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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1107 - mars 2010

 

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N° 1107 - mars 2010

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon épingle, dans la grande presse, les preuves qui montrent que, pour sortir de la crise, les États se sont mis dans une situation inextricable, faute de prendre en main les rênes de la finance.

Détruire l’homme pour faire du chiffre …   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin définit ainsi la démarche qui détruit notre société, alors qu’il est urgent de la refonder par un véritable changement de civilisation. Comme le montrent les articles qui suivent, la réflexion nécessaire s’amorce un peu partout.

Pourquoi demander des sacrifices aux futurs retraités ?   (Afficher article seul)

Paul Vincent démonte les arguments avancés pour faire croire que le recul de l’âge de la retraite est inévitable.

Le capitalisme, ses crises et ses guerres    (Afficher article seul)

L’historienne Annie Lacroix-Riz répond à une question de Christian Aubin.

Le choix de la défaite   (Afficher article seul)

L’heure de déserter   (Afficher article seul)

Bernard Blavette cherche comment s’organisent tous ceux qui, ici ou là, ont conscience de la crise de civilisation dans laquelle est engagée l’humanité.

Pour une insurrection des consciences   (Afficher article seul)

Retour sur les chèvres de Mongolie   (Afficher article seul)

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
31 mars 2010

La rechute ?

Depuis quelques mois, les grands médias annonçaient sans rire le retour de la croissance mondiale. Mais les dernières statistiques [1] de la zone euro viennent de refroidir considérablement cet optimisme : au quatrième trimestre 2009, la croissance européenne n’a finalement été que de 0,1%. Pour les économistes de Natixis, une « interruption de la reprise » accompagnée d’un gel du commerce mondial au premier trimestre 2010 n’est pas impossible. Selon eux, cette rechute est d’autant plus vraisemblable que « l’on arrive à la limite des politiques de relance keynésiennes par les déficits publics ». À ce jour, 2.900 milliards de dollars (2.122 milliards d’euros) d’argent public ont été dépensés dans le monde pour relancer les économies. D’après le FMI « la dette moyenne des pays du G20 devrait passer de 99 % du PIB en 2009 à 107 % en 2010 et 118 % en 2014 ». Selon l’économiste Philippe Brossard, président de Macrorama [2], « les marchés jugent avec inquiétude la solvabilité des États qui ont sauvé l’économie privée mais au détriment d’un endettement public colossal ».

Venant après le krach de Dubaï, l’étendue du déficit budgétaire de la Grèce a semé l’effroi dans les places financières. Alors, sous la pression des marchés et des agences de notation (qui, pourtant, n’avaient pas vu venir la crise !), les gouvernements se voient contraints d’annoncer des plans d’austérité… au risque de fragiliser encore plus une hypothétique reprise. En effet, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques, « la situation est ingérable » car un plan de rigueur basé sur des hausses d’impôts et des réductions de dépenses correspondant à 1 % du PIB se traduirait par un point de croissance en moins.

On nous explique qu’il s’agit d’un cercle vicieux : « pour sauver les banques, soutenir la croissance, aider les ménages et les entreprises, les États se sont endettés. Et pour s’endetter, ils ont massivement emprunté sur les marchés. Selon l’agence de notation financière Moody’s, la dette souveraine mondiale a atteint, en 2009, 49.500 milliards de dollars, soit plus de trois fois le PIB américain ! » [1]. Donc, si l’on reste dans le système financier actuel, il y a peu de chances de sortir de ce cercle. Mais alors pourquoi les États ne décident-ils pas enfin de s’assurer la maîtrise de la création monétaire ? Ce serait un pas de géant vers ce nouvel ordre économique que tant de mouvements politiques et écologiques recherchent.

À qui profite le crime ?

On se rappelle que lorsque la Grèce fut admise dans l’Euroland, le bruit avait couru qu’elle y était parvenue en présentant des comptes truqués. Mais dans l’euphorie de l’adhésion de nouveaux pays à l’UE, les choses s’étaient rapidement tassées. On avait donc oublié ces péripéties… Mais la découverte, ces dernières semaines, de son très grand déficit public vient de rafraîchir les mémoires et, comble de malchance, certains commencent à penser que la Grèce n’est sans doute pas le seul pays qui “maquille” sa dette. C’est ainsi que le magazine américain Fortune [3] révèle maintenant que la Grèce aurait “optimisé” ses comptes, tout comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et le Portugal, en ayant recours à des astuces financières conseillées par des banques de New York et de Londres.

Et devinez quelles sont ces banques ? Tout simplement celles qui se sont illustrées dans la crise des subprimes : Goldman Sachs, JP Morgan, Barclays ou feu Lehman Brothers… Mais au lieu de vendre leurs crédits hypothécaires explosifs à des ménages modestes, elles ont proposé aux pays endettés des produits financiers sophistiqués tels que les “swaps de devises“ qui permettent de se protéger des effets de changes en transformant en euros une dette émise initialement en dollars ou en yens. Selon la presse, allemande et américaine, c’est cet “outil“ que Goldman Sachs aurait vendu en 2001 à Athènes pour réduire ses déficits. Bilan de l’opération : un milliard d’euros de dettes effacés pour le pays et 300 millions de commissions empochés par la banque.

Cette nouvelle a fait vivement réagir la Chancelière allemande Angela Merkel : elle déclarait mercredi 17 février : « Ce serait une honte s’il s’avérait que les banques qui nous ont déjà amenés au bord du précipice ont également participé à la falsification des statistiques budgétaires de la Grèce ». Pas étonnant donc qu’elle se soit fermement opposée à un soutien plus concret ; si bien que le Premier ministre grec a du se contenter d’une déclaration affirmant, sans plus, que l’Europe soutenait la Grèce. Le suspense reste entier : comment réagiront les marchés ?

Les “walk away”

Cette expression pourrait se traduire en français par “ceux qui se tirent”. Il s’agit en fait d’emprunteurs américains solvables qui cessent de rembourser leur prêt immobilier, laissant leur banque se débrouiller pour récupérer la maison qu’ils abandonnent. Ceci est tout à fait légal grâce à l’existence, aux États-Unis, de prêts “sans recours” : ce sont des prêts hypothécaires qui, moyennant une surprime de 0,5 à 0,7 %, sont non adossés aux revenus des emprunteurs. Il est donc impossible aux organismes de crédit, pour recouvrir leur dû, d’obtenir la saisie des comptes personnels des emprunteurs . Le ministère au logement américain se félicite que peu d’emprunteurs connaissent ce type de prêt. C’est bien dommage pour la morale car cela constitue un bon moyen de compenser un peu les excès bancaires !

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[1] Le Monde, 17/012/2010.

[2] Société indépendante d’études et de recherches économiques et financières.

[3] Fortune est un magasine d’informations financières et commerciales fondé en 1930 et publié par le groupe Time Inc’s

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Éditorial

Détruire l’homme pour faire du chiffre …

par M.-L. DUBOIN
31 mars 2010

Telle est la méthode utilisée afin d’aider le capitalisme à survivre à ses excés ! Au nom de l’idéologie libérale, et sa “loi” du marché, on assiste partout, et surtout depuis trois ans en France, au démantèlement systématique de ce qui avait été installé pour reconstruire ce que la Deuxième Guerre Mondiale avait déchiré. Tout ce qui formait une véritable société (code du travail, retraites par répartition, mutualité, tous les services publics, les hôpitaux et la santé, la justice, l’enseignement, la recherche, la poste, les transports, les services communaux, etc.), tout est sacrifié, à seule fin de permettre à des entreprises privées de rapporter plus de profit à leurs actionnaires.

La question maintenant est de savoir si l’humanité parviendra à se resaisir avant qu’il ne soit trop tard.

Les acteurs de cette démolition estiment qu’ils ont tous les droits, sous prétexte qu’ils obéissent à un élu : ils se sentent autorisés par les lois élémentaires de la démocratie à traiter par le mépris les professionnels qui, par leur métier, sont bien placés pour comprendre le sens de cette destruction. C’est ainsi, par exemple, que le Ministre de l’Éducation Nationale refuse d’entendre ces enseignants dont la tâche éducative est devenue impossible et qui se voient directement, physiquement, menacés par la violence que cette politique fait naître dans notre société en miettes.

