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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1118 - mars 2011

 

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N° 1118 - mars 2011

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre MON note partout des réductions budgétaires sur des dépenses nécessaires et les privatisations demandées aux gouvernements par le FMI pour rassurer les créanciers.

???   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin pose la question de savoir sur quoi vont déboucher les révolutions du monde arabe, souhaitant que ses héros ne soient pas morts pour rien.

Un dur combat    (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon rappelle les durs combats menés pour obtenir les progrès sociaux qui sont aujourd’hui, systématiquement, rognés, voire supprimés.

Nous n’irons pas aux Paradis   (Afficher article seul)

Gilles Petit raconte la soirée et la conférence de B.Blavette sur les paradis fiscaux organisées pour les 75 ans de La Grande Relève.

I - Changement climatique : de la controverse au débat démocratique    (Afficher article seul)

Pour Guy Evrard, la controverse sur la réalité du changement climatique occulte un véritable débat sur la responsabilité du libéralisme économique et du modèle productiviste.

Nature humaine et agressivité   (Afficher article seul)

François Chatel montre que s’il est si difficile de remettre en question le système actuel, c’est à cause d’une croyance, fausse mais bien enracinée, sur l’agressivité humaine.

Que fait-on de notre argent ?   (Afficher article seul)

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
31 mars 2011

« Le parti de l’énergie sale »

C’est ainsi que le New York Times qualifiait dans son éditorial du 22 février le parti républicain américain qui détient maintenant la majorité à la Chambre des représentants. À l’occasion du débat budgétaire, les Républicains ont fait voter le 19 février une réduction de 61 milliards de dollars des dépenses de l’État fédéral pour l’année fiscale en cours. Leur but était prioritairement de mettre en échec, en privant le gouvernement des moyens de les appliquer, les deux principales réformes de la première moitié du mandat d’Obama : la couverture santé et la “régulation” des marchés financiers, qui inquiètent beaucoup, paraît-il, les Américains. Mais la plus grande partie des coupes budgétaires proposées concerne les domaines dans lesquels les lobbies industriels, énergétiques, agricoles et financiers sont les plus actifs. Il s’agit avant tout de mettre en échec les timides mesures de protection de l’environnement, notamment celles concernant les énergies “propres”. Les principales coupures concernent : l’amélioration de la qualité de l’eau (700 millions), la protection des eaux et des terres (348 millions), la recherche environnementale (500 millions), les programmes “d’efficacité énergétiques et d’énergie renouvelable” (900 millions).… Au total, c’est 3 milliards de dollars que le projet républicain supprime à l’Agence américaine pour la protection de l’environnement (EPA). Signalons au passage, que sous la pression des lobbies énergétiques et agricoles, qui récusent depuis toujours le réchauffement climatique, la Chambre des Représentants a voté, ce 19 février, un amendement exigeant que les États Unis cessent de participer au financement du GIEC.

En vue d’une éventuelle négociation budgétaire, la Maison Blanche a annoncé une baisse des coûts des normes antipollution pour les entreprises de 3,5 à 1,8 milliards de dollars. Mais cela ne suffit pas à apaiser la droite dure, partisane d’une relance de l’économie par une dérégulation extrême, comme en témoigne l’activisme du sénateur républicain Darrell Issa qui centralise les centaines de doléances des secteurs industriels afin de démontrer que les normes environnementales de l’EPA sont sources de gabegie et de contraintes néfastes aux entreprises. Il semble heureusement que le projet républicain ait très peu de chances de passer tel quel au Sénat où les démocrates sont majoritaires. Mais, en tout cas, le projet d’Obama de transformation économique du pays grâce à “l’industrie verte” est encore loin de devenir une réalité.

Europe

Si l’on en croit le directeur du FMI, nous avons « surmonté la crise économique mais pas la crise sociale […] C’est en Europe que la souffrance sociale est la plus forte ». Ce ne sont ni les Grecs, ni les Irlandais, ni les Espagnols… ni les Français qui le contrediront. Mais c’est pourtant lui qui leur a imposé le remède de cheval qu’ils dénoncent, le même remède que le FMI impose depuis sa naissance à tous les pays qui font appel à lui. Mais trop, c’est trop ! Le gouvernement grec est entré en conflit avec les représentants de la “troïka”, (FMI, BCE et Union européenne), qui ont prêté 110 milliards d’euros à la Grèce en mai 2010 pour éviter sa faillite. (En fait, ils avaient surtout peur que la Grèce ne rembourse pas les dettes qu’elle avait contractées auprès de banques européennes). Toujours est-il que le porte-parole du gouvernement grec a jugé « inadmissible » l’attitude des représentants de la “troïka” en précisant : « Nous ne demandons à personne d’intervenir dans les affaires intérieures du pays ». Les créditeurs venaient en effet de dire qu’il fallait accélérer les réformes, que le chemin à parcourir restait encore long et qu’il fallait privatiser encore plus qu’initialement prévu : 50 milliards d’euros d’ici à 2015 dont 15 milliards d’ici à 2013. Le gouvernement grec avait lui, prévu de ne privatiser que pour 7 milliards dont 1 en 2011. Le lendemain la presse titrait : « La Grèce à vendre ». Après un coup de téléphone passé à DSK par le premier ministre grec, la “troïka” publiait un communiqué précisant que son rôle était de conseiller et de soutenir le gouvernement et qu’il était « regrettable qu’une impression différente puisse être perçue ». Les choses auraient pu en rester là si le représentant de l’Union européenne n’avait dans un entretien à la presse dominicale suggéré au gouvernement de « vendre des plages pour développer le tourisme », ce qui rappelait les propos de députés allemands qui avaient demandé à la Grèce en mars 2010 de « vendre ses îles pour rétablir sa situation financière » ! Inutile de dire que ces propos n’ont fait qu’exacerber la colère des Grecs contre le plan d’austérité, et relancé le cycle de grèves et manifestations.

En Espagne, en 2010, la baisse des salaires des fonctionnaires (entre 5 et 15%), le gel des pensions de retraite, la suppression de l’aide de 426€ pour les chômeurs en fin de droits, un chômage de 20% et les hausses de prix (31% pour l’électricité en deux ans et demi) ont appauvri la population au point que les revenus moyens ont baissé de 3% par rapport à 2009.

En France, 56% des Français s’attendent à une baisse de leur pouvoir d’achat.

Enfin le modèle, à la croissance tant enviée, la vertueuse Allemagne, a vu, en 2010, son endettement public augmenter de 304,4 milliards d’euros pour atteindre 1.998,8 milliards, soit 24.450 euros par habitant.

À part ça, les banques se portent très bien, merci ! On vous a bien dit que la crise est finie…

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Éditorial

???

par M.-L. DUBOIN
31 mars 2011

L’horreur. C’est par centaines, peut-être même par milliers, qu’on dénombrera les morts de ces révolutions qui ont brusquement éclaté dans les pays arabes.

Dans notre occident bien pensant, c’est surtout la stupéfaction qui domine : d’excellentes relations étaient bien établies entre nos gouvernants et les leurs, et ces derniers étaient très fréquentables puisqu’il était possible de s’entendre avec eux, de les recevoir et d’être reçus dans leurs palais, ne serait-ce que pour acheter leur pétrole et leur vendre nos armes ultra modernes !

Mais chez les simples citoyens qui osent encore prétendre que la défense des Droits de l’Homme n’est pas un combat “ringard”, c’est plutôt la rage qui l’emporte : non seulement ces populations ont subi le règne d’une véritable “kleptocratie”, accaparant les richesses de leurs pays, mais quand la coupe a été trop pleine, ils n’ont pu compter que sur eux-mêmes pour y mettre fin (aux dernières nouvelles, on apprend que la mesure décidée par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, réuni en urgence pour réagir à la folie manifeste de Kadhafi, est… l’embargo sur d’éventuelles nouvelles ventes d’armes à la Lybie !). Donc, au XXIéme siècle, pour mettre fin au non respect des Droits de l’Homme les plus élémentaires, il faut d’abord plusieurs dizaines d’années d’abus en tout genre, privations de liberté, souffrances imposées et souverain mépris, et, en plus, une révolution payée par des centaines et des centaines de morts en quelques jours… ?

Pour en finir ? Que vont faire ces peuples, à juste titre révoltés ? Point d’interrogation.…

*

Il ne faut pas oublier que l’étincelle qui a mis le feu, c’est le suicide, en Tunisie, d’un homme jeune, diplômé, à qui les forces de l’ordre venaient d’enlever le chariot qui lui permettait, parce qu’il n’avait pas d’emploi, d’essayer de survivre en vendant quelques misérables fruits ou légumes. Il est apparu comme l’image-même, le symbole de la situation économique et sociale qui est imposée aux peuples et qui leur est insupportable : le chômage et la flambée du prix des denrées alimentaires.

Aucun leader ne menait ces foules. Même si certains préfèreraient faire croire, comme l’ont essayé Ben Ali et Kadhafi, qu’il s’agit d’un mouvement conduit par des intégristes religieux, ces révolutions, nées spontanément d’un ras-le-bol général, sont donc bien la manifestation de la volonté de changer l’ordre économique. Mais personne ne peut prédire comment ces peuples en colère vont mener leur combat.

