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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 984 - janvier 1999

 

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N° 984 - janvier 1999

Mais où va le service public ?

Ce numéro est consacré aux transformations radicales que la pression «  libérale » (déréglementations, directives européennes, Organisation Mondiale du Commerce,...) exerce sur le service public « à la française » (qui a si fortement contribué à façonner notre pays et notre style de vie), sur le sport, la culture,... L’abondance des exemples et les nombreux témoignages reçus nous ont conduits à résumer, couper, condenser, regrouper pour aboutir finalement à une énumération très incomplète, mais très révélatrice d’une véritable mise sous tutelle de l’avenir.

Service (public)... non compris !   (Afficher article seul)

L’emprise du marché   (Afficher article seul)

Prise de conscience   (Afficher article seul)

Allo ! New York   (Afficher article seul)

Soyez au courant !   (Afficher article seul)

Des Trains à Géométrie Variable   (Afficher article seul)

Au volant, la vue, c’est la vie !   (Afficher article seul)

Finance et gros mollets   (Afficher article seul)

“L’exception culturelle”   (Afficher article seul)

Les pierres du paléolithique ne barreront pas la route à Toyota.   (Afficher article seul)

Les archéologues en colère veulent défendre le service public.   (Afficher article seul)

La science en péril   (Afficher article seul)

Un fabuleux marché   (Afficher article seul)

La Mutualité menacée   (Afficher article seul)

Distribuer l’eau n’est pas de l’économie distributive.   (Afficher article seul)

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En décidant de consacrer ce numéro aux transformations radicales que la pression libérale (dérèglementations, directives européennes, organisations de commerce) exerce sur le service public en France, nous voulions, en quelque sorte, faire l’état des lieux. Mais nous ne pensions pas être à ce point débordés par... l’abondance des exemples et l’unanimité des témoignages ! Il nous a fallu résumer, condenser, couper, regrouper, pour aboutir finalement à une énumération très incomplète ... mais combien révélatrice d’une véritable mise sous tutelle de l’avenir ! Le concept et la pratique du service public ont fortement contribué à façonner notre pays et notre style de vie. De quoi s’agit-il ?

Service (public)... non compris !

janvier 1999

Le concept de service public est très ancien : il découle directement de la notion d’État, dont l’Égypte et la Mésopotamie sont parmi les premiers exemples significatifs. Citant l’Encyclopedia Universalis, nous pouvons dire que la structure de l’État présente deux faces complémentaires :

• les institutions politiques ayant pour objet de décider du sens et de l’orientation générale de l’État ;

• les institutions administratives répondant aux nécessités quotidiennes liées à la vie sociale, parmi lesquelles on trouve les services publics (satisfaction des besoins publics).

C’est à partir du 16ème siècle (de notre ère) que se précise la conception de service public administratif, avec notamment l’armée, la police, la justice et les impôts. à cette époque, l’enseignement et l’assistance étaient laissés aux autorités religieuses, et les postes et les transports étaient “affermés ”.

à partir du 19ème siècle, à côté de ces actes d’autorité (imprégnés de l’idée de pouvoir), se sont développés les services aux administrés, dont le rôle est la recherche de l’utilité publique et de la satisfaction des besoins de la collectivité. à partir du 20ème siècle, chaque citoyen s’est ainsi retrouvé “pris en charge” par un certain nombre “d’entreprises” nouvelles dénommées administrations, émanations de ministères de plus en plus nombreux et spécialisés dans les domaines social, industriel, commercial et professionnel. Progressivement, à partir de la Première guerre mondiale, ces entreprises ont adopté comme modèles de gestions ceux des sociétés de droit privé et le principe d’autonomie à l’égard des collectivités publiques dont dépendent les services publics s’est développé, tout en maintenant leur mise en oeuvre par les agents de l’état (fonctionnaires ou autres).

La panoplie des services proposés s’est largement ouverte en quelques décennies : après la voirie, l’éclairage public, l’assistance, la santé, l’enseignement, les transports et la poste, les progrès technologiques ont préparé l’arrivée ou le développement rapide du télégraphe, du téléphone, de la radiodiffusion, de la télévision ; des nationalisations et des regroupements ont conduit à la création d’EDF, de Gaz de France, de la SNCF, d’Air France, impressionnantes entreprises devenues des références majeures du service public à la française depuis 50 ans.

Le service public est caractérisé par trois paramètres majeurs qui l’engagent vis-à-vis des administrés : son obligation légale, la continuité du service et sa régularité ; dans le cas des services que l’on peut qualifier de marchands, (ceux qu’il faut payer chaque fois qu’on les utilise), il convient d’ajouter un prix identique pour chacun, considéré alors comme un usager. Pour des raisons historiques évidentes, la plupart des organismes producteurs des services marchands se sont constitués en monopoles, le plus souvent “mono-produit” (l’électricité pour EDF, les transports en train pour la SNCF...). Confrontés par ailleurs à des contraintes d’origine politique (l’Europe et les déréglementations venant de pays proches en sont des exemples majeurs) ou à des concurrences diverses, ils s’orientent actuellement de plus en plus vers des statuts de type privé, entrant dans le moule capitaliste, naturellement caractérisé par les notions de rentabilité et de profit (même si l’état possède une part majoritaire du capital). à titre d’exemple, la course effrénée aux nouvelles technologies est une source de concurrence : comment interdire la réception de chaînes de télévision par satellite, sauf à faire comme certains pays étrangers dont la police passe son temps à débusquer les paraboles ?

Dans ce contexte, que devient le service public devenu progressivement service au public ? Peut-on imaginer, par exemple, qu’un État puisse obtenir d’une entreprise ayant un statut de société privée, ou fonctionnant selon ses principes, les mêmes engagements que ceux qu’il assumait lui-même auparavant ? Les tornades libérales qui assaillent le monde ne vont-elles pas sacrifier sur les autels de la rentabilité et du profit une partie importante de l’âme de notre pays, nous entraînant dans un chaos bien plus grave que la fracture sociale actuelle ?

Les mesures que l’on nous annonce aujourd’hui comprennent des règles nouvelles qui sont de nature à rassurer : l’État devient régulateur, c’est-à-dire prend en charge le contrôle de la situation qu’il a créée, le plus souvent sous la pression de l’Union Européenne et des Etats-Unis, mais de manière très consentante. Devenant usagers-consommateurs-citoyens, nous avons désormais un rôle majeur à jouer : celui de ne pas laisser la situation se dégrader en veillant au strict respect de règles qui se veulent garantes de l’esprit de service public que l’on nous présente sous un nouvel habillage, mais à la mode libérale...

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L’emprise du marché

janvier 1999

L’arrivée au pouvoir en Grande-Bretagne de Margaret Thatcher en 1979, puis celle de Ronald Reagan aux États-Unis en 1981 ont ouvert les portes de l’Occident à l’économie libérale. Au printemps 1981, le “socialiste” Mitterrand, nouveau Président de la République, voulait “changer la France” mais il écrivait “qu’il n’avait pas été élu pour faire la Révolution”. Ses gouvernements successifs se laissaient gagner au fil des ans par l’ambiance néo-libérale, et, qu’ils soient de gauche ou de droite, reprenaient à leur compte l’antienne chère à Margaret Thatcher :“TINA” (There Is No Alternative = Il n’y a pas d’autre solution). En clair, privatisations massives, rigueur budgétaire et, pour cela, amaigrissement du secteur public et nationalisé, fin de l’État-providence, déréglementations en tous genres...

À Bruxelles, sous la présidence du “socialiste” Jacques Delors, les commissaires européens, et notamment les britanniques, laissaient libre cours à leur imagination libérale : libre échange, concurrence générale, ouverture totale des marchés,... De GATT en OMC, ils préparaient déjà l’AMI [1] !

En France, on jetait tout de même un coup d’œil sur ce qui se faisait outre-Rhin, et l’on se délectait à comparer les mérites du capitalisme rhénan, cogestionnaire, et du capitalisme anglo-saxon, pur et dur. La lutte contre le chômage étant déjà la priorité des priorités (du moins officiellement), on glorifia l’entreprise, et on alla même jusqu’à imaginer qu’une entreprise capitaliste puisse être “citoyenne”... !

C’était le temps des golden boys et de l’argent facile, celui “qu’on fait en dormant”.

Enfin, la chute du mur de Berlin en 1989, suivie peu après par l’implosion de l’URSS, balayaient les derniers obstacles qui restaient encore sur la voie de la mondialisation du capitalisme financier. C’était “la fin de l’histoire”.

En 1992 le démocrate Clinton succède au républicain Bush. L’économie américaine redémarre avec ses restructurations sans pitié. Plus les licenciements sont importants et plus Wall-Street flambe... mais le fossé entre riches et pauvres s’élargit et, pour faire bonne mesure, Clinton supprime les fonds fédéraux alloués à l’aide sociale. N’ayant plus aucun opposant idéologique, les États-Unis s’affirment comme les gendarmes du monde et tentent d’imposer leur domination économique à l’ensemble de la planète par le décloisonnement et la déréglementation des marchés. Mais le système est pervers et la bulle financière éclate en Asie du Sud-Est ; la Russie, privée d’État, en proie à la mafia, est en faillite, et le Brésil menace à son tour de s’effondrer... Bref, c’est la crise ! Y compris aux États-Unis où les signes inquiétants s’accumulent : depuis mars, 150.000 emplois industriels ont été supprimés (Boeing vient d’ailleurs d’annoncer quelque 50.000 licenciements prochains), les exportations continuent de s’effondrer et les profits des entreprises commencent à baisser...

Entre temps, l’Union européenne a presqu’entièrement viré au rose (très clair !) : T.Blair en Grande-Bretagne, L.Jospin en France, G. Schröder en Allemagne, ont succédé à des gouvernements conservateurs. à des degrés divers, ils rêvent d’une “troisième voie” qui associerait marché et protection sociale. Autant dire d’apprivoiser le loup lâché dans la bergerie !

Mais les commissaires européens “libéraux”, eux, sont toujours là et veillent au grain : concurrence oblige, les services publics nationaux doivent s’effacer devant l’entreprise privée dans l’intérêt supérieur des consommateurs. Dans cette affaire les Français sont particulièrement touchés car, comme le fait remarquer Régis Debray [2] : « dans le basic english de Bruxelles, “service public” se traduit par “monopole”... Il en résulte des dialogues de sourds ». D’autant plus que la France bénéficiait jusqu’ici d’un service public jacobin extrêmement développé... et, le plus souvent performant, quoi qu’en disent les grincheux démagogiquement confortés dans leur idée qu’il y a trop de “fonctionnaires”, qu’ils ne font rien et qu’ils nous coûtent cher. L’amalgame se fait bien facilement entre le postier, l’instituteur, l’infirmière hospitalière,... qui gagnent à peine plus que le SMIC, et le haut fonctionnaire sorti de l’ENA ou de l’X qui, de directions centrales en cabinets ministériels, finit par rejoindre le privé pour un salaire quatre ou cinq fois plus élevé que son traitement de fonctionnaire.

Et le brillant énarque ne tardera pas à devenir le pourfendeur zélé de “l’État-patron”.

Pire encore : des années de propagande idéologique pour “le marché” ne sont pas restées sans effet sur les modes de pensée de nombreux responsables (conseillers techniques dans les ministères, directeurs d’administrations centrales ou même cadres dans diverses institutions sociales,...). Anticipant les mouvements de privatisation, essayant de montrer qu’ils savaient gérer aussi bien (ou aussi mal) que le privé dont ils adoptent les méthodes, ... ils privilégient la rentabilité financière au détriment du service à rendre, de la mission à accomplir. Le mal touche indistinctement les services publics dit concurrentiels que les autres, la culture, le sport, ...

Bref, la marchandisation s’attaque maintenant à tous les ressorts de la vie.

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[1] Accord Multilatéral sur les Investissements, voir dans nos N°975 la description de l’accord et la pétition proposée, et N°982 les nouvelles menaces.

[2] dans Le Monde, 7/11/98.

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L’association internationale des Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC), en liaison avec Initiative Citoyenne Active en Réseau, a créé en avril 1995 un groupe de réflexion sur le service public, au sein duquel universitaires, chercheurs, syndicalistes, cadres, associatifs, etc. ont débattu des divers aspects de la crise du service public et rédigé [1] des propositions pour le refonder (malheureusement en économie REdistributive, ce qui maintient bien des problèmes...). Voici un résumé très succinct de leurs travaux :

Prise de conscience

janvier 1999

Dans la définition du service public par l’AITEC, nous avons relevé ceci : « L’expression “service public” fait souvent l’objet de multiples confusions. Elle désigne des réalités diverses : des administrations, certaines activités industrielles et commerciales ou des entreprises publiques. Or certaines activités sociales doivent être accessibles à tous dans les mêmes conditions. Lorsque la logique marchande empêche de réaliser cet objectif de façon satisfaisante, ces activités doivent être gérées selon des critères spécifiques. On dit qu’elles possèdent alors un caractère de “service public”.

L’histoire du “service public” en France montre le caractère évolutif du concept et son essence politico-sociétale. Le domaine des infrastructures est le premier secteur à être considéré en France comme relevant du service public, depuis la fin du 19ème siècle. La création des grands services publics nationaux depuis la Libération résulte de l’action conjointe des élus politiques, personnels, consommateurs et responsables syndicaux ; le service public apparaît alors comme une composante du “modèle républicain de société”. Au cours du dernier demi-siècle cependant, notamment sous les pressions de la construction européenne, la gestion des services publics a de plus en plus écarté certains des acteurs concernés (consommateurs, personnel, collectivités territoriales) pour ne laisser face à face que deux instances de décision : les tutelles politico-administratives et les dirigeants des entreprises ».

Le rapport montre comment le concept de service public a émergé de la politique française, puis comment il a pu être intégré à l’idéologie libérale, il présente les points de vue juridique, économique et commercial, puis il note que du point de vue économique, les pouvoirs publics l’ont créé parce qu’il existait un intérêt public à le constituer et à le contrôler. Les services publics dits régaliens ont été institués en premier, vinrent ensuite des services sociaux, puis des services économiques. Ces derniers « ont pour point commun d’être nés du désir des collectivités publiques d’agir sur leur fonctionnement par le caractère essentiel à la collectivité de ces services ». Le rapport note que « la construction européenne essentiellement économique s’intéresse surtout aux services dits marchands ».

L’importance du débat sur le service public s’est imposée tout naturellement au groupe de réflexion de l’AITEC à l’occasion du débat sur les rapports entre marché et démocratie. Il constate que l’offensive contre les services publics est fondée sur le dogme libéral et est purement idéologique ; que les bouleversements induits par les nouvelles technologies concernent tous les aspects de l’accès aux services et que cette modernisation permet aux grands groupes internationalisés de contester la légitimité, sur le plan technique, des monopoles d’État. Et que, du coup, c’est une réorganisation complète des formes du capital et des pouvoirs qui est à l’ordre du jour.... Cette évolution remet au centre de la discussion la fonction de la rente dans l’économie politique. Les rentes liées aux services sont considérables. Elles alimentent la sphère spéculative et la bulle financière. Elles nourrissent les privilèges et la corruption.. Il conclut qu’il faut inventer un nouveau modèle de service public, à partir d’un double refus, celui de l’appropriation des rentes par les grands groupes privés non contrôlés et celui de l’appropriation des rentes et du pouvoir par une technostructure non contrôlée, et d’une remise en perspective historique, notamment en France où le statut du service public défini à la Libération... n’a jamais été appliqué !