Que font les distributistes, demande une lectrice (voir p.14) qui se plaint que les autres lecteurs ne brandissent pas des pancartes dans toutes les manifestations sur la voie publique. Un autre s’étonne qu’aucun parti politique ne prête attention à nos propositions, alors que dans l’opposition ils sont tous en quête d’un véritable programme.

Mais l’issue possible ne se résume pas à un slogan. Le changement nécessaire étant aussi énorme que le danger qui nous menace, il n’est pas porteur de voix aux prochaines élections.

La tâche est immense parce que c’est d’un véritable changement de société qu’il s’agit. Celà demande une réflexion profonde, à la fois philosophique, culturelle, sociale, s’appuyant sur l’histoire, la sociologie, la psychologie, etc. C’est tout un édifice qui est à construire, et chaque mois, La Grande Relève s’efforce d’y apporter sa pierre.

Pour arriver au niveau de réflexion nécessaire, il faudrait que l’opinion parvienne à se libérer du conditionnement que l’argent exerce sur elle. L’humanité ne se sortira de l’impasse où elle s’est engagée qu’en se débarrassant de l’emprise exercée partout aujourd’hui par la finance. Or celle-ci tient son pouvoir de la monnaie bancaire, cette monnaie privée conçue pour drainer les richesses vers quelques uns, au détriment de tous les autres, et qui y réussit d’autant mieux que tous ces autres, ignorant ces mécanismes, valident sa monnaie en acceptant de l’utiliser.

Si le public, en général, n’est pas conscient de ce pouvoir, qui est devenu plus grand que celui des gouvernements, la crise financière vient encore de le montrer, si beaucoup de gens se résignent en pensant “qu’on n’y peut rien”, ou qu’eux mêmes s’en sortiront, c’est sans doute que les spécialistes de la “com’”, payés pour fabriquer l’opinion, sont très forts.

Mais, à force d’être trompé, le public est de moins en moins dupe. Les Français sont bien obligés de constater que toutes les mesures prises vont à l’opposé des beaux discours, la main sur le cœur à la Sarkozy, qui les avaient séduits. Les Grecs n’acceptent pas qu’on leur impose des mesures de rigueur quand ils comprennent le rôle joué par les agences de notation, au service de la plus grande banque américaine, etc.

Alors partout la réflexion fait certains progrès : à l’occasion de la déclassification de documents récents, des historiens apportent un nouvel éclairage sur les causes des dernières guerres [1]. Divers mouvements se développent, en réaction contre ce qui est pressenti ; par exemple, au Royaume-Uni [2], des populations s’organisent parce qu’elles s’attendent à une catastrophe, en cherchant comment survivre quand on ne peut plus compter ni sur le gouvernement ni sur les services publics. En France, le mouvement l’Appel des appels s’est donné pour but d’unifier, en celle d’un “Nous raisonnable” [3], la réflexion de tous ceux qui, quels que soient leur domaine d’activité et leur fonction, refusent la dégradation des valeurs sociales par leur asservissement à la finance.

En s’associant à ces mouvements, à des SEL, à des AMAP et à tant d’autres associations qui cherchent autre chose, que d’occasions, pour nos lecteurs, de distribuer [4] la GR en participant à la réflexion… !

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[1] Voir ci-dessous pp. 5 à 7.

[2] Voir ci-dessous pp. 8 à 11.

[3] Voir ci-dessous pp. 12-13.

[4] Nous mettons pour cela d’anciens numéros à leur disposition.

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Actualités

Pourquoi demander des sacrifices aux futurs retraités ?

par P. VINCENT
31 mars 2010

Il n’y a pas lieu de brandir comme une menace sur nos retraites le fait qu’il y a et qu’il continuera d’y avoir de moins en moins d’actifs par rapport au nombre de retraités, une soi-disant évidence mathématique du même tonneau que ce slogan publicitaire ayant autrefois recouvert nos murs : « Deux roues, deux fois plus de raisons d’être prudent ».

Ce qui compte, c’est la production, non pas le nombre de travailleurs. Les travailleurs d’hier n’étaient pas outillés comme le sont ceux d’aujourd’hui et ceux de demain devraient avoir les moyens d’être encore plus productifs, du moins si l’on arrête de casser nos usines. On ne compare pas deux armées en fonction de leurs seuls effectifs sans tenir compte de leur armement. De même ne faut-il pas se polariser sur le nombre de travailleurs en faisant abstraction des progrès constants des techniques, que ce soit dans l’agriculture, l’industrie ou la bureautique.

Ces progrès conduisent logiquement, pour la même satisfaction, ou une satisfaction encore meilleure de nos besoins, à une baisse des effectifs, que ce soit dans la production, la distribution ou la gestion.

Il y a aujourd’hui dix fois moins de cultivateurs ou d’éleveurs qu’il n’y avait de paysans il y a un siècle et cela n’a pas empêché notre production alimentaire d’augmenter.

Si comme récompense de ce remarquable accroissement de productivité les producteurs se trouvent parfois dans une situation financière difficile et si les prix restent tels que certains de nos concitoyens ne mangent pas à leur faim ou font la queue aux ”Restos du coeur”, c’est un autre problème : la loi du marché, nous dit-on ... ou bien celle des plus forts … ?

Si l’on nous affirme nécessaire de demander aux retraités des sacrifices, ce n’est pas parce que la richesse globale du pays aura diminué.

Il faudrait nous en donner d’autres raisons.

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Les leçons de l’histoire…

Christian Aubin rapporte ci-après la suite de son entretien avec l’historienne Annie Lacroix-Riz à propos des conclusions qu’elle a pu tirer de son étude d’archives récemment déclassifiées.

En décembre dernier (voir GR 1104), il l’interrogeait sur les similitudes de la période actuelle avec celle qui précéda le régime de Vichy .

Cette fois, après lui avoir fait remarquer que « Dans la situation des rapports de force liés à la crise en cours, on présume que la prochaine intervention sera l’attaque de l’Iran », il lui a posé la question suivante : « la guerre constitue-t-elle un mode d’existence permanent du capitalisme ? ».

Voici sa retranscription de la réponse que lui a faite Annie Lacroix-Riz :

Le capitalisme, ses crises et ses guerres

par A. LACROIX-RIZ, C. AUBIN
31 mars 2010

Cette question devient encore plus critique dans les phases de crise aiguë du capitalisme. Avec la crise systémique actuelle, qui est logiquement beaucoup plus grave que les deux précédentes crises systémiques du capitalisme, nous sommes entrés dans une période où la question des forces productives humaines excédentaires, compte tenu de la surproduction du capital, conduit le capitalisme à des formes de barbarie qui renouent de manière massive avec les formes de barbarie qui ont caractérisé les guerres mondiales. Il faut se rappeler que, dans ce qui est considéré comme au centre des pays impérialistes (appelé “centre” par rapport à la “périphérie”, c’est à dire la sphère des pays colonisés par les grandes puissances impérialistes), si on regarde le cas français, ce qu’on a appelé les trente glorieuses n’a pas aboli les formes épouvantables de barbarie et d’extermination dont, par ci par là, l’impérialisme a eu besoin. Je rappelle que depuis 1945 les guerres coloniales et assimilées n’ont pas cessé. Je note d’ailleurs que la guerre menée contre les pays de la périphérie se confond avec les guerres coloniales : la guerre contre l’Irak est une “guerre de la canonnière”, le rôle de l’impérialisme israélien, en liaison avec l’impérialisme américain, relève de la pratique coloniale. Donc dans toute la période où le capitalisme n’a pas recouru à la guerre générale, il a recouru à des formes de guerre assimilables aux guerres coloniales et qui se sont traduites par des millions de morts. Je rappelle que la guerre de Corée a tué trois millions de Coréens et a liquidé 80% des cités et des villes de Corée du Nord. On pourrait multiplier les exemples. La France a eu son cortège, elle aussi, de conflits de ce genre.

Ce que je veux dire, c’est que ces formes de barbarie ont été massives, mais éparses. Il semble qu’on arrive à une période où la barbarie va être une tentation plus générale et s’inscrire dans les moyens nécessaires pour régler la crise, c’est à dire pour régler la question de la surproduction du capital.

