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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1016 - décembre 2001

 

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N° 1016 - décembre 2001

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre MON analyse l’actualité.

De la crise au fascisme ?   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon constate que les attentats dont ont été victimes les états-Unis n’ont fait qu’accélérer la récession et que, pour la contrer, les gouvernements reprennent de vieilles recettes…

On en apprend de belles …   (Afficher article seul)

Les révélations d’un journaliste américain.

L’abondance, une malédiction ?   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin, revient sur l’analyse proposée par P. Viveret des notions de valeur, richesses et société d’abondance et rappelle ainsi les fondements des propositions distributistes.

II. Éviter que l’Avoir se fasse l’être   (Afficher article seul)

Alain Lavie poursuit son exposé des travaux d’H.Laborit : il est possible de supprimer certaines hiérarchies et de satisfaire autrement les instincts de plaisir et de domination.

La guerre au vivant ?   (Afficher article seul)

Dominique Fernandez s’appuie sur le livre coordonné par J-P Berlan pour démonter l’absurdité qu’emploient les industriels des sciences de la vie pour présenter leurs trouvailles douteuses.

Les industriels contre les citoyens   (Afficher article seul)

Caroline Eckert fait le point des mesures que les autorités auraient dù prendre, mais n’ont pas prises, depuis trois ans que Lenglet et Topuz les ont mises en évidence, pour faire cesser les scandales sanitaires dont sont victimes les consommateurs du fait d’une industrie qui en profite… Elle montre pourquoi un tel scandale ne serait pas possible en économie distributive.

Nicole   (Afficher article seul)

Roland Poquet prend un exemple vécu pour souligner les avantages qu’apporterait un revenu minimum garanti.

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
décembre 2001

Mieux vaut tard…

Vous ne connaissez sans doute pas le fonds d’investissements américain Carlyle. Il est dirigé par l’ancien Secrétaire d’État à la défense Franck Cartucci. Il “emploie” aussi l’ancien Secrétaire d’État James Baker et, occasionnellement, Georges Bush, ancien président des Etats-Unis et père de l’actuel. Bref, rien que du beau monde ! Mais vous savez, par contre, que le gouvernement américain a vertueusement décidé de bloquer les comptes bancaires des organisations, associations ou ONG qui financent le terrorisme (il n’est quand même pas question de toucher à l’ensemble des activités des paradis fiscaux off-shore… !). Il aura cependant fallu attendre fin octobre pour que le fond d’investissement Carlyle et la famille Ben Laden décident, d’un commun accord, d’interrompre toutes leurs relations financières [1]. C’est grâce au bruit fait par une ONG [2] américaine, Judicial Watch, qui trouvait scandaleux que le père de l’actuel président des États-Unis « travaille pour le compte de la famille Ben Laden », que ces relations ont été rompues !

***
Scudo fiscale

Le “bouclier fiscal”, c’est le cadeau que vient d’offrir le gouvernement de Silvio Berlusconi aux Italiens qui ont exporté illégalement de l’argent à l’étranger et sont prêts à le rapatrier [3]. Cela concerne aussi les bijoux ou les œuvres d’art. Aucun risque fiscal : il suffit de remplir une déclaration que la banque ou la société intermédiaire chargée de la transaction transmettra aux autorités et de payer 2,5% de la somme concernée. Le gouvernement fait une autre proposition encore plus alléchante : investir 12% du capital de retour en bons du Trésor. Le législateur a précisé, sans rire, que « les sommes d’origines criminelles » sont exclues de ces mesures. Pour ceux à qui cela aurait échappé, l’inénarrable Madelin a prévu des mesures du même type dans son programme électoral !

***
La guerre ? une bonne affaire !

« L’avenir d’EADS [4] ne peut reposer uniquement sur Airbus. EADS doit pouvoir tirer parti des nouveaux besoins de sécurité. Au lendemain de la guerre du Golfe, nous avions défini chez Matra toute une série de programmes, comme les missiles de croisière ou les satellites d’observation, qui sont devenus réalité aujourd’hui. EADS a tout le potentiel nécessaire pour jouer maintenant ce rôle à l’échelle de l’Europe. L’évolution récente des cours boursiers de Thalès ou BAE Systems montrent que les marchés croient aux entreprises de défense lorsqu’ils les jugent bien positionnées » [5].

Plus généralement, vous aurez tous remarqué qu’aucun des pays engagés dans la guerre en Afghanistan n’a fait état de difficultés budgétaires pour financer ses actions militaires, alors qu’il leur est très difficile, sinon impossible d’inscrire dans leur budget des sommes suf-fisantes pour la santé, l’éducation, les services publics (qu’en pensent les sinistrés de Toulouse ?). Le Pakistan, lui, en profite même pour obtenir des prêts et aménager sa dette ! Pour obtenir l’annulation de la dette des pays pauvres faudrait-il trouver là un exemple d’action efficace : engager ces pays à faire la guerre …du bon côté ?

***
A quelque chose, malheur est bon !

On se souvient que, se référant à l’accord sur la propriété intellectuelle, Adpic [6], signé dans le cadre de l’OMC [7] et entré en vigueur le 1er janvier 1995, 39 laboratoires pharmaceutiques s’opposaient à la production par l’Afrique du sud, l’Inde ou le Brésil de médicaments génériques pour le traitement du sida. Bien qu’il existe dans cet accord une clause prévoyant qu’un pays peut déroger aux règles des brevets « en cas d’urgence maximale », les États-Unis avaient soutenu les groupes pharmaceutiques, au nombre desquels se trouvaient de grandes compagnies américaines, contre le gouvernement sud-africain. Mais, confrontées à la mobilisation des opinions publiques mondiales, les firmes pharmaceutiques avaient finalement retiré leurs plaintes en avril dernier. Tout récemment, la crainte du terrorisme biologique aidant, les Américains viennent d’utiliser les mêmes arguments que les pays pauvres sur le sida pour obliger le groupe Bayer à réduire de moitié le prix du Cipro, un antibiotique contre la maladie du charbon qui menace le pays. Ayant ainsi « donné le mauvais exemple » (selon les industriels de la pharmacie), il leur devenait difficile de s’opposer à un assouplissement du droit des brevets sur les médicaments, lors des dernières négociations de l’OMC à Doha. La déclaration finale prévoit donc, comme le demandaient les pays en développement, que « rien ne puisse empêcher un gouvernement de prendre des mesures pour protéger la santé publique ». C’est la victoire d’une coalition de 60 pays du Sud, menée par l’Inde et le Brésil, obtenue en faisant de cet accord une condition sine qua non au lancement d’un nouveau cycle de négociations commerciales auquel les Américains tenaient par dessus tout. La bataille a été rude car, jusqu’au bout, les États-Unis, le Canada et la Suisse se sont battus pour défendre leurs grands groupes pharmaceutiques. Notons toutefois que les pays sans industrie pharmaceutique ne bénéficieront pas tout de suite de cette avancée…

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[1] New York Times, 26/10/2001.

[2] ONG = Organisation non gouvernementale.

[3] Le Monde, 28-29/10/2001

[4] Il s’agit du consortium européen qui fabrique Airbus.

[5] Le Monde, 11-12/11/2001.

[6] ASPIC= Aspect des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce.

[7] OMC= Organisation mondiale du commerce

^


Selon un rapport [1] consacré aux perspectives économiques mondiales « le monde serait au bord de sa pire récession depuis 1945 », mais les attentats anti-américains du 11 septembre n’en sont pas responsables car « le monde se dirigeait vers une crise de toute façon ». L’histoire nous a montré à maintes reprises que lorsque le capitalisme ne sait plus comment sortir d’une crise, il cherche son salut dans la guerre à l’extérieur et dans la répression à l’intérieur. C’est ce qui se passait dans le contexte de guerre froide qui suivit presque immédiatement la fin des hostilités en 1945. Dans un éditorial de La Grande Relève [2], Jacques Duboin expliquait que « le fascisme est la forme autoritaire que revêt le capitalisme en pleine décomposition ». Si on remplace dans ce texte “communistes” par “islamistes”, on retrouve bien des analogies avec la situation actuelle.

