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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 937 - octobre 1994

 

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N° 937 - octobre 1994

Psychoses ?   (Afficher article seul)

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Revue estivale   (Afficher article seul)

Lu, vu, entendu   (Afficher article seul)

Quel communisme ?   (Afficher article seul)

Les constitutions démocratiques du troisième millénaire   (Afficher article seul)

En Grande-Bretagne aussi, ils y viennent !   (Afficher article seul)

Vénalisation Universelle   (Afficher article seul)

Djémil Kessous constate que la Révolution industrielle s’est accompagnée d’une

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Éditorial

Psychoses ?

par M.-L. DUBOIN
octobre 1994

C’est certes une banalité, maintes fois répétée ici, de dire que l’opinion publique est fabriquée, au point que bien peu de nos contemporains jugent vraiment par eux-mêmes les faits et l’opinion exprimée doctement par les “gens en vue”. L’idéologie qui prévaut aujourd’hui et qu’on dit “libérale”, a, on le sait, le culte du travail, et pense que l’emploi rémunéré est la seule manifestation reconnue de l’insertion d’un individu dans notre société. En témoigne le débat récent sur l’exclusion que vient d’organiser pendant une semaine France Inter [1]. On ne s’étonne donc pas de voir que les champions du libéralisme en sont encore à chercher dans notre système la quadrature du cercle, sous forme de plein emploi à plein temps pour tous, comme il y a quarante ans. VGE en est un exemple entre mille, qui vient de découvrir que les entreprises embaucheraient spontanément, deux millions de chômeurs si le gouvernement décidait de réduire sérieusement les taxes patronales sur les bas salaires. Et puisque dans le système dont il n’ose pas sortir, il lui faut trouver une compensation à cette réduction des taxes, son idée géniale, largement développée dans Le Figaro, consiste à…augmenter la TVA !

Bref, tous les candidats qui s’agitent déjà en vue des prochaines élections vont encore nous proposer avec beaucoup de bruit des réformes, qui toutes vont échouer, comme toutes les précédentes, coincées qu’elles sont à l’intérieur d’un cadre étroit qu’on n’imagine pas changer [2].

Par contre, on peut s’étonner que quelqu’un comme Martine Aubry qui, à la fois, se veut progressiste par principe, devrait avoir acquis une sérieuse connaissance du problème quand elle a été ministre du Travail et a créé une association pour prendre des initiatives “sur le tas”, puisse se borner à vouloir créer des emplois quels qu’ils soient, des emplois-pour-l’emploi, fussent-ils nuisibles et mal payés, et déclarer qu’il faut pour cela cesser de remplacer l’homme par la machine ! A ses yeux, l’homme doit être aliéné au travail, c’est son destin. Au diable l’idée qu’il puisse avoir inventé les moyens de sa libération !

Sur l’impact que peut avoir sur les esprits l’idéologie qui domine, l’interview télévisée de François Mitterrand vient d’apporter témoignage. Loin de moi l’intention d’entrer ici dans un débat sur le livre de Péan, que je n’ai pas lu, ni de juger si le Président devait ou non prendre la peine de décrire publiquement ses états d’âme de jeunesse et répondre à toutes les suspicions dont il fait l’objet [3]. Je ne veux pas non plus entrer dans la polémique sur le procès qui est fait aujourd’hui a tant de résistants qui ont commencé par suivre Pétain en juin 40. Ce que je veux souligner c’est que F.Mitterrand a rappelé que régnait alors un certain "consensus" de loyauté à l’égard du vainqueur de Verdun. L’armistice a été accueilli avec soulagement parce qu’il était la fin d’un cauchemar impossible à supporter plus longtemps. Bien sûr, on préférerait qu’il en ait été autrement ! C’est d’ailleurs pour cela que le film “Français, si vous saviez” a été si longtemps interdit. Mais c’est un fait historique : au début, l’idéologie majoritaire, celle des milieux “bien pensants”, était derrière Pétain. Certains ont vite secoué le carcan et remis en cause cette idéologie, d’autres ont mis plus de temps à juger et n’ont cessé de suivre que plus tard. D’autres enfin n’ont jamais évolué. Le cheminement de la pensée d’un peuple est un fait d’Histoire qui dépend évidemment des hommes en vue et des médias de l’époque. Il faut lire à ce propos l’article d’un historien reconnu, Bernard Comte, qui, dans les colonnes du Monde du 23 septembre, sous le titre “Jeunesses des années de guerre” montre les cheminements suivis alors par d’autres jeunes gens que F.Mitterrand sous l’Occupation : il explique, par exemple, que « le scoutisme catholique est imprégné d’un idéal de chrétienté chevaleresque qui le rend perméable à l’idéologie officielle, d’autant plus que plusieurs de ses anciens dirigeants ont des fonctions au Secrétariat Général à la Jeunesse », qui était alors dirigé par Lamirand, « …catholique “social” et apolitique, entièrement dévoué au Maréchal et à une révolution nationale de tonalité morale et patriotique. Cette révolution nationale est accueillie avec plus de circonspection chez ceux qui, plus frottés de sens politique ou plus attachés aux valeurs démocratiques, entendent la juger sur preuve. Les éléments qui la rendent à nos yeux vaine et odieuse…ne sont pas clairement perçus dans la confusion ambiante. » Mais les itinéraires divergent. « Un Lamirand jusqu’à sa démission en 1943, un général de la Porte du Theil jusqu’à son…arrestation en 1944, ont servi la politique du Maréchal en pensant limiter les dégâts. Un Tournemire aux Compagnons, un Schaeffer à Jeune France, un Dunoyer de Ségonzac s’en sont progressivement détachés. Ce dernier…a été convaincu par ses amis intellectuels, Hubert Beuve-Méry en tête, de rompre l’allégeance qu’il avait d’abord faite au pouvoir de Vichy. »