Donc il est clair que le stade de la crise auquel nous sommes parvenus pose concrètement la question des intensions, des plans du capitalisme, qui mettent en cause la survie d’une partie notable de l’humanité. Et il est clair de ce point de vue, si on évoque les dernières guerres menées dans des sphères très diverses, qu’elles sont aussi des guerres de mise à l’épreuve d’armes de type nouveau. Apparemment, Israël en utilise un certain nombre, un certain nombre en a été utilisé dans la liquidation de la Yougoslavie et en Irak. On a là des phénomènes qui font penser aux caractéristiques de la guerre d’Espagne puisque, les Allemands le reconnaissaient eux-mêmes avec beaucoup de simplicité, ce conflit conduit de juillet 1936 à mars 1939 a été pour eux une sorte de terrain d’essai. On l’a dit dès la guerre d’Espagne, dès la deuxième guerre mondiale, mais je ne sais pas si on l’a mesuré aussi bien que les responsables allemands eux-mêmes, c’est-à-dire jusqu’à quel point - par les types d’armes, par les tactiques militaires, par l’expérience in situ. Comme le disait dès l’été 1938 le général von Reichenau, grand spécialiste des blindés, et un des chefs de l’occupation de la Russie à partir du 22 juin 1941 : « jamais avant la première guerre mondiale l’Allemagne n’avait obtenu une situation d’entraînement semblable à ce qui lui a été offert à partir depuis juillet 1936 » (date de l’agression germano-italienne contre l’Espagne républicaine).

Je crois qu’il faut qu’on envisage toutes les dernières guerres, en particulier celle de la casse balkanique, jusqu’aux guerres de ces dernières années, la guerre contre l’Irak, la guerre d’Afghanistan, les guerres d’Israël, comme des répétitions générales très utiles pour les liquidations massives qui sont envisagées.

Il y a quelques années, j’ai participé à un film documentaire (d’ailleurs de fait pratiquement interdit) qui s’appelait “État de guerre”. J’avais fait une analyse de la guerre en Yougoslavie en faisant des comparaisons et des prévisions. J’avais observé que l’on avait là quelque chose de très semblable à la grande guerre précédente, qui avait été précédée par des graves conflits balkaniques, et que l’on était entré dans une période où la gravité de la crise rendait l’impérialisme dominant particulièrement agressif. Je faisais l’analyse que les États-Unis prenaient de plus en plus nettement le rôle que l’Allemagne avait occupé dans la période qui avait précédé la deuxième guerre mondiale. Sans d’ailleurs idéaliser du tout le rôle impérialiste des États-Unis dans la période précédant la deuxième guerre mondiale. De 2005 à aujourd’hui, on ne peut que constater que les choses s’aggravent et qu’on arrive à un stade très avancé et très brutal de la crise systémique. Si on se fie aux répliques que les impérialistes ont données aux crises précédentes, on peut faire l’analyse que si rien ne vient s’y opposer, l’impérialisme va être conduit à la guerre générale.

On peut faire l’analyse qu’il y a aujourd’hui une alternative :

• Soit sous l’effet de la destruction rapide, brutale de tout ce qui fait le bonheur de vivre ou la capacité de vivre normalement, il va se déclencher dans un certain nombre de pays des mouvements sociaux susceptibles d‘aboutir à une issue politique satisfaisante, ce qui suppose évidemment, vu la situation actuelle, des réorganisations très rapides (mais on en a eu des exemples dans l’histoire) ; dans un certain nombre de pays impérialistes, la population se mettra en mesure d’empêcher ses dirigeants de mener à bien leurs projets en les chassant du sommet de la société, donc du pouvoir décisionnel, et prendra leur place pour mener ces sociétés à une autre forme de développement ; il y aura des révolutions dans des pays impérialistes décisifs, seuls capables de déclencher une guerre mondiale, de telles révolutions ôtant aux classes dirigeantes la capacité de lancer un tel conflit général.

• Soit il se produira la même chose qu’à l’occasion des deux crises précédentes suivies de guerres, c’est-à-dire que ceux d’en bas ne seront pas capables, dans un premier temps, de résister à l’offensive de ceux d’en haut. Je ne vois pas, mais je ne demande qu’à être démentie par l’avenir, comment, au stade de violence de la crise qui saisit la quasi-totalité du monde, les impérialismes disposeront d’une autre solution que celle du déclenchement d’une guerre générale.

Parce qu’on nous a beaucoup menti ces temps-ci, comme toujours, on nous fait l’analyse que cette fois-ci la crise n’est pas la même que celle de 1929. Mais c’est faux, car la crise de 1929 était beaucoup plus profonde que celle de 1873 qui a duré pratiquement aussi longtemps que la nôtre, c’est-à-dire plus de 40 ans, et qui a conduit à la Première Guerre Mondiale. Ce qui a essayé de liquider la surproduction, c’est la Première Guerre Mondiale, mais ses destructions n’y sont pas parvenues ; elles n’ont pas suffi à la liquider, de sorte que la Deuxième Guerre Mondiale a été chronologiquement très proche de la précédente.

Entre 1873 et 1914, il y a eu une série de guerres périphériques, notamment balkaniques. Et en 1914, le gros coup a été frappé. La deuxième crise systémique du capitalisme a été si violente qu’on est allé à la guerre générale dans les dix ans qui ont suivi son déclenchement. Et la crise présente, d’une durée et d’une virulence exceptionnelles, semble réunir les caractéristiques des deux précédentes.

La crise de l’après Deuxième Guerre Mondiale a commencé à la fin des années 1960. La fameuse première crise du pétrole n’a été qu’une manifestation de cette crise et non sa cause initiale, comme on a voulu nous le faire accroire. C’est donc une crise qui dure depuis 40 ans, et qui prend, depuis 2008, une forme systémique d’une violence inouïe. Même les formes les plus violentes de 1929 semblent, jusqu’à preuve du contraire, moins radicales, moins totales que la présente crise depuis qu’elle a manifesté son caractère de crise financière. On peut considérer que la crise de 1931 est une crise financière et monétaire de même ordre, qui s’est traduite par une situation menaçant d’effondrement les monnaies, etc. La furie spéculative désormais tournée contre la Grèce, le Portugal et l’Espagne ressemble à celle déchaînée contre l’Allemagne du printemps à l’été 1931. L’endettement des intéressés, en 2010 et 1931, est cependant sans commune mesure avec celui du pays impérialiste dominant, les États-Unis, sans parler de la Grande-Bretagne, etc. On assiste donc là à une crise d’une ampleur, d’une profondeur et d’une violence telles qu’on n’en a jamais vu. C’est évidemment toujours difficile à percevoir par les contemporains, parce que nous avons connu depuis une quarantaine d’années une phase de verrouillage historique : confrontées à une propagande obsessionnelle (“dindonnées”, disait un texte du 15 septembre 1938 prévoyant les conséquences funestes de l’abandon de la Tchécoslovaquie), les populations ont été convaincues que le capitalisme était immortel, et l’état du monde définitif ; la thèse de “la fin de l’histoire” a momentanément triomphé.

Les périodes de crises intenses, ou les périodes de guerre où tout s’écroule, rendent les populations intelligentes et peuvent les soustraire à la chape de plomb du battage idéologique. Elles sont confrontées à des problèmes tellement graves et à une mise en cause tellement sérieuse de leurs conditions de travail et de leurs conditions de vie que finalement, à un moment donné, l’idéologie dominante, prônant la résignation à l’inévitable et présentant la sortie du capitalisme comme un mal bien pire que le capitalisme, si invivable qu’il soit, peut vaciller. L’effort idéologique ne suffit plus à l’emporter sur les conditions objectives.

Le phénomène de très profonde résistance face à la guerre d’Irak, qui s’est manifestée au début des années 2000, ne pouvait pas, selon moi, avoir été provoqué par la guerre d’Irak elle-même : on était témoin là d’une première réaction de masse à la crise qui s’approfondissait et qui rendait la vie de la population impossible. Le phénomène peut être comparé à la réaction ouvrière très massive en France au 6 février 1934 : celle-ci ne s’expliquait pas seulement par le fait que la population ouvrière voulait protester contre une tentative de coup d’État ; elle avait pour véritable fondement le contentieux de la crise, la lassitude, le ras le bol qui allaient déboucher sur le vaste mouvement social du printemps 1936. Je crois que ce qui nous rend jusqu’ici incapables de voir l’ampleur du phénomène, c’est le fait que pendant 40 ans, et particulièrement pendant les 20 dernières années, s’est installée dans la population une espèce de paralysie, d’atonie, de manque de réflexion.