De la crise au fascisme ?

par J.-P. MON
décembre 2001

Seattle, novembre 1999. Ce qui devait être le “Round du millénaire”, le point de départ de la libéralisation totale du commerce impulsée par l’OMC échoue piteusement à cause des rivalités économiques entre les États-Unis, l’Union européenne et les pays du Sud. Dans le même temps, la “société civile” (ONG, syndicats, associations,…) manifeste dans la rue contre la marchandisation du monde et du vivant. 50.000 personnes venues d’innombrables pays tiennent un véritable contre-sommet. Partout dans le monde ont lieu des manifestations de soutien. Leur programme commun ?— “Le monde n’est pas une marchandise”. Dans Seattle, ville phare de la glorieuse industrie américaine (Boeing et Microsoft, entre autres, y ont leur siège social…), la police américaine est rapidement débordée par les manifestants. Les organisateurs du round n’avaient pas imaginé une telle fête… Dans son discours de clôture, Clinton, hypocrite beau joueur, déclare : « Je suis content qu’ils (les manifestants) soient venus parce qu’ils représentent des millions de personnes qui s’interrogent. Nous devons donc accepter leurs questions et leur fournir une réponse ».

Forts de ce succès, les “antimondialisation-libérale” s’organisent. Désormais, aucune réunion de l’OMC, du FMI, de la Banque mondiale, du G7 ou 8… ne pourra se tenir sans être accompagnée de manifestations réunissant de plus en plus de personnes. Voir la rue dévoiler leurs plans et les contester est intolérable pour les “promondialisation-libérale”. Il leur faut par tous les moyens déconsidérer ce mouvement de contestation. Aussi voit-on se développer, avec l’aide des gouvernements “démocratiquement élus”, les provocations policières lors des diverses réunions qui se succèdent : Prague, Göteborg, Québec, Barcelone,… pour culminer à Gènes avec la mort d’un manifestant, de nombreuses arrestations et des sévices policiers. Mais rien n’y fait, les “antimondialisation-libérale” continuent de manifester et courageusement la conférence ministérielle de l’OMC va se réfugier dans les sables du désert, à Doha (Qatar) pour tenir son assemblée générale où un accord pour ouvrir de nouvelles négociations sur la libéralisation des échanges sera trouvé à l’arraché.

Entre-temps, les symboles de la puissance financière et militaire des États-Unis, World Trade Center et Pentagone ont été mis à mal par de terribles attentats. L’Amérique du Nord étant le symbole de la liberté, de la libre entreprise, en un mot du Bien, l’amalgame devenait inévitable : antimondialiste = terroriste. Et pour vaincre le Mal, il fallait lui faire la guerre à l’extérieur comme à l’intérieur.

L’ennemi extérieur

Il fut rapidement trouvé : c’était l’allié d’hier contre le communisme, formé par la CIA et garant des intérêts pétroliers américains en Afghanistan. Mais, devenu un peu trop religieux, il n’avait qu’une idée fixe : chasser les hérétiques chrétiens du pays qui abrite la Mecque, l’Arabie saoudite, principal fournisseur de pétrole des américains. Ce qui constitue, bien sûr, une circonstance aggravante ! Fait sans précédent, les États-Unis déclarèrent donc la guerre, non pas à un pays, mais à un concept mal défini, le terrorisme, qu’ils ont maté-rialisé par Ben Laden et son organisation Al Qaida, en attendant d’en trouver de nouvelles “concrétisations”. Bush ayant décrété que ceux qui ne sont pas avec lui sont contre lui et devront rendre des comptes, pratiquement tous les chefs d’état et de gouvernements de la planète se sont rangés derrière lui. Parmi ses plus fidèles alliés occidentaux, la France s’engage chaque jour un peu plus dans le conflit afghan. Mais qui peut croire vraiment que les Américains ont besoin de l’aide de nos Mirages 2000 ? Ne serait-ce pas plutôt pour bénéficier des retombées économiques de la reconstruction qui suivra forcément la destruction de l’Afghanistan ? On se rappelle qu’après la Guerre du Golfe en 1991 (il y a du pétrole, là bas aussi !), la France n’avait obtenu que des clopinettes dans la reconstruction du Koweit. Elle s’est, par contre, beaucoup mieux débrouillée au Kosovo. Ainsi apprend-t-on que « sur un peu plus d’un milliard de francs, de contrats signés, toutes nationalités confondues, pour la reconstruction du territoire, les sociétés françaises ont raflé entre 25 et 30% des marchés, pour un montant total de 350 à 400 millions de francs. […] Pour obtenir ces bons résultats, les Français ont dû se battre. Car, aux lendemains des frappes aériennes anti-Milosevic, c’est une véritable curée qui s’est engagée sur le terrain entre les entreprises des cinq pays membres de l’Otan qui avaient envoyé un contingent et s’étaient vus attribuer une zone à administrer. En privé, les militaires appellent ça le “pay-back de la crise”, en français le retour sur investissement, voire ”les dividendes de la paix” » [3]. Bref, une fois encore, parce que nos gouvernants restent scotchés à des théories économiques du passé, il semble, hélas, que « l’histoire bégaie ».]]. En attendant, les bombardiers américains font méticuleusement leur travail de destruction et tant pis pour les dégâts collatéraux ! Espérons toutefois que les États-Unis n’en arriveront pas, comme les y incitent certains parlementaires extrémistes, à utiliser leur nouvelle arme secrète la “mininuke“, bombe légère mais très puissante : bourrée de plutonium, « idéale pour détruire les bunkers » [4].

Mais qui est l’ennemi intérieur ?

Comme l’ennemi peut être partout et, notamment à l’intérieur, G.W. Bush a signé le 26 octobre la loi “patriote”, c’est à dire la loi antiterroriste, votée la veille par le Congrès. Elle va de la définition du terrorisme domestique à la protection de la frontière du Nord ou à l’emploi de traducteurs d’arabe par le FBI. Elle prévoit l’allongement de 2 à 7 jours de la durée de la garde à vue des étrangers soupçonnés d’être liés à un réseau terroriste, l’extension des écoutes téléphoniques, le développement de la surveillance électronique, la perquisition des ordinateurs et la saisie de e-mails,… « Le gouvernement entend faire appliquer cette loi avec toute l’urgence d’une nation en guerre » a dit G.W. Bush pour qui cette loi ne porte pas atteinte aux libertés individuelles fondamentales. S’engouffrant dans la brèche, le gouvernement français vient de faire voter par l’Assemblée nationale la “loi sur la sécurité quotidienne” qui sera applicable jusqu’à la fin 2003 et qui autorise notamment, sous certaines conditions, la fouille des véhicules et des domiciles, les palpations de personnes par des agents de sécurité privés, l’accès aux communications téléphoniques et aux e-mails. On n’a pas encore bien identifié les ennemi de l’intérieur, pas plus en Europe qu’en Amérique du Nord, mais avoir prêt à l’emploi un ensemble de lois “antiterroriste” peut se révéler fort utile pour réprimer des manifestations dérangeantes pour des gouvernements confrontés à des conflits sociaux de plus en plus nombreux dans une économie entrée en récession.

Des précédents

Ce n’est pas une démarche nouvelle : en 1942, Roosevelt crée les “fiches de loyalisme” ; en 1946, Truman constitue une commission d’enquête sur le loyalisme des fonctionnaires fédéraux ; en 1950 le congrès américain vote la loi Mac Carran dite “de sécurité intérieure” ; enfin, cette même année, les restrictions aux liberté fondamentales, si chères à l’Amérique, culminent avec les mesures prises à l’instigation du trop célèbre sénateur Mac Carthy à l ‘encontre de « tout le groupe des tenants du New Deal aux idées biscornues ». Lors de cette “chasse aux sorcières”, comme on l’a appelée, tous ceux qui sont suspectés de sympathies communistes (journalistes, universitaires, artistes, membres de l’administration,…) sont chassés de leurs emplois et parfois même traînés en justice. Cela dure jusqu’à ce que Mac Carthy soit mis en minorité au Sénat, en 1954. En France, en 1948, pour faire face aux “troubles sociaux”, Jules Moch (SFIO) rappelle les classes 1947/2 et 1948/1 et l’armée intervient pour dégager les puits de mines occupés par les mineurs en grève ; il dénonce un complot du Kominform contre le plan Marshall… « Enfin l’on excita les sentiments nationalistes pour justifier les armements, qui créèrent des salaires et des profits… Mais le comble, c’est que toutes ces mesures sont prises dans les pays démocratiques en criant bien fort qu’on veut combattre le fascisme et le totalitarisme ! » [2].

Bref, une fois encore, parce que nos gouvernants restent scotchés à des théories économiques du passé, il semble, hélas, que « l’histoire bégaie ».

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[1] Rapport du cabinet d’audit Deloitte and Touche, La Tribune, p.5, 30/10/2001.

[2] La Grande Relève N° 30, 1948 dont nous avons publié des extraits dans le N°980, p.16 août-septembre 1998.