*

Au pire, ils succombent.

Ils se laissent “avoir” par la propagande de leurs anciens colonisateurs qui prétendent être seuls porteurs de civilisation, et que celle-ci consiste à gérer la pénurie pour “créer de la valeur”…financière.

S’ils suivent le modèle présenté comme étant LA démocratie, donc à la mode “occidentale”, ils vont accepter de n’avoir que des choix portant sur des personnalités. De même que nous, Français, allons devoir choisir l’an prochain entre laisser faire, pendant cinq ans, ou bien Sarkozy ou bien Strauss-Kahn !

Ils seront leurrés par des débats menés par des personnages apparemment différents mais aux intentions forgées dans le même moule, celui du système capitaliste, prétendu a priori universel et éternel. Dans ce cas, le système économique qu’ils réprouvent va survivre à leur volonté d’en changer.

Ce ne serait, hélas, pas la première fois dans l’histoire, qu’une révolution serait trahie. D’autant plus que ce scénario contre-révolutionnaire sera bien évidemment, encouragé et avec force par tous ceux qui soutiennent l’idéologie capitaliste, et que c’est probablement aussi celui que beaucoup d’exlilés, formés à l’idéologie occidentale, voudront promouvoir, dans ces pays où le capitalisme financier a déja donné à l’industrie touristique la prépondérance sur l’économie locale.

*

À l’opposé, s’étant débarrassés de leur peur d’un dirigeant corrompu, ils pourraient trouver la force d’élire une assemblée constituante et, dans la foulée, définir une nouvelle façon d’avoir des élus qui soient les porte-parole du peuple décidant lui-même de son économie : que produisons-nous, comment, en quelle quantités et comment nous répartissons-nous les tâches et les richesses ainsi créées ?

En ce cas, inventant un vrai “gouvernement par le peuple”, ils seraient un exemple pour le reste du monde.

*

Mais il existe, entre ces deux extrêmes, une foule de possibilités, et personne ne sait laquelle se produira.

On ne peut qu’espérer que les souffrances subies par ces peuples serviront de leçon et que les héros de la révolution du monde arabe ne seront pas morts pour rien.

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À l’heure où le gouvernement remet en cause tous les acquis sociaux, il est bon de rappeler ceci :

Un dur combat

par J.-P. MON
31 mars 2011

Au début du XIXème siècle, le développement de l’industrie provoque une dégradation des conditions de vie des ouvriers. Déjà, « le progrès échappe aux classes laborieuses » [1] et, tout comme aujourd’hui, la rentabilité des investissements devient une obsession : les ouvriers travaillent quatorze à quinze heures par jour et les semaines de travail sont souvent de sept jours ! Les maladies professionnelles font des ravages, les logements des ouvriers sont de véritables cloaques, la mortalité infantile est beaucoup plus élevée dans les quartiers ouvriers que dans les quartiers bourgeois. À la suite de la publication du “Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie”, réalisé par l’ancien chirurgien militaire Villermé, l’État fait une incursion timide dans le monde du travail en promulguant la loi du 22 mars 1841. Cette loi réglementait le travail des enfants dans l’industrie : interdiction de les faire travailler avant huit ans ; de huit à douze ans, ils ne devaient pas travailler plus de huit heures par jour, et de douze à seize ans, pas plus de douze heures par jour.

Cette loi, dont l’objectif avoué n’était pas d’humaniser un peu le travail des enfants, mais d’offrir à l’armée des soldats en meilleure santé, n’en est pas moins considérée comme la première loi sociale, celle qui marque, en France, la naissance du droit du travail.

Mais elle inquiète alors beaucoup la bourgeoisie qui, par la bouche d’un de ses députés [2], Gustave de Beaumont, prévient : « Il ne s’agit aujourd’hui que des enfants en bas âge, mais soyez en sûrs, un temps long ne s’écoulera pas sans qu’il s’agisse aussi, et sans qu’on vous le propose, de réglementer le travail des adultes. » Il n’est donc pas surprenant que, mal contrôlée, l’application de cette loi soit limitée.

Ce n’est qu’en 1874 qu’une nouvelle loi améliora celle de 1841, en élevant l’âge d’accès au travail à douze ans et, surtout, en créant un corps d’inspection spécifique, chargé d’en vérifier l’application.

Les “craintes” de Gustave de Beaumont étaient justifiées : la durée du travail commença à décroître vers la fin du XIXème siècle, grâce à de longues luttes ouvrières parfois sanglantes. Elle s’est faite au cours du XXème siècle de différentes façons : par l’établissement du repos dominical, rendu obligatoire par la loi du 13 juillet 1906,
par la réduction à 8 heures de la journée de travail, en s’inspirant de l’exemple américain [3],
par la réduction de la semaine de travail à 40 heures en 1936, puis à 39 heures en 1982, puis à 35 heures en 1998.

Enfin par le raccourcissement de l’année de travail avec l’obligation du repos le dimanche et les jours fériés et surtout la mise en place des congés payés : 15 jours en 1936, trois semaines en 1956, quatre semaines en 1969, cinq semaines en 1982.

L’allongement des études et l’avancement de l’âge du départ en retraite (65 ans, puis 60 ans et même moins dans certaines professions) a aussi notablement contribué à la réduction globale du temps de travail.

En résumé, le nombre d’heures de travail annuel d’un ouvrier était [4] : de 5.000 il y a 150 ans, de 3.200 il y a un siècle, de 1.900 dans les années 1970 et de 1.520 en 1997, ce qui ferait, d’après André Gorz [5], 800 heures par an si le travail était réparti sur toute la population en âge de travailler.

Plus frappant encore : rapporté à la durée totale du temps éveillé sur l’ensemble du cycle de vie, le temps de travail représente [6] : 70% en 1850, 43% en 1900, 18% en 1980 et 14% aujourd’hui.

Cette évolution est observée dans tous les pays industrialisés.

Au nom de quoi faudrait-il enterrer ces conquêtes ?

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[1] Le Monde Économie, L’État, le capitalisme et l’ouvrier, 19/06/2002.

[2] Sous la monarchie de juillet (1830-1848) seuls les riches avaient le droit de voter.

[3] Ce fut la revendication la plus importante du syndicalisme à partir du 1er mai 1891. Elle aboutit à une loi en 1919 fixant à 8 heures la durée de la journée de travail sur la base de 6 jours par semaine.

[4] René Passet, Le Monde diplomatique, juillet 1997.

[5] André Gorz, Misères du présent, richesses du possible, éd. Galilée, 1997

[6] Roger Sue, Temps et ordre social, éd. PUF, 1994.

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Photo G. Petit

Nos lecteurs étaient conviés à se rencontrer le 29 janvier dernier au café repaire de Marly pour écouter Bernard Blavette nous parler des paradis fiscaux, et puis pour fêter ensemble les 75 ans de La Grande Relève.

Ce fut l’occasion de faire connaissance avec Gilles Petit[*], lecteur “de père en fils”… Merci à lui d’avoir bien voulu raconter ici sa soirée :

Nous n’irons pas aux Paradis

par G. PETIT
31 mars 2011

Un samedi soir de fin janvier, sur les hauteurs des Yvelines. Gare de Marly-le-Roi, un tunnel frigorifié sous les rails et un bistrot, “Le Fontenelle”. Un gros moustachu bavard bloque l’entrée : « C’est pour la réunion ? Prenez l’autre porte », rigole-t-il en avalant une gorgée de Madère. Frissonnant, on passe « l’autre porte », persuadé de tomber dans une salle vide.

Et là, la surprise. Et vite l’émotion qui grimpe aux yeux. La petite salle est archicomble, pas loin de 80 personnes de tous âges, et Martine Vimeney, blonde pimpante, qui accueille dans son “Café Repaire” mensuel [1] . Au menu : le mensuel La Grande Relève et sa directrice Marie-Louise Duboin, avec la belle Martine organisatrice, ont invité tous leurs sympathisants, et bien sûr leurs amis du Parti de Gauche, d’Attac, de la Ligue des Droits de l’Homme...

* La Grande se Relève

Je vais être franc : je suis impliqué personnellement dans La Grande Relève : mon père travailla dès le début avec Jacques Duboin en 1935 sur ce mensuel, repris par sa fille Marie-Louise. Je n’y avais jamais collaboré, imaginant que cette idée d’économie distributive de 1935 était devenue obsolète après la disparition du bloc socialiste, il y a 20 ans(a). Mais, après l’exposé de Bernard Blavette et les explications de Marie-Louise Duboin, il m’est apparu clairement que son père (et le mien) avaient 75 ans d’avance et qu’en 2011, tout s’éclairait.

G.P.

(a). En 1979, juste après la chute de la “Bande des 4”, j’effectuai un voyage professionnel à Shanghai et Pékin. Il existait alors deux monnaies en yuan : l’une pour les touristes étrangers, l’autre pour le vulgum pecus. Choquant d’abord, mais compréhensible par la suite.