Mais on ne réfléchissait plus parce qu’on n’avait plus besoin de réfléchir. Finalement s’était installée la conviction que, mauvais ou non, le capitalisme avait l’avenir pour lui, que le socialisme était mort, qu’il n’y avait plus rien à faire, et que, même si ce système était peu satisfaisant, il fallait s’en contenter car tout système changeant radicalement les choses serait bien pire : le tapage quotidien contre la révolution soviétique et ses résultats a eu cette fonction exclusive. Il n’y avait plus de questions à se poser, le capitalisme triomphait durablement. De sorte que, et c’est quelque chose qui nous gêne en ce début de crise, mais qui peut-être ne nous gênera pas longtemps, l’espèce de souplesse d’analyse ou de capacité d’analyse qu’on avait manifestée dans les décennies antérieures, ou tout au moins dont une fraction non négligeable de la population faisait preuve quand il existait un mouvement ouvrier vertébré, un parti communiste, n’existe plus. Il faut, en quelque sorte, enlever la gangue qui a recouvert nos cerveaux pendant quelques décennies pour percevoir enfin les liens entre les décennies ou le siècle précédent et la période actuelle. Et c’est ça qu’on ne sait plus faire mais que, forcément, on va refaire.

Ainsi, les 25 dernières années se sont traduites par la liquidation de ce qui était un instrument remarquable, la connaissance du marxisme, parce que le mouvement ouvrier révolutionnaire entretenait ce qui était source de connaissances dans la société. Je constate d’ailleurs que même des milieux de bonne volonté, susceptibles ou capables de résistance, ne disposent plus des instruments d’analyse nécessaires, sont incapables d’analyser les phénomènes objectifs du capitalisme. Les concepts essentiels, permettant de réfléchir sur mode de production, valeur d’échange, valeur d’usage, capital, exploitation, plus-value, composition organique du capital, c’est-à-dire rapport entre le capital variable et le capital constant, ont cessé d’être connus : c’était pour l’essentiel le parti révolutionnaire qui les faisait connaître au-delà d’une étroite minorité (d’intellectuels d’origine bourgeoise).

La méconnaissance économique générale a pour corollaire une méconnaissance des mécanismes sociaux.

On rencontre par exemple des analyses du style : il y a eu une période où le capitalisme se montrait assez généreux parce qu’il avait dû consentir une sorte de compromis liés aux transformations à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, et puis il y avait l’Union Soviétique qui le contraignait, pays par pays, à négocier avec les classes ouvrières … Il y a là un fond d’analyse pertinent. C’est vrai que l’existence de l’Union Soviétique et du camp socialiste ne permettaient pas au capitalisme de faire n’importe quoi. Mais c’est en même temps négliger le maintien des luttes sociales dans la période considérée. Ce sont des analyses qui semblent établir que le patronat, à un moment, a été moins gourmand ou plus raisonnable. Non ! Le patronat n’a pas été moins gourmand mais il s’est heurté à une véritable résistance. Or, ce qui a disparu dans les trente dernières années, c’est cette capacité de résistance qui était, il est vrai, liée en partie à l’existence de l’Union Soviétique, mais qui était la capacité de résistance des salariés, de chaque classe ouvrière, dans chaque pays considéré. C’est cela qui a disparu dans la dernière période.

Il est permis de penser que le besoin réel d’analyses théoriques va s’imposer de sorte que des choses qui étaient impossibles dans les dix dernières années, comme par exemple la reconstitution d’un mouvement ouvrier vertébré, vont redevenir possibles dans la période qui va venir. Cela fait partie des aspects qui sans doute vont le plus nous surprendre et qui vont nous faire renouer avec l’analyse théorique qu’il faut bien faire remonter quand même à Marx et Engels. Quand ceux-ci font l’analyse que dans les périodes révolutionnaires les choses peuvent en quelques semaines, en quelques mois, changer plus profondément que dans les deux siècles précédents, voilà quelque chose qui pour l’instant est inimaginable, et qui pourtant risque de devenir réalité.

En tout cas, il est certain que l’on arrive à l’heure historique (dans un délai imprévisible en termes d’années) où la dictature idéologique de la grande bourgeoisie va être mise en cause. On a d’ailleurs pu percevoir déjà ces dernières années, alors que le mouvement ouvrier était abattu et reste abattu, une reconstitution des capacités critiques. Il va bien falloir relire Marx, Engels, Lénine et tous les théoriciens du marxisme, alors même que ce courant s’est fait littéralement ridiculiser dans les dernières décennies. À Paris VII, je me suis fait dire par un collègue d’économie, au moment de la lutte des étudiants contre le CPE, alors que j’évoquais la crise : « la crise ! quelle crise ? » Aujourd’hui, sur la base de la perception concrète du réel, c’est-à-dire sur la base des atteintes portées à la vie des familles, à la vie des individus, des choses qui étaient inconcevables il y a quelques années ou quelques mois encore, peuvent devenir concevables.

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Lecture

Le choix de la défaite

(en librairie depuis le 13 janvier 2010)
par A. LACROIX-RIZ
31 mars 2010

Les élites françaises dans les années 1930, par Annie Lacroix-Riz, seconde édition [1]

• Un livre très “incorrect” sur le jeu trouble des élites françaises.

• Un essai trés engagé, qui fut un succès éditorial dans sa premièrre édition.

• Une démarche étayée par un impitoyable travail d’archiviste : cette seconde édition, augmentée de données recueillies à partir de fonds d’archives récemment ouverts, a permis à l’auteur de renforcer et préciser sa thèse.

Les élites françaises (financières, économiques et politiques) ont-elles, au cours des années 1920 et 1930, consciemment souhaité et favorisé la domination de l’Allemagne de Hitler sur l’Europe, par peur du communisme ? L’auteur répond à cette question par l’affirmative, étayant sa démarche par une étude d’archives extrêmement fouillée en Allemagne et en France qui, jusqu’à présent, n’avaient pas été dépouillées.

Annie-Lacroix-Riz est Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris 7. Spécialiste des relations internationales de la moitié du XXème siècle, elle a notamment rédigé De Munich à Vichy : l’assassinat de la Troisième république (1938-1920), aux éditions Armand Colin.

(reproduction du communiqué de presse de l’éditeur)

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[1] éd. Armand Colin - 688 pages - 38 euros

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Le texte ci-dessous est le dernier volet de la trilogie amorcée avec L’imposture capitaliste (GR 1100), qui dénonçait la fragilité des bases théoriques du système dominant, et poursuivie avec La fin de l’histoire (GR 1101), qui pointait les possibilités d’un échec de l’aventure humaine.

Le présent développement repose sur la notion de “catastrophisme éclairé” proposée par l’épistémologue Jean-Pierre Dupuis [1] qui consiste à regarder en face une catastrophe jugée probable pour mieux s’y préparer et peut-être l’éviter.

L’heure de déserter

par B. BLAVETTE
31 mars 2010
 Lecteur
Ton époque : Une farce dont tu es le figurant.
Ton rôle : Produire, en baver, la boucler.
Ton avenir : Produire plus, en baver plus, la boucler plus.
 Alors
Décroche : Sans toi, la plaisanterie ne peut pas durer.
 Mets-toi en chute libre [2].
« Tandis que nous discourons les choses vont leur train. Plaise à Dieu que ce ne soit pas un train d’enfer. »
François Meyer
La surchauffe de la croissance.
Ed. du Seuil ( 1974).

« Qu’importait les victimes que la machine écrasait en chemin ! N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insoucieuse du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu’on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres qui chantaient ». Ces lignes visionnaires terminent le roman La bête humaine, d’Émile Zola : un train fou, sans plus de conducteur, entraîne vers la catastrophe des passagers inconscients.

La course folle et sans but du capitalisme néo-libéral, l’ivresse des consommateurs dans les pays riches, l’hébétude des misérables dans les pays pauvres, la guerre de tous contre tous érigée en système, les échéances qui se rapprochent… : le parallèle avec notre situation est frappant.