[3] Seattle, novembre 1999. Ce qui devait être le “Round du millénaire”, le point de départ de la libéralisation totale du commerce impulsée par l’OMC échoue piteusement à cause des rivalités économiques entre les États-Unis, l’Union européenne et les pays du Sud. Dans le même temps, la “société civile” (ONG, syndicats, associations,…) manifeste dans la rue contre la marchandisation du monde et du vivant. 50.000 personnes venues d’innombrables pays tiennent un véritable contre-sommet. Partout dans le monde ont lieu des manifestations de soutien. Leur programme commun ?— “Le monde n’est pas une marchandise”. Dans Seattle, ville phare de la glorieuse industrie américaine (Boeing et Microsoft, entre autres, y ont leur siège social…), la police américaine est rapidement débordée par les manifestants. Les organisateurs du round n’avaient pas imaginé une telle fête… Dans son discours de clôture, Clinton, hypocrite beau joueur, déclare : « Je suis content qu’ils (les manifestants) soient venus parce qu’ils représentent des millions de personnes qui s’interrogent. Nous devons donc accepter leurs questions et leur fournir une réponse ». Forts de ce succès, les “antimondialisation-libérale” s’organisent. Désormais, aucune réunion de l’OMC, du FMI, de la Banque mondiale, du G7 ou 8… ne pourra se tenir sans être accompagnée de manifestations réunissant de plus en plus de personnes. Voir la rue dévoiler leurs plans et les contester est intolérable pour les “promondialisation-libérale”. Il leur faut par tous les moyens déconsidérer ce mouvement de contestation. Aussi voit-on se développer, avec l’aide des gouvernements “démocratiquement élus”, les provocations policières lors des diverses réunions qui se succèdent : Prague, Göteborg, Québec, Barcelone,… pour culminer à Gènes avec la mort d’un manifestant, de nombreuses arrestations et des sévices policiers. Mais rien n’y fait, les “antimondialisation-libérale” continuent de manifester et courageusement la conférence ministérielle de l’OMC va se réfugier dans les sables du désert, à Doha (Qatar) pour tenir son assemblée générale où un accord pour ouvrir de nouvelles négociations sur la libéralisation des échanges sera trouvé à l’arraché. Entre-temps, les symboles de la puissance financière et militaire des États-Unis, World Trade Center et Pentagone ont été mis à mal par de terribles attentats. L’Amérique du Nord étant le symbole de la liberté, de la libre entreprise, en un mot du Bien, l’amalgame devenait inévitable : antimondialiste = terroriste. Et pour vaincre le Mal, il fallait lui faire la guerre à l’extérieur comme à l’intérieur. L’ennemi extérieur Il fut rapidement trouvé : c’était l’allié d’hier contre le communisme, formé par la CIA et garant des intérêts pétroliers américains en Afghanistan. Mais, devenu un peu trop religieux, il n’avait qu’une idée fixe : chasser les hérétiques chrétiens du pays qui abrite la Mecque, l’Arabie saoudite, principal fournisseur de pétrole des américains. Ce qui constitue, bien sûr, une circonstance aggravante ! Fait sans précédent, les États-Unis déclarèrent donc la guerre, non pas à un pays, mais à un concept mal défini, le terrorisme, qu’ils ont maté-rialisé par Ben Laden et son organisation Al Qaida, en attendant d’en trouver de nouvelles “concrétisations”. Bush ayant décrété que ceux qui ne sont pas avec lui sont contre lui et devront rendre des comptes, pratiquement tous les chefs d’état et de gouvernements de la planète se sont rangés derrière lui. Parmi ses plus fidèles alliés occidentaux, la France s’engage chaque jour un peu plus dans le conflit afghan. Mais qui peut croire vraiment que les Américains ont besoin de l’aide de nos Mirages 2000 ? Ne serait-ce pas plutôt pour bénéficier des retombées économiques de la recons-truction qui suivra forcément la destruction de l’Afghanistan ? On se rappelle qu’après la Guerre du Golfe en 1991 (il y a du pétrole, là bas aussi !), la France n’avait obtenu que des clopinettes dans la reconstruction du Koweit. Elle s’est, par contre, beaucoup mieux débrouillée au Kosovo. Ainsi apprend-t-on que « sur un peu plus d’un milliard de francs, de contrats signés, toutes nationalités confondues, pour la reconstruction du territoire, les sociétés françaises ont raflé entre 25 et 30% des marchés, pour un montant total de 350 à 400 millions de francs. […] Pour obtenir ces bons résultats, les Français ont dû se battre. Car, aux lendemains des frappes aériennes anti-Milosevic, c’est une véritable curée qui s’est engagée sur le terrain entre les entreprises des cinq pays membres de l’Otan qui avaient envoyé un contingent et s’étaient vus attribuer une zone à administrer. En privé, les militaires appellent ça le “pay-back de la crise”, en français le retour sur investissement, voire ”les dividendes de la paix” »3. En attendant, les bombardiers américains font méticuleusement leur travail de destruction et tant pis pour les dégâts collatéraux ! Espérons toutefois que les États-Unis n’en arriveront pas, comme les y incitent certains parlementaires extrémistes, à utiliser leur nouvelle arme secrète la “mininuke“, bombe légère mais très puissante : bourrée de plutonium, « idéale pour détruire les bunkers »4. Mais qui est l’ennemi intérieur ? Comme l’ennemi peut être partout et, notamment à l’intérieur, G.W. Bush a signé le 26 octobre la loi “patriote”, c’est à dire la loi antiterroriste, votée la veille par le Congrès. Elle va de la définition du terrorisme domestique à la protection de la frontière du Nord ou à l’emploi de traducteurs d’arabe par le FBI. Elle prévoit l’allongement de 2 à 7 jours de la durée de la garde à vue des étrangers soupçonnés d’être liés à un réseau terroriste, l’extension des écoutes téléphoniques, le développement de la surveillance électronique, la perquisition des ordinateurs et la saisie de e-mails,… « Le gouvernement entend faire appliquer cette loi avec toute l’urgence d’une nation en guerre » a dit G.W. Bush pour qui cette loi ne porte pas atteinte aux libertés individuelles fondamentales. S’engouffrant dans la brèche, le gouvernement français vient de faire voter par l’Assemblée nationale la “loi sur la sécurité quotidienne” qui sera applicable jusqu’à la fin 2003 et qui autorise notamment, sous certaines conditions, la fouille des véhicules et des domiciles, les palpations de personnes par des agents de sécurité privés, l’accès aux communications téléphoniques et aux e-mails. On n’a pas encore bien identifié les ennemi de l’intérieur, pas plus en Europe qu’en Amérique du Nord, mais avoir prêt à l’emploi un ensemble de lois “antiterroriste” peut se révéler fort utile pour réprimer des manifestations dérangeantes pour des gouvernements confrontés à des conflits sociaux de plus en plus nombreux dans une économie entrée en récession. Des précédents Ce n’est pas une démarche nouvelle : en 1942, Roosevelt crée les “fiches de loyalisme” ; en 1946, Truman constitue une commission d’enquête sur le loyalisme des fonctionnaires fédéraux ; en 1950 le congrès américain vote la loi Mac Carran dite “de sécurité intérieure” ; enfin, cette même année, les restrictions aux liberté fondamentales, si chères à l’Amérique, culminent avec les mesures prises à l’instigation du trop célèbre sénateur Mac Carthy à l ‘encontre de « tout le groupe des tenants du New Deal aux idées biscornues ». Lors de cette “chasse aux sorcières”, comme on l’a appelée, tous ceux qui sont suspectés de sympathies communistes (journalistes, universitaires, artistes, membres de l’administration,…) sont chassés de leurs emplois et parfois même traînés en justice. Cela dure jusqu’à ce que Mac Carthy soit mis en minorité au Sénat, en 1954. En France, en 1948, pour faire face aux “troubles sociaux”, Jules Moch (SFIO) rappelle les classes 1947/2 et 1948/1 et l’armée intervient pour dégager les puits de mines occupés par les mineurs en grève ; il dénonce un complot du Kominform contre le plan Marshall… « Enfin l’on excita les sentiments nationalistes pour justifier les armements, qui créèrent des salaires et des profits… Mais le comble, c’est que toutes ces mesures sont prises dans les pays démocratiques en criant bien fort qu’on veut combattre le fascisme et le totalitarisme ! »[[<2>

[4] Le Monde, 21/11/2001.