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[1] Le dossier qu’elles ont élaboré est très complet (70 pages). Il est disponible auprès de AITEC, 2 ter, rue Voltaire 5011 Paris (prix 50 F. + 16 F. de frais de port).

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Voyons maintenant quelques cas exemplaires de cette “emprise du marché” : comment évoluent les services publics quand les mutations technologiques servent de prétexte à de nouvelles législations ? Commençons par la communication. Passons sur la comparaison des radios et des télévisions publiques avec les chaînes privées. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la Poste qui, depuis peu, par souci de rentabilité, privilégie le marketing et la publicité : elle a vendu beaucoup de gadgets pour le Mondial de foot... mais la distribution des journaux est de plus en plus lente et, c’est prévu, va coûter de plus en plus cher... Mais laissons la parole à un ingénieur civil des télécommunications qui sait bien de quoi il parle :

Allo ! New York

janvier 1999

Notre système téléphonique est un exemple typique du service public tel que l’ont développé, non seulement la France, mais aussi de nombreux pays européens. Il est caractérisé par la possibilité donnée à toute personne habitant notre territoire de se raccorder au réseau national et international, de manière permanente et à des conditions économiques abordables et égales pour tous. En France, il s’est développé sous forme de monopole et, jusqu’à des temps récents, était placé sous la responsabilité directe et totale du Ministère chargé des Télécommunications (Postes et Télécommunications, issu des PTT), dont le personnel ayant le statut d’agent de l’État (fonctionnaires) assurait le fonctionnement.

Alors que dans d’autres domaines, tels que l’électricité ou les chemins de fer, le développement et l’exploitation ont été assurés au 19ème siècle par des entreprises privées (il y a eu 6 sociétés de chemin de fer pour l’ensemble du pays), le “téléphone” a été, dès le début, pris en mains par la puissance publique, probablement à cause de ses caractéristiques techniques (il est beaucoup moins facile d’assurer une bonne “correspondance” entre deux réseaux de télécommunications indépendants que pour le chemin de fer, où chacun a la faculté de changer de train en portant ses bagages s’il le faut !) ; et probablement aussi à cause du caractère stratégique de la transmission à distance de la voix, outil de première importance pour tout gouvernement. Dès son apparition dans le pays, il a fait l’objet d’un monopole étatique, dont le principe remonte au télégraphe Chappe de la fin du 18ème siècle !

Même si la recherche du profit n’a pas été, pendant de nombreuses années, le moteur officiel de l’activité téléphonique, les PTT ont participé, pendant des années, au budget de l’État par des ressources financières substantielles (ce qui, il faut bien le reconnaître, n’est pas la vocation première d’un ministère, hormis celui des Finances !). Heureusement, les marges assurées par son exploitation ont aussi permis des développements techniques et technologiques de premier plan grâce à l’affectation d’une partie des profits (oh pardon : des résultats !) à la recherche.

Le processus de “démocratisation” du téléphone chez nous s’est réellement déclenché à la fin de la Seconde guerre mondiale, lorsqu’on a pris conscience du rôle majeur qu’il devait avoir dans le développement de nos pays occidentaux. Mais, la montée en puissance n’a pu se faire au rythme souhaité, tant pour des raisons technologiques et industrielles, qui conditionnaient l’efficacité et les coûts, que pour cause de choix politiques dans les affectations budgétaires de notre pays au cours de la période 1945-1970. Il est bien connu que, jusqu’aux années 70, la moitié des Français attendait la tonalité pendant que l‘autre moitié attendait un raccordement...

Depuis l’époque du 22 à Asnières, les techniques ont connu un développement exceptionnel qui s’est traduit par une très bonne qualité d’écoute, pas de coupures et une rapidité d’interconnexion entre correspondants assurée par l’automatisation des centraux, ce qui a permis d’assurer progressivement un véritable service à chacun d’entre nous, couvrant non seulement la parole mais aussi de nouveaux types d’information (images ou données numériques). Aucun “progrès” n’étant parfait, il faut toutefois signaler que personne n’a encore pu trouver une solution contre la menace de l’écoute téléphonique toujours possible par celui qui gère le réseau ou par des âmes malveillantes techniquement bien équipées ; cette ombre donne au service public un caractère quelque peu limitatif, même si l’écoute a officiellement pour objet de débusquer les réseaux de trafic en tous genres, et par conséquent de participer à la sécurité publique.

Texte de la loi de 1837 sur le monopole de l’Etat sur le réseau télégraphique :

« Quiconque transmettra sans autorisation des signaux d’un lieu à un autre, soit à l’aide de machine télégraphique, soit par tout autre moyen, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de 1.000 à 10.000 francs ».

Rédigée en termes très généraux, cette loi a, par la suite, servi de base au fur et à mesure de leur apparition, à l’élaboration du statut de tous les systèmes de communication modernes : télégraphe électrique, téléphone, radio, télévision,... Jusqu’à son abrogation récente, l’article L39 du code des PTT s’énonçait ainsi :

« Quiconque transmet sans autorisation des signaux d’un lieu à un autre, soit à l’aide d’appareils de télécommunications, soit par tout autre moyen, est puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de 3.600 à 36.000 francs ».

Le monopole des PTT s’appliquait essentiellement là où il y avait traversée de l’espace public ou passage d’une propriété à une autre, par exemple entre deux maisons même voisines ou deux appartements d’un même immeuble, entre lesquels il interdisait de manière autoritaire toute liaison par fil ! Mais il s’arrêtait pratiquement au seuil de tout domaine non public, qu’il s’agisse d’une propriété privée ou appartenant à l’État, c’est-à-dire aux prises de raccordement du téléphone. C’est ce qui a permis à des immeubles de bureaux, à des usines, à des Ministères ou même à des territoires parfois très vastes tels que l’ensemble des gares, dépôts et voies de chemin de fer de la SNCF de réaliser des réseaux téléphoniques à usage interne utilisant des câbles. Il faut signaler aussi la concession de fréquences radioélectriques à certains Ministères “sensibles” tels que ceux de la Défense Nationale et de l’Intérieur, les protégeant des risques d’être écoutés ou perturbés... Ce monopole a permis la construction d’un véritable Service public, mais il faut bien reconnaître qu’il a maintenu l’usager dans un statut de sujet, en lui interdisant, par exemple, de se raccorder directement sur son voisin ou d’utiliser des matériels autres que ceux que lui étaient imposés par l’Administration.

Les télécommunications d’aujourd’hui, dont la téléphonie (transport de la voix) représente environ 75 % du trafic, constituent un exemple type de service public payant, c’est-à-dire non financé par l’impôt. D’une certaine manière, elles sont comparables au réseau autoroutier actuel, dans lequel on paie à la distance (avec des tarifs modulés en fonction des tranches horaires) et en fonction des gabarits (dans les télécommunications, en fonction des types d’informations transmises, par exemple voix et images, ces dernières correspondant à des gabarits plus importants), une différence importante vient du paramètre “temps”, pris en compte dans les factures de France Télécom et pas (encore ?) pour la circulation autoroutière (où, au contraire, les vitesses sont limitées !).

Pour des raisons techniques (il n’y a pas de frontières pour les ondes radio, et l’espace n’appartient à personne en particulier) et politiques (par exemple la libéralisation des télécommunications en Grande-Bretagne), il est devenu impossible aux autorités françaises, dans les années 80, d’empêcher des entreprises de contourner les réglementations nationales en passant par les pays voisins pour leurs communications internationales [1].

De la concurrence et du service public !

« Offrir l’accès Internet aux écoles n’est-ce pas l’exemple type d’un service public ? Ainsi courant mars, à la demande du ministère de l’Education, France-Télécom fait une offre pour connecter les établissements scolaires à Internet. Tarif : 3.200 FF TTC pour une durée de 380 heures par an pour 15 ordinateurs, raccordement et accès compris. L’offre est alors acceptée par le ministère mais dénoncée par l’ART, l’agence de régulation des télécommunications, et le Conseil Européen de la concurrence comme anticoncurrentielle.

France Télécom vient donc de proposer une nouvelle offre. Nouveau tarif : 4.890FF pour 15 ordinateurs et 380 heures par an, soit un surcoût de près de 50%. L’offre précédente permettait selon les commentateurs au ministère de l’Education Nationale d’économiser plusieurs millions de francs. Résultat : pour les bienfaits de la concurrence, les contribuables vont donc être priés de mettre la main au portefeuille, à moins que le projet ambitieux de l’éducation nationale soit revue à la baisse !

Nul doute que dans un avenir proche l’accès des écoles à Internet sera un objectif aussi pour l’Afrique. D’ici là, le modèle imposé par l’occident, privatisation et concurrence dans les télécoms, à coup de chantage aux prêts du FMI aura atteint toute l’Afrique.

Assisterons-nous, sous prétexte de faire vivre les concurrents de l’ancien monopole public à de telles surenchères ? »

Bruno Jaffré, la Lettre de CSDPTT, juillet 98.

L’Union Européenne en construction a naturellement “libéralisé” les télécommunications, officialisant l’ouverture des frontières et instituant la concurrence dans chaque pays. Ceci ne veut pas dire que l’on ait rayé du jour au lendemain les structures étatiques qui détenaient les monopoles ; mais on a dû les faire évoluer pour qu’elles s’adaptent aux règles de fonctionnement en vigueur au niveau mondial (par exemple pour constituer des alliances jugées nécessaires au développement des activités en dehors de nos frontières). British Telecom (BT), en Grande-Bretagne, a été entièrement privatisée il y a environ 15 ans ; aujourd’hui, malgré l’organisation volontariste de la concurrence à l’intérieur du pays, BT détient encore plus de 80% du marché britannique. Naturellement, compte tenu de la culture dominante dans ce pays (la recherche de la rentabilité à tout prix), le bilan social global est très lourd en licenciements (peut-être y avait-il aussi de la gabegie chez eux !) ; on n’entend pas dire qu’il y ait eu baisse du contentement des sujets de Sa Gracieuse Majesté, mais on peut se poser la question, comme c’est actuellement le cas avec les chemins de fer britanniques...

Depuis début 1998, l’Union Européenne vit sous le régime de la libéralisation totale des télécommunications, mais en l’assortissant du concept de service universel que chacun des 15 pays s’est engagé à respecter. La définition de ce service universel s’efforce de reprendre à son compte l’essentiel du contenu de notre service public traditionnel : service téléphonique pour tous, de qualité et à un prix abordable (voir encadré). Cela signifie que France Télécom a perdu son monopole, et que l’État a dû aider la mise en place de la concurrence. La loi de réglementation des télécommunications du 26 juillet 1996, qui constitue la dernière étape d’une évolution commencée au début des années 1990, « organise la compatibilité du service public avec les objectifs de la concurrence ».

N’entrons pas dans les détails, trop nombreux, de la nouvelle mécanique mise en œuvre par le gouvernement pour assurer le respect des nouvelle règles. Je suis de ceux qui sont actuellement satisfaits des baisses de prix constatées et qui font jouer la concurrence pour les communications longue distance et vers l’étranger. La concurrence existe sur le terrain, avec les mêmes compétences (les ingénieurs et techniciens des nouveaux opérateurs viennent en partie de France Télécom, et en tout cas des mêmes écoles !), et portée par un développement du “marché” (besoins nouveaux, “explosion” du téléphone portable, nouveaux services...) ; et le public semble y trouver son compte.

Extraits du rapport public d’activité 1997 de l’ART [2] :

« Le service public des télécommunications est assuré dans le respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité et comprend trois composantes :

• le service universel des télécommunications (qui correspond à notre bon vieux téléphone, en mieux du point de vue technique ) ;

• les services obligatoires de télécommunications (autres services destinés aux entreprises ) ;

• les missions d’intérêt général dans le domaine des télécommunications, en matière de défense, de sécurité, de recherche publique et d’enseignement supérieur »

Mais que devient dans ce contexte notre droit de propriété sur tous les investissements effectués depuis des dizaines d’années par la communauté nationale ? Jusqu’à maintenant, il est plutôt bien respecté, puisque les nouvelles sociétés de télécommunications (Cegetel, du groupe Générale des Eaux/Vivendi et quelques autres), qui sont amenés à utiliser des moyens appartenant à France Télécom payent à celle-ci des droits d’interconnexion ou d’usage, en plus d’une quote-part du coût du service universel. Mais des sujets d’inquiétude apparaissent déjà : France Télécom n’a-t-il pas laissé entendre qu’il supprimerait des cabines publiques ? Et, malgré la concurrence affichée entre les trois principaux opérateurs français du domaine, pourquoi les communications entre les installations fixes (le téléphone de votre salon) et les postes mobiles sont-elles parmi les plus chères au monde ? Si la puissance publique exerce correctement ses missions, que ce soit à travers ses responsabilités d’actionnaires majoritaires pour France Télécom (dont 62% des actions sont actuellement détenues par l’État) ou celles de régulateur à travers l’ART, et si nous avons tous des comportements de citoyens-responsables que nous sommes devenus (ou devrions être !), pourquoi ne pas croire qu’il est possible de faire respecter cette nouvelle réponse au besoin de service public ?

Cette nouvelle situation est loin d’être stabilisée, et il serait étonnant qu’il n’y ait pas quelques surprises au cours des toutes prochaines années. D’abord en ce qui concerne les opérateurs présents dans le pays (environ 60, tous plus ou moins concurrents de France Télé-com !), dont une grande partie ne s’intéressent actuellement qu’au marché des entreprises : dans quelques années, combien seront-ils encore, et quelles seront les conséquences sur la qualité des solutions offertes après une âpre concurrence ? Et surtout, probablement, dans le domaine des techniques qui continuent à évoluer à un rythme fou, ne laissant pas un temps d’amortissement suffisant aux investissements effectués. Le service public du téléphone n’est pas mort, mais attention aux dérapages toujours possibles !

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[1] on a vu le même phénomène avec le services postaux lorsque des sociétés ont confié leurs courriers à des transporteurs routiers jusqu’aux boites à lettres de pays proches tels que les Pays-Bas, où les tarifs pour l’étranger étaient moins élevés qu’en France.

[2] L’ART, Autorité de Régulation des Télécommunications, est, pour la France, l’organisme indépendant chargé de la réglementation (à travers ses avis sur les projets de lois et la réglementation ainsi que sur les négociations internationales) et de la régulation (contrôle du respect des textes, règlement des litiges entre concurrents, etc.).

