, du biologique et du social, de l’économique et de l’hydraulique vont subir la loi scélérate de la viscosité pestilentielle. Peu de chance d’échapper à cette mortelle étreinte. La pollution s’est aussi mise en réseaux ; elle s’accroche en toile d’araignée, elle fait partie intégrante du découpage visuel. Le littoral atlantique vient d’acquérir son “unité” pleine et entière, celle du dégoût et de la nausée. Ce malaise devient le noyau central de l’appréhension technique et philosophique de cet univers.

Les poignées de volontaires et de spécialistes (pompiers, militaires, employés municipaux) qui se succèdent sur les plages nous disent, à travers l’immensité de leur exemplaire courage, que le nouveau visage de l’Europe passe par cet affrontement opiniâtre. C’est leur lutte, leur générosité admirable, leur sens absolu du dévouement qui indique où se trouve le refus de l’abaissement, le refus de l’abandon devant le drame. En ramassant les pires débris ils symbolisent ce front de la révolte, cette “contre-marée noire”, cet orgueil sublime qui ne veut pas subir l’esclavage des oppressions chimiques. Jamais notre société ne parviendra à rendre l’hommage qui convient à ces anonymes perdus entre sables et rochers et qui affirment très haut que l’altruisme environnemental suscite le vrai idéal de notre temps.

Et pourtant leur accablement face à la détresse est nettement perceptible. Ces jeunes gens, au centre de la tourmente, au moment même où ils chargent des tonnes d’horreurs matérielles sur des bennes à ordures, ces jeunes gens nous indiquent, à demi-mots, la nature de leur sentiment, plus exactement de leur perplexité. Ils sont là par devoir, par obligation morale, pour éviter de sombrer dans la négation ou la désespérance. Ils nous disent qu’ils ont la conviction de revenir le lendemain, et encore le surlendemain... au-delà certainement ! Il n’y a plus de date fixe, le mécanisme engagé est sans fin. Ils reviendront évacuer ces flux de l’abomination que les discours vengeurs des tribunes ne stopperont nullement et que les mesures d’endiguement promises (contre les intérêts financiers, contre le cynisme industriel) freineront à peine. Sur ce sujet de la lutte anti-marée noire, nous sommes des tigres de papier. Les colonnes de grognards qui ont fait leurs armes sur les plages emboucanées avec leurs pelles, leurs épuisettes, leurs râteaux, ont senti - cette fois - que le “retour à la normale” est une utopie d’autrefois. Ce désir de restituer l’intégrité des sites ressemble trop à une nostalgie enfouie dans les mémoires.

Les défenses immunitaires
de l’Atlantique

Les sauveteurs au contact d’une réalité diabolique nous transmettent un message universel et implacable. Quelque part un “contrat” maudit a été signé avec la divinité pétrolière. Pour dénouer tous les termes de ce protocole (sur le futur) il faudrait rassembler encore plus de courage collectif, plus de renoncement péremptoire, plus de résolution farouche. Le peut-on ? Notre communauté, à la fois complice et victime, a-t-elle la volonté intérieure d’entrer dans ce processus exigeant ?

Il faudrait, on l’a dit, punir les coupables de ces trafics, sanctionner les armateurs délinquants, traquer la pègre qui exploite ces navires, équiper les ports de bassins filtrants, contrôler les équipages-fantômes, assurer des surveillances autoritaires... avant que ce début de programme salvateur apparaisse sur les routes maritimes, avant que cette moralisation prenne effet, des étendues de planète-océan connaîtront une agonie finale, imprégnées qu’elles sont par les ignominies du transport pétrolier.

Titubants au milieu des flaques noires, le nez sur un masque factice, les cheveux balayés par des rafales d’hydrocarbures, les crucifiés du nettoyage en mer tentent, en vain, de rétablir la pureté des origines... sans y croire vraiment ! Leurs gestes suintent la défaite, cette capitulation invisible et vicieuse.

De proche en proche, sans verbalisation excessive, une psychologie de la fatalité grignote notre civilisation. C’est une angoisse discrète qui a commencé entre les dunes et les marées et qui, telle une force supérieure insatiable, se déplace en migrant, dévore à présent les terres au cœur du continent. Les combattants, en première ligne, regardent la malfaisance les yeux dans les yeux, ils se tiennent debout parce que l’honneur l’exige mais dans ce combat beaucoup de bras ballants, d’épaules fatiguées, de pupilles égarées dans le vide, nous suggèrent que le traumatisme va s’étaler sur la longue durée.

Dans son périple compliqué l’Europe a surmonté pas mal de défis souverains. Elle a souvent basculé dans les ténèbres, émergeant avec difficulté des périls qui l’assaillaient. Celui qui se développe entre le Portugal et l’Angleterre est inédit. Il frappe toutes les cellules de ce grand corps malade un peu à la manière de cette terrible épidémie dont on évite soigneusement de prononcer le nom et qui pulvérise de ses virus puissants les défenses immunitaires de l’organisme. De l’Alentejo à la Pointe du Raz ce sont bien les défenses immunitaires de l’Atlantique qui s‘écroulent. Les digues de la pureté, de la beauté, de la grandeur s’engloutissent dans les flots.

En sommes-nous bien conscients ?

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