Alors, disons-le tout net, ce monde n’est pas le nôtre, cette guerre n’est pas la nôtre, l’heure est venue de déserter. Déserter non pas comme l’on s’enfuit par lâcheté, mais au sens premier du mot lorsque l’on « rend un lieu désert », lorsque l’on délaisse une société, un système de valeurs qui nous sont étrangers, lorsque l’on refuse le jeu social qui nous est imposé.

Le temps est donc venu de déserter le jeu politique, le dévoiement de la démocratie, l’incurie et la vulgarité de ces classes dirigeantes qui ont choisi de « vivre et penser comme des porcs » [3].

Le temps est donc venu de déserter ces temples de la consommation qui voudraient nous persuader que l’accumulation frénétique d’objets absurdes peut donner un sens à nos vies.

Le temps est donc venu de déserter ces multinationales dominées par les calculs glacés du profit, qui broient leurs collaborateurs et se moquent de l’intérêt général dans une course effrénée à la productivité.

Le temps est donc venu de déserter les grands médias qui, au service exclusif de l’oligarchie dirigeante, fabriquent l’actualité, réalisent un travail constant de dénégation de la violence sociale exercée par les dominants sur les classes dominées.

Mais qui sont-ils ceux-là qui prennent le risque de larguer les amarres, de faire un pas de côté, d’explorer des passages incertains ? Ce peut être n’importe qui, de toutes origines et conditions sociales, pas forcément les plus désavantagés, ce peut être vous ou moi. Ils ont en commun de subir le plus profond des exils, celui d’aspirer à un monde différent qui n’a probablement jamais existé à ce jour dans une communauté humaine, et d’avoir un espoir, celui que chaque être humain recèle des potentialités jusqu’ici négligées, et qui pourraient nous permettre de modifier radicalement nos modes de vie et de penser, pour nous engager dans une quête qui ouvrirait les horizons vertigineux d’une harmonie qui ne dépendrait pas de la possession de richesses matérielles et qui, prenant en compte l’unité et l’infinie complexité du Vivant, pourrait déboucher sur de nouvelles formes de sagesse et de spiritualité.

Car tous les indicateurs, qu’ils soient économiques (creusement des inégalités, instabilité croissante de l’économie mondiale…), écologiques (pollution, épuisement des ressources naturelles, réchauffement climatique…) ou sociologiques (perte des repères éthiques, délitement du lien social..), montrent que le XXIème siècle pourrait connaître un effondrement civilisationnel comme le monde n’en a jamais connu de par son caractère global. Bien sûr, nul n’est en mesure de prédire son ampleur, sa durée, son issue, qui dépendront essentiellement de la capacité de réaction des peuples.

Mais le caractère inédit de notre situation présente consiste aussi dans le fait que l’ordre capitaliste exerçant ses ravages sur l’ensemble de la planète, il semble impossible de trouver un “ailleurs” susceptible d’accueillir une quelconque dissidence.

Cela n’est pas si sûr. La philosophe chrétienne Simone Weil (1909-1943) affirmait que toute action visant à élever la personne humaine était un peu comme un fragment du royaume de Dieu sur la terre. Une fois débarrassée de sa connotation religieuse, la démarche est intéressante : nous pouvons considérer que toutes actions individuelles ou collectives, même fragiles et temporaires, visant à nous détacher du système dominant, à le contourner, à le remettre en cause, à le déstabiliser, constituent l’amorce d’une alternative, l’ébauche de cet “autre monde” que nous appelons de nos vœux. Les champs de l’action et du possible s’élargissent alors considérablement, permettant à chacun, quels que soient sa condition, son lieu de vie, ses occupations, d’intervenir, de devenir un “acteur de l’histoire”.

Par ailleurs, avec ses forces de répression, ses système de surveillance et de fichage sophistiqués, le capitalisme est prêt à faire face à toutes formes classiques de troubles sociaux, mais il est beaucoup plus vulnérable à des formes larvées de dissidence, de désaffection, de désertion qui peuvent apparaître en son sein même, à tous moments, en tous lieux, disparaître ici pour renaître ailleurs, et qui sont par nature impossibles à prévoir, difficiles à circonscrire.

De telles initiatives se profilent ici et là, des réseaux se constituent, un peu comme un grand corps malade mobilise ses défenses, comme un navire qui sombre lance ses canots à la mer.

Un recensement exhaustif est bien sûr impossible dans le cadre de ce texte, mais pour ce qui concerne notre pays on peut citer en vrac les Réseaux d’Échanges de Savoir qui permettent d’échanger gratuitement des compétences, la presse alternative (support papier ou internet), dont fait partie La Grande Relève, qui diffuse une vision du monde radicalement différente des grands médias, la multiplication des associations et des “cafés-philo” qui permettent de débattre des grands problèmes éthiques et politiques et que l’on pourrait peut-être comparer aux célèbres “salons” du XVIIIème siècle, les différentes expériences de monnaies locales dont les Systèmes d’Échanges Locaux sont l’exemple le plus abouti, le succès des Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) qui permettent de se fournir directement en denrées agricoles biologiques diverses auprès des paysans et éleveurs, en contournant les circuits classiques et à des prix raisonnables. Selon une estimation de la Confédération Paysanne on compterait actuellement sur le territoire français pas moins de 2000 AMAP permettant d’approvisionner en moyenne 50 familles chacune. Il y a maintenant des listes d’attentes pour s’inscrire à certaines AMAP du fait de la faiblesse de la production agricole biologique due à la rareté et au coût des terres agricoles disponibles.

Cependant ces initiatives, bien qu’utiles et nécessaires, présentent jusqu’ici le défaut d’être parcellaires, isolées, incapables de se coordonner, de ”faire système”. C’est pourquoi nous allons nous tourner vers une expérience récente, plus globale, qui semble riche d’enseignements de par son caractère à la fois généraliste et concret :

Le réseau des villes en transition

En 2005 au Royaume-Uni, dans la ville de Totnes (8000 habitants), dans le comté de Devon, est crée le mouvement des Villes en Transition (Transition Towns, ou TT) à l’initiative de Rob Hopkins, enseignant-chercheur en permaculture [4]. Cette initiative se fonde sur la notion de résilience qui, en psychologie, désigne la capacité d’une personne à surmonter un choc (deuil, séparation…) sans s’effondrer. Les militants de la résilience appliquent ce concept face aux chocs multiples que nous allons probablement subir : fin de l’énergie bon marché montée des eaux, modifications climatiques, baisse significative de l’espérance de vie… Il s’agit donc d’anticiper pour tenter d’amoindrir les coups, pour dégager le temps nécessaire à penser les conditions d’une vie meilleure après l’inévitable. Le catastrophisme est omniprésent dans cette démarche, mais il est assumé. Il est contrebalancé par la volonté d’imaginer, et de commencer à mettre en œuvre des solutions permettant une sortie par le haut, car la fin d’un monde n’est pas la fin du monde.

Concrètement plusieurs domaines sont d’ores et déjà explorés :

• La recherche de l’autonomie énergétique par la multiplication des systèmes reposant sur des énergies renouvelables, l’intensification des transports en commun, le développement des activités et des commerces de proximité, le recensement des possibilités d’économies. C’est ce que l’on appelle un ”plan de descente énergétique”.

• La recherche de la relocalisation et de l’autonomie alimentaire par une réforme du foncier permettant de dégager des terres cultivables à l’intérieur ou à proximité du territoire de la commune.

• La création, depuis 2006, de monnaies alternatives locales qui, pour l’instant adossées à la Livre Sterling, permettent de stimuler l’économie de proximité et créent dans le pays un élan de curiosité qui contribue à l’éveil des consciences.

• Aider les population à imaginer ce que pourrait être la vie après l’effondrement. Psychologues, sociologues, philosophes, urbanistes… sont mobilisés afin d’organiser des débats, des sessions de formation, destinés à montrer comment cet événement pourrait receler un potentiel libérateur en redonnant un sens au travail, en nous libérant de l’emprise des multinationale et de la marchandise, de la tyrannie de la vitesse… Des questions importantes sont débattues, par exemple : « comment arbitrer entre désirs et besoins ? ».