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N’oubliant pas la production de l’énergie, nous nous associons à la campagne contre le chauffage électrique, qui est ruineux, surtout pour les plus démunis. Nous ne revenons pas sur les risques qui ont été pris en choisissant le nucléaire avant que soit résolu le problème des déchets radioactifs, dangereux pour très longtemps.

Sur la distribution de l’énergie électrique, c’est un homme de grande expérience qui fait ici le point :

Soyez au courant !

janvier 1999

L’organisation actuelle du système électrique français résulte de la loi de nationalisation de l’électricité et du gaz du 8/4/1946, qui a mis un terme à l’existence des sociétés privées dont les biens [1] ont été transférés à Électricité de France, établissement public national à caractère industriel et commercial, créé par la loi ; elle repose aussi, notamment en matière de distribution, sur la loi de 1906. Cette organisation associe l’État et les collectivités locales pour assurer le Service public de l’électricité, les communes étant à cet égard les autorités organisatrices de la desserte en énergie électrique sur leur territoire. Les missions ou les contraintes relatives au Service public résultent toutefois plus de la jurisprudence que de la loi, celle de 1946 n’en explicitant en effet pas le contenu.

Rappel historique
de l’organisation de
la distribution d’électricité en France.

Dès la fin du 19ème siècle, communes et syndicats intercommunaux ont pris une part très active au développement des services de distribution de l’électricité sur leur territoire ; s’appuyant initialement sur une loi de 1884, certains maires soucieux de la bonne exécution de ce service public naissant, du développement de l’économie communale et du confort de leurs administrés, ont créé des entreprises locales ou régies de distribution d’électricité, quelques-unes ayant été transformées récemment en sociétés d’économie mixte locales (SEM).

Les élus avaient également la possibilité (loi du 15/6/1906) de confier sous forme de concessions la distribution publique locale de l’électricité à des entreprises de leur choix, généralement des sociétés privées.

Jusqu’en 1946, existaient donc, d’une part des régies communales ou intercommunales de distribution d’électricité, ainsi que des Sociétés d’intérêt collectif agricole d’électricité (SICAE) ou anciennes coopératives d’agriculteurs, et d’autre part des entreprises privées concessionnaires des communes (ou de l’État en matière de transport).

Depuis 1946, les distributions exploitées en régie par les communes ou leurs groupements, considérées en quelque sorte comme nationalisées avant la lettre, ainsi que les SICAE, sont formellement maintenues dans leurs statuts antérieurs par la loi de 1946. Actuellement, ce sont quelque 180 entreprises locales de distribution (régies, SEM, SICAE) qui représentent 7.000 emplois et desservent 3,5 millions d’habitants répartis dans 2.800 communes sur 40 départements.

D’autre part, les communes conservent leur pouvoir concédant mais face à un seul “concessionnaire obligé”. Les établissements publics régionaux qui devaient jouer ce rôle n’ayant jamais vu le jour, c’est le Service National EDF qui est aujourd’hui encore le seul concessionnaire.

Les grands principes
du Service Public
dans la distribution d’électricité.

Le secteur électrique doit garantir la fourniture en électricité dans le respect des principes le plus souvent admis au titre du Service Public :

• universalité : droit à la fourniture pour tous ;

• égalité : ce principe n’a pas de valeur absolue, il ne vaut que pour des usagers placés dans des situations identiques. L’un des aspects de ce principe, mais il n’est pas le seul, est la péréquation tarifaire ; en effet, si celle-ci garantit l’identité de tarification d’un même service en tout point du territoire, elle n’est qu’une composante parmi d’autres relatives notamment à la qualité ;

• qualité : minimisation du temps et du nombre de coupures , maintien de la tension... ;

• continuité : l’alimentation électrique ne peut être interrompue discrétionnairement ;

• adaptabilité à l’évolution de l’intérêt général ;

• recherche du meilleur coût.

L’évolution du
Service public de l’électricité
dans le marché intérieur européen.

La directive sur le marché intérieur de l’électricité adoptée le 19/12/1996 par le Conseil européen et le Parlement européen doit être transposée par les pays membres dans leurs droits nationaux avant le 19/2/1999.

En France, cette transposition se traduit actuellement par un projet de loi sur la modernisation et le développement du service public de l’électricité adopté par le Conseil des ministres le 9/12/1998 qui ouvre à la concurrence le marché de l’électricité.

En effet, suivant le nouveau dispositif, un certain nombre de gros consommateurs, qualifiés de “clients éligibles”, auront le droit de choisir leur fournisseur de courant et de s’affranchir ainsi de leur distributeur actuel, EDF ou entreprises locales de distribution [2].

Selon le projet, le Service public de l’électricité a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national, dans le respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité.

Il a pour missions d’assurer, dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de prix et de respect de l’environnement :

•1. le développement équilibré des capacités de production d’électricité ;

•2. le développement et l’exploitation des réseaux publics de transport et de distribution (RPTD), qui comprend la desserte du territoire par les rptd et le raccordement et l’accès, dans des conditions non discriminatoires, aux RPTD ;

En sont chargées EDF pour le transport et EDF et les entreprises locales de distribution [2] pour leurs zones de desserte respectives.

•3- la fourniture d’électricité aux clients qui ne sont pas éligibles (consommateurs domestiques), aux clients éligibles n’ayant pas trouvé de fournisseur dans des conditions techniques ou économiques raisonnables et de secours aux producteurs ou aux clients éligibles.

La directive européenne et le projet de loi de transposition comportent de nombreuses autres dispositions nouvelles qui ne seront pas ressenties directement et immédiatement par les consommateurs domestiques. Dans la mesure où l’ouverture du marché de l’électricité sera une opportunité pour de nouveaux développements, dans l’égalité de traitement de tous les opérateurs, ce qui n’est pas tout à fait le cas dans le projet actuel [3], les retombées sur les clients, qu’ils soient éligibles ou non, pourraient alors être bénéfiques.

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[1] ce qui a valu à ces anciennes sociétés de toucher des indemnités pendant 50 ans.

[2] Cette possibilité s’effectuera par phases :

• dans un premier temps, elle concernera les grandes usines qui utilisent plus de 40 millions de kWh par an* ;

• à partir du 1/1/2.000, le seuil descendra à 20 millions de kWh* ;

• en 2.003, celui-ci sera de 9 millions de kWh*, ce qui représentera 34% du marché.

Ce texte définit également les obligations de service public de la distribution d’électricité auxquelles seront astreints les opérateurs (Électricité de France et les Entreprises locales de distribution).

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*Seuils de principe qui seront fixés par décret.

[3] Sauf dispositions minimales prévues par la loi, les entreprises locales de distribution ne pourront pas elles-mêmes s’approvisionner sur le marché ouvert à la concurrence, ce qui les empêchera d’exercer une part importante de leur activité.

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SNCF :

Des Trains à Géométrie Variable

janvier 1999

Depuis 1937, année de formation de la SNCF (après la faillite des sociétés de chemins de fer privées ), le réseau français était bien l’application de la géométrie moderne dont la définition est : « étude des invariants du groupe opérant sur des ensembles de points » ! En effet, du centre de gravité, situé à Paris, la toile d’araignée du réseau desservait l’ensemble des points de l’Hexagone, selon une tarification égalitaire (1er invariant), selon un objectif de respect des horaires (l’exactitude SNCF, tant admirée par les étrangers, 2ème invariant), et dans l’esprit “service public” incontestable (allant jusqu’à un engagement patriotique qui en valait bien d’autres, souvenez-vous de La Bataille du Rail, 3ème invariant).

Pendant longtemps, le citoyen fût considéré comme un “voyageur” (le fameux mobile des problèmes du Certificat d’études, nous étions encore dans une géométrie euclidienne), puis apparut “l’usager” de la SNCF. à ce titre, on le sensibilisa sur le coût du transport ferroviaire (toujours trop élevé, selon les pouvoirs publics, sans qu’une information claire sur le bilan de la Société soit accessible à tous).

Enfin, voici venu le temps du “client”, pour qui un nouvel invariant (n’est-ce pas plutôt une variable ?) a été introduit : la rentabilité. Il faut toutefois reconnaître que pour mieux fidéliser ce client à la modernité on lui a accordé une gratification, la Très Grande Vitesse (car “time is money” !).

Ainsi, de voyageur, le Français est devenu, pour la SNCF, consommateur (de Kiwi, de Jockey,... qui n’ont rien d’alimentaire mais sont cependant de purs produits commerciaux consommables).

Trop caricaturale, cette métaphore ? Mais ne répond-elle pas à la définition du petit Robert concernant ce qui est “à géométrie variable ” ?

La situation actuelle répond bien aux trois critères indiqués par notre dictionnaire :

- Variation dans les dimensions : du réseau (par abandon de lignes secondaires non rentables), ou des trains (longueur adaptée au coefficient de remplissage). Essayez le trajet de Paris à Saint-Gilles-Croix-de-Vie. De Paris à Nantes le TGV, c’est facile ; après, et malgré la voie ferrée existante jusqu’à Saint-Gilles, vous choisirez le car (parfois aléatoire) ou... le taxi.

- Variation dans le fonctionnement : réservations selon Socrate (qui n’eut pas d’ailleurs, à ses débuts, la rigueur mathématique d’Euclide et qui parfois nous joue des variations..., toujours selon Socrate !)

- Variation selon les besoins.

Les deux premiers critères ont prévalu dans les décisions politico-techniques, sans aucune consultation de ces braves clients (néanmoins contribuables !) du Service public. Le dernier critère a donné lieu à un questionnement des clients en 1997, mais ne fût finalement qu’une consultation de pure forme, censée améliorer les services fournis à la clientèle. Mais, quid des intentions de la Direction générale, quant aux orientations futures du Service public, pour répondre aux besoins des clients ? L’année 1998 nous a révélé que cette variation devait satisfaire, d’abord, au besoin d’équilibre budgétaire de l’État. Ainsi, peu importe que les transports collectifs, et le train en particulier, participent de la « cohésion sociale » si souvent claironnée (il a permis, ne l’oublions pas, le rapprochement des familles trop souvent dispersées par l’émigration des campagnes vers les villes, et favorise bien la mobilité de l’emploi, tant prônée par le patronat !).

Malgré les déclarations de principe des dirigeants, ou des ministres des transports, sur la pérennité de notre Société nationale, des signes avant-coureurs d’une évolution étaient apparus. Parallèlement à une campagne publicitaire digne des grandes firmes américaines (« Avec la SNCF, c’est facile »...), se préparait la concession du réseau de télécommunications par fibre optique que la SNCF avait installé pour ses besoins propres. Saviez vous qu’après un appel d’offres restreint, cette part de notre patrimoine commun était concédée, pour exploitation, à Cegetel (filiale du groupe privé Vivendi, ex-Générale des Eaux) ? Il faut reconnaître que l’information concernant ce transfert fût discrète ; elle avait exigé quand même une modification du statut de la Société nationale. L’usager, devenu client, n’avait eu aucune information, sinon celle distillée par la presse. On peut supposer que ce transfert permettait de rentabiliser un réseau de télécommunications insuffisamment utilisé par la SNCF, ou de réduire, par ce biais, une partie du lourd déficit de l’entreprise (150 milliards de dettes [1]).

En ce début 1999, et à la veille du passage d’une géométrie de l’Hexagone à une géométrie dans l’espace (européen bien sûr), que reste-t-il de cette grande entreprise nationale et quelles en sont les évolutions probables ?

En l’absence d’un plan défini clairement vis-à-vis du client-contribuable, il nous faut écouter la rumeur publique, les indiscrétions ministérielles, ou les communiqués dispersés dans la presse spécialisée. Alors qu’on nous sollicite, par sondage interposé, de prendre position sur le service minimum que les agents de la SNCF devrait assurer en cas de grève, suite aux déclarations péremptoires du chef de l’État (leur patron !), rien ne semble totalement clarifié en ce qui concerne la restructuration lancée par la réforme de 1997. Ce service public avait créé deux établissements publics : le RFF (Réseau Ferré de France), auquel était attribuée la propriété de la totalité des voies, et la SNCF qui gardait l’exploitation des chemins de fer. L’année 1998 a été consacrée à l’arbitrage, par le gouvernement, des transferts financiers entre les deux établissements publics, et à mettre en place des garde-fous pour ne pas sacrifier certaines activités (comme les trains de banlieue ! Il faut quand même réduire la facture sociale à défaut de réduire la “fracture sociale” ) [2].

Ce qui parait clair, par contre, c’est que le temps des cheminots a vécu. Sans disposer de chiffres exacts, il est probable, à ce jour, que leur nombre a diminué au moins du tiers (le “dégraissage” par le non remplacement des retraités depuis une quinzaine d’années n’a rien à envier aux licenciements collectifs des sociétés privées). Pour les dirigeants, les progrès techniques ont permis de remplacer un personnel revendicatif (car trop syndiqué, selon certains), par un équipement informatique, des distributeurs automatiques, et des sous-traitants. Plaignons les voyageurs peu habitués aux questions/réponses d’un distributeur ou aux personnes âgées qui ne trouvent pas d’agent disponible pour les informer. Sommes-nous trop critiques ? C’est hélas le vécu, et les agents n’y peuvent rien, la SNCF travaille à ressources humaines optimisées. On comprend que les revendications des contrôleurs, objet des dernières grèves de décembre 1998, aient dû embarrasser la Direction de la SNCF. Elles étaient, reconnaissons-le, anachroniques par rapport aux soucis des responsables qui sont confrontés aux comptes d’épiciers de la restructuration (ce qu’en termes libéraux, on nomme “vision comptable”). Le temps du Service public à la française, comme du Chaix (ancien horaire SNCF) et des cheminots est révolu.

Mais alors, qu’est-ce qui fait courir les dirigeants de la SNCF ? Comme les autres services publics français, la SNCF, profite du mouvement international de privatisations. « Davantage que l’idéologie, l’ouverture des marchés est un puissant facteur de changement au sein de ces entreprises3 ». Elle mise ainsi sur la conquête de marchés à l’étranger. “Le progrès ne vaut que s’il est partagé » lisions nous sur ses panneaux publicitaires, il y a quelques temps. Cette belle formule, digne de figurer dans la GR, nous n’en avions pas compris le sens second. Voyez plutôt la suite de l’article du Monde : « En 2003, les hommes d’affaires taïwanais se réjouiront-ils de pouvoir traverser l’île en TGV ? Ils devraient alors être transportés par la SNCF et la Deutsche Bahn, qui ont présenté une candidature commune pour l’exploitation de la future ligne que construiront le français Alsthom et l’allemand Siemens, leurs fournisseurs respectifs ». Vous avez compris : le progrès doit être partagé entre tous... les hommes d’affaires. D’ailleurs, notre Société nationale est déjà prête : en janvier 1998 elle a créé SNCF International, filiale à 100%, pour pouvoir exploiter des lignes dans d’autres pays (avec perspectives en Australie, Floride, Canada).