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On en apprend de belles …

décembre 2001

Un journaliste américain révèle de troublants secrets dans un livre qui vient de paraître à New York et intitulé “Body of secrets” et dont le sous-titre peut se traduire par “Anatomie de l’ultra-secrète NSA [1] depuis la guerre froide jusqu’à l’aube du nouveau siècle.” L’agence de renseignements dont il s’agit, et qui, d’ailleurs serait probablement encore inconnue du public si ce même journaliste, James Bamford n’en avait pas révélé l’existence en 1982 alors qu’elle a été créée pendant la seconde guerre mondiale, dispose d’un budget annuel qui atteint la bagatelle de 7 milliards de dollars et emploie plus de 60.000 personnes, soit plus que la CIA [2] et le FBI [3] réunis. Or, d’après l’enquête de ce journaliste, la surveillance à laquelle se livre la NSA n’a pas pour vocation, comme on pourrait le penser, de protéger les états-Unis contre des menaces extérieures (et, en effet, elle n’a pas vu venir les attentats du 11 septembre), mais plutôt celle de saper les droits fondamentaux des autres pays à des fins politiques. À l’appui de cette affirmation, James Bamford révèle un projet diabolique élaboré par les chefs de l’état-major américain après leur échec de l’invasion de Cuba en 1951 (débarquement dans la Baie des cochons). Ce projet, qui portait le nom de “opération Northwood”, consistait à lancer auprès des citoyens américains une campagne de terreur pour l’imputer aux castristes et justifier ainsi une invasion de l’île de Cuba. Les moyens prévus pour cela comportaient des détournements d’avions et des attentats à la bombe, à Washington et en Floride, dans le but, selon les documents préparatoires, de « donner au monde l’image d’un gouvernement cubain menaçant la paix de l’hémisphère occidental. »

Ce projet fut rejeté par l’administration Kennedy. Mais, fait remarquer James Bamford, c’est un incident similaire dans le golfe du Tonkin qui déclencha la guerre du Vietnam…

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[1] NSA= National Security Agency = agence nationale de sécurité.

[2] CIA = Central Intelligence Agency = Agence centrale de renseignements

[3] FBI = Federal Bureau of Investigation = Bureau fédéral d’enquêtes.

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Réflexion

Nous avons attiré l’attention de nos lecteurs sur le remarquable travail qu’accomplit notre ami Patrick Viveret dans le cadre de la mission “Nouveaux facteurs de richesse” que lui a confiée le Secrétariat d’état à l’économie solidaire. La revue bimestrielle Transversales, dans son numéro spécial d’août 2001 a publié ce rapport avec des commentaires et un épilogue dans lequel l’auteur du rapport rappelait que tout manuel d’économie commence par affirmer que pour produire il faut associer deux facteurs principaux de production que sont le capital et le travail. « C’est sur cette évidente apparence, poursuivait-il, que… libéralisme et marxisme ont construit… l’idée d’une infrastructure économique déterminante. Même le courant « abondanciste », issu des travaux de J. Duboin,… partage ce postulat… Pourtant, cette apparente évidence doit être réinterrogée à partir de plusieurs données ». M-L Duboin est tellement d’accord sur la nécessaire révision de certains postulats à la lumière de données récentes, qu’elle y apporte ici sa contribution par quelques réflexions :

L’abondance, une malédiction ?

par M.-L. DUBOIN
décembre 2001

Avant de reprendre ce débat, relisons les premières lignes du premier chapitre de l’Essai de mise à jour de l’économie politique intiluté Rareté et Abondance de Jacques Duboin, parce qu’elles sont à rapprocher des efforts que Patrick Viveret déploie dans le cadre de sa mission sur les facteurs de richesses : « Le terme “économie politique” ne vous a-t-il jamais surpris ? Si ces deux mots, pris séparément, ont un sens assez précis, réunis ils n’en ont plus du tout. C’est pourquoi une définition satisfaisante de cette science n’a jamais pu être donnée. » Cherchant cette définition, il poursuit quelques lignes plus loin :

Ainsi, en s’attaquant dans son rapport aux méthodes des comptabilités nationales, Patrick s’inscrit bien dans la suite de ce “petit nombre” que définissait Duboin : c’est bien pour affirmer que le but de l’économie devrait être de rechercher comment procurer aux gens bien-être, sécurité, culture et indépendance que, justement, plus d’un demi-siècle après la publication des lignes citées, il reprend le combat contre la tendance de l’économie “moderne” à ne s’intéresser qu’à l’aspect quantitatif de la production, à sa croissance et à ses rendements, aux dépens de l’homme et de son environnement.

Et puisque nous avons rouvert Rareté et Abondance, profitons-en pour voir s’il est vrai que Duboin sui-vait libéralisme et marxisme à propos des facteurs de la production des richesses. Il aborde ce sujet quelques pages plus loin, en précisant d’emblée qu’il y a non pas deux facteurs principaux de production, mais TROIS : la nature, le travail et le capital. Non seulement il n’o-met pas la nature, mais il la place en premier. Donc sur ce point précis soulevé par Patrick dans son épilogue de Transversales, nous tenons la preuve que les “abondancistes” ne partageaient déjà pas, en 1946, le postulat qu’il cite et désigne par “l’évidente apparence”.

« L’économie politique serait ainsi la branche de la sociologie qui étudierait spécialement ceux des rapports humains tendant à la satisfaction du bien-être matériel des hommes. Ne serait-il pas plus logique alors de l’appeler l’économie sociale, par opposition à l’économie domestique dont on connaît le sens précis ? »

« Mais ici surgit un désaccord. L’économie sociale devrait chercher à rendre les hommes plus heureux, en leur procurant bien-être, sécurité, culture, indépendance. Or, pour la plupart des théoriciens orthodoxes, l’économie politique n’aurait d’autre objet que de constater ce qui existe : ce serait une science de pure observation. D’autres économistes, en petit nombre, estiment justement que c’est insuffisant : cette science devrait rechercher ce qui devrait être ; puis découvrir ce qu’il faut faire pour que cela soit. Malheureusement, cette conception d’une économie politique agissante n’est pas partagée par les purs entre les purs. Pour eux, il faut qu’elle reste passive, car les rapports humains d’ordre matériel seraient, disent-ils, aussi immuables que ceux existant entre l’oxygène, l’hydrogène et l’azote. Ces partisans de l’économie pure prétendent que l’économique — c’est ainsi qu’ils s’expriment — serait une science exacte et aurait le droit d’employer la méthode mathématique. Nous retrouverons cette tendance tout au long de nos recherches. »

Jacques Duboin, 1946

Nous sommes donc d’accord pour le remettre en question. Abordons ensemble les deux sujets que Patrick suggére : d’une part la nécessité de préserver les ressources écologiques, alors qu’elles sont considérées comme sans valeur économique, et d’autre part l’abondance, qui, selon lui, dominant dans la nature, aurait été considérée comme une malédiction génératrice d’angoisse. Et comme le premier sujet relève de la définition du concept de valeur et que Rareté et Abondance est resté ouvert, je relis dans le premier chapitre (voir encadré page suivante) comment Duboin tentait non sans humour, de cerner ce qu’on désigne par besoin, richesse, utilité et enfin valeur.

La face cachée de l’échange

Mais revenons à notre époque où le mépris de l’environnement a des conséquences si catastrophiques que l’opinion s’en inquiète. Pour arrêter les dégradations, on propose toutes sortes de réformes, mesures d’assainissement, lois, droits de polluer et taxes pour faire payer les pollueurs . Est-ce possible ? Protègera-t-on ainsi ce qui reste des richesses non renouvelables et la bio-diversité ? Peut-on voir dans des réparations la prospérité écono-mique de l’avenir ?

Hélas, tout ce qui est proposé contre ce danger réel consiste à s’attaquer à certains de leurs effets et non à leur cause. On cherche ainsi à remplir le tonneau des Danaïdes, alors qu’il faudrait d’abord se demander pourquoi les ressources écologiques sont considérées comme sans valeur économique, comme le souligne Patrick.

La réponse est pourtant dans les manuels d’économie, et elle est simple : c’est parce que notre système est basé sur l’échange marchand. Cela veut dire que lorsqu’on parle de valeur, il est implicitement admis qu’il s’agit de la valeur d’échange, c’est-à-dire de sa valeur marchande.

Qu’on l’ignore ou qu’on l’oublie, on n’en voit pas les conséquences.

« … les hommes se servent du même étalon pour mesurer la valeur des objets correspondant à leurs besoins physiologiques, c’est alors l’instinct de conservation qui les guide. Ainsi, comme on ne peut vivre que quelques minutes sans respirer tandis qu’on peut rester plusieurs jours sans manger, un homme en danger d’asphyxie accorde une plus grande valeur à une bouffée d’air pur qu’à un poulet rôti. Et l’affamé attache plus de valeur à un poulet rôti qu’à une œuvre de Poussin. Mais si l’affamé, après avoir mangé son poulet s’en voit offrir un second, il accorde à celui-ci rnoins de valeur qu’à un verre de vin. C’est que la rareté, en intervenant, a permis de déterminer la valeur d’une chose par rapport à une autre.