Ne faut-il pas de même chercher l’empreinte d’une idéologie ancestrale quand on voit l’imagination que déploient tous ceux qui cherchent encore des rafistolages au système, des rustines pour colmater quelques brèches alors que le bateau coule, et cela simplement par une peur atavique de sauter dans un autre qui les attend ? Cette peur n’est pas consciente. Je pense au dernier livre de R.Sue, qui pour décrire l’économie distributive [4] parle du revenu social et du service social mais “oublie” l’essentiel, la monnaie distributive qui les rend possibles. Je pense à Claude Julien qui, dans le Monde Diplomatique de septembre dans un article remarquablepour sortir de l’impasse libérale écrit « Depuis des décennies, des esprits clairvoyants ont contesté les théories encore largement acceptées aujourd’hui et ils ont plaidé en faveur d’une autre logique économique. Dés 1958, Galbraith annonce le déclin des emplois directement productifs… Trois ans plus tard, Buckingham… prophétisait que le chômage allait menacer la structure de notre système économique… Hansen constatait en 1960 que l’automation peut porter la production de biens matériels au point où la masse de notre énergie productive pourra être consacrée à satisfaire les besoins de l’esprit… ». Quelle peur le retient de citer Duboin qu’il connait pourtant ? Je pense enfin à beaucoup de nos correspondants, qui, tout en se disant distributistes, cherchent encore, eux aussi, comme VGE, comme Martine Aubry et comme tant d’autres, des réformes, des rustines, pour ne pas avouer qu’il faut changer la logique de notre système économique.

On dirait qu’ils ont peur, par idéologie, par atavisme, de paraître révolutionnaires. Alors que ce sont les faits qui sont révolutionnaires. Nous ne faisons qu’imaginer le meilleur moyen de s’y adapter pour que tout le monde en profite !

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[1] J’en ai entendu une bonne partie. Seules deux voix sortaient des sentiers battus, celle du Pr.Jacquard et celle de René Lenoir. Celui-ci demandait ce matin, en substance, pourquoi un peuple comme le nôtre, qui entre 1982 et 1992 a multiplié par 3 son portefeuille d’actions, ne serait-il pas capable d’inventer une autre société, sans exclus ?

[2] sauf, mais en paroles vagues, un Ph. Seguin qui vient de déclarer à Colmar que l’enjeu du débat présidentiel est : « d’imaginer une autre société, une société nouvelle, dont les règles demeurent à inventer » ?

[3] jusques et y compris de la part des politiciens qui lui doivent tant et que Roland Dumas a magistralement remis à leur place.

[4] Lui, il nous cite, ce que tant d’autres, même parmi ceux que nous inspirons, n’ont pas l’honnêteté de faire.

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Au fil des jours

par J.-P. MON
octobre 1994

Des titres qui font plaisir !

D ans le Monde du 31 juillet, à propos de la reprise américaine, un paragraphe était intitulé : Plus de machines, moins de salariés…

Après nous avoir montré l’étendue de la reprise américaine, caractérisée surtout par une augmentation de 22% des profits des grandes sociétés américaines cotées en Bourse, alors que leurs ventes n’ont augmenté que de 12% ( !!!), l’auteur de l’article explique que cette croissance des profits est due avant tout aux investissements de production et aux réductions massives d’effectifs dont on parle peu à la "une " des journaux mais qui n’en continuent pas moins (17% de licenciés en plus par rapport au nombre de licenciés du premier semestre 1993). Et ce n’est pas fini : les entreprises ont encore accentué leurs efforts d’investissement au deuxième trimestre de 94. Elles s’équipent de nouveaux outils technologiques (télécommunications, ordinateurs,…). Elles risquent cependant de se trouver confrontées à un essoufflement de leur marché domestique dû à une pression accrue sur les salaires et les revenus de leur personnel qui se traduit par un ralentissement des achats. Il faut donc qu’elles trouvent impérativement des débouchés au delà de leur frontières. D’où l’intérêt d’un dollar faible.

Mais les Japonais et les Européens ne l’entendront peut-être pas de cette oreille. Il faudrait aussi rappeler aux uns et aux autres que « celui qui ne peut acheter ruine celui qui ne peut vendre », citation de J.Duboin que nos lecteurs auront reconnue.

Concurrence déloyale

Dans un entretien accordé au Monde le 24 août dernier, Henri Emmanuelli, Premier Secrétaire du parti socialiste, déclarait : « Ce qui m’avait frappé, lors du congrès du Bourget, c’est l’absence de clarification politique. On en est sortis incapables de se mettre d’accord sur la question du temps de travail, par exemple. Sur ce point là, moi, je clarifierai. Dans la motion que je présenterai, le principe des trente-cinq heures sans baisse de salaire sera clairement réaffirmé. »

Et que croyez-vous qu’en pense les syndicats, du moins la CFDT ? Que c’est une hypocrisie ! D’après son Secrétaire Général, Nicole Notat :« La CFDT n’hésitera pas à dénoncer les hypocrisies, qu’elles viennent de droite ( tout miser sur l’allégement des charges comme solution globale et radicale aux difficultés de l’emploi) ou de gauche (les trente-cinq heures sans perte de salaire). » La brave dame craint que le parti socialiste ne « fasse de la surenchère sur le plan social ou se considère comme la super-organisation syndicale du pays ».