Quelle conclusion peut-on tirer de cette démonstration ? Que le voyageur-citoyen est obligé de prendre le train en marche et d’accepter le risque moral (“moral hasard”) de la déstructuration de la SNCF, par suite de l’asymétrie de l’information. On pourra dire, comme pour l’Europe : « Cette SNCF à géométrie variable ». Car, face aux décisions d’une oligarchie technicienne, relayée par les politiques (et sous la pression de la Commission de Bruxelles), est-on sûr que tous les risques de cette orientation ont été objectivement évalués ?

D’ores et déjà, pour la France, Frédéric Lemaître a raison d’écrire « Il n’en demeure pas moins que ces succès [de la SNCF à l’étranger] rendent de plus en plus difficile la défense des “monopoles à la française” sur le marché intérieur ». On pourrait alors imaginer une SNCF, dans le cadre de la régionalisation en cours, concédant à des sociétés privées l’exploitation du transport voyageurs afin de développer son rôle de railways operator à l’étranger.

Nous avons oublié les marchandises...

Mais restera-t-il des gares et des trains pour les accueillir ? Le réseau routier et les autoroutes sont si proches des clients. La Commission de Bruxelles a déjà émis une demande de libéralisation immédiate du fret ferroviaire !

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[1] d’après le Monde du 10/9/98.

[2] Lire dans Le Monde du 6/11/98 “La SNCF découvre les conséquences financières de la réforme du rail”

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Les autoroutes... de la modernité

Au volant, la vue, c’est la vie !

janvier 1999

Telle est la recommandation des pouvoirs publics, adressée à l’autonaute [1]. Or, ayant été déclaré “apte” par l’ophtalmologue, et portant ma vue sur la vie du réseau routier français, je lui trouve un manque total de visibilité quant à son développement. En un mot, la politique routière qui prévaut, en France, me paraît manquer cruellement de transparence.

L’oligarchie technicienne et ses relais médiatiques nous ont vanté les mérites des “autoroutes de l’information”. Les autoroutes “tout court” n’ont pas eu ce privilège didactique. Mais, me direz-vous, posent-elles un problème ? Car, à part quelques manifestations locales d’automobilistes refusant de payer un péage abusif (contournement de Toulouse, par exemple), aucun signe n’indique que la politique routière suscite une contestation citoyenne. Et pourtant...

Et pourtant, l’autonaute-contribuable, ayant participé financièrement à la construction et à l’entretien du réseau routier traditionnel, acquitté sa vignette, fait le plein (au prix fort pour l’Europe), se voit contraint, lorsqu’il utilise la plupart des autoroutes, de passer par l’octroi (à la différence de ses voisins anglais ou allemands, qui jusqu’à présent n’ont pas encore pensé à cette “pompe à finance”).

Nous ne polémiquerons pas sur les tarifs pratiqués par les concessionnaires ; ils n’ont, selon le tronçon concédé, aucun rapport avec les kilomètres parcourus. On s’étonnera néanmoins de la francilienne concurrence entre l’autoroute “publique” (gratuite) et l’autoroute “privée” (payante) sur la même destination telle que celle vous menant de Paris à Orgeval.

Or, que constate le retraité “nanti et privilégié” qui peut rouler hors des “week-ends” rouges ou des vacances scolaires : des autoroutes fluides jusqu’au vide... Sur quelques grands axes, les seuls compagnons de route sont les camions jouant à saute-moutons dans les côtes. Aussi, l’autonaute gestionnaire qui sommeille en nous, s’interroge-t-il sur la “rentabilité” d’un tel réseau. Il s’étonne qu’un expert des transports n’ait pas encore programmé, à l’image de “Socrate”, le logiciel “Cicéron” (car Cicéron, ça roule...), permettant d’augmenter le coefficient de remplissage des autoroutes.

Questions pour un champion (n ‘attendez pas les réponses sur FR 3, à 18h20 !) : pourquoi construire un réseau d’autoroutes, emprunté la majeure partie de l’année par les routiers (européens), donc surdimensionné pour répondre aux gabarits et tonnages de ces véhicules (surcoûts d’investissements et d’entretien), et qui lors des grandes migrations des véhicules “légers” est saturé ?

Pourquoi ne pas envisager, à l’instar de nos voisins Suisses, des transporteurs sur les grands axes ? Le passage du tunnel sous la Manche se pratique bien ainsi. L’utilisation de conteneurs, comme dans le transport maritime, ne serait-elle pas aussi une solution à développer sur le plan européen ?

Pourquoi cette politique incohérente des concessions, sur un même axe, qui vous oblige à payer 175 F de Paris à Clermont-Ferrand, puis à rouler gratuitement jusqu’à Montpellier (mais jusqu’à quand ? ), pour ne prendre qu’un exemple actuellement en cours de réalisation [2] ?

Avait-on étudié le coût comparatif de l’aménagement des routes nationales existantes en 2 fois 2 voies, dans un premier temps, avant de se lancer dans un programme “tout-autoroutes” ? (Brest est relié à Nantes depuis plus de 20 ans par une nationale à 4 voies, offrant une sécurité routière comparable aux autoroutes).

Le système du concessionnaire-constructeur optimise-t-il réellement le coût du service rendu à l’usager ? Les pouvoirs publics maîtrisent-ils les dérives financières résultant des marchés dits publics ? Développer un double réseau public/privé est-il la bonne politique en termes d’exploitation d’une infrastructure collective ?

En un mot : y a-t-il un pilote sur le réseau routier pour protéger l’autonaute-citoyen-contribuable ?

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[1] Le terme “autonaute” est emprunté au très beau livre de Julio Cortazar et Carol Dunlop : « Les autonautes de la cosmoroute ».

[2] NDLR : Il y a longtemps que les premières autoroutes ont été “rentabilisées”, mais leur concession, qui venait à expiration après 20 ans, ont été reconduites... au bénéfice des sociétés constructrices.

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Et le sport ? Existe-t-il encore un seul sport pratiqué pour lui-même et non pour de l’argent ? Au moment où, paraît-il, on découvre la vénalité du Comité International Olympique, revenons plutôt au drame du dopage des sportifs :

Finance et gros mollets

janvier 1999

À peine les lampions de la Coupe du Monde de football étaient-ils éteints que la chasse au dopage secouait le peloton des coureurs du Tour de France.

Au-delà de la stupeur et de la consternation des acteurs et des observateurs de ce Tour, pourtant conscients qu’une épée de Damoclès devait un jour ou l’autre leur tomber sur la tête, les différentes phases de cette saga aux développements imprévisibles risquent d’apporter des éléments de réponse supplémentaires à la lutte que se livrent, à tous les niveaux de notre société, le politique et le financier.

Il devient de plus en plus difficile de nier l’intrusion du dopage dans le sport de compétition. Dans une récente interview [1], Jean-Marie Leblanc, directeur du Tour de France, reconnaît implicitement son existence quand il avance : « Je pense qu’on peut gagner le Tour sans dopage » et il ajoute aussitôt : « c’est peut-être une vue de l’esprit ». Réalité que confirme de façon péremptoire un membre du comité national de lutte contre le dopage : « Soit vous avez recours au dopage, soit vous quittez ce sport ! [2] ». Tous deux savent que le dopage est vieux comme la compétition et que, même au stade du cyclisme amateur, un coureur se voit vite proposer de “petites substances” qui améliorent ses résultats et le propulsent dans une spirale dont il se tire difficilement [3].

Si, dans l’affaire qui nous occupe, les médias ont abondamment tourné les projecteurs de l’actualité sur les coureurs et leurs managers, de leur côté, les organisateurs, les responsables de l’UCI (Union Cycliste Internationale), voire du CIO (Comité International Olympique) et du Ministère de la Jeunesse et des Sports, ont par contre été relativement discrets sur les réactions des publicitaires et des sponsors, c’est à dire de ceux qui détiennent le pouvoir financier.

Quand on sait les sommes folles qui circulent dans certaines sphères sportives - football, tennis, courses automobiles... - on devine que “le plus grand événement sportif mondial annuel” a pu se laisser gangrener, lui aussi, par l’argent, sous forme de retombées financières de tous ordres. La puissante société du Tour de France -qui gère également quelques grandes courses internationales - affiche un chiffre d’affaires de 240 millions de francs pour l’année 1998 et avoue réaliser des bénéfices : 64% des recettes proviennent de la publicité et 24% de la perception des droits de télévision. En retour de cette manne accordée à la Société du Tour, nos deux chaînes publiques attendent un “retour d’image” qui profite également à la presse écrite spécialisée. Quant aux publicitaires et sponsors - ces derniers surtout - ils ne peuvent que porter une attention soutenue aux développements de cette affaire de dopage. Si les publicitaires s’engagent financièrement de façon relativement modeste et, pour une durée limitée, soit avec la Société du Tour, soit avec tel ou tel coureur à la notoriété affirmée, les sponsors investissent des sommes importantes sur plusieurs années.

Prenons le cas du sponsor Festina qui a misé l’essentiel de sa stratégie commerciale sur le Tour de France et a constitué au fil des ans une équipe capable de remporter la victoire individuellement (maillot jaune) et collectivement (classement par équipes). Ce sponsor vient de frôler à deux reprises la catastrophe : une première fois en 1997, où en dépit de l’échec de Richard Virenque, il estime avoir “gagné” le Tour en raison des résultats spectaculaires obtenus par son équipe ; puis en 1998, où en dépit de l’exclusion de son leader et de son équipe, il estime que l’attitude positive du public à l’encontre de ce coureur et de ses coéquipiers conserve à son image tout son éclat ; mais pour combien de temps encore ? Nul ne le sait, pas même les responsables de la firme Festina, l’année 1999 pouvant s’avérer décisive, dans un sens ou dans l’autre. Ce qu’on sait, à ce jour, c’est que la bataille engagée entre les “politiques” - UCI, CIO, Ministère de la Jeunesse et des Sports - et les “financiers” - publicitaires et surtout sponsors - n’en est qu’à ses débuts, les “politiques” se trouvant singulièrement affaiblis par l’absence de position commune des scientifiques, des États et des fédérations internationales [4].

Une chose est certaine : le manque d’imagination, d’entente et de volonté des “politiques” a laissé, pendant plusieurs années, les portes ouvertes à l’invasion des “financiers” qui se trouvent désormais en position de force. Rien n’interdit à ceux-ci d’ordonner à leurs équipes respectives de boycotter les épreuves françaises [5] ou, in fine, de retirer purement et simplement leurs investissements financiers, ce qui porterait un coup mortel au sport cycliste de haute compétition.

Mais nous n’en sommes pas là. Dans une société basée sur le culte du profit, le profit devient éthique. Aussi gageons nous que “l’intérêt bien compris” des uns et des autres ne fera pas disparaître le Tour de France, “notre soleil en été”, selon l’expression de Louis Nucera, et que “le dopage bien compris” a encore de beaux jours devant lui [6].

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[1] La bicyclette, Les cahiers de Médiologie n° 5, Gallimard.

[2] Émission télévisée “Capital” du 23-7-1998

[3] La Voix du Nord, 17-7-1998.

[4] Pour ajouter à la confusion, le docteur Bruno de Lignières, du service d’endocrinologie et de médecine de la reproduction de l’hôpital Necker, affirme que « les traitements dopants tels qu’ils sont aujourd’hui mis en œuvre améliorent la santé des sportifs au lieu de lui nuire », Le Monde, 22-8-1998.

[5] En septembre dernier, les équipes italiennes et néerlandaises ont rejoint le départ du Tour d’Espagne à Cordoue par bateau, sans passer par la France afin d’éviter les opérations antidopage de la justice française. Quant aux organisateurs des Tours d’Espagne et d’Italie, ravis de l’ombre qui s’installe sur leur frère aîné, le Tour de France, ils savourent avec délices la loi antidopage qui frappe le sport cycliste sur le territoire français.

[6] NDLR : Ajoutons une information récente sur le sport en général : Le Monde du 7/12/98 titrait “Pour faire moderne, de nombreux sports changent de règles du jeu” et précisait qu’en fait, les sports en question (volley-ball, patinage artistique et tennis) « veulent ainsi devenir plus “lisibles” et offrir davantage de spectacle pour mieux coller aux exigences télévisuelles » car c’est surtout la télé et la pub associée aux reportages qui paient...

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Nous abordons maintenant le domaine où le bouleversement est le plus lourd de conséquences, et à long terme : la culture, l’enseignement et la recherche scientifique. Voici pour commencer le témoignage d’un directeur de Centre culturel :

“L’exception culturelle”

« ...Et Madonna est arrivée. » Léo Ferré
janvier 1999

L’exception culturelle, cette expression communément utilisée pour signifier que la France se distingue des autres pays de la planète dans les domaines artistique et culturel, nous l’avons volontairement placée entre guillemets afin de marquer notre réserve face à cette singularité que nous nous attribuons.

Si nous nous en tenons à la France, tout observateur est conscient qu’elle a “éclairé” plusieurs siècles des lumières de ses écrivains, philosophes, artistes de toutes disciplines, non sans bénéficier d’ailleurs du talent de bon nombre d’intellectuels et d’artistes étrangers. Plus près de nous dans le temps, les ministres de la Culture qui se sont succédé ont accompagné et parfois suscité les initiatives de ses écrivains et de ses artistes grâce à un budget porté récemment à près de 1 % du budget de l’État [1], l’aspect le plus visible de cet engagement se traduisant par la création d’un réseau unique au monde de théâtres, de centres culturels et de scènes nationales, ainsi que de centres chorégraphiques musicaux et muséographiques, une attention particulière étant portée à la préservation de son cinéma de création et de son patrimoine architectural.

Ce développement artistique et culturel, qui irrigue la totalité de notre territoire, ne doit cependant pas dissimuler l’apparition de zones d’ombre, de plus en plus nombreuses et de plus en plus sombres. De fait, cette modification affecte insensiblement à la fois les œuvres des créateurs et les comportements des publics et des responsables d’institutions.

Depuis l’impulsion donnée par André Malraux dans les années 60 - au moment même où s’amorçait un changement d’ère pour l’humanité - l’évolution rapide du paysage économique a relativisé l’attention portée par l’État et par les publics aux arts vivants (théâtre, danse, musique, arts plastiques) au profit de ce qu’il est convenu d’appeler les industries culturelles (disque, cinéma, télévision, CD Rom, Internet, voyages organisés...). Bien plus, la compétition mondiale entre les économies qui accèdent à la “civilisation de l’immatériel” a eu pour double effet et de mettre en crise les volontés de l’Etat-Nation et d’accentuer l’emprise de l’argent-roi dans tous les domaines de la création artistique. Débordé de toutes parts par l’irruption et le développement rapide de ces industries culturelles, l’État renonce à lancer des idées pour ne plus distribuer que des crédits et des subventions, ne promet au cinéma que des mesures protectionnistes et laisse se dégrader l’appareil télévisuel dans la réalisation de sitcoms et de téléfilms normalisés, plongés dans le même moule, sous le regard terroriste de l’audimat [2].