Le réseau des villes en transition compte actuellement 50 communes au Royaume-Uni, ainsi que le comté du Somerset (l’équivalent d’une région française) et commence à essaimer au Canada, aux États-Unis, au Japon, en Australie. Des initiatives pourraient aussi prochainement voir le jour en France dans la région de Grenoble. Un réseau mondial vient d’être créé, rassemblant près de 300 initiatives qui échangent en permanence, et, bien qu’évidemment encore très minoritaires, des élus locaux rejoignent le mouvement ou pour le moins le considèrent favorablement [5].

Les points communs avec les “objecteurs de croissance” français sautent aux yeux et chacun aurait sûrement beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Une différence essentielle pourtant : les TT ne se fondent sur aucune référence politique particulière bien que les animateurs proviennent le plus souvent de la gauche ou de l’écologie. Conscient des ambiguïtés qui pourraient naître, Rob Hopkings a récemment déclaré que la justice sociale était au cœur de la démarche de transition.

Il est donc démontré ici qu’il est possible d’envisager sereinement une catastrophe majeure, et, à l’aide de la raison, d’imaginer des mesures, fondées sur la coopération et le partage, susceptibles d’y faire face, ce qu’aucun parti politique n’a jamais osé faire vis à vis de ses électeurs. De plus, un pas important est franchi puisque avec les TT la question écologique passe du niveau de la maison ou du quartier à celui de la “polis” toute entière. Enfin, si le pire devait se produire, c’est-à-dire un chaos généralisé, des lieux comme les TT pourraient constituer des centres de réflexion, de propositions, de ralliement, des bouées de sauvetage au milieu d’une mer déchaînée, un peu comme l’Abbaye de Thélème, utopie imaginée par Rabelais, formait pendant un temps femmes et hommes au ”vivre ensemble” avant de les renvoyer dans le monde.

Il ne faut pourtant pas se leurrer, ce mouvement est très récent ; fragiles, très minoritaires, les questions à résoudre sont innombrables, les obstacles immenses, et les dérives toujours possibles. Ainsi un certain nombre de groupes, essentiellement étasuniens, ont-ils été récemment exclus du réseau pour s’être transformés en bunkers armés jusqu’aux dents.

Agir selon la raison

Aussi nous faut-il remarquer ici que la plupart des grandes tentatives de transformation sociale, de la Révolution Française à la Révolution Chinoise, en passant par la Révolution d’Octobre, ont finalement succombé non seulement sous les coups de la réaction des classes dominantes, mais aussi, et peut-être surtout, du fait de convulsions internes. Toute notre histoire démontre qu’il est faux de penser que la modification des conditions socio-économiques suffit à elle seule pour changer les comportements humains : fascination pour le pouvoir, ego surdimensionnés, goût du lucre, perdurent. Les acteurs de la transformation sociale ont oublié qu’elle doit impérativement s’accompagner d’une transformation personnelle.

Cette question de la capacité de l’être humain à se libérer des passions pour agir selon la raison, hante toute la réflexion philosophique et politique, depuis Platon, et nul ne peut aujourd’hui encore lui apporter de réponse. Nous pouvons cependant, dans le cadre modeste de ce texte, formuler quelques remarques destinées à stimuler la réflexion.

Tout d’abord les sciences de l’homme, les sciences sociales que sont la philosophie, la sociologie, la psychanalyse, ont toujours été les parents pauvres de la recherche, qualifiées en vrac et de façon méprisante de “sciences molles” par rapport aux ”sciences dures” et privilégiées que sont la physique, la chimie, les mathématiques… On n’a jamais vu un gouvernement annoncer à grand fracas la mise sur pied d’un vaste plan de recherche en philosophie ou en sociologie et il est significatif qu’il n’existe pas de prix Nobel dans ces deux disciplines. Il s’agit là d’une erreur funeste que nous payons aujourd’hui très cher car nous nous retrouvons dans la situation d’une espèce ayant acquis de vastes pouvoirs sur la nature, y compris la capacité de s’autodétruire, et qui s’avère incapable d’utiliser ses connaissances de façon rationnelle, tant est abyssale notre ignorance des déterminismes sociaux et anthropologiques qui nous font agir. La conduite de nos sociétés a été abandonnée au hasard, aux tâtonnements vagues, aux ambitions mégalomanes de classes dominantes et de politiciens irresponsables. Cette incroyable carence peut, semble-t-il, s’expliquer de deux manières :

• La techno-science a opté pour la méthode expérimentale qui progresse sur le principe d’expériences aux résultats reproductibles pourvu que les protocoles soient respectés. Rien de tel avec les sciences sociales qui, du fait de la très grande variété des cultures, des parcours personnels, etc. doit se fonder essentiellement sur des outils statistiques, des études empiriques sur le terrain dont les résultats sont infiniment plus difficiles à interpréter. C’est pour cela que l’on trouve aujourd’hui une minorité relativement importante de personnes capables d’appréhender les arcanes des sciences physiques, mais beaucoup moins nombreux sont ceux aptes à pénétrer les méandres des comportements conscients et inconscients de l’esprit humain, à posséder la distanciation nécessaire pour analyser le fonctionnement de nos sociétés.

• Les résultats des sciences physiques sont beaucoup plus rapides, visibles par tous, contribuent de façon évidente à notre confort, notre santé, nos loisirs … et sont générateurs d’immenses profits pour les capitalistes.

Par contre, les résultats des sciences humaines sont beaucoup plus subtils, connaissables seulement sur le long terme…

Un territoire en friches

Pourtant si l’humanité veut se sortir du mauvais pas dans lequel elle s’est engagée, elle ne peut faire l’économie de « se connaître elle-même » pour reprendre le mot de Socrate, et seules ces sciences sociales si méprisées par la pensée dominante peuvent l’y aider [6]. Nous avons donc ici, devant nous, un immense territoire en friche, inexploré, sur lequel nous allons faire une petite incursion sur la pointe des pieds, avec toute la prudence nécessaire. Notre espèce possède entre ses deux oreilles l’objet le plus complexe de tout l’univers connu : notre cerveau. Cet organe hors du commun comporte un nombre quasi infini de possibilités de connexions aussi bien chimiques qu’électriques. Il est aussi capable d’évoluer en fonction des stimuli de son environnement et c’est ainsi que nous faisons l’acquisition de connaissances nouvelles. Pourtant son fonctionnement profond et ses possibilités ultimes demeurent largement inconnus :

• Que savons nous de ce que, faute de mieux, nous nommons “intuition” et que nous avons l’habitude d’attribuer au hasard ? Que savons nous de ces certitudes fulgurantes qui s’imposent de façon impromptue, aussi bien au commun des mortels qu’au chercheur, et qui ont parfois été à l’origine de percées scientifiques majeures ?

• Comment expliquer que des penseurs, dépourvus de toute théorie et matériel scientifique modernes, aient pu pressentir des découvertes dont nous commençons à peine à saisir la portée ? Ainsi Démocrite, dès le Vème siècle avant J-C affirmait-il que la matière était composé de particules, les atomes. À la même période Platon, à travers son fameux Mythe de la Caverne déclare que notre univers n’est que l’apparence, l’ombre d’une réalité plus profonde, ce que les récents travaux en physique quantique semblent confirmer [7].

• Que savons nous de ces “états modifiés de conscience”, qui affectent les athées comme les mystiques, au cours desquels l’individu semble parvenir à un état de perception supérieur que l’écrivain Romain Rolland qualifiait de “sentiment océanique” et qui fascinaient tant Sigmund Freud [8] ?

Saurons-nous un jour utiliser nos capacités cognitives dans toute la plénitude des moyens dont nous sommes peut-être dotés ? Quel type de sociétés serions nous alors capables d’organiser ? Souhaitons que de jeunes chercheurs enthousiastes s’emparent au plus tôt de ces questions cruciales ?

Changer de civilisation

D’aucuns estimeront qu’il s’agit là de considérations fumeuses bien éloignées de nos préoccupations actuelles graves et pressantes. Cela dénote une méconnaissance totale de l’ampleur des transformations indispensables.

Il ne s’agit pas pour nous de changer de gouvernement ou même de constitution mais bien d’opter pour une autre civilisation.