Les lecteurs de la Grande Relève qui militent dans ce syndicat ont encore beaucoup de travail à y faire…

En douce…

E n février 94, le gouvernement a fait discrètement [1] passer le plafond d’amortissement des véhicules des entreprises de 65.000 à 100.000 francs, ce qui se traduit par un allégement des charges sur le parc automobile. Renault, qui s’est empressé de diffuser [2] cette information auprès des entreprises, donne un exemple d’allégement particulièrement révélateur : pour l’acquisition d’une Laguna RN 18, valant 99.800 francs, l’impôt sur les sociétés, qui s’élevait à 2.900 francs soit 33,33%, passe désormais à 0. Ce qui, pour un amortissement sur 4 ans, représente un avantage fiscal de 2.900 x 4 = 11.600 francs.

C’est fou ce que nos gouvernements successifs aiment les entreprises…

Touche pas à mes avantages sociaux !

Les résultats des élections néerlandaises du mois de mai dernier ont surpris la plupart des observateurs politiques : les Chrétiens Démocrates du centre droit et leurs alliés Travaillistes du centre gauche ont subi une lourde défaite et, du coup, aucun parti ou groupe de partis ne dispose de majorité parlementaire. Et tout ça parce que les dirigeants de ces partis n’ont pas pris au sérieux la menace des retraités qui se sont mobilisés pour défendre leurs retraites.

L’analyse du vote a révélé que ce que l’on appelle l’État Providence est devenu une réalité politique incontournable aux Pays-Bas, comme dans le reste de l’Union européenne. La coalition gouvernementale sortante (Chrétiens démocrates et Travaillistes) avait tenté l’année dernière de serrer la bride au système de sécurité sociale qui protège les néerlandais, du berceau au tombeau. Ces coupes budgétaires ont mis en rage les personnes âgées, dont les retraites étaient menacées et les jeunes, qui tiennent par dessus tout à leurs allocations de formation et de transport.

Les électeurs néerlandais ont délivré un message très clair : les hommes politiques qui s’attaqueront aux droits acquis doivent s’attendre à en payer les conséquences lors des élections [3] !

Mains propres à la française

Tout le monde a entendu parler de l’enquête “Mani pulite” lancée par des magistrats italiens contre la corruption qui règne en Italie et qui a, entre autres choses, conduit à la déroute de la Démocratie Chrétienne qui, depuis 50 ans, en collaboration avec les milieux d’affaires et la plupart des autres partis politiques, avait mis en coupe le pays. Devant le scandale provoqué par cette enquête de “petits juges””, le “système” se défend et Bettino Craxi, secrétaire général du parti socialiste, dénonce « les chacals, les hyènes justicialistes »…

Et voilà soudain que la classe politique française s’offusque à son tour de ce qu’un juge belge ait osé envoyer en prison (pour quelques jours) Didier Pineau-Valencienne, PDG du groupe Schneider après une inculpation pour « faux en écriture et abus de biens sociaux ». C’est ensuite au tour de P.Suard, PDG du plus grand groupe mondial de télécommunication, d’être mis en examen « pour faux et usage de faux, escroquerie et corruption ». Aussitôt, des ministres en exercice s’insurgent : Longuet, ministre de l’industrie (qui aurait pourtant intérêt à se faire oublier) juge « navrant qu’on puisse ternir ainsi l’image du groupe Alcatel » (qui, notons-le au passage, s’est aussi illustré pour de juteuses sur-facturations aux détriments de France Télécom), et A. Madelin, ministre des entreprises, se déclare « Extrêmement surpris » de cette mise en examen.

Rendez vous compte qu’en mettant en cause le PDG d’un groupe de renommée mondiale, on risque de perdre des marchés et… des emplois ! Toutes ces mises en cause de grandes entreprises françaises « vont avoir des répercussions catastrophiques à l’étranger », déclare le PDG d’un grand groupe internationalisé, qui ajoute : « Nous apparaissons comme un pays de coquins, une république bananière… D’autres pays, comme l’Allemagne, font bien pire et pourtant gardent le silence chez eux. Ils ne seront pas les derniers à utiliser nos troubles judiciaires contre nous auprès des clients étrangers. ». Ainsi donc les affaires doivent passer avant tout, bien avant la morale, bien entendu, et , avant même que les juges aient terminé leur enquête, nos PDG doivent être blanchis, lavés de tout soupçon… Comme s’il n’y avait pas de crapules chez eux, comme il y en a dans tous les milieux !

Mais heureusement, les juges tiennent bon et la liste des PDG “mis en examen” s’allonge presque tous les jours…

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[1] B.O. des Impôts du 15-2-94

[2] d’après Renault Informations Entreprises.

[3] Newsweek 16-5-94.

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André Prime a suivi pour nous la politique :

Revue estivale

par A. PRIME
octobre 1994

« Consommez plus et économisez plus »

Tel est l’appel pressant lancé le plus sérieusement du monde à la fin de l’été par le gouvernement Balladur ; un Balladur que les sondages nous montrent au zénith de la popularité avec 60 % d’opinions favorables après un an et demi de pouvoir. Chapeau !

Depuis des mois, seule l’antienne « Les Français ne consomment pas suffisamment » nous avait été régulièrement présentée comme cause majeure de la crise. Au départ, le gouvernement, convaincu d’être confronté à une crise de l’offre, commença par opérer un imposant prélèvement sur les particuliers au profit des entreprises par le biais d’une forte augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG). D’après Philippe Labarde, peut-être naïf, dans Le Monde [1] : la conviction proclamée de Balladur était peut-être tout simplement destinée à justifier aux yeux du bon peuple tous les cadeaux qu’il faisait sur son dos aux entreprises, en protestant, pour donner le change, contre les licenciements massifs, tout en respectant la liberté absolue des entreprises de dégraisser dans le but de rester compétitives et de rétablir leurs profits [2].