 »Quand l’abondance survient, toute valeur disparaît. En effet, la bouffée d’air pur avait une valeur énorme quand l’air était assez rare pour faire craindre l’asphyxie ; mais, quand les poumons sont pleins de l’air qu’ils réclament, l’air n’a plus de valeur économique. Pour l’affamé, le poulet rôti a une grande valeur tant qu’il est seul à sa portée. Le deuxième poulet vaut déja moins qu’un bon verre de vin, mais aurait retrouvé toute sa valeur pour un autre affamé… Et il en est ainsi de tous les produits, même les plus spiritualisés. Ainsi fallut-il un jour arrêter les canonisations de crainte que l’abondance des saints ne fît perdre de la valeur à la sainteté : “ne multitudine sancti vilescerent in ordine”.

 »Quant à la valeur d’échange, elle a un sens plus précis. Comme son nom l’indique, c’est cette quantité relative des choses, en vertu de laquelle on obtient, en échange de l’une, une plus ou moins grande quantité de l’autre. Dans les pays où l’on se sert de monnaie qu’on donne contre quelque objet ou service, ou qu’on reçoit quand on fournit quelque objet ou service, la valeur d’échange est exprimée par les prix. Les prix varient donc avec la rareté des produits, puisqu’ils en expriment la valeur d’échange : ils augmentent avec la rareté et l’abondance les fait baisser. » J.D.

La raison en est peut-être que sous les mêmes termes se cachent des situations qui n’ont presque rien à voir. échange suggère l’idée de deux personnes qui échangent entre elles ce qu’elles ont fabriqué elles-mêmes. En entendant parler de marché on pense à celui qui se tient sur la place du marché local. Et parce que tout cela est sympathique, on dit qu’il faut garder le principe de marché et de l’échange parce que c’est ce qui fait le lien social. Sans se rendre compte que cet aspect de l’échange qui nous est familier n’est plus qu’un leurre par comparaison à la face cachée du principe sur lequel est fondé le système économique actuel. En voulant à tout prix conserver ce principe, non seulement on imagine a priori que tout système qui ne serait plus bâti sur lui supprimerait tout lien social, ce qui est absurde, mais, ce qui est bien pire, on s’aveugle, on ne voit pas que c’est admettre que tout ce qui n’a pas de valeur marchande n’a aucune valeur, avec toutes les conséquences immesurées que ceci entraîne.

La valeur des ressources naturelles

Considérer que les ressources naturelles n’ont pas de valeur est bien inhérent au fait que notre système économique est échangiste : ces ressources, indépendamment de leur abondance, sont gratuites parce qu’elles n’ont pas de valeur d’échange. à qui paierait-on l’air, en échange de quoi ?

Les sociétés primitives se sont trouvées sur une terre où tout était naturel, les premiers arrivés n’avaient donc qu’à se servir. Cela a duré très longtemps, jusqu’au néolithique quand l’homme a découvert que son travail lui permettait de tirer de la nature beaucoup plus qu’en se contentant d’être prédateur. Et ce travail est devenu d’autant plus nécessaire que sa race a crû et multiplié. Une famille s’attachait alors à un lopin de terre pour l’exploiter et en vivre, et dès lors il était nécessaire qu’elle soit assurée d’en disposer assez longtemps pour récolter ce qu’elle avait semé. Le droit de propriété s’est ainsi institué, dont la défense a suscité bien des guerres. Mais tant qu’il restait des terres inconnues, tout nouveau venu pouvait espérer trouver à s’installer plus loin.

Ce n’est plus le cas. La terre a montré ses limites et il n’y a plus aujourd’hui un mètre carré de surface cultivable qui ne soit devenu la propriété de quelqu’un. Ainsi pendant des millénaires, l’homme a vécu directement de son travail d’exploitation des ressources que lui offrait la nature, mais c’est fini.

La situation a évolué, Duboin a insisté sur la façon dont la révolution mécanicienne l’a complètement transformée. Ce bouleversement a été encore plus radical et plus rapide ensuite.

Ainsi, les ressources naturelles ont toutes été accaparées. Même quand à l’origine elles n’appartiennent à personne (l’eau de pluie, les poissons de la mer…), c’est leur accés et leur mise à disposition qui sont devenus payables. L’eau, par exemple, reste une ressource naturelle gratuite. Mais rarement disponible naturellement. Son assainissement et sa distribution demandent d’abord des connaissances (de physique, chimie, géologie, géographie, hydrodynamique, mécanique, etc.) et puis de disposer des machines adaptées. Or ces machines ont été élaborées grâce aussi à la connaissance des lois de la physique et elles fonctionnent maintenant de plus en plus avec l’énergie tirée de la nature en appliquant ces mêmes lois, mais sous le contôle de l’homme. Caractérisant objectivement les facteurs de production qui inter-viennent dans le contexte actuel, ils sont trois.

Le premier facteur est la nature. Or parmi les ressources naturelles, il n’y a plus guère que l’air qui soit encore directement accessible à tous.

Le second est la connaissance de la nature. Ce savoir est le fruit des recherches de toutes les générations au cours de l’évolution : c’est l’accumulation de leurs résultats qui permet aux générations suivantes de les appliquer et de faire de nouvelles découvertes : Bill Gates n’aurait pas pu faire fortune avec ses logiciels sans, par exemple, la découverte de l’électricité (phénomène naturel) et l’invention, il y a des siècles, de l’algèbre, dont celle de Boole au XIX ème, etc.

Ce second facteur de production est aussi un patrimoine de l’humanité, il n’est pas la propriété d’un particulier qui pourrait le vendre.

Le troisième facteur est ce qui intervient dans la phase finale de la production : sa réalisation. Il est constitué, pour une part de plus en plus importante, de produits déjà élaborés (le capital physique) matières premières et énergie, et pour une autre part du travail humain présent : un peu de main d’œuvre, mais de moins en moins, et beaucoup d’organisation (science qui s’est beaucoup développée récemment).

D’une abondance à l’autre

L’importance relative de ces trois facteurs a considérablement évolué au cours de l’histoire, et de plus en plus vite.

Dans les sociétés primitives, seul le premier facteur intervenait : c’est le don de l’univers, la société d’abondance du paléolithique que cite Patrick et qui peut tout aussi bien être caractérisée par l’absence de travail que l’homme doit fournir pour accéder aux richesses.

Après le néolithique, deux facteurs de production sont utilisés, ressources naturelles et main d’œuvre. Mais au fur et à mesure que le travail humain est nécessaire à la transformation des ressources naturelles, ces dernières sont accaparées : soit elles sont appropriées (la terre), soit leur exploitation est réservée à ceux qui disposent des moyens nécessaires (le capital). La société d’abondance a fait place à une société où les richesses ne sont plus disponibles directement mais par un échange, c’est-à-dire contre un pouvoir d’achat qui s’acquiert, quand on n’est pas l’héritier d’un capital, en participant au travail présent de leur exploitation.

Mais ce travail est fatigant, l’homme s’efforce donc d’inventer des outils pour alléger sa peine. Et sans doute aussi parce qu’il est curieux, il cherche à comprendre la nature et à tirer parti de cette connaissance. Les moyens de production se transforment ainsi au fur et à mesure que la science développe de nouvelles techniques qui ont pour effet de diminuer la part de main d’œuvre requise. Ainsi le facteur travail humain présent, celui qui est nécessaire au stade final de la production, a fondu au cours de l’histoire, tandis que le second facteur, la connaissance de la nature, a pris la place prépondérante. Et il a participé, au cours de l’histoire, à la constitution de ce que les économistes appellent le capital physique (bâtiments, machines). Ainsi quand les marxistes affirment que « c’est le travail humain qui crée à lui seul l’ensemble des produits et des revenus »1 ils omettent le second facteur parce qu’ils considérent aussi qu’il n’est d’autre valeur que marchande.

Le résultat est là : nous sommes dans une société qui a tous les moyens pour produire des biens en abondance, mais ne nous laissons pas égarer par ce mot : elle n’a de commun avec “la première société d’abondance” citée dans Transversales que le fait qu’elle est produite avec très peu de main d’œuvre humaine présente au stade final.

Les humains sont donc très loin, comme le dit Partick de « vivre le don de l’univers et de leur propre vie comme un cadeau ». Il est devenu impossible à l’homme de vivre de l’exploitation directe de la richesse fournie gracieusement par la nature. Cette abondance-là ayant été accaparée, son accés doit maintenant être acheté à ses propriétaires qui distribuent les moyens de paiement et les réservent à ceux dont ils peuvent tirer profit de leur travail présent, excluant tous ceux dont la production finale n’a pas besoin.

Définir la propriété : un choix de société

C’est bien parce que cette organisation de la société humaine nous paraît suicidaire, comme l’exprime Albert Jacquard, que nous proposons d’en changer.