Quant aux publics, engloutis dans la fascination de l’image ou séduits par les spectacles et les voyages moutonniers, ils accompagnent dans leur majorité cette évolution qui procède plus d’une déculturation ou d’une soumission à un modèle unique qu’à une mise en valeur des possibilités novatrices de l’intelligence et de la sensibilité humaines.

Bref, les moindres recoins de la création artistique sont, depuis quelques années, explorés, occupés, gangrenés par la standardisation, fruit vénéneux de la mondialisation qui envisage la démocratie comme un vaste supermarché [3]. Car le ver est dans le fruit : le jeu du pouvoir et de l’argent détruit les cultures et assassine la culture, utilisant sa puissance mortifère pour nous acheminer vers un point de non-retour dont nous ne faisons que soupçonner l’horreur.

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[1] En dépit de la création récente d’un ministère de la Culture en Grande-Bretagne (1995) et en Allemagne (1998), la culture demeure la parente pauvre de la Communauté Européenne. A titre d’exemple, l’aide au cinéma et à l’audiovisuel ne représente que 0,06 % du budget de l’Union.

[2] Le soir du décès de Jean Marais, une chaîne publique diffuse coup sur coup, deux films, non du regretté Jean Cocteau, mais du regrettable André Hunebelle. Audimat, quand tu nous tiens...

[3] De ci de là, mais beaucoup trop rarement, surgit un antidote, tel le tout récent et admirable “Snake eyes” de Brian de Palma, film évidemment conspué par la critique américaine et peu remarqué par la critique française.

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La sauvegarde du patrimoine est-elle un service public ? A priori, oui. Quand des intérêts privés entrent en conflit avec cette sauvegarde, qui doit l’emporter ? La culture, d’intérêt public, ou le profit financier de sociétés privées ?

L’actualité récente nous offre l’exemple des sites historiques dont l’étude aurait pu retarder l’implantation de l’usine japonaise Toyota dans le Nord. Le quotidien Le Monde apportait l’information suivante, le 29 août dernier :

Les pierres du paléolithique ne barreront pas la route à Toyota.

janvier 1999

Fin août dernier, le préfet du Nord a décidé d’arrêter les fouilles archéologiques sur le site d’Onnaing où doit s’implanter l’usine Toyota.

La loi impose que des sondages et des fouilles soient entrepris avant toute construction d’envergure pour éviter que des trésors archéologiques ou historiques soient définitivement perdus. à On-naing, pour s’y conformer, mais de façon à faire le plus vite possible, des moyens exceptionnels (12 millions et 70 archéologues) y ont d’abord été consacrés. Les résultats ont été surprenants : non seulement ont été mis au jour 22 sites datant de l’âge du bronze, ce qui correspond à quinze siècles d’occupation continue, mais aussi on a découvert deux sites paléolithiques essentiels parce qu’ils touchent des époques, 100.000 et 35.000 ans avant J-C, qu’on ne pouvait étudier jusqu’alors que sur deux sites minuscules alors que ceux-ci s’étendent sur six hectares. Bref, des découvertes passionnantes...et impossibles à faire puisque le chantier de Toyota va détruire ces sites avant que les archéologues aient pu les étudier.

Apprenant cette décision, les archéologues ont eu beau protester, dans un communiqué, que « l’état viole sa propre législation [...]. Enjeu scientifique considérable, le chantier de Toyota illustre le mépris des pouvoirs publics pour la protection du patrimoine archéologique en France : pressions politiques, financement à la charge exclusive du contribuable, refus d’assumer la communication des découvertes vers le public, inadéquation entre le budget et les besoins réels...et finalement abandon pur et simple du patrimoine. » Puis, un expert indépendant ayant été désigné, le calme est revenu en attendant son rapport. L’expert, un universitaire bordelais, a constaté quand il est venu visiter les lieux, que les sondages avaient été rebouchés et qu’il ne pouvait donc pas examiner les stratigraphies signalées.

Il conclut pourtant « ...des indices peuvent justifier une fouille exhaustive nécessitant des travaux importants », ce que le préfet a interprété en mettant son veto à la poursuite des fouilles, et Toyota a pris possession des sites le 1er septembre.

L’animateur du collectif des archéologues scandalisés par cette décision, a proposé l’intégration de deux équipes de surveillance au chantier, comme cela se fait à Marseille et pour les travaux autoroutiers, en notant : « On nous fait valoir les 2.000 emplois de Toyota. Mais on oublie qu’il y a 2.000 archéologues en France. Nous nous trouvons devant une logique incohérente. C’est toute la politique de l’archéologie qui est remise en cause parce que nous nous trouvons devant un aménageur privé. Une façon de remettre en cause notre travail qui est insupportable. Nous allons tout faire pour fouiller ce site et mener une étude complète, qui peut apporter un progrès considérable.

C’est une affaire de science, pas une affaire de sous. »

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Plus généralement, c’est la science archéologique qui est remise en question, pour des raisons financières. Le Monde titrait sa page scientifique du 11 novembre :

Les archéologues en colère veulent défendre le service public.

janvier 1999

« Le mois d’octobre a été chaud pour l’archéologie. Cette profession, réputée paisible, s’est répandue dans la rue ». Pourquoi ? Parce que, explique le journaliste E de Roux, une circulaire de Bercy, s’appuyant sur des directives européennes, demandait la mise en concurrence des équipes participant aux fouilles de sauvetage (soit plus de 90 % de l’archéologie en France).« Les archéologues s’indignent de cette dérive libérale qui fait fi de la notion de service public à laquelle ils sont attachés. »

C’est au début des années 60 que la multiplication des autoroutes a révélé des habitats oubliés, l’aménagement de parkings a permis d’exhumer des vestiges inaccessibles. Aménageurs et archéologues ont maintenant les mêmes terrains de chasse. Les premiers l’ont d’abord emporté, et jusqu’à il y a environ 20 ans, on éventrait le sous-sol sans se soucier de ce qu’on aurait pu y trouver. C’est ainsi qu’à Agen, on a rasé des arènes gallo-romaines sans soulever des protestations excessives. « Mais, poursuit le journaliste, la montée de l’écologie, la fin du tout automobile retournent la situation et un dialogue, souvent musclé, se noue entre aménageurs, édiles et archéologues. Un système de financement va se mettre en place, hors de tout cadre légal. L’état, garant de la pérennité du patrimoine (loi Carcopino), peut interdire la destruction de tout élément de ce patrimoine et bloquer un permis de construire... mais si l’entrepreneur chargé d’un chantier accepte de “faire un geste” (de l’ordre de 1 % de l’aménagement) pour financer les fouilles archéologiques préventives, l’état autorisera l’ouverture du chantier et a posteriori la destruction de vestiges. Les entreprises se plaignent de ce chantage, mais elles paient.

... Parfois, ces fouilles sont “explosives” : quand les archéologues tombent sur une nécropole, il faut de un à trois jours pour fouiller une tombe ; du coup délais et prix s’envolent. Les entreprises rugissent et les archéologues transigent... Parfois, c’est le drame, ... à Orléans, une nécropole est partie à la décharge sans que les archéologues aient eu le temps de se retourner. Au contraire, pour la construction du parking Saint Michel, du Grand Louvre et du TGV Sud-Est où l’ampleur des fouilles, leur durée, leur coûts et le nombre de personnes employées ont marqué un tournant.

Aujourd’hui, les fouilles sont moins nombreuses, de sorte que l’Association pour les fouilles archéologiques nationales (AFAN) traverse une mauvaise passe financière, elle a dû transformer des CDD en CDI et elle a besoin d’un volume de travaux croissant pour payer ses effectifs gonflés au cours des années fastes, et qui acceptent difficilement d’être mal payés alors que leurs conditions de travail sont très pénibles. L’archéologie française « dont le niveau scientifique est l’un des meilleurs d’Europe » doit donc se réformer. Les rapports se sont accumulés sur les bureaux ministériels. En vain... Jusqu’à la fameuse directive de Bercy.

Le choix de Bercy

La circulaire de Bercy réclame la mise en concurrence des équipes participant aux fouilles de sauvetage rendues nécessaires par l’ouverture de chantiers de travaux publics. En dehors de l’AFAN, il n’existe en France que de petites équipes d’archéologues, très locales (Val de Marne, Sud-Ouest). « Par contre, il existe un grand vivier européen, notamment des équipes anglaises qui ne demandent qu’à travailler en France tant la situation de l’archéologie britannique, privatisée par Margaret Thatcher, est dégradée. »

« Bercy ne trouve pas l’idée mauvaise... Pourquoi ne pas démembrer l’AFAN “en douceur” et laisser émerger des équipes privées d’archéologues, comme il existe des société privées qui travaillent à la restauration des monuments historiques ? Tollé chez les archéologues qui rappellent que les appels d’offres ne s’appliquent pas au domaine scientifique. » Voici encore un domaine dans lequel l’AMI (Accord Multilatéral sur les Investissements) aurait imposé la loi des intérêts privés au mépris de tout souci de sauvegarde d’un patrimoine commun.

Le cas de l’archéologie n’est pas l’exception. C’est toute la recherche scientifique qui est mise à mal quand les objectifs de bien public, de santé publique, de recherche pure ou de culture, font place à l’intérêt privé.

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Recherche scientifique :

Et le problème est mondial, comme le montre l’UNESCO (octobre 1998) :

La science en péril

janvier 1999

Tous les deux ans, un Rapport mondial sur la Science est publié. Or justement le dernier [1] manifeste l’inquiétude suscitée par « l’impact sur la recherche du retrait de l’État que l’on observe presque partout ».

Dans les pays industrialisés, où l’innovation technique est devenue la clé de la compétitivité mondiale, ce retrait s’accompagne d’une participation croissante du secteur privé... les instituts publics de recherche sont soumis à des critères d’évaluation plus stricts pour l’octroi de fonds, ...

Les “alliances” qu’ils nouent avec le privé sont ainsi devenues, note le rapport, un outil-clé de l’activité scientifique, les entreprises y voyant un moyen peu coûteux de sous-traiter leur effort d’innovation...

Ainsi, l’investigation scientifique se recentre sur les programmes qui intéressent le secteur privé, ce qui est préjudiciable au progrès du savoir, et est en train, souligne le rapport, de transformer radicalement l’institution sociale de la science... la rétention d’information n’est plus un tabou, les scientifiques ne dévoilent leurs découvertes qu’après avoir passé au crible les éléments pouvant avoir une valeur commerciale. « Cette évolution est indirectement confortée par l’opinion publique qui manifeste de plus en plus d’impatience pour que la science apporte des réponses à des problèmes concrets et sous-estime l’importance de la recherche fondamentale ».

Et le rédacteur en chef du rapport, Howard Moore, s’inquiète : « Qui va s’occuper de recherche climatologique qui nécessite des dizaines d’années ? »

Or la recherche fondamentale est la condition du progrès technique et de nombreuses études, citées dans le rapport établissent qu’il existe « un lien entre formation à la recherche fondamentale et capacité à inventer ». Le Rapport constate que le retrait de l’État est « surtout dommageable dans les pays en développement où la recherche fondamentale est désormais tenue pour un luxe ». Le rapport dénonce, entre autres, la fermeture d’instituts publics de recherche au Brésil et au Mexique, comme la suppression des laboratoires de recherche dans les entreprises privatisées en Europe de l’Est. C’est ainsi, alerte l’UNESCO, que le fossé scientifique se creuse entre pays riches et pauvres.

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[1] sources : Unesco, octobre 1998.

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La formation ?

Connaissez-vous l’ERT ? C’est, en français, la Table ronde européenne des industriels. Fondée en 1983, elle regroupe quarante sept des plus importants dirigeants de l’industrie européenne [1]. C’est lorsque le “socialiste” Jacques Delors présidait la Commission de Bruxelles que son influence sur la politique européenne est devenue déterminante : monnaie, transports routiers, emploi,... elle exerce son action dans tous les domaines [2]. « L’éducation et la formation, considérés comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise » [3] ne pouvaient lui échapper.

Un fabuleux marché

janvier 1999

Reprenant à son compte, avec empressement, les idées de l’ERT, la Commission européenne considère que la formation doit devenir un “marché” où les étudiants sont des “clients” et les cours des “produits” : « Une université ouverte est une entreprise industrielle, et l’enseignement supérieur à distance est une industrie nouvelle. Cette entreprise doit vendre ses produits sur le marché de l’enseignement continu que régissent les lois de l’offre et de la demande » [4].

Pour atteindre ces objectifs, la Commission souligne qu’il faut mettre en place « des structures d’éducation qui devraient être conçues en fonction des besoins des clients [...]. Une concurrence s’instaurera entre les prestataires de l’apprentissage à distance... ce qui peut déboucher sur une amélioration de la qualité des produits » [5].

Mais tout cela ne suffit pas à l’ERT, décidément mise en appétit : « La responsabilité de la formation doit en définitive être assurée par l’industrie... Le monde de l’éducation semble ne pas bien percevoir le profil des collaborateurs nécessaires à l’industrie... L’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique... L’éducation vise à apprendre, non à recevoir un enseignement... Nous n’avons pas de temps à perdre » [6]. Au fil des ans, l’idée fait son chemin et l’OCDE surenchérit [7] : « L’apprentissage à vie ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants [...] Il doit être assuré par des “prestataires de services éducatifs” [...] La technologie crée un marché mondial dans le secteur de la formation ... ».

Pour l’OCDE, le rôle des pouvoirs publics doit se borner à « assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser ». Autrement dit, les enseignants (dont le nombre devrait fortement diminuer grâce aux nouvelles technologies) ne s’occuperont plus que de la population “non rentable”. En outre, il faut : « un engagement plus important de la part des étudiants dans le financement d’une grande partie des coûts de leur éducation » [8].

Mais il reste encore des obstacles à surmonter : dans de nombreux pays, l’enseignement à distance dépend du système éducatif ; il est réglementé et l’enseignement par correspondance commercial est contrôlé par les législations nationales. Qu’à cela ne tienne ! Les juristes de la Commission ont trouvé la parade [9] qu’on peut ainsi résumer [10] : « l’enseignement à distance est un service ; les services peuvent être fournis par tout prestataire, public ou privé, dans l’ensemble du marché intérieur ; la souveraineté nationale en la matière est donc limitée ».

Dernier obstacle à franchir pour l’ERT dans sa conquête du marché de la formation : l’attribution et la reconnaissance des diplômes qui appartiennent encore au domaine national ou public. Abolir toutes les législations nationales prendrait beaucoup de temps et, on l’a vu, l’ERT “n’a pas de temps à perdre”. Alors, la Commission a inventé “la carte d’accréditation des compétences” [11] pour permettre au patronat de gérer son propre système de formation sans se soucier du contrôle des États et du monde universitaire. Mais ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est de constater que certains dirigeants universitaires, tout comme de nombreux responsables politiques, confrontés à la rigueur budgétaire imposée par la Banque centrale européenne, acceptent, voire encouragent, la commercialisation de l’enseignement [10].