Au micro, un chroniqueur sacrément documenté, Bernard Blavette. Ancien commercial, militant d’Attac, le bonhomme va illuminer deux heures magiques sur les paradis fiscaux. On connaissait leur existence, bien sûr, mais la rigueur de l’exposé va époustoufler tout le monde.

6.000 milliards de dollars, ah bon !...

Il débute : « Les paradis fiscaux forment la pièce centrale de déstabilisation de la démocratie ; elle entraîne l’oligarchie ». Diable, il commence fort. Taxe Heaven en Grande-Bretagne ou Oasis Fiscal en Allemagne, ces paradis n’ont qu’un but : échapper à l’impôt. « Je préfère “zones de non droit” », ajoute Blavette. Et de citer, pêle-mêle, tous proches de nous, loin des palmiers idylliques, Monaco, Andorre, Suisse, Luxembourg, Lichtenstein, Malte, Guernesey, Jersey : « des pays au coeur du capitalisme, mais qui servent également à blanchir l’argent sale ! ».

Et de revenir utilement sur l’historique. Au 19è siècle, le Commonwealth se demandait où imposer toutes ses entreprises disséminées sur la planète. La décision fut « au lieu de leur siège social ». Blavette imagine qu’on ne se doutait pas encore des conséquences. Tout démarra aux Îles Caïman [2], où des “VIP” anglais acculés trouvèrent refuge. En remerciement, on supprima les impôts. Puis, en 1870, suivit Monaco, qui cherchait une solution “rentable” pour ses casinos. Le Lichtenstein lui succéda en 1900 : petit pays pauvre et montagneux, il avait trouvé le moyen d’attirer des entreprises.

Photo G. Petit

Mais ces îlots paradisiaques restèrent marginaux jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale et surtout jusqu’à l’arrivée de Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 80, où la libéralisation des capitaux devint totale.

Des chiffres effarants : en 1964, les Îles Caïman accueillaient 2 banques. On en compte aujourd’hui 500 et 300 compagnies d’assurance ! À Vaduz, capitale du Lichtenstein, 80.000 sociétés se sont installées !

Autre chiffre ahurissant, les capitaux bloqués dans ces “Paradis” se montaient en 2009 à 6.000 milliards de dollars [3].

Zones franches et complaisantes

Les paradis fiscaux sont complétés par les “Zones Franches”. Celles-ci se doivent d’attirer des entreprises dans des pays pauvres avec privilèges à l’appui, c’est-à-dire aucune règle (salaires, droits du travail, devoirs écologiques, etc, imaginez tout ce qui fait pâlir un patron). Exemples : le Vietnam, la Jamaïque, le Mexique à la frontière des États-Unis…

En 1975, il existait 79 zones franches. En 2006, on en recensait 2.700 : allez demander à Nike ou Adidas où se fabriquent leurs belles godasses… !

À ces zones franches, il faut ajouter les transports : dame, mes belles chaussures, je ne vais pas les vendre sur place, non mais ! D’où les pavillons de complaisance : Malte ou Panama. « Cela représente 60 % du commerce mondial maritime ! », précise Blavette, qui résume : « Ces 3 éléments, paradis fiscaux, zones franches et flottilles de complaisance forment l’architecture au service d’une oligarchie ».

Le plus extraordinaire, c’est qu’il existe des ouvrages destinés aux particuliers, fraudeurs potentiels “Le Guide des Paradis Fiscaux” du suisse Chambost [4]. Ou “Les Paradis Fiscaux” du Français Grégoire Duhamel. Il s’agit d’un vrai “Guide Bleu” avec des notes de 0 à 20. Le bon élève ? — Costa Rica, avec 16,5 sur 20, et une explication détaillée : comment transférer votre argent, comment créer une société bidon, comment bâtir une société écran, où se situent les bons restos, tout y est. Si vous ne dénichez pas cette bible du fraudeur bon vivant, allez donc sur le site France Offshore, un bijou d’appel à la tricherie [5].

Photo G. Petit

Bernard Blavette est clair : « Ces sociétés offshore mettent un État à genoux ! Enron en avait 3.000, par exemple. Mais le droit à l’éducation, à la santé ? Les déficits de la Sécurité Sociale ou d’ailleurs émanent d’une campagne d’intoxication majeure ! Je regrette que les syndicats parlent peu de ces milliards envolés, alors que l’État emprunte à ceux qui ont fraudé ! C’est de l’escroquerie ! »

Un blanchiment très sale

Parlons maintenant du blanchiment. Il représente 30 % des placements dans les paradis fiscaux. Accrochez-vous : 1,5 teradollars d’argent sale. Soit 1.500 milliards de dollars (excusez la traduction monétaire pour les lecteurs avertis et jongleurs que vous êtes devenus). Ce que Blavette intitule PCB, soit Produit Criminel Brut, soit encore drogue, sexe ou armes.

Prenez Parmalat, par exemple. Gentille petite société italienne qui trayait du lait, avec yaourts et beurre à la sortie et communiquait dans le sport (cyclisme, volley-ball). Voilà-t-il pas qu’en 2003, une guêpe folle la prend pour s’installer au Luxembourg et se lancer dans tous les trafics possibles. Aussitôt imitée par Pernod-Ricard empêtré désormais avec des narco trafiquants colombiens ( !), sans évoquer Marlboro, impliqué dans un trafic absurde : l’argent de la cocaïne sert à acheter ses propres cigarettes pour les revendre en contrebande en Amérique du Sud !

Dérisoires, ces petits exemples ? Oui, si vous ne buvez ni lait, ni pastis, encore mieux si vous ne fumez pas. Mais non si vous comptabilisez les milliards qui circulent quelque part, alors que vous regrettez les enseignants et les infirmières qui s’envolent, ou vos fins de mois délicates qui représentent beaucoup moins qu’un milliardième de tout ce fric extérieur et flottant.

« Interpol ne fait pas le poids, avoue Blavette. J’ai rencontré le juge Van Ruymbeke. Il enquêta des mois sans réponse de quiconque pour relancer ses dossiers. Son seul truc fut de rencontrer ses collègues aux frontières luxembourgeoise et suisse. Mais ces infos glanées dans des bistrots frontaliers n’avaient aucune valeur juridique… En fait, les 6 teradollars servent surtout à la corruption (voir Total dans son pillage des sources minières), aux milices privées et aux lobbies omniprésents. »

D’ailleurs, les oligarques ne s’en cachent pas. Claude Bébear, par exemple, le PDG d’AXA, en 2006 : « Les États doivent céder une part de leur souveraineté », ou Bernie Ecclestone (président et milliardaire en Formule 1) : « Hitler fut un chef d’État efficace. Je déteste la démocratie qui empêche beaucoup de choses. »

Alors ?

Alors le capitalisme ne peut se réformer lui-même. Reste la prise de conscience à l’extérieur et l’indignation.

Les deux heures d’interventions personnelles qui suivirent l’exposé de Bernard Blavette furent passionnantes. Mais une question majeure demeure : comment modifier le système capitaliste financier à partir d’une petite France, qui vit sur une planète toute acquise à ce système ?

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[1] Le Fontenelle, 30 rue de Fontenelle, 78160 Marly-le-Roi

[2] Voisine de la Jamaïque dans les Caraïbes, les îles Caïman furent découvertes en 1503 par Christophe Colomb, puis occupées par Francis Drake en 1586, avant de devenir anglaises en 1670. Le gouverneur actuel de cette Couronne Britannique est Duncan Taylor.

[3] On dit aujourd’hui 6 téradollars : ça parle mieux à nos petits cerveaux de contribuables : 1 téra = 1.000 milliards, OK chef, j’ai compris.

[4] Le plus amusant, c’est que Bernard Blavette a déniché ce pavé dans un couloir du métro ! Sans doute un SDF qui s’était endormi à la 3ème page !

[5] Offshore = pays où les règles sont “différentes” de celles du pays d’origine d’une société.

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La controverse trop médiatisée sur la réalité du changement climatique et ses causes principalement anthropiques, en franchissant l’enceinte de l’Académie des sciences, en France, a frôlé le ridicule. Pour Guy Evrard, outre qu’elle peut justifier l’inaction, son instrumentalisation évite surtout une autre controverse, bien plus politique, sur la responsabilité du libéralisme économique, son incapacité à remédier aux désordres qu’il génère et, pire encore, sa volonté d’ouvrir un nouveau domaine marchand. De façon plus générale, elle masque l’incurie du productivisme. Il s’agit bien d’esquiver un véritable débat démocratique sur notre système économique et social, qui jeterait les bases d’un autre avenir.