Dès lors que le facteur prépondérant dans la production n’est plus le travail présent mais un patrimoine commun, il nous paraît juste que ces moyens de produire soient mis gratuitement à la disposition des entreprises, et que les richesses produites soient un bien commun de la société humaine. L’organisation de la société consistera alors à décider ensemble de l’orientation de l’économie et des moyens à y mettre puis de la distribution du pouvoir d’acheter, pour les consommer, les richesses produites. C’est en substituant au système marchand cette démocratie économique qu’on pourra remettre l’économie au service de l’homme.

Les règles économiques qui président à l’accès des biens sont restées celles de l’époque où le travail présent concernait pratiquement tout le monde, cet accès est encore réparti par l’intermédiaire du salaire.

Le système du marché implique en effet que le propriétaire (ou le groupe d’actionnaires propriétaires) d’une entreprise achète sur les marchés le travail humain et les produits élaborés dont il a besoin pour organiser la production au stade final, après quoi le produit fini est sa propriété et il est libre d’en tirer le meilleur prix.

Et l’entreprise capitaliste est ainsi le cœur du système marchand. Tout passe par elle. Elle dispose gratuitement des deux premiers facteurs de production, la nature et la science, qui, appartenant à tous ne sont à personne en particulier, elle n’a pas à les acheter, on peut dire qu’elle en hérite. C’est elle qui distribue le pouvoir d’achat en achetant le travail humain présent qu’elle utilise. Et comme les produits qu’elle choisit de créer sont ceux qu’elle espère vendre le mieux, elle définit l’orientation de l’économie vers son profit.

L’entreprise est le chef d’orchestre, mais n’a pas d’état d’âme. Elle a un seul objectif, clairement défini, son profit. Il est donc absurde d’espérer qu’elle puisse être moralisée et devenir “citoyenne” ! Sa logique est forcément : compétition oblige !

Patrick situe bien le problème actuel dans le titre qu’il a choisi : Définir la richesse : un choix de société car il ne s’agit pas de combattre certains effets du système sur la société ou sur l’environnement : il est inutile de s’obstiner à réparer les dégâts, parce qu’il y en aura forcément d’autres tant que la logique du système sera la même. Le problème est de savoir qui est propriétaire des richesses produites aujourd’hui, compte tenu des facteurs qui interviennent à tous les stades de cette production (et pas seulement au stade final).

Malheureusement, chacun ne voit qu’un aspect des choses, celui qui le touche de près ou selon ses aspirations propres. Les écologistes dénoncent le mépris de la nature, de sa diversité et de notre environnement. Les “antimondialisation libérale” dénoncent le sacrifice des ressources naturelles, y compris des ressources humaines sur l’autel du profit commercial. L’opinion commence à s’émouvoir quand elle apprend que des laboratoires pharmaceutiques vendent leurs produits à des prix qui en interdisent l’accès à la grande majorité des malades. Mais elle n’en est pas à remettre en cause la méthode de formation de ces prix. Il lui reste à découvrir que le point commun de tout ce qui est déploré ici et là, dans les pays industrialisés et leur Quart monde, comme dans les pays du Tiers monde qu’ils exploitent, réside dans la base du système de l’échange qui n’attribue de valeur qu’à ce qui se vend.

Et en attendant, pendant la division, la dictature règne.

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Alain Lavie a entrepris de montrer ce que les travaux d’Henri Laborit apportent d’éclairages sur les comportements humains et d’arguments aux distributistes. Après avoir montré, dans un premier article, que la dictature de l’Avoir s’est établie par l’instauration de hiérarchies de valeurs assurant dominance et gratification à certains au détriment des autres, il déduit que ramener l’Avoir à un rang subalterne revient à supprimer ces hiérarchies et à satisfaire nos deux instincts, plaisir et dominance, d’une autre manière :

II. Éviter que l’Avoir se fasse l’être

par A. LAVIE
décembre 2001

Laborit propose de substituer à la hiérarchie de valeurs, la hiérarchie de fonction : « Aussi longtemps que les hiérarchies de valeurs, fondées sur l’information spécialisée, ne seront pas supprimées, il existera des dominants et des dominés. Par contre, si une hiérarchie de fonction s’installe, les classes sociales deviendront aussi nombreuses que les fonctions assurées et un même individu pourra fort bien appartenir à plusieurs classes sociales à la fois, dans plusieurs institutions différentes, suivant ses activités » [1].

Privilégier l’Etre, ou du moins dans un premier temps, amoindrir l’Avoir, c’est soustraire à ce dernier toute référence sociale, tout en maintenant l’expression de l’instinct de dominance par la gratification, donc le plaisir. Car chacun a besoin de trouver sa place au sein du groupe, à y exercer ses aptitudes, à l’influencer par sa personnalité, et que cette place soit reconnue.

Mais pour éviter l’attribution d’une valeur particulière à la possession d’une information spécialisée, il faut divulguer une information généralisée « permettant d’opposer une structure par niveaux d’organisation fonctionnels, instaurant les pouvoirs de classes fonctionnelles et les opposant aux hiérarchies de valeur technicisées qui sont présentement établies… Il semble donc absolument évident que pour faire disparaître les dominances hiérarchiques, fondées sur les connaissances techniques, il est indispensable d’instituer une généralisation des connaissances non techniques permettant l’instauration des pouvoirs de classes fonctionnelles » [2].

Or ce type d’organisation « les systèmes vivants au sein de la biosphère ont su le réaliser par des structures autogérées » : dans un organisme vivant, aucune cellule, aucun organe ou système ne commande à rien, il se contente d’informer et d’être informé. Il n’existe pas de hiérarchie de pouvoir, mais d’organisation. Un niveau d’organisation, qu’il soit moléculaire (l’individu) ou cellulaire (le groupe social), celui des organes (ensembles humains assumant une fonction sociale), celui des systèmes (nations) ou bien de l’organisme entier (espèce) « n’a pas à détenir un pouvoir sur l’autre, mais à s’associer à lui pour que fonctionne harmonieusement l’ensemble par rapport à l’environnement. Mais pour que chaque niveau d’organisation puisse s’intégrer fonctionnellement à l’ensemble, il faut qu’il soit informé de la finalité de l’ensemble et, qui plus est, qu’il puisse participer au choix de cette finalité. »

Or le système productiviste impose aujourd’hui à la population ses besoins matérialistes en récompensant ceux qui le servent par une hiérarchie de privilèges qui satisfait la recherche de la dominance, c’est ce qui est défini comme la promotion par le mérite. Mérite alors compris comme l’expression de la volonté et de la responsabilité et que l’on retrouve dans la trop fameuse sentence “Quand je veux, je peux”, n’est vraie qu’à l’inverse “Quand je peux, je veux”, car pour vouloir, il faut posséder les capacités mentales et biologiques et les informations nécessaires.

Cette volonté est en étroite relation avec la notion du libre arbitre : « Vouloir, n’est-ce pas tout d’abord réaliser un choix et focaliser son énergie dans la direction déterminée par cette décision ? Cependant ce libre arbitre tant prôné par notre civilisation n’est qu’une pure vue de l’esprit, une apparence, une sensation fallacieuse [qui] s’explique du fait que ce qui conditionne notre action est généralement du domaine de l’inconscient, et que par contre, le discours logique est, lui, du domaine du conscient. C’est ce discours qui nous permet de croire au libre choix » [3].

« Comment être libre aussi quand on sait que ce que nous possédons dans notre système nerveux, ce ne sont que nos relations intériorisées avec les autres ? Quand on sait qu’un élément n’est jamais séparé d’un ensemble, qu’un individu séparé de tout environnement social devient un enfant sauvage qui ne sera jamais un homme » [4] ? « En fait, nos choix… ne sont que le résultat inconscient de nos pulsions et de nos apprentissages » [5]. Quant à la responsabilité, c’est par elle que l’on peut acquérir un mérite, lequel est alors récompensé par la dominance accordée par la structure sociale qu’elle a contribué à consolider. « Mais s’il n’existe pas de liberté de la décision, il ne peut exister de responsabilité » [6].

Si liberté et responsabilité ne sont que chimères, alors le mérite n’est qu’un argument fallacieux, de conditionnement, utilisé par les dominants : « Comment prendre conscience de pulsions primitives transformées et contrôlées par des automatismes socio-culturels lorsque ceux-ci, purs jugements de valeur d’une société donnée à une certaine époque, sont élevés aux rangs d’éthique, de principes fondamentaux, de lois universelles, alors que ce ne sont que les réglements de manoeuvre utilisés par une structure sociale de dominance pour se perpétuer, se survivre » [7].