Il s’agit d’un saut qualitatif bien plus considérable que la Révolution Industrielle, et qui ne peut se comparer qu’à la Révolution Néolithique par laquelle, il y a 10.000 ans, notre espèce évolua vers un mode de vie radicalement différent : la sédentarisation. Il nous faudra déserter la majeure partie des croyances que nous tenons aujourd’hui pour assurées dans le cadre d’une sorte d’hallucination collective : la place privilégiée de notre espèce au sein de la nature, la notion de progrès, le fétichisme de la marchandise…

Mais cela implique évidemment que nous sachions définir des valeurs de remplacement, et en fait de réfléchir à des questions que nous avons l’habitude d’éluder par peur du vide et par paresse : Quelle est notre place dans l’univers ? Quel serait le but de la société nouvelle que nous souhaitons construire ?

Il y a près de 400 ans, un homme d’exception, le philosophe Baruch de Spinoza (1632–1677), consacra une vie d’étude à tenter de répondre à ces questions. Il possédait pourtant toutes les qualités nécessaires à une brillante réussite mondaine, mais tout simplement ce monde ne l’intéressait pas. Un déserteur déjà ! Tout dans son ouvrage majeur, l’Éthique, proclame que le but ultime, la seule joie pérenne de l’être humain est de comprendre. Car la connaissance est ce qui augmente en se partageant, c’est ce que l’on conserve et approfondit lorsqu’on la transmet, en se diffusant elle réjouit chaque partenaire et opère sur eux une transformation irréversible. Chacun ”comprend” alors que le bien d’autrui est la condition de son bien propre, la distinction entre soi-même et l’autre tend à s’effacer donnant ainsi naissance à un vaste réseau de coopération, beaucoup plus puissant que les individus naguères séparés [9]…

Nous savons maintenant que nous habitons un monde fini. Mais nous réalisons aussi qu’un changement global de paradigme pourrait offrir à notre espèce l’infinité de la connaissance, l’infinité de la coopération et des échanges humains à travers l’exercice commun d’une harmonie qui, selon Spinoza, correspond en fait à notre nature profonde.

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[1] Pour un catastrophisme éclairé. Lorsque l’impossible est certain Jean-Pierre Dupuis éd. du Seuil, 2002.

[2] Texte de présentation de la collection “Chute libre” éd. Champ Libre, 1968.

[3] Titre de l’ouvrage du mathématicien et philosophe Gilles Châtelet Folio/actuel, 1999.

[4] La permaculture est la toute nouvelle science qui s’attache à l’étude et à la conception de sociétés écologiquement soutenables, socialement justes, et économiquement viables.

[5] Pour plus d’information sur le réseau des villes en transition consulter le site www. transitionculture.org, ainsi que l’excellent texte de Luc Semal et Mathilde Szuba Les Transitions Towns : résilience, relocalisation et catastrophisme éclairé revue Entropia n°7 , automne 2009.

[6] Lire la passionnante trilogie romanesque Fondation de l’écrivain/chercheur Isaac Asimov éd. Gallimard / Folio. Voir aussi le film de Coline Serreau “La belle verte ” (1996) qui, sous la forme d’une fable philosophique et humoristique, tente de montrer ce que pourrait être une société humaine qui aurait adopté un chemin différent.

[7] Sur ce point voir l’ouvrage du physicien B. d’Espagnat Une incertaine réalité éd. Gaulthier-Villars (1985). Mais on retrouve aussi cette “connaissance intuitive” chez Spinoza, Shakespeare, le poète William Blake et bien d’autres…

[8] Lire le beau livre du philosophe Michel Hulin La mystique sauvage PUF, 1993.

[9] Lire Spinoza et les sciences sociales, ouvrage collectif sous la direction de Yves Citton et Frédéric Lordon éd. Amsterdam 2008. Remarquer la brillante contribution du philosophe Christian Lazzeri pp. 213 à 245.

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Lectures

Sous le titre L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Christian Laval, Roland Gori, Barbara Cassin ont publié fin 2009 aux éditions Mille et une nuits, un appel à réflexion commune, qu’ils ont décrit sur internet (infos13@appeldesappels.org).

Nous ne rapportons pas ici l’intégralité de leur présentation, mais ce qui nous en paraît l’essentiel, pour encourager nos lecteurs à y participer :

Pour une insurrection des consciences

par C. LAVAL, R. GORI, B. CASSIN
31 mars 2010

Le malaise en France est bien là, profond, palpable. Misère sociale, crise financière et économique, détresse morale, impasse politique. Le gouvernement navigue entre cynisme et opportunisme… Lorsque le peuple résiste à consentir, on le réquisitionne, on l’opprime, on le licencie, on le “casse”, bref le Pouvoir renoue avec les principes premiers de la tyrannie : populisme pour tous et décision d’un seul.

Au nom de “l’efficacité” mesurable érigée en loi suprême, les réformes visent à enserrer les populations dans des dispositifs de contrôle qui les accompagnent du berceau à la tombe. Psychologisation, médicalisation et pédagogisation de l’existence se conjuguent pour fabriquer une “ressource humaine” performante. La sévère discipline d’une concurrence de tous contre tous impose à chacun de faire la preuve à tout instant de sa conformité aux standards de l’employabilité, de la productivité et de la flexibilité. L’idéologie d’une civilisation du profit s’insinue jusque dans les subjectivités incitées à se vivre comme homo economicus, comme un “capital humain” en constante accumulation. Cette normalisation suppose que tous les métiers qui ont souci de l’humain soient subordonnés aux valeurs de rentabilité et fassent la preuve comptable de leur compatibilité avec le langage du marché. Convertis en entreprises de coaching, de recyclage psychique, de gestion de l’intime, des services d’accompagnement personnel proposent de nouvelles tutelles sociales et culturelles pour mieux mettre les hommes en conformité avec les exigences impitoyables du marché. Cette transformation du service public en contrôle suppose que tous ceux qui concevaient encore leur métier comme une relation, un espace et un temps réservés à des valeurs et à des principes étrangers au pouvoir politique et à l’impératif de profit doivent être eux-mêmes convertis par toute la série de réformes qui s’abat sur la justice, l’hôpital, l’école, la culture, la recherche, le travail social. Contrôler les contrôleurs des populations, normaliser les normalisateurs des subjectivités, c’est la condition indispensable du bouclage des sociétés. Lorsque cela ne suffit pas, c’est à la santé que l’on recourt pour alarmer les populations sans leur donner véritablement les moyens de la préserver, c’est ainsi qu’à propos de la pandémie récente des professeurs de médecine parlaient du « management par la panique ».

Comme la quête illimitée de la performance ne cesse de produire ses anormaux, ses exclus et ses inefficaces, elle engendre un appareil répressif qui proliféreà la mesure de la peur sociale et des paniques qu’elle provoque. L’auto-alimentation de la peur et de la répression paraît sans limites. Elle produit l’espoir, terriblement dangereux pour les libertés, d’une société parfaitement sécurisée, dans laquelle la dangerosité de tout individu serait repérée et éliminée de la naissance jusqu’à la mort. L’homme indéfiniment traçable par la surveillance permanente, à la fois génétique, neuronale et numérique n’est plus une figure de science-fiction, c’est un programme scientifique et politique en plein développement. Selon la “science” dont font état tous les tyrans pour justifier leur pouvoir sans avoir à le soumettre au débat politique, c’est la Nature, ou c‘est le Marché qui veut ça, on ne peut pas faire autrement. Dans cette neuro-économie la Nature et le Marché c’est du pareil au même. Reste à apporter cette “Bonne Nouvelle” aux populations, alors les “corps intermédiaires” sont réquisitionnés, entre deux “pandémies”, entre deux “spectacles” au cours desquels on vend à Coca-Cola « un peu de temps de cerveau disponible » !

Magistrats, enseignants, universitaires, médecins, journalistes, écrivains, travailleurs sociaux, acteurs culturels, tous doivent plier devant de nouveaux préfets qui, au nom de “risques” divers et variés, normalisent et évaluent leurs pratiques professionnelles selon des critères idéologiques de contrôle social des populations et de mise en conformité des individus. Préfets de santé, les directeurs des Agences Régionales de Santé contrôlent non seulement les établissements hospitaliers et les réseaux sanitaires, mais aussi tout le secteur social. Inspecteurs d’université, les experts des Agences d’Évaluation visitent les laboratoires pour vérifier qu’en matière de production scientifique ils obéissent bien à la politique de marque des publications anglo-saxonnes. Ces préfets du savoir vérifient que les producteurs des connaissances courbent suffisamment l’échine sous leur nouvelle civilisation et, prônant la guerre de tous contre tous, ils chantent les louanges d’une performance d’autant plus proclamée qu’elle s’avère réellement inefficace. Pour les magistrats et les éducateurs, on supprime les relais intermédiaires et les procédures qui pouvaient assurer leur indépendance. C’est le contenu même des programmes d’éducation, de soin, de justice, de recherche et d’information que l’on modifie en définissant les nouvelles formes par lesquelles ils s’exercent ou se transmettent.