Quoiqu’il en soit, admet P. Labarde, E. Balladur, et c’est l’hommage qu’il faut lui rendre ( !!!), s’aperçut bien vite qu’il avait fait fausse route et qu’en fait de crise de l’offre, c’était bel et bien à une crise de la demande qu’il était confronté, crise qu’il avait aggravée en purgeant les consommateurs potentiels.

Et quelle purge ! En plus d’une CSG largement doublée, deux hausses de la taxe sur les carburants, une hausse alcool-tabac, le blocage des salaires ; à quoi il faut ajouter la perte de pouvoir d’achat de 300.000 chômeurs de plus en 9 mois.

Autre cocorico en cette fin d’été par la voix du Ministre de l’Economie, E. Alphandéry : la croissance pour le premier semestre 1994 a été de 2 %, contre 1,4 prévu, et elle se maintiendra le reste de l’année. L’euphorie est telle qu’on retiendra sans doute 3 % pour 1995 lors de l’établissement du budget.

Et malgré cela, l’inquiétude du gouvernement persiste, car la consommation stagne, si l’on excepte les voitures qui ont bénéficié de la prime d’État de 5.000 F., doublée par les constructeurs. Mais même ce créneau s’essouffle.

C’est que la réalité porte peu à un optimisme béat. « La reprise est encore fragile » répète Balladur. En effet, les 2 % de croissance sont dus avant tout à la reconstitution des stocks et à l’exportation, et non à la consommation intérieure.

C’est pourquoi le gouvernement lance son appel pressant. A la rentrée (la prime scolaire sera un feu de paille et ne concerne qu’un secteur limité) le moment est plutôt mal choisi : coût des vacances, tiers provisionnels, impôts locaux (en forte hausse : 10 % en ce qui me concerne, alors que l’inflation est de 2,5 %) etc.

Enfin, le ridicule ne tue sans doute plus, l’appel se double cette fois d’une supplique à épargner plus !

On peut s’interroger : à quoi joue le gouvernement Balladur ? Méthode Coué ? Il lui faut bluffer, flouer les 60 % de Français [3] “crédules” et ce, pour “tenir” jusqu’aux présidentielles. Après tout, ça a marché pendant un an et demi, pourquoi pas quelques mois de plus ? Mais ça pourrait se gâter. P.Labarde prévient :« Mais l’incantation est de peu d’effet… Les Français restent inquiets… Le redressement de l’activité… ne leur est pas encore perceptible tant est fort le poids de chômage. De surcroît, le partage des revenus entre entreprises et salariés n’est guère favorable à ces derniers ». Alors reprise ? Attendons la suite. Car si les entreprises affichent aujourd’hui des bénéfices insolents, essentiellement dus aux compressions de personnel, le pouvoir d’achat de leurs salariés n’a pas suivi. Et c’est la demande et non l’offre qui règle le marché. Élémentaire !

Plus social que moi, pas possible !

L’avance considérable acquise à ce jour par Balladur sur Chirac dans leur course à l’Élysée a conduit ce dernier à écrire un livre-programme où le social est en bonne place. Toutes les élections décisives, législatives et surtout présidentielles, se jouent à 4 ou 5 % des voix [4], souvent moins. En fait, celles des électeurs qui n’ont pas d’opinion arrêtée et fluctuent au vent des promesses ou des déceptions. C’est pour ces voix décisives que tous les candidats se battent.

Dans le droit fil de son livre “Une nouvelle France”, pour tenter de contrer la montée de son rival, Chirac rajoute du social à chaque discours. La France affaiblie et incertaine a besoin que l’État incarne à nouveau l’autorité et que le pouvoir politique aujourd’hui affaibli soit restauré et que la cohésion sociale soit renforcée. « Une politique juste et généreuse devra y pourvoir ». Devra, donc ce n’est pas le cas aujourd’hui. Une pierre dans le jardin de Balladur.

Balladur a senti le danger. Aussitôt, par la voix de son ministre du Budget, Nicolas Sarkozy, il a fait savoir que, contrairement aux promesses faites, il n’y aura pas cette année de baisse des impôts, car cet argent est nécessaire pour faire face aux besoins sociaux…

On le voit, la bagarre Chirac-Balladur s’engage sur le social. Espérons que le peuple retrouvera sa lucidité et qu’il fera mentir Pasqua qui disait naguère :« les promesses électorales n’engagent que ceux qui les écoutent » [5].

Car ni Balladur, ni Chirac à la tête de l’État ne feront une politique sociale et économique au profit de la majorité des Français.

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[1] du 3.9.94.

[2] « Les entreprise ont taillé dans les effectifs à un point tel qu’elles n’ont plus aujourd’hui que la peau sur les os » pour reprendre l’expression d’un spécialiste, P. Labarde.

[3] Cela peut changer vite. Et quelques jours après le sondage donnant 60 % d’avis favorables à Balladur, un autre sondage indique que 58 % des Français estiment que la situation se dégrade en ce qui concerne l’emploi, le pouvoir d’achat, la protection sociale et le climat social. Rien que cela.

[4] La droite a raflé la quasi totalité des sièges lors des législatives de 93 avec pratiquement le même pourcentage de voix qu’en 1988 du fait de l’effondrement des socialistes.

[5] C’est sans doute pourquoi Juppé, qui roule pour Chirac, a déclaré à l’Université des jeunes RPR à Bordeaux le 3 septembre :« L’élection présidentielle se fera non sur un bilan, mais sur un projet ». Toujours les promesses !