I - Changement climatique : de la controverse au débat démocratique

par G. ÉVRARD
31 mars 2011

Le GIEC [*], s’appuyant sur les travaux d’une vaste communauté de chercheurs à travers le monde et grâce à plus de 500 auteurs principaux et plus de 2.000 examinateurs spécialistes impliqués dans le processus rédactionnel, avait réussi cette extraordinaire synthèse de l’analyse de l’évolution climatique récente de la planète et de ses causes anthropiques probables, puis avérées, liées à l’essor industriel, ébauchant une vision de l’avenir qui place l’humanité devant ses responsabilités [1], [2], [3]. Cette réussite, construite en même temps sur des échanges avec les citoyens, avait poussé les forces politiques à l’action, au moins jusqu’à la crise de 2008. En France, les climatologues (Edouard Bard, Jean Jouzel, Hervé Le Treut, Valérie Masson-Delmotte…) s’efforcent depuis longtemps, à la tribune de grands organismes publics (Cité des sciences et de l’industrie, Collège de France, Universités, CNRS, CNAM…), de rendre intelligibles au grand public la complexité des phénomènes climatiques et leurs conséquences. On pourrait donc se féliciter de retombées enfin positives de la mondialisation, qui méritaient bien un prix Nobel de la paix et qu’on aimerait retrouver sur d’autres chantiers tels que ceux de la faim, de la biodiversité (une organisation se met en place sur le modèle du GIEC), de l’eau comme bien public universel…

Évidemment, un tel consensus peut aussi faire suspecter une manipulation réussie de l’opinion et la controverse ouverte par le scepticisme de certains, tant qu’elle s’appuie elle aussi sur des travaux validés, doit pouvoir contribuer à une nécessaire approche contradictoire, à laquelle les scientifiques sont habitués. Cependant, l’amplification médiatique, qui aime à se nourrir de polémiques en prétendant contribuer à l’information, pourrait bien servir à éviter un autre débat, beaucoup plus fondamental et éminemment politique, sur la responsabilité de l’économie libérale et sur sa réelle capacité à conjurer la menace, alors que sa stratégie consiste, comme toujours, à explorer de nouveaux marchés dans la gestion du risque climatique qu’elle ne peut plus nier [4], [5]. Une sorte de contre-feu pour éviter un embrasement critique de l’exploitation sans retenue des ressources de la planète et plus généralement de tout système productiviste.

Des controverses

Dans nos sociétés occidentales, les médias ont sans doute toujours été friands de ces affrontements qui mobilisent l’opinion, pour mieux vendre leurs commentaires. Pourtant Jean-Noël Jeanneney, dans un autre contexte, considère que « L’histoire progresse par controverses et ce n’est absolument pas un problème » [6]. Nous citerons seulement quelques exemples.

La célèbre controverse de Valladolid, qui a fait l’objet, ces dernières années, de mises en scène interrogeant notre humanité, opposait essentiellement le dominicain Bartolomé de Las Casas et le théologien Juan Ginés de Sepulveda, en 1550-1551, à l’initiative de Charles Quint, « sur la manière dont devaient se faire les conquêtes dans le Nouveau Monde, suspendues par lui, pour qu’elles se fassent avec justice et en sécurité de conscience » [7]. Sous le prétexte de mettre fin à des modes de vie dans les civilisations précolombiennes qui allaient jusqu’à la pratique institutionnelle du sacrifice humain, il s’agissait en réalité de justifier la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols, sans discuter le fait colonial, pour l’accaparement des terres et des richesses, qui ne faisait guère débat à l’époque.

De nombreuses controverses ont jalonné en particulier l’histoire des sciences ; purement scientifiques ou suscitant des interrogations philosophiques, voire des questionnements politiques [8]. Certaines prêtent aujourd’hui à sourire. Ainsi, au 17ème siècle, Robert Boyle défendit l’existence du vide (vacuisme) contre Thomas Hobbes qui la niait (plénisme), à la Royal Society de Londres. À la même époque, le révérend père Etienne Noël écrivait à Blaise Pascal que « la nature a horreur du vide » ! Au 18ème, Newtoniens et Cartésiens s’opposèrent sur la mécanique. Au 19ème, à la suite de la parution de L’origine des espèces, de Charles Darwin, un débat virulent, que certains esprits obscurs tentent de faire renaître aujourd’hui, opposa évolutionnisme et créationnisme. C’est également au 19ème que Louis Pasteur mit définitivement un terme à la théorie de la génération spontanée. De longue date, des querelles irréductibles opposent les partisans du holisme (la tendance de la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l’évolution créatrice) et ceux du réductionnisme (déduction du tout à partir de ses parties), bien au-delà des sciences exactes. Le holisme est aujourd’hui une notion de base en écologie pour l’étude des écosystèmes. Enfin, au 20ème siècle, la théorie proposée en 1912 par Alfred Wegener sur la dérive des continents suscita une opposition farouche dans le monde scientifique avant d’être admise seulement dans les années 1960 dans le cadre du mécanisme de la tectonique des plaques.

De la crise environnementale au réchauffement climatique

Même si les médias semblent vouloir l’ignorer, la controverse climatique s’insère en fait logiquement dans une controverse plus large, née de la reconnaissance de la crise environnementale. Le monde capitaliste a été alerté par les siens, dès 1972, sur les grands désordres qui allaient résulter de la course à la croissance, avec la publication par le Club de Rome du fameux rapport Halte à la croissance [9]. Le sommet de la Terre, à Rio, en 1992, consacrait la reconnaissance planétaire de la crise environnementale, tant par les peuples que par les États. Cependant, Catherine et Raphaël Larrère [10] nous rappellent opportunément l’appel de Heidelberg, réunissant de prestigieuses signatures scientifiques et lancé parallèlement au sommet de Rio : « Nous exprimons la volonté de contribuer pleinement à la préservation de notre héritage commun, la Terre. Toutefois, nous nous inquiétons d’assister, à l’aube du 21ème siècle, à l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». C. et R. Larrère ajoutent « que d’autres scientifiques leur répliquèrent que les Lumières avaient changé de camp. Les sciences sûres d’elles sont devenues conservatrices et s’opposent aux progrès des connaissances. Ce sont justement les développements les plus récents des savoirs, non des frayeurs irrationnelles ou des fantasmes collectifs, qui ont contribué à la prise de conscience des menaces sur l’environnement ». Les principaux ressorts de la controverse climatique, et plus généralement environnementale, se trouvent dans cette opposition, qui dépasse les faits scientifiques eux-mêmes.

On ne peut évidemment pas entrer ici dans le détail des travaux du GIEC [1] depuis sa création en 1988 et jusqu’à son dernier rapport en 2007, ni dans les méandres de la controverse qui s’éternise depuis la dernière décennie. La polémique continue de générer une multitude d’interventions dans les médias, de produire quantité d’ouvrages de librairie, de faire l’objet de multiples colloques et séminaires et de justifier des études universitaires d’envergure, y compris en sciences humaines. En fait, en même temps que la question climatique proprement dite, c’est l’articulation de la recherche scientifique avec la société, le pouvoir politique, les rapports de forces économiques, les résonances médiatiques et souvent la géopolitique, qui est débattue.

Le quatrième (le plus récent) rapport de synthèse du GIEC [11] est fondé sur les conclusions de trois groupes de travail (groupe I : les bases scientifiques physiques ; groupe II : les conséquences, l’adaptation et la vulnérabilité ; groupe III : l’atténuation des changements climatiques). Il comprend un résumé à l’intention des décideurs, sans doute point de départ également pour tous les commentateurs non spécialistes, et dont nous rappelons quelques points essentiels. Le réchauffement climatique est sans équivoque et on observe, à l’échelle du globe (voir figure 1), une hausse des températures moyennes de l’atmosphère et de l’océan (+0,74°C entre 1906 et 2005), une fonte massive de la neige et de la glace, ainsi qu’une élévation du niveau moyen de la mer (+1,8 mm/an depuis 1961 et +3,1 mm/an depuis 1993). Depuis 1750, sous l’effet des activités humaines, les concentrations atmosphériques de CO2, de méthane (CH4) et d’oxyde nitreux (N2O), gaz à effet de serre (GES) notoires, se sont fortement accrues et sont aujourd’hui bien supérieures aux valeurs historiques déterminées par l’analyse de carottes de glace, portant sur des millénaires (voir l’exemple du CO2, figure 2). L’essentiel de l’élévation de la température moyenne du globe observée depuis la moitié du 20ème siècle est ainsi très probablement attribuable à la hausse de ces GES. De même, sur tous les continents et dans la plupart des océans, il est probable que le réchauffement a joué un rôle notable dans l’évolution observée d’une multitude de systèmes naturels physiques et biologiques. Avec les politiques d’atténuation et les pratiques de développement durable déjà en place, les émissions de GES continueront d’augmenter au cours des prochaines décennies. Or, la poursuite de ces émissions au rythme actuel, ou à un rythme plus élevé, devrait accentuer le réchauffement et modifier profondément le système climatique au 21ème siècle. Différents scénarios (voir figure 3), reposant sur les politiques climatiques actuelles, sont envisagés, variant les hypothèses d’évolution démographique et de développement économique (taux de croissance, quel type de croissance, quelles technologies…). Il est très probable que les changements seront plus importants que ceux observés pendant le 20ème siècle. Le rapport anticipe ensuite les incidences région par région, propose des stratégies d’adaptation et d’atténuation, avant d’évoquer les perspectives à long terme, où l’on rencontre les expressions « perturbation anthropique dangereuse du système climatique » et « caractère critique d’une vulnérabilité »…

Figure 1. Variations de la température et du niveau de la mer à l’échelle du globe, et de la couverture neigeuse dans l’hémisphère nord.