Cependant la société pourrait rétorquer que seule la plus-value apportée par l’individu lui importe et que celle-ci est mesurable donc rétribuable. En réalité, comme le montrent A. Jacquard, J.P. Sartre et H. Laborit, « l’individu est le reflet des autres, le “moi”n’est que la somme des “tu” et chaque homme est “fait de tous les hommes”. Ce que nous intériorisons dans notre système nerveux depuis notre naissance, ce sont essentiellement les autres » [8].

Récompenser un individu, c’est omettre l’apport de tous ceux qui ont contribué à sa formation, qui l’ont amené à être ce qu’il est. Et comment mesurer en chacun l’apport des autres ? Tâche impossible et non souhaitable, si le but recherché est la lutte contre les frustrations génératrices de violences sociales. Ses facultés personnelles, chacun les doit à son entourage, à son groupe social, à toutes les informations qui l’ont construit. Que ce soit son patrimoine génétique ou la culture acquise (dont l’interaction a permis la construction de son cerveau, les multiples connexions entre ses cellules), l’individu n’en est pas responsable et sans les autres, il ne serait rien.

Dans la somme des informations reçues fi-gurent les besoins des autres, les préoccupations, les idéaux, les objectifs de la société. Aujourd’hui, dans leur grande majorité, ces informations sont imposées, dépendantes d’individus dits chefs d’entreprise, actionnaires, technocrates de tous bords, répandant leurs directives de façon à garantir leur dominance. Il est plus souhaitable qu’elles soient les reflets de toutes les vélléités, de toutes les forces vives, de toute la puissance créatrice issues de ce groupe, qui peut alors, par extension, être l’humanité.

Le besoin de dominance, ou plutôt de reconnaissance sociale, pousse actuellement chacun à répondre à ces besoins pour “faire sa place” en fonction de la gratification escomptée ou éprouvée, car le plaisir est source de vie et représente la sensation qui nous renseigne sur le maintien qualitatif de notre structure. Cette logique montre qu’une société ayant pour objectif l’avènement de l’Etre, devra écarter l’ensemble des idéologies prônées par la société capitaliste et par la morale judéochrétienne à son service, telles que la promotion de la souffrance, de l’abnégation, du sacrifice, du travail et la répudiation du plaisir, de l’imagination. Dans une société de l’Etre, la “récompense” ne peut être que la gratification par le plaisir dans un échange reconnu (le contrat civique) : l’expression des compétences et des facultés de chacun en réponse aux besoins du groupe, et la mise à disposition des biens produits en réponse aux besoins de chacun. Il est à souligner que dans une société de l’Etre, les besoins émis par le groupe ne seront pas essentiellement matérialistes : ils proviendront de divers domaines, comme l’art, la politique, la philosophie, l’Histoire, la recherche…

« A partir de l’individu dont nous avons déjà envisagé l’analogie cellulaire, les groupements de ces individus en organes, tissus, systèmes, trouvent aussi leur analogie avec les entreprises, les industries, les grandes activités nationales dont l’ensemble concourt à l’efficacité de l’action globale. Chaque niveau d’organisation règle et contrôle l’activité du niveau sous-jacent, mais chaque niveau, comme dans un organisme, est indispensable à l’activité de l’ensemble. Sa finalité est bien sa satisfaction personnelle, mais réalisable uniquement grâce à la satisfaction de l’ensemble, celle-ci n’étant possible que grâce à l’efficacité de chaque niveau d’organisation. Il s’agit bien de systèmes régulés mais dont l’information vient de l’extérieur du système par l’éta-blissement de servomécanismes, le choix de la finalité globale étant le résultat de la recherche de la satisfaction de tous les éléments » [9].

L’égalité n’existant pas, mais plutôt la variété, les prédispositions de chacun sont différentes selon le patrimoine génétique, les informations reçues, le vécu. Les fonctions exercées, en absence des hiérarchies de valeurs, seront donc variées : aucune crainte à ressentir en ce qui concerne des vocations dites “inutiles”, puisque chaque domaine où chacun s’exprimera en cherchant sa gratification, fera partie des informations, des besoins émis par la société.

Question souvent posée dans les colonnes de La Grande Relève : Doit-on rétribuer davantage certaines fonctions plutôt que d’autres ? De la lecture des lignes précédentes il résulte que ce surplus de revenu équivaudrait à l’attribution d’une valeur supplémentaire à certaines fonctions, ce qui serait la porte ouverte à un nouveau système hiérarchique de valeurs, par lequel les privilégiés se reconstruiraient des moyens de protection de leur dominance pour en revenir à un système proche de celui d’aujourd’hui. En l’absence de hiérarchies de valeurs, l’incitation à l’exercice de certaines fonctions par un surplus de revenu ne sera pas nécessaire : en imaginant, à l’extrême, une pénurie alimentaire par exemple, cette information sur les besoins de la société suscitera des vocations d’agriculteurs par besoin de reconnaissance sociale.

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[1] Henri Laborit, La nouvelle grille, page 161.

[2] Henri Laborit, La nouvelle grille, page 234.

[3] Henri Laborit, Eloge de la fuite, page 72.

[4] Henri Laborit, La nouvelle grille, page 166.

[5] Henri Laborit, La nouvelle grille, page 119.

[6] Henri Laborit, La nouvelle grille, page172.

[7] Henri Laborit, Eloge de la fuite, page 72.

[8] Henri Laborit, La nouvelle grille, page 96.

[9] Henri Laborit, La nouvelle grille, page 236.

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Lectures

La guerre au vivant ?

par D. FERNANDEZ
décembre 2001

L’argent est, selon le vieil adage “le nerf de la guerre”. La guerre au vivant, que J-P Berlan décrit dans son ouvrage Guerre au vivant : OGM et mystifications scientifiques [1] n’échappe pas à la règle. L’origine de ce conflit se résume en un axiome économique simple « on ne peut vendre à quiconque ce qu’il produit ou ce dont il dispose déjà à satiété ». Et son corollaire : comment vendre des semences chaque année à un paysan dont le rôle est de reproduire la vie, et qui dispose d’un stock de graines après chaque récolte ?

Le problème s’est posé à partir du XIXème siècle, au moment où en Angleterre les gentilhommes-agriculteurs sont devenus des sélectionneurs professionnels. La première bataille de cette guerre qui durera jusqu’à nos jours a été gagnée par le Major Hallett. Ce dernier découvre vers 1860 une nouvelle “méthode de sélection” qui incite les paysans à racheter des semences chaque année. En effet, les semences sélectionnées par Hallett ne seraient plus capables de transmettre aux générations suivantes leurs caractéristiques agro-nomiques. Les fondements scientifiques de cette méthode seront invalidés au début du XXème siècle : il aura donc fallu 40 ans aux scientifiques pour redécouvrir que les plantes transmettent de génération en génération leurs caractères agronomiques !

La seconde bataille démarre au début du XXème siècle, quand deux biologistes américains inventent la méthode des hybrides pour la sélection du maïs. Il s’agit une fois de plus d’une mystification scientifique (à l’insu des chercheurs, mais le résultat est là !). En deux mots : le maïs est une plante à fécondation croisée, quand elle est “auto-fécondée” on obtient un effet de “dépression consanguine”. Mais en croisant deux lignées consanguines différentes, on obtient des semences donnant de beaux résultats… Malheureu-sement, si un agriculteur utilise ces semences, récolte, puis sème une seconde génération, il obtient des résultats déplorables. Une fois encore, il va lui falloir racheter des semences hybrides chaque année. Cette technique est devenue la référence au cours du XXème siècle, bien que ses bases scientifiques aient été remises en cause très rapidement.

Mais ces vieilles méthodes d’appropriation du vivant sont désormais obsolètes. La dernière bataille de la guerre au vivant fait rage, les géants des sciences de la vie étrennent leurs nouvelles armes : les OGM et les brevets. C’est vrai, le désormais célèbre Terminator [2] (méthode permettant d’obtenir des graines stériles) a coûté cher à Monsanto en terme d’image : cette transnationale a été obligée de renoncer à son nouveau “miracle” scientifique. On peut vouloir la mainmise sur l’agriculture mondiale, mais tout de même pas de façon aussi grossière ! Car il s’agit d’imposer les plantes transgéniques comme révolution scientifique mondiale, pour le bien de tous, et à l’encontre d’une poignée d’illuminés rétrogrades.