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Lu, vu, entendu

par A. PRIME
octobre 1994

Aveux tardifs

Le Figaro, des 8 et 9 septembre, a publié une longue interview de Mitterrand, réalisée par Franz Oliver Giesbert. Les distributistes que nous sommes peuvent retenir de brefs passages.

F.O.G. Que regrettez vous de n’avoir pas fait sous votre présidence ?

F.M. Je regrette profondément que les circonstances m’aient empêché de réduire sensiblement les injustices sociales.…Aveu terrible après bientôt 14 ans de règne, dont 10 de pouvoir gouvernemental absolu. Nous ne pouvons accepter “que les circonstances m’aient empêché”. C’est le manque de volonté, de courage de “changer la vie” comme promis avant 1981, et la gestion capitaliste de l’économie par les gouvernants socialistes - comme beaucoup l’ont reconnu depuis mars 93 - qui ont fait qu’il n’y a pas eu de réduction sensible des injustices sociales.

Sur l’emploi

F.O.G. On peut douter que la reprise règle le problème de l’emploi. N’est-on pas condamné, en France, à un chômage structurel ?

F.M. Question qui mérite réflexion. J’approuve ceux qui cherchent une autre définition de la société industrielle. Même s’il est vrai que les nouvelles technologies créent des emplois, elles ne feront pas reculer le chômage. Au contraire, je le crains. Ceux qui cherchent une nouvelle définition de la notion d’emploi vont dans la bonne direction.

Sur l’économie

F.O.G. Le gouvernement sera crédité de la reprise. Elle va jouer en faveur du premier ministre.

F.M. C’est probable. Cependant un autre débat va s’ouvrir, celui de la redistribution. Quand la reprise sera là, vous verrez qu’il se posera avec une acuité extrême.

F.O.G. Donc c’est une nouvelle chance pour la gauche, la reprise ?

F.M. Oui, je le crois. Les forces conservatrices auront de la peine à s’adapter à cette situation nouvelle. En attendant, elles s’organisent et concentrent leurs moyens financiers. De ce point de vue, on est en train de battre des records.

F.O.G. C’est à dire ?

F.M. Je parle de cette quinzaine d’hommes d’affaires qui raflent tout.

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en Allemagne

Expansion prévue en Allemagne cette année : + 2,5 %. Malgré cela, le nombre de chômeurs, pour la seule Allemagne de l’Ouest, devrait augmenter de 300.000.

Les profits sont en hausse, mais rappelle la Bundesbank, « les accords salariaux pour 1993-1994 ont créé des conditions favorables à la reprise économique… Si leur modération à court terme peut ralentir la consommation, à long terme elle permettra de relancer les investissements, puis la croissance et l’emploi !!! » Comprenne qui pourra : le fameux théorème de l’ancien chancelier Schmit a la vie dure.

On apprend par ailleurs que Daimler-Benz renoue avec les profits grâce aux licenciements “restructurations” opérés l’an dernier et poursuivis cette année.

(D’après Le Monde,17-4-1994)

***
enfin, des yeux s’ouvrent !

Emmanuelli a déclaré récemment :« La réduction du temps de travail à 35 heures sans diminution de salaire n’est ni irréaliste, ni hypocrite ».

(Le Monde, 31-8-1994)

Depuis le temps que nous bombardons les dirigeants du PS avec nos brochures et livres ! Nous passions à leurs yeux pour des utopistes, ou curieusement des ringards…

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Critique de livre

Djémil Kessous revient sur l’analyse présentée dans notre dernier numéro par Jean-Pierre Mon.

Quel communisme ?

par D. KESSOUS
octobre 1994

C’est une excellente synthèse de l’ouvrage intitulé L’économie contre la société de B. Perret et G. Roustang, que J-P Mon nous a offerte. Il a, notamment, fidèlement retranscrit une certaine idéologie exprimée par les auteurs et qui est fort discutable : d’après ces derniers, en effet, le communisme est « mort presque naturellement de son échec économique ».

Le fait est que l’ouvrage en question est constellé de telles allusions. Évitons d’être dupes et de nous laisser aveugler par une certaine idéologie : une propagande insidieuse orchestrée par les partisans du système libéral a assimilé depuis les premiers errements de la guerre civile, le communisme à ce qui deviendra très rapidement le stalinisme ou le maoïsme. Les mêmes, à présent, nous abreuvent avec les échecs de ce qu’ils nomment malicieusement le socialisme réel. Il faut bien insister sur le fait que, dès le début, il y a eu en Europe occidentale (notamment en Allemagne avec Rosa Luxemburg) des organisations communistes qui ne se sont jamais senties représentées par Lénine et ses partisans et qui continuent d’exister aujourd’hui.

Dans le Mouvement socialiste du 15-10-1899, Marcel Mauss, qui éprouvait par ailleurs une grande admiration pour Marx, dénonçait déjà ceux qui assimilaient leur marxisme avec « l’ensemble du système pratique du socialisme dont le marxisme fait partie intégrante mais qu’il n’épuise nullement ». Malgré toute leur bonne volonté, Lénine n’a pas plus épuisé le communisme que Mitterrand le socialisme.

Une vérité nous apparaît cependant incontestable en cette fin de siècle : si un système est épuisé, c’est bien le libéralisme. Ce ne sont, en tout cas, ni le communisme, ni le socialisme qui ont échoué en URSS ou ailleurs mais des bricolages hâtivement improvisés pour tenter de s’opposer à ce système monstrueux en pleine croissance qui a fini par les balayer comme des fétus : nos fondations restent saines…

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Critique de livre

Djémil Kessous analyse une brochure que son auteur nous a adressée :

Les constitutions démocratiques du troisième millénaire

par D. KESSOUS
octobre 1994

Tel est le titre ambitieux d’une brochure que son auteur, Jean Pignero, a bien voulu nous communiquer.