Figure 2. Évolution de la concentration en CO2 à partir des données des carottes de glace et de mesures récentes.

Figure 3. Projections du réchauffement à la surface duglobe selon trois des différents scénarios. La courbe rose suppose des émissions de GES stabilisées au niveau de 2000 .

Figure 1 : Variations de la température et du niveau de la mer à l’échelle du globe, et de la couverture neigeuse dans l’hémisphère nord.

Figure 2 : Évolution de la concentration en CO2 à partir des données des carottes de glace et de mesures récentes.

Figure 3 : Projection du réchauffement à la surface du globe selon trois des différents scénarios. La courbe rose suppose des émissions de GES stabilisés au niveau de 2000.

La controverse climatique ?

En France, la controverse s’est appuyée principalement sur le scepticisme de C.Allègre et de V. Courtillot, respectivement ancien et actuel directeurs de l’Institut de Physique du Globe à Paris où ils collaborèrent, l’un géophysicien, l’autre géochimiste, et en fait pas directement impliqués dans l’étude du climat. Entrons dans le débat via l’Association française pour l’information scientifique (Afis), qui a consacré un dossier détaillé sur le sujet dans sa revue Science et pseudo-sciences (SPS) [12]. Il est d’abord rappelé qu’en sciences le consensus ne présage rien, ce qui est parfaitement admis par les scientifiques eux-mêmes, comme nous l’avons dit plus haut, et que les exemples de remises en cause abondent. La dimension politique du débat est également soulignée puisque la question intéresse les collectivités humaines. Nous y reviendrons dans la seconde partie de l’article.

Michel Petit [13] rappelle que la climatologie n’est pas une science nouvelle puisque les facteurs déterminant la température de notre planète sont connus depuis le 19ème siècle (Joseph Fourier, 1824 ; Arrhenius, 1896). L’interaction complexe de multiples phénomènes rend la modélisation numérique indispensable pour prévoir l’évolution future du climat et de la température. Les modèles sont cependant établis à partir de processus physiques bien connus, puis validés par leur capacité à reproduire les climats du passé. Comme pour toute détermination expérimentale, les résultats des calculs sont accompagnés d’une incertitude, qui doit être évaluée. On peut donc s’étonner de la critique d’un manque de rigueur de modèles qui n’anticiperaient pas la stagnation des températures au cours de la dernière décennie [14], alors que chacun peut lire aujourd’hui sur le site de Météo-France [15] : « La température moyenne de l’air à la surface de la planète a augmenté au cours de la décennie 1999-2008 et, d’après les dernières estimations de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) concernant 2009, la décennie 2000-2009 sera plus chaude que la précédente (1990-1999), laquelle était déjà plus chaude que la décennie 1980-1989) ». La vapeur d’eau, principal GES, n’est pas ignorée mais sa durée de séjour dans l’atmosphère est courte, de sorte qu’elle a peu d’influence sur l’évolution de la température, comparée au CO2. Toutefois, sa concentration atmosphérique est fonction de la température, et si celle-ci vient à augmenter, la vapeur d’eau amplifiera l’effet, un mécanisme qui est bien sûr pris en compte dans les modèles.

L’influence des activités humaines est contestée en s’appuyant sur l’existence des évènements climatiques anciens, tels que l’alternance des périodes glaciaires et interglaciaires au cours du dernier million d’années (correspondant à un écart moyen de température de l’ordre de 5°C), certaines instabilités plus abruptes [16] et des variations climatiques dont on sait qu’elles ont influencé le développement de l’humanité. L’évolution du climat dépend à l’évidence de phénomènes naturels : les variations de l’énergie émise par le Soleil, la présence dans l’atmosphère d’aérosols ou de fines particules produites lors des évènements volcaniques majeurs, les paramètres orbitaux de la Terre et d’autres phénomènes étudiés et inscrits progressivement dans les modèles. C’est l’impossibilité de rendre compte de l’élévation actuelle de la température sur la base des seuls phénomènes naturels qui a conduit à considérer les causes anthropiques, en particulier les émissions de GES, que l’on sait quantifier et dont l’accroissement est perceptible dès le début de l’ère industrielle. Les fluctuations du rayonnement solaire, dont Vincent Courtillot [17] estime qu’elles ont été sous-estimées, basées sur le cycle de 11 ans, sont insuffisantes pour expliquer le réchauffement et les hypothèses d’amplification envisagées, notamment de l’impact éventuel des rayons cosmiques sur la formation de noyaux de condensation et la nébulosité, ont besoin d’être validées.

Les conséquences envisagées du réchauffement climatique sont également discutées, en particulier au travers de l’accusation de catastrophisme de Claude Allègre [18]. Sur le niveau des mers, il faut rappeler que la disparition des glaces de mer est sans incidence (principe d’Archimède) et que seules la fonte des calottes glacières aux pôles (eau douce) et celle des glaces continentales, ainsi que la dilatation thermique des océans, font monter le niveau. Mais, lors de la dernière période glaciaire, il y a environ 21.000 ans, le niveau des mers était de 120 m plus bas qu’aujourd’hui, ce qui donne une idée de l’effet d’une variation de température de 5°C [19]. Il faut savoir aussi qu’actuellement près de la moitié de l’humanité vit près des côtes et qu’avant 2050, près de 6 milliards d’individus peupleront le littoral [20]. Enfin, la paléoanthropologie nous enseigne, notamment avec Yves Coppens [21], que l’histoire de l’homme est liée fondamentalement à l’évolution de son environnement, comme nous l’avons noté plus haut, c’est-à-dire aux changements climatiques. Si l’on admet que le réchauffement climatique est sans équivoque, on ne peut donc imaginer qu’il sera sans conséquences pour l’humanité.

Finalement, le rapport de l’Académie des sciences [22], en France, au terme d’un débat ouvert en 2010 à quelque 120 scientifiques français et étrangers, conclut à la réalité du réchauffement climatique dû, pour l’essentiel, à l’augmentation du CO2 d’origine anthropique dans l’atmosphère. Pour approfondir la compréhension des phénomènes, on pourra lire avec intérêt l’ouvrage collectif préparé par 26 éminents chercheurs autour de la discipline et présenté par Erick Orsena et Michel Petit, à destination du grand public : Climat, une planète et des hommes [23].

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[*] GIEC = Groupe d’experts inter gouvernemental sur l’évolution du climat. en anglais : IPCC = Intergovernmental panel on climate change.

[1] Portail du GIEC : http://www.ipcc.ch/home_languages_main_french.htm

[2] ALDER (Association limousine pour le développement des énergies renouvelables et des économies d’énergie), Le changement climatique, comprendre et agir, Crédit coopératif, lettre solidaire n°14, 12/04/2006.

[3] Mohamed Senouci, Le changement climatique entre science et politique, Le Monde diplomatique, Les blogs du Diplo, 07/01/2010.

[4] Guy Evrard, I. La nature marchandise jusqu’à l’absurde, GR1102, octobre 2009, pp.6-9.

[5] Guy Evrard, Ecologie et capitalisme : inconcicliables, GR1112, août-septembre 2010, pp.9-12.

[6] Jean-Noël Jeanneney, Trouver l’équilibre entre rappel de ce qui fut et nécesité de tourner la page », l’Humanité des débats, 18 décembre 2010, p.9.

[7] Voir par exemple Wikipedia, Controverse de Valladolid.

[8] Voir par exemple Wikipedia, Controverse scientifique et Liste de controverses scientifiques.

[9] Donella Meadows, Denis Meadows, Jorgen Randers et William Behrens, Halte à la croissance ? - Rapport sur les limites de la croissance, éd. Fayard, 1973. Ce rapport avait été demandé à une équipe du MIT (Massachussets Institute of Technology) par le Club de Rome, en 1970.

[10] Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature - Pour une philosophie de l’environnement, p.7, Champs essais, Aubier, Paris, 1997 (éd. Flammarion, Paris, 2009). Catherine Larrère est professeur à l’Université Paris 1, spécialiste de philosophie morale et politique, ingénieur agronome et sociologue. Raphaël Larrère est directeur de recherches à l’INRA.

[11] Bilan 2007 des changements climatiques : Rapport de synthèse. Publié sous la direction de Rajendra K. Pachauri, président du GIEC, Andy Reisinger, chef de l’unité d’appui technique pour le rapport de synthèse et l’équipe de rédaction principale. http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar4/syr/ar4_syr_fr.pdf

[12] Afis, Science et pseudo-sciences, Dossier Le réchauffement climatique : les éléments de la controverse, n°291, juillet 2010. Les articles du dossier sont consultables en ligne. http://www.pseudo-sciences.org/spip.php ?article1418

[13] Michel Petit, La réalité d’un changement climatique anthropique, mai 2010, dans référence 12. Michel Petit a été directeur de l’Institut national des sciences de l’univers (INSU) du CNRS, représentant de la France au GIEC (dont il a été membre du bureau), président du comité de l’environnement de l’Académie des sciences et président de la Société météorologique de France.