Pour faire oublier les inégalités sociales délibérément redoublées, la peur de l’étranger est attisée et exploitée sans vergogne. La traque au clandestin favorise les passions xénophobes, installe insidieusement des dispositifs de vidéosurveillance des populations. À partir de la traque des “anormaux”, en manipulant l’opinion par la peur, les effets d’annonces et les dispositifs de contrôle, le Pouvoir prépare insidieusement le quadrillage des populations dites “normales”, nationales. Cette infiltration progressive du “cancer” sécuritaire s’exerce au nom des risques que feraient courir des terroristes étrangers, des schizophrènes dangereux, des pédophiles en cavale, et ces SDF que nous risquons tous de devenir…

De l’asphyxie à l’insurrection des consciences

Face à l’irresponsabilité des gouvernements, l’insurrection des consciences s’étend. Désobéissance individuelle, protestations, grèves, contestations multiformes : le refus d’obtempérer est la réponse de tous ceux qui ne se résignent pas à cette guerre économique et à cette civilisation d’usuriers qui “financiarise” les valeurs sociales et qui calibre les individus, comme la Commission Européenne calibre les tomates.

Dans ce vaste et divers mouvement de refus, l’Appel des appels a été lancé il y a un an. Nous ne voulons pas de cette civilisation. Secteur professionnel par secteur professionnel le mouvement de l’Appel des appels démonte cette civilisation de la haine qui pousse à traiter les hommes comme des choses et à faire de chacun le manageur le contrôleur de gestion de… sa faillite en tant que citoyen. Au mensonge de réformes qui font pire en prétendant améliorer, des dizaines de milliers de professionnels, du soin à la justice, en passant par la culture, le travail social, l’éducation et la recherche, disent non. Non, il n’est écrit nulle part que la concurrence de tous contre tous, que le management de la performance, que la tyrannie de l’évaluation doivent détruire nos métiers. Non, les ravages provoqués par ce capitalisme sans limite ne doivent pas se poursuivre de crise en crise. Non, l’idéologie de la rentabilité ne doit pas modifier toutes les institutions, et surtout pas les derniers remparts à la dictature absolue du profit. Non, il n’est écrit nulle part que nous devions rester isolés et désolés face aux désastres en cours dans le monde du travail et dans le lien social.

L’Appel des appels est un point de ralliement, de croisement et de coordination des résistances. Notre travail, qui continue, est double : transversalité et réflexion commune.

D’abord, établir des liens entre des activités qui subissent toutes la même normalisation professionnelle. Cela se fait par toutes les alliances tissées entre associations, syndicats et collectifs. Ce qui nous lie, dans ce que nous vivons, est plus fort que ce qui sépare nos activités spécialisées.

Ensuite, approfondir la réflexion commune. L’Appel des appels, c’est désormais un premier livre collectif [1] qui propose l’analyse précise des réformes et des politiques en cours et qui tente une compréhension globale de la situation. Pas de lutte efficace possible si l’on ne saisit la particularité du moment, cet ouvrage est donc conçu comme un outil de transversalité et un point de départ possible d’un travail collectif, mené par celles et ceux qui s’inscrivent dans la démarche de l’Appel des appels.

Ce ne sont pas des “intellectuels” qui s’adresseraient à des “travailleurs”, mais des professionnels qui forment un collectif de pensée et d’action. C’est un “Nous raisonnable” qui traverse les frontières des métiers et des disciplines… Énoncée du cœur de nos métiers, notre parole est citoyenne et c’est aux citoyens sans exclusive qu’elle s’adresse, pour qu’en retour elle soit entendue, relancée et redéfinie pour construire un dialogue dans l’espace public d’où émerge la démocratie.

Sa force, l’Appel des appels la tient de notre conviction partagée que les pouvoirs, quels que soient leurs efforts, ne doivent pas arriver à réduire l’homme à une unité de compte, à une “ressource humaine” anonyme, à une force enrôlée dans cette mobilisation générale au service de la performance et de la compétitivité. Ce management sophistiqué et persécuteur ne peut qu’engendrer souffrance, révolte sourde, et demain de violents éclats qui diront l’insupportable de cette négation de l’humain et du social. Nul pouvoir technique, scientifique, économique, quelles que soient ses prétentions, ne saurait supprimer le sujet de la démocratie.

C’est la raison de l’Appel des appels. Partout où nous sommes, nous ne céderons pas, nous refuserons l’humiliation et le mépris. C’est un pari difficile, dont seul le “Nous raisonnable” constitue l’assurance que nous pouvons le gagner, pas contre mais avec l’autre, à condition d’autoriser, d’accueillir et de prendre soin du conflit. Faute de quoi la reproduction de l’espèce finira par anéantir son humanité.

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[1] L’appel des appels. Pour une insurection des consciences. sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassi, Christian Laval, éd. Mille et une nuits Paris décembre 2009.

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Tribune libre

Retour sur les chèvres de Mongolie

par J.-F. A.
31 mars 2010

…Dans la GR 1106, dans son très intéressant article, Bernard Vaudour-Faguet nous apprend tout ce que nous ignorions sur la mondialisation, l’industrialisation de la laine de Cachemire, et par conséquent la mise à sac de cette région fragile et ses habitants.

Cet aspect hideux du capitalisme mondial n’est pas une première, et on l’a déjà rencontré et déploré dans d’autres régions du monde, à propos d’autres ressources animales. Souvent irréversibles, les conséquences nous font redouter le pire pour la survie de la planète.

Il est un point que n’a pas abordé l’auteur, c’est celui du respect de la vie et de la compassion.

Nous ne dirons jamais que les éleveurs de chèvres du Cachemire étaient tendres pour leurs animaux. Mais ils les respectaient comme des êtres vivants, même s’ils vivaient eux-mêmes de leur mort programmée. Dans tous les pays du monde, y compris dans nos campagnes, l’élevage traditionnel n’était pas une sinécure pour les animaux, mais des peuples prétendument arriérés, appelés “sauvages’ par nos aïeux, étaient bien plus en avance qu’eux dans ce domaine, je veux citer par exemple les indiens d’Amérique qui, avant de “prélever” un animal pour le manger, lui demandaient pardon et rendaient grâce à leur Dieu.

Rien à voir donc avec ce salopard de Buffalo Bill qui abattait des milliers de bisons pour le plaisir de tuer et se croyait pourtant “civilisé”, lui.

Les guillemets au mot “prélever”, c’est parce que depuis quelques années, les chasseurs utilisent ce verbe quand ils assassinent des animaux protégés. Les préfets aux ordres (pléonasme lourd !) autorisent des “prélèvements” pour calmer les excités de la gâchette.

Avec l’élevage en batteries, c’est-à-dire industriel, il n’est plus question de vie à respecter, de souffrance à éviter, mais de profit.

C’est le capitalisme exacerbé.

L’animal devient un “produit”, tout comme un paquet de biscottes ou un filet de pommes calibrées. Un produit standardisé, immatriculé, bourré de médicaments et de substances favorisant une croissance rapide, qu’on enverra à l’abattoir dès que son nombre d’heures de vie programmé sera atteint. Si l’élevage traditionnel est une plaie pour l’humanité, en ce sens qu’une protéine animale est infiniment plus coûteuse en énergie qu’une protéine végétale, d’une part, et qu’il est générateur de méthane (qu’on pourrait valoriser, on sait le faire dans certains pays) destructeur de la fameuse couche d’ozone, d’autre part, l’élevage industriel ajoute à ces tares le déshonneur pour l’animal humain, incapable de respecter les autres espèces.

La société que prônent les distributistes ne passe-t-elle pas par l’harmonie entre espèces vivantes, et, pour tout résumer, le simple respect de la planète sur laquelle nous vivons par hasard et provisoirement ?

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