Dans une note liminaire, l’auteur déclare que son projet a été suscité par “le caractère peu démocratique de la constitution française de 1958”. En outre, en suggérant que les citoyens d’autres États puissent comparer ce projet avec ce qui existe dans leur pays, il entend donner à son essai une prétention résolument internationaliste.

Le travail accompli par J.Pignero est considérable ; son projet de constitution, comprenant 11 titres et 151 articles, peut difficilement être résumé dans nos colonnes.

Ce sont manifestement les plus nobles préoccupations qui ont guidé la conception de cet ouvrage.

Toutefois, il lui manque cruellement, un (ou des) titres concernant l’organisation économique de la société future. Le caractère peu démocratique des différents États contemporains ne provient-il pas directement de l’existence d’un système économique obsolète hypothéquant gravement (notamment par le biais de ce que l’auteur nomme les pouvoirs masqués) le caractère universaliste et humaniste des premières constitutions républicaines des Temps modernes ?

Nous aurions mauvaise grâce, néanmoins, à ne pas saluer cette initiative ; l’auteur a eu le courage de se jeter dans un projet grandiose.

Sachons bien, toutefois, qu’une telle entreprise ne pourra être menée à bien que par le travail et la coopération d’une nouvelle génération de spécialistes, économistes, juristes, sociologues, tournés vers le progrès social et parmi lesquels les militants distributistes auront leur mot à dire.

(L’ouvrage est disponible chez l’auteur, éditeur-imprimeur, 12, rue de Jouarre, 77240 Vert-Saint-Denis, au prix de 60 F).

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L’association Basic Income European Network (BIEN) a tenu sa réunion bisannuelle à Londres du 8 au 10 septembre derniers.

Dans l’intention d’y participer, j’avais envoyé et payé mon inscription, dans les formes requises, en proposant comme titre pour mon intervention : The civic contract for an incentive society ce qu’on pourrait traduire par Le contrat civique pour une société d’initiatives. N’ayant jamais reçu d’accusé de réception pour cette inscription, et constaté que mon nom ne figurait pas dans la liste des intervenants prévus, j’ai conclu que les organisateurs ne souhaitaient pas cette intervention et je n’ai donc pas participé au congrès. Ceci m’a privée du plaisir de faire la connaissance de participants tels que Sir Samuel Brittan, qui fut chargé des négociations du GATT pour l’Europe, ou de Christopher Monckton, qui travailla au 10, Downing Street pour Margaret Thatcher… Effectivement, mon intervention n’aurait pas été tout à fait dans le même sens que celle de ces gens illustres. Mais les membres de BIEN, les Anglais en particulier, ne sont pas tous des conservateurs à tout crin. La preuve : dans un bulletin, publié pour promouvoir le revenu de citoyenneté dans la région Nord-Ouest du Royaume Uni, on pouvait lire, il y a juste un an, cette citation extraite de mon intervention faite au congrès BIEN d’Anvers, en 1988 : « Incomes can no longer be proportional to work, but instead they ought to become proportional to production », (qu’on pourrait traduire par « les revenus ne peuvent plus être proportionnels au travail, il faut qu’ils deviennent proportionnels à la production »). L’auteur de ce bulletin ajoutait : « I’ll vote for that ! » (« Je vais voter pour ça ! »). Un autre, Kevin Donnelly, de Manchester, nous dit qu’il s’intéresse tellement à nos travaux… qu’il apprend le Français pour mieux les suivre. Il a si bien compris, qu’il nous rapporte ici la réponse magistrale qu’il a faite à Jacques Chirac dans « The Guardian » :

En Grande-Bretagne aussi, ils y viennent !

par M.-L. DUBOIN
octobre 1994

Le maire de Paris avait en effet publié dans ce journal le 21 juin dernier un ramassis de propositions illusoires, présentées sous forme de « la prochaine révolution dont la France a besoin pour remettre cinq millions de chômeurs au travail » , priorité des priorités. D’abord utiliser "les moyens existants" : budgétaires, le financement de grands projets, tel le TGV-Est dont la construction créera 80.000 emplois ; fiscaux, réduire les taxes ; monétaires, réduire les taux d’intérêts. Ensuite favoriser la création d’emplois en diminuant les charges correspondantes qui pèsent sur les employeurs, ce qui permettra une augmentation des salaires, "comme en Allemagne" donc augmentera la consommation, donc les emplois (… !), en introduisant une taxe sur la pollution et en favorisant un meilleur style de vie pour les employés. D’après ces déclarations que faisait J. Chirac aux Anglais, notre économie a ceci de particulier que la croissance crée chez nous moins d’emplois qu’ailleurs et ceci est dû au fait que les services locaux sont moins développés en France que, par exemple, aux Etats-Unis ou au Japon ! Enfin, nous ne préparons pas assez bien notre jeunesse au monde du travail ! Jacques Chirac rassemblait tous les "bateaux" qui trainent ça et là pour les présenter comme un nouveau contrat social de son cru et destiné à assurer à notre société le changement dont elle a besoin.