[14] Entretien avec Benoît Rittaud, Un point de vue sceptique sur la thèse « carbocentriste », dans référence 12. Benoît Rittaud est mathématicien.

[15] Météo-France, Climat, Le climat en questions, La température de l’air à la surface de la planète décroît-elle depuis 10 ans  http://climat.meteofrance.com/chgt_climat2/climat_question

[16] Agnés Sinaï, Les archives de la Terre donnent la mesure du changement climatique actuel, d’après un exposé de Valérie Masson-Delmotte à Sciences-Po le 18 janvier 2011, Actu-Environnement, 28 janvier 2011.

[17] Vincent Courtillot et Jean-Louis Le Mouël, Et le soleil dans tout cela ?, dans référence 12.

[18] Claude Allègre, L’imposture climatique ou la fausse écologie, lecture critique de Michel Naud, dans référence 12.

[19] Jean-Michel Cousteau et Philippe Valette, Atlas de l’océan mondial, page 19. Nausicaa, Boulogne-sur-Mer, éd. Autrement, Paris, 2007.

[20] idem référence 18, page 21.

[21] Yves Coppens, Histoire de l’homme et changements climatiques, leçon de clôture au Collège de France, le 21 juin 2005, Fayard, 2006.

[22] Jean-Loup Puget, René Blanchet, Jean Salençon et Alain Carpentier, Le Changement climatique, rapport de l’Académie des sciences, 26 octobre 2010.

[23] Présenté par Erik Orsena et Michel Petit, Climat, une planète et des hommes, éd. Cherchemidi, Paris, 2011.

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Réflexions

Pourquoi est-il si difficile de remettre en question le système actuel, alors que ses méfaits sont de plus en plus évidents et ses conséquences, menaçantes ? Pour François Chatel c’est à cause d’une fausse croyance sur la nature humaine, si bien ancrée dans l’imaginaire collectif qu’elle paraît indéracinable, malgré les résultats scientifiques récents. Il l’expose dans un texte qui, trop long pour être présenté ici dans sa totalité, avec 58 références et 60 notes biographiques est accessible sur notre site http://economiedistributive.free.fr (Ouvrir l’article...). En voici, résumé, l’essentiel :

Nature humaine et agressivité

par F. CHÂTEL
31 mars 2011

Aujourd’hui se lève un vent de contestation du système capitaliste et des effets de son évolution logique en néo-libéralisme. Mais un vent ne suffit généralement pas pour abattre une construction gênante et envahissante. L’anéantir nécessite d’en mettre à jour toutes les fondations pour les démanteler une à une avec le minimum de dégâts collatéraux comme l’écrivait si justement Bernard Blavette dans la GR 1116 : « on ne peut combattre efficacement que ce que l’on conçoit parfaitement ».

Lors de la mise en place de ce système, au 18ème siècle, ses partisans, intéressés, l’ont justifié en élaborant des théories qui furent élevées en dogme général, alors qu’elles s’appuyaient sur la situation économique et sur l’état des connaissances de cette époque. À la base était l’affirmation qu’il y a dans la nature humaine une incurable disposition à l’agression. Et cette croyance nourrit depuis un fatalisme qui empêche toute remise en question, pourtant indispensable à un nouvel élan de progrès social.

L’héritage au sujet de cette nature humaine est lourd. De Thucydide à Freud, des siècles de pensées ont doté l’homme de penchants pour la domination et la violence, de pulsions innées et même d’instinct de mort. L’idée du péché originel, interprétée comme une conséquence de la constitution de la nature humaine, devint l’héritage commun de toutes les générations de chrétiens en Occident. Elle influença profondément la psychologie et la pensée politique puisqu’elle permit de justifier tous les gouvernements. La soi-disant bestialité humaine servit de prétexte à l’instauration de tous les pouvoirs. On la retrouve consacrée dans la fameuse tirade : “Homo homini lupus” [1]. Loin de souhaiter la violence pour elle-même, Nietzsche constate qu’elle est naturelle et qu’il nous appartient de la cultiver dans un sens ou dans un autre. B.Franklin déclara à la Convention Fédérale américaine : « deux passions exercent une puissante influence dans les affaires humaines : l’ambition et l’avarice, l’amour du pouvoir et l’amour de l’argent ». Ce qui rejoint la conception d’H.White pour qui les États-Unis sont bâtis sur la philosophie de Hobbes et la religion de Calvin, c’est-à-dire que l’état de nature de l’humanité, c’est la guerre, et que l’esprit humain et le bien ne font pas bon ménage [2].

Cette idée a traversé des siècles. Elle s’est maintenue pour justifier et protéger le pouvoir répressif des puissances militaires et religieuses. Récupérée ensuite par les bourgeois banquiers et marchands, elle a permis de justifier la compétition et même la violence comme des conduites naturelles, saines et viriles. « Elle rationalise à bon compte l’idéologie libérale capitaliste qui prône le droit du plus fort, quand elle ne renforce pas le culte de la puissance chez des individus de mentalité fasciste » [3].

On la retrouve même pendant longtemps à la base des traités d’éducation qui prônent de dompter ou de canaliser cette perversité innée. Pour Freud, « rien n’est plus contraire à la nature humaine » que « l’idéal imposé d’aimer son prochain » et l’agressivité est une tendance innée de l’homme qui vise la destruction, l’humiliation des autres dans des comportements aussi bien violents et flagrants que plus discrets ; vers la fin de sa vie, il radicalise son interprétation de la violence : au lieu de raisonner à partir de la théorie du refoulement, il imagine l’affrontement de deux pulsions fondamentales, la pulsion de vie Eros, et la pulsion de mort, Thanatos.

Généraliser, en affirmant que toutes les conduites humaines sont sur ce modèle, c’est dire que la violence dans l’homme ne peut pas être éradiquée. Que tout ce que nous pouvons faire, c’est tenter de la maîtriser de l’extérieur, la détourner ou la réprimer. Hobbes ne concevait de paix civile que sous la surveillance d’une police, et Freud ne conçoit de paix relative qu’en mettant la police dans l’esprit de chacun sous la forme d’un surmoi capable de culpabiliser et discipliner le moi.

Et c’est ainsi que si, après avoir énuméré tous les travers et délits du système actuel, entre amis, en famille ou à d’autres occasions, il vous est arrivé de présenter les principes de l’économie distributive, la réplique la plus fréquente qui vous a été faite, après vous avoir qualifié d’utopiste, est fatalement : « ça ne peut pas marcher parce que la mentalité humaine est trop perverse. Même si le capitalisme comporte des lacunes, il a prouvé qu’il était le meilleur compromis possible compte tenu des travers de l’homme » !

Toute alternative proposée se heurte à cet argument d’une nature humaine pervertie dont seul le capitalisme serait apte à gérer et réguler les principales activités, les échanges marchands, grâce à une force mystique, la “main invisible”, capable d’utiliser à bon escient les intérêts égoïstes. Considérées comme naturelles, ces perversités furent ainsi libérées de toute entrave pour le soi-disant plus grand bien de la société et de son économie. Les vices privés devinrent les garants des vertus publiques, selon Mandeville, écrivain néerlandais du 18ème siècle qu’admirait, évidemment le père du néolibéralisme, F. Hayek.

Pourtant, cette régulation soi-disant bienfaisante, vénérée et protégée par ses gourous, s’avère défectueuse, responsable d’inégalités insoutenables et de troubles sociaux. Et Adam Smith lui-même l’avait souligné : il n’y fait aucune référence, même en parlant de la “main invisible”. Comme le fait remarquer Schumpeter dans L’histoire de l’analyse économique, Smith n’a jamais parlé de régulation de l’économie en général, mais de création de richesse, qu’il mentionne d’ailleurs en soulignant qu’elle a de nombreux effets pervers, qu’elle crée des inégalités susceptibles d’entraîner un désordre social, et que la division du travail tend à abrutir la masse ouvrière. Et N. Chomsky note bien que « nous sommes censés vénérer Adam Smith mais non le lire car il postulait déjà que la sympathie était la valeur humaine centrale, et qu’il fallait donc organiser la société de façon à satisfaire cet élan naturel des êtres humains, le soutien mutuel (voir l’entraide). En fait, son argument crucial en faveur des marchés conduirait à l’égalité parfaite. La célèbre expression de Smith sur la “main invisible“, que tout le monde utilise totalement de travers, n’apparaît qu’une fois dans “La Richesse des nations” et dans le contexte d’un raisonnement contre ce que nous appelons aujourd’hui le néolibéralisme » [4] !