Cela semble être le cas du Ministre français de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie, qui, après avoir déclaré qu’il avait pour objectif « d’instiller cet esprit d’entreprise et d’innovation qui fait défaut dans le système éducatif français », a annoncé la création d’une Agence pour la promotion de la formation à l’étranger et claironné :« Nous allons vendre notre savoir-faire à l’étranger, et nous nous sommes fixé un objectif de 2 milliards de francs de chiffre d’affaires en trois ans. Je suis convaincu qu’il s’agit là du grand marché du 21ème siècle... » [12].

C’est pourtant le même Claude Allègre qui écrit [13] : « Au nom de l’efficacité, le service public d’éducation est menacé par toute une série d’entreprises marchandes qui prennent des formes multiples. Ici, elles empruntent le visage moderne des nouvelles technologies pour proposer des cursus privés sur Internet ; là, elles s’emparent de la formation continue pour établir des “brevets de compétences” préparés librement et reconnus par les entreprises comme “équivalents” des diplômes. Ailleurs, il s’agit d’une autre “industrie” des cours particuliers, greffés sur l’école publique et qui se présente comme le seul recours à l’échec scolaire. L’internationalisation des échanges, le retard dans les politiques d’harmonisation des diplômes à l’échelle mondiale, permettent de craindre l’extension de ces pratiques. Nous ne les laisserons pas se développer sans réagir.[...] Les universités privées, payantes, concurrentielles ne correspondent ni à nos traditions ni à nos principes... » Peut-on en être rassuré ? Il va être bien difficile pour le Ministre de conquérir les marchés de la formation à l’étranger et, en même temps, de protéger son propre système national des attaques commerciales des autres !

Il pourrait déjà s’attaquer aux “ennemis de l’intérieur”, à ceux qui, sous couvert de “mission citoyenne” ont entrepris de préparer les élèves à “leur monde” de demain, c’est à dire d’en faire de bons consommateurs, bien familiarisés avec le nom, ou pour les plus petits, avec le logo, de leur entreprise. Ce marché potentiel paraît si juteux que les grandes entreprises se sont dotées de départements “pédagogiques” et font couramment appel à des agences de communication spécialisées dans la confection de mallettes pédagogiques comprenant des diapositives, des cassettes-vidéo, des cahiers d’exercices ou de jeux, des échantillons de produits (bien sûr), des CD-ROM... sans oublier un guide pour l’enseignant. Le comble est que les documents fournis sont rédigés ou relus par des enseignants ou des inspecteurs d’académie, afin de cautionner la démarche. Vivendi fournit gratuitement un « mini-laboratoire permettant de nombreuses expériences autour de l’eau », qui vaut environ 1.000 Francs, mais qui est distribué gratuitement aux écoliers des communes qu’elle dessert. Peu à peu, les enseignants, les responsables d’établissements, qui manquent souvent de moyens, se laissent tenter et deviennent demandeurs. Les deux tiers des directeurs d’écoles élémentaires ont accepté un kit pédagogique « En route pour l’Euro, dossier pédagogique réalisé à l’initiative des centres Edouard Leclerc », d’autres chefs d’établissement acceptent que les murs extérieurs des lycées ou des collèges se transforment en support d’affiches publicitaires. C’est une pratique devenue courante avec la décentralisation, d’autant plus qu’aucune disposition législative n’interdit l’affichage publicitaire sur l’enceinte ou les murs extérieurs des établissements scolaires. La généralisation de ces pratiques « place les établissements dans une logique de privatisation puisqu’à terme, les collectivités diminueront leurs dotations qui seront remplacées par ces ressources propres... C’est la fin de la stabilité des ressources et de l’égalité entre établissements » [14]. Et, bien que la publicité à l’école soit strictement interdite par de nombreuses circulaires, on pourrait multiplier les exemples de son intrusion de plus en plus fréquente dans les établissements scolaires. Mais pour le Ministère, tout est clair : « on part du principe qu’il n’existe pas de publicité dans les établissements ». Qu’attend donc Claude Allègre pour faire respecter la loi, lui pour qui « le service public, c’est le fondement de l’État. Mais le service public républicain, c’est plus que cela : l’affirmation quotidienne dans la vie des citoyens, que l’État cherche à établir l’égalité entre eux.... » [13] ?

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[1] Parmi eux : J-L. Beffa (Saint-Gobain), J-R. Fourtou (Rhône-Poulenc), A.Joly (Air Liquide), J.Monod(Vivendi), L.Schweitzer (Renault), ...

[2] Voir Gérard de Sélys, Privé de public, à qui profitent les privatisations, Ed. EPO, Bruxelles, 1995, et Susan George, Cinquième colonne à Bruxelles, Le Monde Diplomatique, décembre 1997.

[3] Education et compétence en Europe, Rapport de l’ERT à la Commission européenne, 1989.

[4] Rapport sur l’enseignement supérieur et à distance dans la Communauté européenne, mai 1991.

[5] Mémorandum sur l’apprentissage ouvert et à distance dans la Communauté européenne, novembre 1991.

[6] Une éducation européenne, vers une société qui apprend, Rapport de la Table ronde européenne des industriels, février 1995.

[7] Adult Learning and Technology in OECD Countries, OCDE, Paris, 1996.

[8] Internationalisation of Higher Education, OCDE, Paris, 1996.

[9] L’enseignement à distance dans le droit économique et le droit de la consommation du marché intérieur, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 1996.

[10] Gérard de Sélys, Le Monde Diplomatique, juin 1998.

[11] Elle permettrait à un jeune d’acquérir, en les payant, auprès de fournisseurs commerciaux d’enseignement, des “compétences” dans un ou plusieurs domaines. Au fur et à mesure de son auto apprentissage, les fournisseurs d’enseignement le créditeront, sur une disquette glissée dans son ordinateur, des connaissances qu’il aura acquises. Lorsqu’il cherchera un emploi, il lui suffira de se connecter à un site “offre d’emplois”, géré par une association patronale.

[12] Les Échos, 3/2/1998.

[13] Claude Allègre, Le Monde, 15/12/1998.

[14] F. Berguin, secrétaire national du SNES.

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Il y a cent ans, le 1er avril 1898, une loi permettait au mouvement mutualiste d’organiser une protection de haut niveau pour tous et d’étendre ses activités à la prévoyance et à la gestion d’œuvres sanitaires et sociales.

La Mutualité menacée

janvier 1999
Le financement de la retraite ... ça vous intéresse ?

Plusieurs lecteurs ont manifesté leur enthousiasme pour l’éditorial de notre n° 983 intitulé “Tous au casino !”. Pourquoi, dit l’un d’eux, les abonnés courageux ne se prendraient-ils pas par la main pour l’envoyer à tous les responsables concernés, à tous les échelons (politiques, européens, syndicats, associations nationales ou sections locales, etc.) ?

Nous pouvons vous envoyer le texte sous forme d’un recto-verso en A4. Envoyez-nous l’enveloppe timbrée pour cela.

Aujourd’hui, « tout un siècle de conquêtes syndicales et sociales qui a permis de substituer le droit à l’assistance, la dignité à la charité » [1] risque d’être remis en question par la transposition dans le code de la Mutualité des directives européennes sur les assurances !

Un des articles de la directive de 1993 exige en effet que les organismes agréés « limitent leur objet social à l’activité d’assurance et aux opérations qui en découlent directement ». En clair, cela signifie que les Mutuelles ne pourraient plus fournir de prestations sociales telles que les allocations d’invalidité de naissance, de décès, d’orphelinat, de handicap, de dépendance, etc., pas plus que gérer des établissements sanitaires et sociaux, des centres médicaux, des cliniques, des maisons de retraite médicalisées... Bref, la directive européenne s’oppose à ce que l’adhérent reçoive en nature, ce qui lui est habituellement accordé en espèces. (par l’intermédiaire des remboursements des mutuelles).

La mutualité, telle que nous la connaissons en France, est un modèle unique en Europe (encore un aspect de l’exception française !) : les 6.000 mutuelles françaises qui comptent 25 millions d’adhérents assurent ensemble 60% de la couverture maladie complémentaire. Elles sont regroupées au sein de la Fédération Nationale de la Mutualité Française (FNMF).

Une attaque généralisée

Mutualité et Europe

« J’ai lu avec attention vos articles consacrés à la politique européenne et ses conséquences sur le système mutualiste français, en particulier la MGEN.

Agée de 54 ans, je suis en invalidité à 80 % depuis quatre ans, à défaut d’un reclassement qui fut refusé faute de poste budgétaire disponible. Je perçois une pension de 5150,50 F par mois qui doit couvrir les frais d’hébergement, d’entretien et les dépenses médicales partiellement remboursées, comme les prothèses. Seule la MGEN me permet aujourd’hui de vivre normalement, en particulier grâce à l’allocation mensuelle d’invalidité, sans laquelle je serais plongée dans la marginalité des déshérités. Si, pour construire l’Europe, différentes aides doivent être supprimées, et si la MGEN doit perdre son caractère mutualiste voulu par les travailleurs lors de sa création et ne plus être qu’une “banque” sacrifiée aux exigences européennes, alors un grand nombre de travailleurs comme moi seront jetés dans le flot grandissant des exclus. Si les assurances privées sont des banques, la MGEN a tissé des liens étroits avec ses adhérents depuis toujours, ce que l’Union européenne ne peut remettre en question sans porter atteinte à un édifice patiemment construit par les hommes et pour les hommes, au cours de leur histoire. »

Mme L. L. (Alpes Maritimes), courrier des lecteurs de Valeurs Mutualistes, 9/1998.

Un tel “marché” ne pouvait qu’attirer les assureurs qui n’ont pas manqué de faire un intense lobbying auprès de la Commission de Bruxelles, mais aussi du Sénat et du ministère des finances français, pour que la Mutualité rentre dans le rang.

• Côté Commission européenne, les gouvernements de droite ou de gauche, qui se sont succédé depuis 1992, ont proposé différentes modifications de la réglementation sur les assurances de façon à introduire dans les textes une reconnaissance de certains aspects de la mutualité. Dernier en date, Lionel Jospin, a confié à Michel Rocard une mission pour « trouver les voies d’une solution respectueuse du droit communautaire et des intérêts de la Mutualité française ».

Jusqu’ici, aucun accord n’a encore pu être trouvé, si bien que le 8 mai dernier la Commission européenne a publié un communiqué annonçant la poursuite de la France devant la Cour de Justice des Communautés européennes, au motif qu’elle n’a pas encore appliqué aux mutuelles les directives relatives à l’Assurance. C’est, en quelque sorte, une fin de non-recevoir aux propositions de modifications du Code de la Mutualité faites par la France quelques semaines auparavant. L’épreuve de force semble donc irrémédiablement engagée. Mais déjà, sans en attendre l’issue, les assureurs multiplient les recours devant les tribunaux administratifs dès qu’une mutuelle crée une œuvre sociale (clinique, pharmacie, centre optique,...).

• Côté autorités françaises, les menaces sont tout aussi lourdes. Le lobby des assureurs fait le siège du ministère des finances pour qu’il mette un terme à l’exception fiscale dont bénéficient les mutuelles, qui, selon lui, entraînerait une distorsion de concurrence. Il semble que Martine Aubry soit en passe de se laisser convaincre (allez savoir pourquoi ?). Elle a en effet annoncé qu’elle préparait un projet de loi destiné à aider les mutuelles à s’adapter à leur nouvel environnement économique (l’Europe des marchands ?) : « Les mutuelles doivent s’adapter. Nous sommes convaincus que la défense auprès de Commission européenne des avantages comparatifs des mutuelles ne passe pas par l’inertie ou le repli sur soi » a-t-elle déclaré le 25 septembre devant 2.000 mutualistes réunis pour fêter le centième anniversaire de la charte de la Mutualité. Au Sénat, c’est bien pire encore (cela n’est pas étonnant) : le sénateur de l’Orne, Alain Lambert, président de la commission des finances du Sénat, dénonce dans un rapport de 200 pages les distorsions de concurrence et la place trop grande de certains acteurs comme les mutuelles en complémentaire maladie. Entre autres mesures, le rapport préconise la démutualisation, comme cela s’est passé au Royaume-Uni : « Il convient de s’interroger sur l’opportunité d’autoriser la transformation des sociétés d’assurance mutuelle en sociétés de capitaux, ce qui permettrait de lever des fonds plus facilement pour financer leur croissance et faire face à la compétition internationale » [2]. Notons que le rapport Lambert recommande aussi la création de fonds de pension [3]...

Menace sur la cohésion sociale

Endormis par le discours ambiant, conditionnés par une intense publicité, pour faire preuve de modernisme, les Français risquent fort de se laisser persuader de confier la protection de leur santé aux compagnies d’assurances. Il n’est donc pas inutile de rappeler ici quelles sont les différences entre assurances et mutuelles. En bref, « les compagnies d’assurance font commerce de l’aléa de santé, alors que les mutuelles organisent la solidarité entre les individus » [4].

Les assurances pratiquent en effet une sélection des risques (par exemple, en excluant certaines personnes) et de leurs adhérents (en fonction de leurs moyens financiers) et distribuent leurs profits à leurs seuls actionnaires. Ce sont des compagnies commerciales qui se nourrissent de l’inflation des dépenses de protection sociale. Elles sont un des facteurs prépondérants du déficit de la sécurité sociale.

Au contraire, les mutuelles ne sélectionnent pas leurs adhérents sur des critères financiers et elles les accompagnent durant toute leur vie (quel que soit leur état de santé) ; elles réinvestissent leurs excédents dans le domaine sanitaire et social. à travers leurs réseaux d’œuvres sanitaires et sociales, elles sont un des principaux acteurs de la politique de rééquilibrage des dépenses de santé.

L’application pure et simple des directives européennes ou l’adoption des propositions du rapport Lambert conduiraient à une véritable banalisation entre l’assurance et la mutualité, dont les finalités sont pourtant fort différentes, comme on vient de le voir. Elle ne ferait que mettre encore plus à mal la cohésion sociale du pays. Pour une illusion !

La réalité est tout autre

Une étude présentée à l’assemblée mondiale de l’Association Internationale de la Sécurité Sociale (AISS), qui s’est tenue à Marrakech en octobre dernier, conclut en effet que « les pires résultats proviennent des assureurs privés à but lucratif ». L’auteur de l’étude, R.B.Saltman, Professeur en gestion des soins de santé à l’Université d’Emory (États-Unis), a basé ses travaux sur quatre critères : l’équité, l’efficacité, la responsabilité sociale et le rôle de l’État. L’injustice culmine avec les comptes épargne médicaux instaurés ces dernières années aux États-Unis [5].