Cinq jours plus tard, The Guardian publiait la réponse cinglante de Kevin Donnelly : « beaucoup de gens comme Jacques Chirac prétendent que le retour à l’emploi est vital pour la prospérité, mais on ne nous explique jamais pour quoi faire et combien ces emplois seront payés. Aucun pays ne manque de producteurs. Ce qui manque, ce sont les consommateurs pour acheter la production qui existe ! Produire plus ne ferait qu’exacerber le problème et certainement aussi la détérioration de l’environnement. Ces beaux programmes de création d’emplois tendent à créer des emplois dont on n’a pas besoin, tout en négligeant les travaux qui sont nécessaires. Je n’ai jamais vu tant de gens dont le travail est de chercher du travail pour d’autres ! En France comme en Grande-Bretagne, il y a un besoin urgent de constructions de logements et de réparations qui devrait être le programme de tout futur gouvernement. Mais le premier point d’un tel programme doit être une réforme monétaire pour qu’un gouvernement élu soit en mesure de créer ses propres crédits, sans intérêt à payer pour cela ». En fait, ajoute K. Donnelly, le contrat social que J. Chirac décrit a été présenté depuis longtemps par des penseurs français sous la forme d’un service social, par lequel tout individu apporte sa contribution à la société, et d’un revenu social qui permet à chacun d’acheter la production réalisée. Si cela impose un nouveau type de monnaie, d’accord ! »

Que peut-on rêver de plus efficace : voici la preuve que les efforts de Kevin « pour bien comprendre nos idées économiques » portent d’excellents fruits, au point que The Guardian s’en fait l’écho !

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Vénalisation Universelle

par D. KESSOUS
octobre 1994

La Révolution industrielle qui s’est amorcée à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre et qui poursuit encore ses effets de nos jours est un phénomène très complexe comportant d’innombrables aspects : économiques, techniques, démographiques, scientifiques… auxquels les spécialistes ont consacré de nombreuses études. Dans le présent article, nous nous proposons de regarder cet événement majeur sous un jour singulier, celui de la monnaie.

Traditionnellement, les économistes reconnaissent un triple rôle à la monnaie : elle est étalon en servant à mesurer la valeur des biens, réserve de valeur, en pouvant être conservée, thésaurisée, et instrument d’échange, en permettant de ce fait la réalisation des diverses transactions marchandes de notre économie. Or, c’est bien sa fonction d’instrument d’échange qui progressivement, s’est imposée à tous : la monnaie apparaît, en quelque sorte, comme le fluide qui facilite les innombrables opérations s’échelonnant aux diverses étapes de l’économie moderne, de la production à la consommation en passant par le transport et la distribution. En outre, par delà les grands secteurs classiques de l’économie - primaire, secondaire et tertiaire - elle s’insinue dans de nombreux autres rapports sociaux. De ce point de vue, elle représente un prodigieux catalyseur permettant le bon déroulement des diverses opérations nécessaires au fonctionnement de la vie des sociétés modernes. Certains auteurs, comme J-B Say, l’ont comparée à l’huile qui permet la lubrification des différents rouages du mécanisme complexe de l’économie : trop peu de lubrifiant et les rouages grincent, une trop grande quantité noie et encrasse la machine. D’autres, comme Hobbes, l’ont comparée au sang qui circule dans l’organisme en permettant les divers échanges du métabolisme.

L’analogie monnaie-sang, cependant, souffre un défaut notable ; c’est que, contrairement à la création de sang dans le corps humain, l’émission de monnaie ne se fait pas en fonction des besoins d’échange de l’organisme social pris dans son ensemble mais des besoins de l’échange et de la croissance capitalistes , créateurs de profit. De ce point de vue, la monnaie peut être comparée à une vulgaire marchandise : elle ne doit être ni trop rare, ni trop abondante, car dans les deux cas, les profits baissent. Il faut bien insister sur le fait que la notion de monnaie est inséparable de celle de marchandise : une marchandise est un bien qui s’échange contre de la monnaie, et dans le grand ballet de la spéculation internationale, ce sont les différentes monnaies qui s’échangent les unes contre les autres. Venons-en au début de notre Révolution industrielle. Dans un ouvrage intitulé La grande transformation publié en 1944, l’historien Karl Polanyi détecte un caractère de notre Révolution industrielle : dans toutes les sociétés pré-capitalistes, y compris l’Occident jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le travail, la terre et la monnaie ne sont pas des marchandises  : le travail, affirme-t-il, n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même, la terre n’est que l’autre nom de la nature qui n’est pas produite par l’homme, enfin la monnaie est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d’État [1]. De fait, on peut constater que jusqu’à la fin du XVIIIe, la monnaie ne joue qu’un rôle marginal et très superficiel dans les sociétés : 80 % ou plus des populations vivent dans des communautés rurales autarciques à l’écart des circuits monétaires. Ces sociétés sont d’une extrême pauvreté si on compare leur standard de vie à celui de nos pays développés. Ainsi peut-on largement généraliser l’observation de Polanyi en constatant que non seulement travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises dans les sociétés pré-capitalistes, mais que la grande majorité de l’économie échappe à cette définition : l’alimentation, l’habillement, le logement ne sont pas des marchandises pour l’écrasante majorité des populations et, donc, ne sont pas monnayables. La marchandise traditionnelle, jusqu’à cette date, c’est un produit de luxe réservé à une petite minorité et dont la consommation est comptée : les épices, les bijoux, le tabac, le sucre… La Révolution industrielle apparaît en premier lieu, certes, comme une production accélérée de marchandises, mais, corrélativement, comme une marchandisation envahissante pénétrant tous les pores de l’humanité, une vénalisation non seulement du produit, matériel et immatériel, du travail humain (les biens et les services), mais de ce travail lui-même (le salariat), du propre véhicule de cette vénalisation (la monnaie) et jusqu’au substrat matériel (les terres) sur lequel s’effectue ce travail et où il s’alimente en matières premières. Sur ce dernier aspect de la vénalisation des terres, il est intéressant de comparer la vente des Biens nationaux de la Révolution française avec la grande vague d’enclosures qui s’amorce en Angleterre à la même époque ; les deux événements, bien que formellement différents, marquent l’amorce du même puissant courant de privatisations qui, avec des fluctuations notables, se poursuit encore de nos jours.