Alors, l’homme est-il enclin, d’une façon irrépressible, à l’agressivité, sous toutes ses formes, pour garantir ses intérêts personnels ? — Ce qui est vrai, c’est qu’en tant qu’être vivant, il a des besoins à assouvir en priorité, pour maintenir sa structure. Ensuite, notamment pour obtenir une gratification sociale, il utilise l’agressivité pour influencer le milieu en sa faveur ; mais, comme le dit J.-M. Muller, cette agressivité est louable puisqu’elle permet l’audace, le courage de s’opposer à un obstacle,”d’aller de l’avant”, de “marcher vers” ce qu’indique bien l’étymologie du mot. Muller ajoute même : « La non-violence suppose avant tout qu’on soit capable d’agressivité » [5]. L’agressivité serait donc une garantie pour vivre et pour communiquer avec l’Autre…

Freud a été contredit, à propos de l’instinct de mort, sa théorie est remise en question. On pense que l’agressivité est une pulsion de conservation, une pulsion de vie, et non un instinct, car « rien, ni dans la chimie, ni dans la physique, ni même dans la biologie, sur laquelle pourtant Freud s’appuyait fermement, ne permettait d’en confirmer l’existence » [6]. Comme le remarque André Green : « la difficulté, en ce qui concerne la pulsion de mort, vient de ce que nous ne pouvons pas lui attribuer avec la même précision une fonction correspondante à celle de la sexualité par rapport aux pulsions de vie ». Même s’il est fréquent de rencontrer, en clinique psychanalytique, des formes pathologiques de destructivité, aucun argument clinique ne peut en lui-même constituer une preuve de l’existence de la pulsion de mort et le problème reste, pour l’essentiel, théorique… Dans L’agressivité humaine, J.Van Rillaer constate que : « ce ne sont pas les choses qui nous troublent mais l’opinion que nous nous faisons d’elles… Le fond de l’affaire réside toujours dans le désir, propre à chacun, de pouvoir affirmer sa valeur à autrui et de pouvoir se la confirmer à ses propres yeux… L’agressivité est motivée par une attaque du moi, un sentiment d’aliénation ou d’impuissance. Une autre motivation, proche de celles-ci, est la non-reconnaissance du moi » [7].

Pour les psychologues, la délinquance s’expliquerait donc par une structure antisociale. Il en résulte une lourde responsabilité du milieu social et de l’éducation au cours de la formation de la personnalité.

Et du côté de l’éthologie, peut-on trouver l’explication d’une “nature humaine perverse” ?— Là aussi, les contradicteurs sont nombreux, parce qu’il n’y a pas de faits qui plaident de façon décisive en faveur d’une agressivité “spontanée” chez l’animal… J.P.Scott estime qu’« il n’y a pas de mécanisme physiologique connu produisant une stimulation spontanée, interne, au combat. L’agression ne se produit qu’en réaction à des stimulations externes » [8]. Pour Konrad Lorenz, dont les recherches ont marqué ce domaine, l’agressivité animale est l’instinct de combat qui intervient pour maintenir les rivaux de la même espèce à une certaine distance, un point c’est tout… Mais un culturaliste modéré, Alexander Alland, accuse Lorenz de ne pas suffisamment tenir compte de “la dimension humaine”, dans laquelle la culture joue un rôle non négligeable, et J.P. Scott, un “radical-scientist”, critique la thèse de Lorenz, et tout particulièrement son “homme tueur”, parce qu’elle fait du biologique le fondement du comportement humain.

J.Van Rillaer peut donc conclure : « les données actuelles de la psychologie animale ne permettent pas d’affirmer l’existence d’un instinct agressif autonome ni même une “pulsion” à l’agression. Par contre, on a pu mettre en évidence différents types de réactions combatives se déclenchant dans des situations déterminées (douleur, menace, rivalité, etc.)… l’automatisme endogène menant à l’agression, aucun argument sérieux ne permet d’affirmer son existence chez l’animal et a fortiori chez l’homme » [7].

Comment trancher ? La notion de “nature humaine” est aujourd’hui indissociable du domaine de la biologie, de la génétique et de l’étude des instincts. Tournons-nous donc dans cette direction.

Pour E.Wilson, fondateur de la sociobiologie, la “nature humaine” est faite de contraintes biologiques, codées génétiquement, qui amènent les humains à prendre les mêmes décisions dans un large éventail de contextes, le moteur du comportement social est l’égoïsme biologique qui permet la conservation de ses propres gènes et/ou de leurs copies, ce qui conduit les individus à s’affronter socialement pour l’acquisition de la dominance - car la dominance sociale, directement liée à l’agressivité, peut se traduire par un grand succès reproductif. Cette thèse converge avec les travaux de R. Dawkins, connu pour sa théorie de l’évolution centrée sur le gène, décrite dans “Le gène égoïste” (1976), où il explique que « toute vie évolue en fonction des chances de survie des entités répliquées ». De la sorte, la dictature du gène implique celle de la nature ou de l’inné sur nos comportements… Mais « c’est un non-sens scientifique », s’exclame Catherine Vidal, neurologue et directrice de recherche à l’Institut Pasteur, qui réfute tout consensus dans la communauté scientifique sur l’existence de gènes de la criminalité ou de l’agressivité. Selon elle, il existe effectivement des études qui montrent des corrélations entre certains gènes et des comportements, mais elles ne prouvent pas de véritable relation de cause à effet, et « de toute façon, ces études sont réalisées sur des grands échantillons, sur des bases statistiques. Elles ne peuvent en aucun cas prédire un comportement violent chez un individu particulier ». Cette explication des comportements par la génétique frôle même le ridicule quand on parle de gènes de l’infidélité ou d’autres tendances présumées qui ne sont qu’influences du milieu éducatif et social. Pierre Barthélémy s’insurge : « la dictature du gène a finalement gagné bien des esprits, comme une version moderne de la phrénologie qui, au XIXème siècle, expliquait les “caractères” par le relief du crâne (la fameuse “bosse des maths”…) ! ». Pour André Pichot, historien des sciences de la vie, Dawkins considère les individus comme de simples supports d’un patrimoine génétique dont ils doivent assurer la perpétuation et l’accroissement… comme des traders dans le capitalisme actuel ! Et, en plus, cette hégémonie implacable du patrimoine génétique est une porte ouverte à l’eugénisme qui a tant sévi avant et pendant la seconde guerre mondiale. Jacques Testard, le biologiste qui réalisa le premier bébé éprouvette, met en garde contre l’avènement une sorte d’eugénisme positif, non plus affirmé comme la recherche de la pureté de l’espèce, mais masqué derrière la maximisation du bonheur : grâce au diagnostic préimplantatoire lors de la procréation in-vitro, un tri sélectif très précoce des embryons garantirait une procréation “parfaite”. Or « il s’agirait non pas d’obtenir l’individu parfait, qui n’existe pas, mais plutôt l’individu idéal, à un moment de l’histoire, type individuel dont l’idéalité est établie sur des critères peu objectifs, mais qui sont communément acceptés et partagés à ce moment précis de l’histoire » [9]. Les adeptes du totalitarisme génétique seront déçus : le ”gène de l’agressivité”, celui qu’il suffirait de déconnecter pour vivre dans une société paisible, n’existe pas. Selon le psychologue canadien R. Tremblay « les facteurs génétiques gouvernent les comportements agressifs dans les premières années de la vie, mais très vite l’influence de l’environnement prend le dessus » [10].

L’engouement pour le gène s’est développé après une découverte scientifique récupérée, interprétée, détournée de sa vérité initiale par les phantasmes et les besoins d’une époque, et transformée en idéologie. Il s’agit des thèses de Darwin et de son fameux ouvrage L’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, dont quatre petits mots, “survie du plus apte”, vont causer cent cinquante ans de polémique. C’est à partir de ces mots et des lois de Mendel que va s’élaborer une version politisée du “darwinisme social”, qui va dégénérer en interprétation de la vie comme une lutte sans merci qui permettrait “légitimement” au plus fort de l’emporter sur le plus faible. Cette idéologie recueillera un succès croissant et permettra de justifier les inégalités sociales, les guerres de conquête avec la disparition des ”races inférieures”, jusqu’à l’eugénisme et l’amélioration de la “race” en raison de la confiance en la puissance de la science. La critique du darwinisme social trouve son apogée avec la thèse de l’entraide développée en 1902 par le géographe P.Kropotkine. Dans L’Entraide : un facteur de l’évolution, il répond spécifiquement aux théories de T. H. Huxley publiées dans La Lutte pour l’existence dans la société humaine en 1888. Sans nier la théorie de l’évolution de Darwin, Kropotkine y précise que les espèces les mieux adaptées ne sont pas nécessairement les plus agressives, elles peuvent être les plus sociales et les plus solidaires, la compétition ne serait donc pas le levier d’évolution le plus “efficace”. Pour le primatologue néerlando-américain F. de Waal, qui étudie le sentiment d’empathie chez les animaux, le darwinisme social « est une interprétation abusive : oui, la compétition est importante dans la nature mais, on l’a vu, il n’y a pas que cela… Nous sommes aussi programmés pour être empathiques, pour être en résonance avec les émotions des autres [11] ». « Dans la nature, la compétition n’est pas le seul moyen de survivre. La coopération a largement sa place [12] ». L.Thomas va plus loin : « Le besoin de se rendre utile pourrait bien se révéler le trait le plus déterminant de l’aptitude à la survie, plus important que l’agression, plus efficace, à long terme, que l’instinct d’appropriation ». Darwin dit bien, mais il ne sera pas entendu, que le point ultime de l’évolution, c’est la capacité et le désir qu’ont acquis les hommes à désobéir à la nature : “Nous humains, sommes naturellement habités par la compassion. Nous devons donc obéir à ce penchant naturel au risque, sinon, de porter préjudice à la plus noble partie de notre nature”. Pour justifier une politique basée sur la loi du plus fort, nos décideurs s’appuient donc sur de faux principes de biologie.