En novembre dernier, le gouvernement britannique, au vu d’un rapport de l’Association des assureurs, a accepté l’idée de faire passer des tests génétiques à ceux qui veulent souscrire une assurance-vie. Dans deux ans les tarifs pourront être augmentés pour les personnes sur qui on aura décelé des dispositions pour certaines maladies (Alzheimer, affections motrices et cancer du sein, la liste est déjà établie).
(d’après Sciences et Avenir)

D’autre part, les statistiques de l’OCDE pour 1997 montrent que les dépenses sont nettement plus élevées dans les pays où l’assurance privée prédomine. Ce sont évidemment les États-Unis qui sont en tête, la gestion administrative de leurs grandes compagnies absorbant entre 15 et 27% du montant des primes collectées. Contrairement à une idée fort répandue, les frais de gestion des organismes publics qui remplissent les mêmes fonctions dépassent rarement 6 à 8% des cotisations ou du produit de l’impôt alloué au système. (Et, à notre connaissance, l’OCDE n’est pas un organisme réputé pour son gauchisme ! ...)

Plus inquiétant encore : à leur traditionnelle sélection du risque, les compagnies d’assurance ajoutent maintenant la fixation du protocole de soins de façon à minimiser les remboursements. Autre exemple, aux Pays-Bas, les caisses d’assurance-maladie obligatoire, soumises aux lois du marché, adoptent de plus en plus les mauvaises habitudes des organismes à but lucratif. Enfin, et ce n’est pas là le moindre paradoxe, sous la pression de populations scandalisées par les méthodes des assureurs privés, l’État doit intervenir de plus en plus souvent dans le marché de l’assurance-maladie. Comme le fait remarquer Saltman dans son rapport : « plus la part de l’assurance privée est grande, plus l’État doit intervenir en réglementant . » Ces exemples mériteraient d’être largement connus de la population française au moment où certains rêvent de livrer la couverture santé à la concurrence.

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[1] Jean-Michel Laxal Valeurs Mutualistes, juin 1998.

[2] Pascale Santi, Le Monde, 6 novembre 1998.

[3] Voir à ce propos l’éditorial “Tous au casino ! ”, de la GR N°983.

[4] J-P. Davant, président de la Mutualité française, Le courrier des Mutuelles, n° 164, 1998.

[5] Dans ce système, chaque adhérent verse annuellement une somme forfaitaire qui lui est partiellement restituée s’il reste en bonne santé. Dans le cas contraire, il doit augmenter son apport. Les malades gravement atteints ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour faire face.

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Curieusement, et de manière choquante, la gestion de l’eau n’a jamais été considérée comme un service public. Elle offre ici un exemple de ce que devient un service public ... lorsqu’il est service au public sous un statut privé... Est-ce le modèle à suivre ?

Distribuer l’eau n’est pas de l’économie distributive.

2 avril 2006

Il n’est point besoin d’insister sur l’importance de l’eau, élément clé dans l’évolution de l’humanité. En 1980, J-J Annaud présentait la guerre du feu, qui sévit pendant notre préhistoire, entre tribus, pour la possession de cet autre élément vital qu’est le feu ; mais dès cette époque, I’eau était de fait la richesse première. L’évolution de l’homme n’a pu se faire qu’autour des sources d’eau. L’histoire récente, illustrée par Jean de Florette et Manon des sources, bien au-delà du drame humain propre à une fiction, nous rappelait que la survie d’un village en France, au début du siècle, dépendait encore directement de son alimentation en eau.

Ce que je veux vous apporter, c’est de l’eau claire. A peine ça. Mon ami le fontainier m’a dit : “La vie c’est de l’eau. Mollis le creux de la main, tu la gardes. Serre le poing, tu la perds.”
(L’eau vive, Jean Giono)

A l’aube du 19ème siècle, le constat est sévère : I’eau demeure l’élément que l’homme n’a encore jamais su maîtriser intelligemment. Car l’eau est entre toutes les richesses la moins bien partagée sur notre planète.

Et l’on comprend la question de Mohamed Sid-Ahmed, journaliste égyptien, qui demande [1] :« La prochaine grande guerre sera-t-elle celle de l’eau ? ».

Cet article faisait suite à la conférence sur l’eau, organisée à Paris du 19 au 21 mars 1998, à l’initiative de M. J.Chirac (et dont nos médias n’ont pas fait grand état ; peut-on faire un “scoop” sur un tel problème ?). Cette conférence devait sensibiliser les nations participantes au problème posé par la pénurie d’eau qui nous guette, suite à l’augmentation rapide de la consommation et à la réduction des réserves naturelles.

Et de nous rappeler que la consommation double tous les 20 ans, qu’en 2.000 les réserves d’Afrique auront baissé de 75% depuis 1950, et d’environ 60% en Amérique latine et en Asie.

Des propositions réalistes ou des projets ont-ils émergé de cette conférence ? - Pas à notre connaissance, jusqu’à présent.

Mais était-ce véritablement l’objectif recherché ? On peut en douter, lorsque J.Chirac, a déclaré tout à trac : « l‘eau a un prix », et qu’il faut mettre un terme « aux oppositions stériles entre le marché et l’État, entre la gratuité et la tarification, entre la souveraineté sur les ressources et la nécessaire solidarité ».

Et Mohamed Sid-Ahmed de noter que Lionel Jospin a dû nuancer ses propos, dans le discours de clôture de la conférence : « Vous avez renoncé à une vieille croyance, trop longtemps répandue, celle considérant que, don du ciel, I’eau ne pouvait être que gratuite. Cette approche économique ne doit cependant pas être confondue avec une vision commerciale. L ‘eau n ‘est pas, en effet, un produit comme les autres. Elle ne peut entrer dans une pure logique de marché, régulée seulement par le jeu de l’offre et la demande. »

Face à la déclaration de J.Chirac, nous ne pouvons que rappeler les propos tenus par Fidel Castro (déjà cités par J-P Mon dans la GR de juillet), lors de la 5ème Assemblée mondiale de la santé, à Genève, en mai dernier. Ces propos traduisent l’opinion de l’ensemble des pays du Tiers monde, qu’ils soient issus de la “sphère” communiste ou de la “zone” sous influence néo-libérale « ...les mers et l’atmosphère se réchauffent, l’air et les eaux se contaminent, les sols s’érodent, les déserts s’étendent, les forêts disparaissent, l’eau se fait rare. ».

Ce constat, qu’aucun scientifique ne peut contester, résume la situation présente. La dégradation, en particulier, des eaux est le résultat de la politique d’industrialisation poussée ou d’agriculture intensive menée par les pays les plus riches de la planète, chez eux ou dans les pays du Tiers monde (par le biais de leurs filiales). De ce point de vue, il s’agit bien de politique économique, et non d’idéologie politique car les pays ex-communistes d’Eu-rope n’ont pas mieux protégé leurs ressources en eau que les pays occidentaux (la Vistule, en Pologne, est l’exutoire de tous les rejets industriels, sans parler de la Russie dont certaines zones sont polluées pour des dizaines d’années, voire plus...).

On peut comprendre que les représentants des pays du Sud aient été quelque peu choqués des propos de J.Chirac, eux justement dont les conditions climatiques naturelles font que l’eau est rare et coûteuse à capter et distribuer. Même lorsqu’ils disposent de richesses minières, en Afrique par exemple, le désert n’est pas loin, et les profits tirés de l’exploitation des gisements vont rarement au pays producteur pour développer ses infrastructures dans l’approvisionnement en eau, ou pour protéger ses faibles ressources des pollutions industrielles. Pour être objectif, il faut noter que des aides financières ont été apportées par la Banque Mondiale, l’UNICEF ou les Caisses de Coopération européennes à certains pays, mais ces aides sont restées ponctuelles et permettaient surtout aux entreprises européennes de réaliser quelques bons contrats (en utilisant souvent des technologies peu adaptées aux conditions locales de maintenance). Les ONG, grâce aux dons des particuliers, ont dû prendre le relais des institutions d’aide ou de coopération, mais, là aussi, les moyens demeurent limités et les réalisations restent précaires et dispersées. Aussi, l’Afrique, pour ne citer que ce continent, continue-t-elle de mourir autant de soif que de faim, et ses enfants, lorsqu’ils ne meurent pas de soif, souffrent de maladies hydriques. Qui n’a pas eu un pincement au cœur à la vue d’enfants africains décharnés, “exposés ” sur les photos qui tapissent parfois les panneaux publicitaires du métro ?

L’eau a un prix , c’est évident, mais la vie a un prix inestimable.

Pour les dirigeants des pays d’Afrique (mais le problème est le même pour d’autres continents), en dehors des lieux touristiques ou du centre des grandes villes, la survie et la santé de la population dépendent de l’eau qui, lorsqu’elle est potable, est encore distribuée par porteurs depuis la borne fontaine. Dans les régions (hors Sahel, où l’on se trouve alors dans la préhistoire de l’alimentation en eau !), le puits reste le centre du village quand ce n’est pas un simple marigot, lieu de rencontre des hommes et des bêtes... Dans ces pays, qui doit payer, qui peut payer, quand on sait que la majeure partie des familles n’est pas solvable ? Ce ne sont pas les quelques sociétés ou particuliers aisés qui peuvent régler la facture totale. Où est ici « l’opposition entre la souveraineté des ressources et la nécessaire solidarité » ? Pourquoi y aurait-il « oppositions stériles entre le marché et l’État » ?

L’État, dans un pays en voie de développement, tente de faire face à l’approvisionnement en eau pour répondre aux besoins vitaux et urgents de la population. Ne s’agit-il pas là d’économie concernant un besoin fondamental de l’homme plutôt que d’économie de marché ? L’organisme gestionnaire (d’État) n’a pas de trésorerie. En outre, il dispose rarement de crédits pour construire des installations de traitement ou des réseaux de distribution. Enfin, il doit résoudre des problèmes de formation du personnel peu qualifié pour assurer la maintenance des installations.

On ne peut imaginer que J.Chirac ignore l’état des lieux dans ces pays. Au cours de ses nombreux voyages, ses accompagnateurs industriels, et en particulier ceux des professions de l’eau, l’informent suffisamment de ces problèmes.

En fait, l’alimentation en eau potable (et dans peu de temps la dépollution des eaux usées et industrielles) va conduire les pays à se positionner, non pas sur un plan technique (les techniques de traitement d’eau sont fiables, et il est reconnu que les sociétés françaises sont dans ce domaine des leaders mondiaux), mais sur un principe de politique économique. L’État doit-il continuer à assumer ce service, ce qui est le cas dans la majorité des pays du Tiers monde, mais aussi dans des pays comme l’Egypte, la Chine ou l’Inde, ou n’est il pas plus rentable de confier ce service à des sociétés privées ?

Et Fidel Castro, quelles que soient les critiques que l’on puisse formuler à son encontre par ailleurs, a bien compris l’enjeu, lorsqu’il a posé à Genève la question : « Qui sauvera notre espèce ? La mondialisation néo-libérale ? Une économie qui croît en soi et pour soi, comme un cancer qui dévore l’homme et détruit la nature ? Ceci ne peut être la voie, ou bien ne le sera que pendant une période très brève de l’histoire ».

En effet, compte tenu de sa pénurie, l’eau (l’or bleu), au même titre que le pétrole (l’or noir) lors des crises pétrolières, devient un nouvel élément dans les enjeux économiques. Et l’on comprend mieux l’agacement de notre Président devant l’attitude des représentants de pays où l’eau est encore considérée comme un bien social, et non comme un bien de consommation courante (l’expression “avoir l’eau courante”, en France, est d’ailleurs tombée en désuétude, ce qui en dit long sur la différence entre nos besoins et ceux d’autres pays). Bien que le rappel de L.Jospin concernant l’abandon de la vieille croyance en l’eau “don du ciel ?”, donc “gratuite”, soit superfétatoire, sa conclusion de clôture reflétait bien, semble-t-il, l’opinion des représentants des pays face aux pétitions de principe de J. Chirac.

Au-delà de ces discours, déclarations et prises de position, quel pouvait être l’objectif d’une telle conférence, réunie, rappelons-le, à l’initiative de la France ? - Parlons clair : proposer le modèle de gestion français.

Recours

L’association de consommateurs de Saint-Étienne “Eau Service Public” (sic !), vient, après huit ans de procédures, d’obtenir gain de cause auprès du Tribunal d’instance, pour sa requête concernant les tarifs “abusifs” pratiqués par le Concessionnaire (23 F/m3). En fait, la mairie de St-Étienne avait procédé à une majoration de 120% du prix du m3 d’eau potable, sans justification technique, au moment de confier la concession de la distribution à la Société Stéphanoise (filiale d’un des groupes privés).

N’y aurait-il pas eu un dysfonctionnement du “Régulateur” politique, face à la demande d’une “meilleure rentabilité” (dans le sens d’une rente de situation...) du Concessionnaire privé ?

Informations télévisées du 26/10/1998.

Il faut savoir que, contrairement à une grande majorité des pays du monde, où l’État, via des services publics, gère la distribution de l’eau, en France, les collectivités publiques ont progressivement confié ce service à des sociétés privées (cette politique remonte à plus de 50 ans). Il n’y a d’ailleurs jamais eu chez nous de Service public de l’eau, ou de structure équivalante à celle de l’EDF. En Grande-Bretagne par exemple, et jusqu’à la privatisation décidée par M. Thatcher, les “Water Utilities” dépendaient de l’État.

Cette situation particulière a toujours étonné les étrangers, la France étant connue comme pays où la distribution de biens consommables, “stratégiques”, était assurée par des services publics. En France même, une majorité de nos concitoyens (y compris des politiciens) ignoraient encore récemment que la distribution de l’eau en France était confiée à des sociétés privées ! Cela pouvait sembler en effet surprenant, compte tenu du fait que l’électricité, le gaz, les Charbonnages, feu les Postes et Télécommunications étaient “nationalisés”. Est-ce cette ignorance ou un oubli qui a permis aux sociétés telles que la Compagnie Générale des Eaux, ou la Lyonnaise des Eaux de ne figurer ni dans le Programme Commun (PS/PC), ni dans le Programme du PS, au chapitre des sociétés à nationaliser ?

Ce paradoxe français a permis ainsi aux heureux concessionnaires de croître et diversifier progressivement leurs activités dans d’autres domaines : bâtiment et travaux publics, santé, et plus récemment téléphonie (ce qui, il faut le reconnaître, est signe d’une bonne capacité à gérer). Car la gestion de l’eau (on disait autrefois :“l’exploitation de l’eau”, mais la connotation était trop voyante...) est une activité très lucrative, au même titre que la distribution des carburants, de l’électricité ou du gaz. Pas de problèmes de trésorerie (l’abonné payant en début d’année une avance pouvant s’élever à 60% de sa future consommation estimée). En cas d’investissements lourds (construction de stations ou de réseaux), les crédits sont apportés par les collectivités locales (donc payées par le consommateur, in fine), ou par un investissement, répercuté sur le prix de vente du mètre cube d’eau.