A partir de la fin du XVIIIe, le marché déborde du lit social dans lequel il s’écoulait paisiblement. Progressivement, tout va se vendre et s’acheter, s’échanger par le biais de la monnaie et jusqu’à nos jours, cette vénalisation va déborder le champ strictement économique de la société pour atteindre d’autres secteurs : la culture, les loisirs, le sport, la politique… Même les organes humains entreront dans la valse infernale de la vénalisation. Le marché, à présent, a poussé son invasion irrésistible jusqu’à l’intérieur des cerveaux des intellectuels (brillants) qui autrefois le contestaient… C’est cette fluidification, qui, en déliant, en délayant tous les rapports humains, a permis cette formidable croissance que nous connaissons depuis deux siècles : économique, technique, scientifique et démographique…

Dans ce phénomène, le rôle de la monnaie apparaît prépondérant.

La transition qui s’amorce à la fin du XVIIIe siècle entre les sociétés rurale et industrielle - la protoindustrialisation
- est un phénomène complexe dans lequel de nombreux facteurs démographiques et économiques sont enchevêtrés. Or, il semble bien que l’aspect financier de ce phénomène révèle également une important insoupçonnée.

Paradoxalement, la monnaie actuelle, fiduciaire, préexiste à la richesse. La création monétaire, comme le montrent les spécialistes de la question, est directement conditionnée par l’endettement des agents économiques. Le terme de créance se rattache étroitement à celui de croyance, en l’avenir, bien sûr, comme le révèle F. Rachline dans un ouvrage récent [2]. C’est la création d’une quantité croissante de monnaie par l’intermédiaire des banques et sa pénétration à travers tous les pores de la société par le biais de la généralisation du marché, qui va provoquer cette prodigieuse explosion du métabolisme social de l’humanité, multipliant notamment sa capacité de production par plusieurs centaines : à peine 12 country banks dans les campagnes anglaises en 1750, mais 120 en 1784 quand le boom a commencé, 290 en 1797, 370 en 1800 [3]…L’expansion continue de la masse monétaire, rendue possible grâce à la multiplication des articles financiers et à la dématérialisation de la monnaie, va permettre cette croissance autocentrée accélérée. Toutefois, il importe ici de bien préciser  : si le rôle de la monnaie dans la Révolution industrielle est essentiel, pas plus que celui de la démographie, de l’économie ou de la technique, il ne représente la cause première de ce phénomène ; en dernière analyse, l’explication fondamentale de la Révolution industrielle réside dans la nécessité ou, pour prendre un terme équivalent et plus humain, dans le besoin. C’est un formidable besoin de croissance, semblable à celui que connaît un adolescent peu avant d’atteindre l’âge adulte, qui est à l’origine de la Révolution industrielle ; et c’est ce besoin impérieux qui a su inventer toutes ces sources originales de financement. Mais ce phénomène de croissance rapide n’a pu se réaliser que de manière très déséquilibrée, en exacerbant les différenciations  : ici il a fallu flatter servilement les moindres caprices, là frustrer impitoyablement les besoins les plus élémentaires. Tout se passe comme si une petite partie de l’humanité avait été élue pour servir d’échantillon afin de tester tout ce qui peut être imaginé de besoins à satisfaire (la fable des économistes orthodoxes de toutes obédiences selon laquelle les besoins humains sont illimités provient directement de cette nécessité). En outre, ce phénomène a engendré ce prodigieux gaspillage et cette pollution que nous connaissons.

Or ce besoin semble se calmer. Le dernier grand vent de privatisations qui est parti du Chili au milieu des années 70 poursuit actuellement sa route en Asie centrale après avoir soufflé sur les deux Amériques, l’Europe et ébranlé tous les pays dits socialistes. Tout indique que cette Révolution touche à présent à sa fin. Voilà pourquoi les signes déflationnistes prolifèrent. Les masses monétaires cessent progressivement de croître (comme le souhaitaient les disciples monétaristes de Friedman, mais nous doutons qu’ils soient satisfaits du résultat) et tous les artifices déployés pour tenter de doper la croissance n’y feront rien. Le ressort principal de la Révolution industrielle est cassé. Il résidait dans les besoins d’une petite partie, solvabilisée, de l’humanité et ceux-ci sont saturés. La vénalisation extrême qui environne cette minorité entraîne aujourd’hui des phénomènes de corruption d’une ampleur jamais atteinte. Nous l’avions écrit il y a environ un an : si les affaires se multiplient, ce n’est pas que l’homme soit devenu subitement plus malhonnête qu’il y a deux siècles ou deux millénaires, mais ce sont les tentations qui prolifèrent suite à cette vénalisation exacerbée. Ne la critiquons pas trop, cependant, car, au delà de ses effets pervers, elle a été indispensable à cette prodigieuse explosion des sciences, des techniques et des forces productives de l’humanité. Mais trop c’est trop…

Dès lors, il semble bien que les prochaines étapes de cette révolution devront prendre en compte l’arrêt progressif de cette croissance ; une résorption des inégalités de toutes sortes accompagnera nécessairement ce processus. Dans ce phénomène, la ré-appropriation des procédés d’émission monétaire par les autorités politiques semble devoir s’imposer à court terme. Mais ces mesures devront aller bien plus loin encore…

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[1] Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1983, p. 107.

[2] Que l’argent soit, Calmann-Lévy, 1991, p. 46.

[3] Chiffres rapportés par Braudel, in Civilisation matérielle, Armand Colin, 1979, t III, p. 525.

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