Et où en est la criminologie, l’étude de la propension à réaliser des conduites et des actes considérés comme des agressions ? Les théories les plus récentes insistent sur l’influence du milieu social comme prépondérante dans les causes entraînant les actes criminels. Son chef de file, A. Lacassagne, a mis l’accent sur l’influence quasi-exclusive du milieu social dans l’étiologie criminelle… L’agressivité est décriée chez les “jeunes des banlieues” et dans toute inscription dans un mouvement de contestation de l’ordre établi… mais elle est, par contre, fortement valorisée par la même idéologie libérale en ce qui concerne les jeunes cadres, blancs, poussés à se battre pour être les meilleurs sur le marché [13] !

Concluons avec M. Sahlins : « Le point crucial est le suivant : pendant trois millions d’années, l’évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle… Nés ni bons ni méchants, les hommes se façonnent dans l’activité sociale telle qu’elle se déploie dans des circonstances historiques déterminées…la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé, mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger [14] ». Aussi loin que nous cherchions autour de nous, nous ne trouverons jamais “d’homme naturel”, mais des formes de cultures dans lesquelles des hommes apprennent le modèle d’humanité qui est le leur. C’est la leçon que délivre l’ethnologie contemporaine, notamment l’anthropologie structurale développée par Claude Levi-Strauss.

L’action des individus est donc, au terme de la théorisation de Bourdieu, fondamentalement le produit des structures objectives du monde dans lequel ils vivent, et qui façonnent en eux un ensemble de dispositions qui vont structurer leurs façons de penser, de percevoir et d’agir.

Et pour appuyer l’ensemble de ces études et témoignages, citons Henri Laborit, grand chercheur dans ce domaine : « Nous sommes …obligés, par l’étude expérimentale du comportement agressif, de nous élever contre l’interprétation largement diffusée au cours de ces dernières années, de l’implacabilité génétique de l’agressivité chez l’homme… Comme il serait peu probable que ce soient les dominés qui tentent d’eux-mêmes d’assurer la stabilité d’un système hiérarchique, il faut bien que les dominants installent très tôt dans le système nerveux de l’ensemble des individus du groupe, un type d’automatismes socioculturels, de jugements de valeurs favorables au maintien de leur dominance, donc de l’organisation hiérarchique du groupe… C’est ainsi que l’on fera appel à la nature pour montrer l’implacabilité de l’agressivité chez l’homme puisqu’elle existe chez l’animal, ce qui déculpabilise les hiérarchies, les dominances, l’agressivité des dominants en réponse à celle des dominés … Il faut motiver l’homme de demain pour qu’il comprenne que ce n’est qu’en s’occupant des autres, ou plus exactement des rapports des hommes entre eux, de tous les hommes quels qu’ils soient, qu’il pourra trouver la sécurité, la gratification, le plaisir. … Nous entrons dans une ère où toutes les “valeurs” anciennes établies pour favoriser la dominance hiérarchique doivent s’effondrer » [15].

Poser l’importance du contexte environnemental, c’est concevoir qu’on ne naît ni bon, ni mauvais, que chaque individu est ancré dans une histoire en devenir et qu’il peut donc changer si on lui en donne les moyens. C’est partir du principe que les êtres humains sont avant tout le reflet de la société dans laquelle ils vivent et qu’on peut à tout moment débattre collectivement de ce type de société et la faire évoluer en fonction de ce qui pourra être épanouissant pour chacun-e.

Il est absurde que le capitalisme, né de conditions particulières, puisse imposer ses nuisances dans le monde entier. Il se cache derrière sa réussite technique en la présentant comme la panacée universelle, comme la condition du bonheur sur Terre, alors qu’il ne propose, en réalité, qu’un enfermement dans le consumérisme, la dépendance envers le matériel, sinon l’expression de la violence sous toutes ses formes. En raison des dégradations catastrophiques infligées à l’environnement, il est responsable d’une prolifération croissante de maladies qui atteignent aussi bien le physique que le mental. Le cancer n’a-t-il pas l’aspect aujourd’hui des épidémies de peste d’antan ? La lucidité suffirait à indiquer que ce système politico-économique représente à présent le plus grand fléau contre lequel l’humanité doit lutter. Or, élevé au niveau d’une religion, nourri par la foi en la techno-science, son alliée, il demande l’aveuglement d’un fanatisme sectaire, l’abandon de tout raisonnement au profit de prêtres-experts censés être seuls capables d’assurer un avenir meilleur. L’intégrisme et le désir d’hégémonie qu’il affiche réalisent dans le monde le même effet que le réchauffement brutal du climat sur les espèces végétales et animales, l’impossibilité pour la majeure partie des membres de l’humanité de s’adapter aux exigences du “marché” en s’attirant les bonnes grâces de la “main invisible”, donc de sombrer dans l’exclusion et même l’élimination.

Un changement de la mentalité contemporaine est-il encore possible ? — Comme nous l’avons vu, une modification de la personnalité humaine peut être le fait d’une évolution culturelle. Les troubles mentaux (dépressions, stress, névroses, suicides, déséquilibres familiaux, …) nés du capitalisme, montrent que l’humain ne s’est pas adapté à ce genre de régime, qu’il n’a pas eu le temps de se corrompre définitivement et qu’un changement aurait donc toutes les chances d’être un soulagement, une renaissance salutaire. Le retour à des conceptions initiales, telles celles énoncées par Mauss, au sein d’une conjoncture devenue comparable, c’est-à-dire une situation qui propose l’abondance concertée, respectueuse de l’environnement, et la priorité donnée à l’Être sur l’Avoir, doit permettre au distributisme, en conformité avec les données modernes, de trouver sa place.

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[1] Cette locution fut inventée par Plaute dans sa comédie Asinaria (la comédie des ânes) puis fut reprise par Erasme dans Adagiorum Collectanea ,par Rabelais dans le Tiers livre, par Montaigne dans les Essais (III, 5), par F. Bacon dans De Dignitate et Novum Organum avant Hobbes dans le De cive (épitre dédicatoire).

[2] Marshall Sahlins, La nature humaine éd. de l’Eclat Terra Incognita.

[3] Jacques Van Rillaer, L’agressivité humaine, page 137

[4] Noam Chomsky, La doctrine des bonnes intentions, 10/18, coll. “Fait et Cause”, page 160.

[5] Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence, page 28.

[6] Th.Bokanovski, Psychanalyse.lu Le concept de pulsion de mort.

[7] Jacques Van Rillaer, L’agressivité humaine. p.131.

[8] J.P. Scott, The natural history of agression. Science 1965 page 148.

[9] Jacquestestart.free.fr/Le nouvel eugénisme : trier l’humanité dans l’œuf, Colloque “les usages du vivant”, univ. Strasbourg, éd. Néothèque.

[10] Richard Trembla,. Developmental Origins of Aggression (Guilford Press) 2005.

[11] Frans de Waal. L’empathie caractérise tous les mammifères Interview : (Libération, 11 mars 2010).

[12] Frans de Waal, L’Age de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire. Traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra. éd.LLL, Les liens qui libèrent.2010.

[13] http://panoptique.boum.org. Science et délinquance : génétique de l’agressivité ou agressivité de la génétique. 26 septembre 2008.

[14] Marshall Sahlins, La nature humaine, éd. de l’Eclat Terra Incognita.

[15] Henri Laborit, La nouvelle grille.

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Que fait-on de notre argent ?

ou que devrait-on en faire...
par J.-P. MON
31 mars 2011

Telle est la question que le collectif alsacien « Pour une Économie Sociale et Solidaire » proposait de débattre, le 17 février dernier à Strasbourg.

En introduction fut présenté le film de la Québecoise Carole Poliquin, « Turbulences, 24 heures dans le marché global », documentaire qui montre les dégâts causés par le système financier, ou comment, par exemple, la course au profit à Montréal peut mener à l’assèchement d’un lac en Afrique….

En présence d’un public très attentif et intéressé, d’une soixantaine de personnes, Marie-Louise Duboin anima le débat, en présentant les fondements de la démocratie en économie, l’économie distributive, avec, notamment, une monnaie non circulante, le contrat social et le revenu garanti à vie.

La discussion se prolongea tard dans la rue… et la nuit froide. Un seul regret : nous n’avions pas apporté suffisamment d’exemplaires de La Grande Relève, ni du livre Mais où va l’argent ?

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