La tarification, en France, est « à la carte », elle dépend de votre situation géographique (le m3 peut être facturé 14 F en région parisienne et 40 F à Saint-Malo !). Le système de distribution de l’eau constituant une véritable nébuleuse de sociétés locales (mais contrôlées à 80% par les grands groupes), le prix du m3 est encore plus variable que celui de la vignette automobile.

Il faut souligner toutefois que cette tarification différente ne résulte pas uniquement du coût facturé par le concessionnaire, mais qu’elle dépend aussi des différentes taxes imposées par les collectivités locales (redevances communales, syndicales, intersyndicales, Agences de l’eau, aide au développement des réseaux ruraux, voies navigables) ou par l’État (TVA réduite à 5,50%). Ces impositions peuvent atteindre 140% du coût demandé par la société de distribution. Ainsi l’eau est-elle devenue, en France, un bien de consommation générateur d’impôts indirects aussi important que l’essence. Certes, il reste compétitif par rapport à l’eau embouteillée ! (dont le m3 est vendu au moins 100 fois le prix du m3 d’eau au robinet). Quant à la concurrence, au niveau du consommateur, vous n’avez pas le choix : les Villes ou les syndicats intercommunaux ont choisi pour vous le fournisseur, et vous boirez un produit Vivendi (CGE), Lyonnaise des Eaux, Saur (Bouygues), ou Cise. Par ailleurs, les infrastructures (usines de traitement d’eau, réseaux...) ont été, pour la majorité, réalisées par leurs filiales. Et malgré les appels d’offres officiels, la concurrence réelle entre ces groupes ne peut être garantie, par suite de leurs zones d’implantation ou d’accords tacites de non-ingérence dans ces zones (nous ne dévoilons ici aucune information confidentielle, c’est une situation connue, et qui a donné lieu à des condamnations de certaines sociétés, pour non-respect de la concurrence). Cette situation va-t-elle évoluer dans le cadre européen ?

Voilà, brièvement décrit, le modèle français qui, si on a bien compris J.Chirac, devrait être importé par les pays subissant la pénurie d’eau. On peut supposer que les grands groupes français spécialisés dans ce domaine ne peuvent qu’approuver ce point de vue (la taille de ces groupes leur permettrait d’affronter des pays comme la Chine, l’Inde, etc. soit quelques milliards de futurs abonnés, quel pactole !) Dans l’économie néo-libérale actuelle, mondialisée, acceptée ou subie par l’ensemble des pays, qui pourrait reprocher à ces groupes leur “agressivité” commerciale ? Si ce n’est eux, ce seront les groupes américains, anglais ou japonais, qui réaliseront les projets.

Mais cette vision purement économique du problème n’a pas, déjà en France, l’assentiment de tous, puisque L.Jospin reconnaît, et nous le citons à nouveau, que « L’eau n’est pas, en effet, un produit comme les autres. Elle ne peut entrer dans une pure logique de marché, régulé seulement par le jeu de l’offre et de la demande ». Mais, est-ce une déclaration diplomatique pour atténuer l’effet des propos de J.Chirac ou son opinion personnelle ? Cette reconnaissance de la spécificité sociale de l’eau serait une nouveauté chez les socialistes, qui ont cohabité, si l’on peut dire, avec les grands groupes français privés pendant deux septennats, sans être choqués par leur “vision commerciale”.

Comme on le voit, le débat est ouvert, et les responsables des pays du Tiers monde, aussi bien que des pays avancés, doivent maintenant se positionner entre l’eau = bien social dont l’État doit garder le contrôle et la gestion, ou l’eau = produit commercial, support de valeur ajoutée et de fiscalité.

On pourrait très bien concevoir que les pays où l’eau est rare s’associent pour des grands projets, afin de réaliser les infrastructures de base (captage, réserves, stations d’épuration, ré-seaux...), au lieu de faire la course aux armements nucléaires (on pense, évidemment à l’Inde et au Pakistan). Le transfert d’une partie des énormes budgets de recherche pour l’armement ou la conquête spatiale suffirait amplement à assurer le financement de la part la plus coûteuse de l’alimentation en eau potable. Ce serait, en outre, comme le propose Mohamed Sid-ahmed, « un facteur de coopération israélo-arabe », en particulier dans une région où l’eau manque cruellement.

Mais il faut que les dirigeants politiques soient conscients des enjeux et prennent rapidement des décisions, car le train libéral roule déjà à très grande vitesse. Les grands groupes privés internationaux maîtrisent parfaitement les contrats, notamment ceux désignés par les anglo-saxons sous le vocable : « BOT Projects » (Building Operating Tranfer), qui consistent, pour une entreprise, à prendre en charge la construction (avec financement), l’exploitation et le transfert, au bout de 20 à 30 ans, des installations à un organisme local (public ou privé). Ce système oblige le ministère signataire à garantir au concessionnaire un prix de vente de l’eau (calculé, bien entendu, par ce dernier). Il n’est plus question d’un prix “social” mais d’amortissement, de taux d’intérêts, de juste rétribution pour services rendus... Dans ce montage technico-financier, qui a le contrôle réel de l’opération, s’il n’existe pas de structure publique spécifique et compétente, si ce n’est l’entreprise concessionnaire ?

Mais il est à craindre qu’il ne soit déjà trop tard pour les politiques d’opérer ce choix car, comme l’écrivait en 1991 Octavio Paz : « Le marché libre a deux ennemis : le monopole étatique et privé. Ce dernier a tendance à s’imposer. Son influence s’étend à tous les domaines de la vie contemporaine, de l’économie à la politique, et ses effets sont particulièrement pervers sur les consciences ».

L’Usine Nouvelle du 16 septembre 1998 apporte de l’eau à notre moulin. Dans un article intitulé : L‘industrie française de l’eau a soif d’international, on nous apprend que « le marché mondial de l’eau s’envole, poussé par un fort vent de privatisations et des besoins croissants à satisfaire ».

L’expression “besoins croissants à satisfaire” nous parait un euphémisme face à la réalité dans les pays où l’eau manque cruellement depuis des décennies (rappelons nous la sécheresse du Sahel, dont les médias ne parlent plus...). Quant à l’industrie française, on est heureux d’apprendre qu’elle a “soif d’international”. Les grands groupes privés français rêvent déjà de “devenir des multinationales de l’eau”, d’autant que, comme le souligne l’un des dirigeants de la Lyonnaise des eaux, « nous gagnons trois fois plus d’argent à l’international qu’en France ».

À la lecture de cet article, il apparaît bien que le processus de privatisation de l’eau dans le monde est lancé maintenant, avec l’accord des gouvernements. Les plus gros marchés sont en cours ou imminents, et les montants engagés sont colossaux ( Rio, 6 milliards de F ; Sao Paulo, 15 ; Mexico, 5 ; Berlin, 7...).

On comprend que dans une situation où la notion de gestion par service public disparaît dans ces pays, au profit d’une gestion par des groupes privés, les industriels français qui maîtrisent maintenant le marché français à hauteur de 85% ont “soif ”de profits à “l’international”.

D’après l’Usine Nouvelle, l’évolution des parts de marché du secteur privé dans l’eau s’établirait ainsi :
1995 2015
Europe de l’ouest 20% 38%
Europe de l’est 6% 20%
États-Unis 8% 15%
Amérique latine 5% > 60%
Afrique 5% 35%
Asie 2% 20%

Mais déjà le “social” rattrape le “gestionnaire” : l’exemple cité du “contrat du siècle” (signé entre la Lyonnaise et la ville de Buenos Aires) montre les limites financières du système. « Un million de personnes accèdent à l’eau potable. Mais la majorité d’entre elles ne peuvent acquitter les 500 dollars de raccordement ; le contrat a été renégocié. Place au troc : les consommateurs démunis se transforment en main-d’œuvre au fil des travaux ». Autre exemple cité : « Rostock a été le premier contrat de concession signé en Allemagne. Frappés par le chômage, les habitants quittent Rostock, les ventes d’eau chutent de 17,3 millions de m3 à 11,7 millions. L’usine équilibre à peine ses comptes ».

Le Loto financier qui perdure maintenant ne risque-t-il pas d’aggraver encore la situation et tempérer le bel optimisme des industriels français ? D’autant que la pénurie d’eau touche déjà les pays qui sont toujours les perdants des spéculations mondialisées.

Ne serait-il pas temps de revoir nos concepts occidentaux et considérer que l’alimentation en eau relève plus de l’aide humanitaire que de la fourniture d’un bien marchandable ? L’action contre la soif n’est-elle pas aussi prioritaire que l’action contre la faim ?

Ainsi, notre conclusion s’appuiera-t-elle sur la question finale d’I.Ramonet : « Le phénomène principal de notre époque, la mondialisation, n’est point piloté par les États. Face aux firmes géantes, ceux-ci perdent de plus en plus de prérogatives. Les citoyens peuvent-ils tolérer ce coup d’État planétaire de nouveau type ? » Dans le domaine de l’alimentation en eau, tellement essentiel à la vie des hommes, il faudra bien que les dirigeants politiques admettent le rôle capital que doit jouer l’État, non pas “l’Etat-Providence”, mais l’État de droit, responsable des droits de l’homme à consommer l’eau en toute équité.

Or, le “modèle français” présente, en réalité, une structure hétérogène, inégalitaire, et a conduit à une “monopolisation” du domaine d’activités par quelques groupes privés.

Les réflexions actuellement en cours sur la réglementation et les politiques publiques touchant les télécommunications, l’électricité, le gaz ou les postes, lui échappent totalement.

Qui se soucie en France, concernant la distribution d’eau, des notions de :

- transparence de la gestion ;

- péréquation territoriale (c’est-à-dire une politique de tarification fondée sur la notion de solidarité et non sur le fonctionnement du “marché”, qui devait être théoriquement concurrentiel) ;

- de la protection du consommateur (la Presse alerte périodiquement ceux-ci sur la non potabilité de l’eau du robinet, par suite de pollutions plus ou moins accidentelles, d’où la nécessité d’acheter de l’eau embouteillée, cent fois plus chère !).

Or les gouvernements français successifs se sont toujours satisfaits de la situation actuelle, considérant que pour l’eau, la délégation de service public peut être confiée à des entreprises privées, la “régulation” par les représentants des syndicats de communes ou des villes étant suffisante.

Nous nous sommes un peu... étendus sur l’eau ! En suivant ce fil on voit bien à quoi mène l’économie libérale quand on sait que plus de 1,4 milliard d’humains n’ont pas accés à l’eau potable, mais que Vivendi... est une société internationale en pleine expansion.

C’est ce qui arrive « quand l’intérêt de celui qui gagne devient l’intérêt général », selon l’expression de R.Petrella [2].

Arrêtons là cette énumération de domaines vitaux dans lesquels l’idéologie libérale du marché, du chacun pour soi, est en train de détruire la société et son environnement. Notre intention, en entreprenant ce numéro exceptionnel, était d’être le plus objectifs possible, en rapportant simplement des faits dont la convergence apparaîtrait d’elle-même. Or nous avons eu la chance formidable que viennent spontanément nous aider dans cette tâche des personnes qui connaissaient bien les sujets qu’elles ont choisis précisément parce qu’elles en ont l’expérience, qu’elles ont été témoins en tant que cadre, ingénieur, chercheur, des transformations qu’elles décrivent. Chacun de nous a donc marqué certains passages de sa “patte”. Mais comme ce numéro a été un travail collectif, il a été décidé de ne pas signer chaque article. Remercions donc ici, et très chaleureusement, tous ceux qui y ont participé [3]. Ce sont, par ordre alphabétique : J. AURIBAULT, P. BRACHET, L. CATUTELLE, Dédé, M.-L. DUBOIN, Y. ÉMERY, Lasserpe, J.-P. MON, J.-C. PICHOT, R. POQUET, A. PRIME et J. REDON.

Merci aussi à tous les lecteurs qui nous ont envoyé des documents... en nous laissant le soin de les exploiter.

Aux lecteurs qui nous découvriraient par ce numéro, nous tenons à dire que notre action ne se limite pas à la critique du système capitaliste, de moins en moins redistributif et de plus en plus libéral. Nous défendons un véritable projet de société, et pour cela nous avons des propositions regroupées souvent sous le nom “d’économie distributive”. Elles font l’objet de plusieurs ouvrages, dont certains sont disponibles, et nos numéros habituels offrent une tribune libre pour en débattre. Ici, nous nous sommes contentés de montrer que laisser libre cours aux forces du marché c’est abandonner la notion même de société, c’est refuser de tenir compte des exigences sociales, c’est sacrifier l’intérêt commun, détruire le patrimoine et compromettre l’avenir. La dictature qu’impose aujourd’hui le marché est un danger totalitaire, aussi grand que furent le stalinisme et le nazisme. Le système capitaliste, en devenant mondial, s’est introduit dans des domaines qui ne le concernent pas et il met ainsi l’humanité en péril.

Or le biais par lequel passent ces menaces est du domaine de l’économie, parce que le moyen utilisé est le pouvoir financier. Celui-ci, qui a déjà asservi le pouvoir politique, tient sa force... de l’opinion, et de l’idée, qui y est trop généralement répandue, selon laquelle l’économie et la finance constituent une science si compliquée et si rébarbative qu’il faut l’abandonner, puisqu’on n’est pas compétent, à des experts. Et c’est ainsi que meurt la démocratie...

À tous ceux qui, sous prétexte qu’ils sont écœurés par la politique des politiciens, renoncent à participer à toute lutte “utopiste” pour une société meilleure et préfèrent ne penser qu’à leur entourage immédiat, se donnant bonne conscience (en pleine idéologie libérale) en prétendant que l’effort égoïste de chacun pour échapper à la dictature de l’argent contribuera à renverser, par miracle, le veau d’or, nous dédions, pour finir, cette citation de Pierre Calame et André Talmant, dans “l’état au cœur” [4] : « La crise morale et financière des systèmes publics s’accompagne en apparence d’un triomphe sans partage des idées démocratiques [...]. Mais le mouvement qui prive l’État de ses domaines traditionnels d’action en prive, dans le même mouvement, le politique lui-même [...]. Ainsi, la crise de l’action publique, loin d’être le reflet d’une victoire de la démocratie et de la revanche du citoyen risque d’entraîner la démocratie dans son propre déclin pour la remplacer par la tyrannie du marché. Cette crise est d’autant plus forte que l’autonomie de l’État-nation se réduit dans de nombreux domaines [...]. Dès lors le fonctionnement du service public et son évolution deviennent l’objet premier de l’action politique [...]. Or la politique [...] c’est ce qui permet de construire des représentations et une parole collective à partir desquelles les citoyens, individuellement impuissants, peuvent avoir prise sur leur destinée collective ».

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[1] Le Monde Diplomatique juin 1998.

[2] Dans Le bien commun, éloge de la solidarité éd. Labor, 158 Chaussée de Haecht, 1030 Bruxelles, 1996.

[3] de près ou de loin, et ceux qui y ont participé de près ont apporté, en plus, leur bonne humeur, ce qui ne gâtait rien !

[4] Ed. Desclée de Brouwer, 1997.

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