Avec les brevets, la guerre change d’allure : il ne s’a-git pas de stériliser les êtres vivants mais tout simplement d’interdire au paysan de resemer ses graines. Car le programme génétique que contient les semences ne lui appartient plus, il ne peut l’utiliser que sous licence. La base de l’information transmise de génération en génération, le gène lui-même, est désormais la propriété du cartel agro-chimique. En Amérique du Nord, Monsanto traque les agriculteurs pirates, comme on poursuit les pirates informatiques, et n’hésite pas à faire appel à une agence de détectives privée et à des numéros de téléphone verts dédiés à la délation… La guerre contre le vivant se durcit, et comme tout conflit, on doit déplorer quelques dommages collatéraux. Ils ont pour nom Santé Publique, ou Environnement…

Si cet ouvrage, coordonné par J-P Berlan nous met en garde contre les dangers très actuels des dernières trouvailles des industriels des sciences de la vie (OGM et brevets), il serait trop long de les aborder dans cet article. Comme toute note de lecture, celle-ci revêt un caractère forcément arbitraire. Le principal enseignement de cet ouvrage est, selon moi, la mise en pers-pective historique de la bataille menée actuellement par les multinationales agro-pharmaceutiques. Même si elle met en jeu de nouvelles technologies, elle n’est que la suite logique d’un mouvement amorcé au milieu du XIXe siècle. Il est important de noter que les scientifiques ont, souvent par aveuglement, aidé les puissants à s’accaparer le vivant, au lieu de faire acte de résistance. Leur aide a toujours pris la même forme : faire passer pour des prouesses techniques des méthodes qui ont pour but essentiel d’enlever au paysan son droit à reproduire la vie pour nourrir les humains.

Pourtant, les chemins vers la paix existent, qu’il s’agisse de l’agriculture paysanne, biologique, biodynamique ou “raisonnée”. Les progrès des sciences agronomiques classiques, élégantes mais peu spectaculaires, sont malheureusement moins valo-risés que les solutions toutes faites et inadaptées issues des biotechnologies.

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En guise de conclusion, on peut rappeler cette image évoquée par J-P Berlan : peut-on imaginer une société dans laquelle les marchands de chandelles forceraient les individus à rester cloîtrés, les volets fermés, sous prétexte que l’existence du soleil met en danger leurs profits ? Difficile d’imaginer une pareille absurdité et pourtant c’est bien ce que nous préparent les géants de l’agro-pharmacie, avec l’appui d’une grande partie de la communauté scientifique.

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[1] éditeur Agone, BP 2326 13213 Marseille cédex 02, collection Contre-feux, 2001.

[2] Voir GR N° 987 (avril 1999), p.8 “La leçon du Terminator“.

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Lectures

Après avoir analysé, dans nos précédents numéros, le livre de R. Lenglet et B. Topuz, C. Echkert se demande si, trois ans après cette parution, le nombre croissant de scandales sanitaires a fini par décider les autorités à jouer leur rôle. Ce sont en effet les politiques « qui légifèrent et réglementent, qui sanctionnent, qui interdisent ou laissent faire » [1].

Les exemples d’actualité récente qui suivent prouvent qu’il n’en est rien. Puisque le système libéral actuel engendre tant de dégâts sanitaires par la recherche du profit immédiat, il reste alors à examiner, pour en finir avec cette série d’articles, si un système économique distributif et démocratique ne serait pas plus salutaire.

Les industriels contre les citoyens

par C. ECKERT
décembre 2001

Des médicaments mortels ?

Nouveau cas de retrait du marché d’un médicament, l’affaire Bayer a fait grand bruit l’été dernier, lorsque ce groupe allemand a « contre toute attente, retiré de la vente l’un de ses médicaments vedette contre le cholestérol » [2], accusé d’avoir causé plusieurs dizaines de décès dans le monde. Seulement voilà, il est loin d’être certain que cet acte aît été motivé par des considérations d’ordre sanitaire. Tout d’abord, cette décision a été prise « sans concertation avec les autorités sanitaires des pays concernés » et même sans information [3] puisque Bayer « a préféré communiquer ses intentions d’abord aux marchés financiers » [4]. Ensuite, en juillet les autorités européennes estimaient qu’il « n’y avait aucune raison de retirer l’autorisation » [5] car, plutôt que le médicament en lui-même, c’était son association avec un autre médicament qui était jugée dangereuse.

Enfin, le lendemain du retrait du médicament, le président du directoire de Bayer annonçait comme par hasard la suppression d’au moins 1.800 emplois et la fermeture de quinze usines. Cela ressemble fort aux chantages à l’emploi décrits par R.Lenglet et B.Topuz. « L’opération de retrait sera une des plus importantes qu’ait jamais connues le secteur de la pharmacie ». Bien que les dirigeants du groupe affirment « qu’il n’y a aucun lien direct entre le retrait [...] et les restructurations », il est fortement question d’une scission de Bayer qui céderait son pôle pharmaceutique et renforcerait son pôle chimique par « le rachat de la division agrochimique d’Aventis, CropScience » [2].

Des OGM dans les chips

Racheter CropScience ne va sans doute pas aider Bayer à redorer son image puisque cette société a déjà créé un scandale en 2000 dans le domaine des OGM. Cette filiale du groupe pharmaceutique Aventis, lui-même né de la fusion de Hoechst et de Rhône-Poulenc, commercialise en effet le maïs transgénique Starlink. « Interdit en Europe, ce maïs est autorisé depuis 1998 aux États-Unis pour l’alimentation du bétail et la production d’éthanol [mais est] interdit à la consommation humaine » [5]. Or ce produit a été trouvé, d’abord dans des tacos (sorte de chips), puis dans plus de trois cents produits aux États-Unis, ainsi qu’au Japon et en Corée.

Faisant fi de leur credo libéral, les gouvernants états-uniens « ont annoncé qu’ils achèteraient la tota-lité de la récolte de maïs Starlink (coût estimé à 70 millions de dollars) » et se promettaient de se faire rembourser par Aventis. « En révélant la faiblesse des contrôles sanitaires, l’affaire Starlink [...] illustre l’ampleur des impacts sanitaire et économique de toute erreur dans la maîtrise des produits transgéniques [et montre que] les interrogations exprimées depuis de nombreux mois par les associations environnementa-listes et par les associations de consommateurs ne sont pas de simples fantasmes liés à une peur irrationnelle et obscurantiste » [5].

Du plomb dans l’eau potable

« Alors que l’eau ne contient pratiquement pas de plomb à sa production, une partie du réseau public et des dizaines de milliers de logements français sont toujours équipés de canalisations en plomb. Celles-ci se détériorent en contaminant l’eau qu’elles transportent » [6]. Le plomb étant nuisible à la santé et le taux toléré, actuellement de cinquante microgrammes par litre, devant être réduit à dix microgrammes par litre en 2013 pour satisfaire aux exigences européennes, il convenait de rechercher des solutions. Un projet réunissant deux laboratoires du CNRS et coordonné par la Vivendi a mis au point « un filtre qui, installé directement sur le robinet de la cuisine, [retient] le plomb, sans modifier les autres paramètres de l’eau, qui doit bien évidemment rester potable ». Ce filtre est actuellement à l’essai et Vivendi compte le commercialiser « en grandes surfaces, pour quelques centaines de francs, dans le courant de l’année prochaine ». Le citoyen ordinaire a déjà bâti la fortune de cette entreprise privée pour disposer d’une eau, ressource naturelle indispensable à la vie, répondant à certaines exigences sanitaires. Il lui faudra maintenant s’équiper en outre d’un filtre, développé par la même entreprise, afin de réduire une pollution introduite au cours de la distribution.

L’amiante toujours d’actualité

Selon R.Lenglet et B.Topuz, « les autorités affirment que la santé publique est une priorité absolue, mais se contredisent en permanence dans la pratique ». Ce n’est pas la cour administrative de Marseille qui les contredira puisqu’elle vient de confirmer le jugement de mai 2000 du tribunal administratif condamnant l’État pour ses carences dans la prévention des risques liés à l’exposition professionnelle à l’amiante.

Le dossier concerne quatre personnes. Deux d’entre elles ont été exposées avant 1977, année de la publication du premier décret limitant la concentration d’amiante dans l’atmosphère de travail des salariés, tandis que les deux autres l’ont été après cette date. Pour les deux premières, la cour a estimé que, malgré l’absence de réglementation à cette époque, « les pouvoirs publics ne pouvaient plus ignorer que l’exposition professionnelle aux fibres d’amiante présentait des risques sérieux pour la santé » [7]. Elle a donc conclu que l’État n’a pas « satisfait à ses obligations en matière de protection de la santé publique ». Dans les deux autres cas, la cour a trouvé que le gouvernement n’a pas apporté les éléments scientifiques permettant de penser que les seuils de tolérance imposés à partir de 1977 étaient « de nature à prévenir les risques liés à l’exposition aux poussières d’amiante ». Selon elle, « l’État n’a diligenté avant 1995 aucune étude de nature à lui permettre de s’assurer que les mesures qu’il prenait étaient adaptées au risque connu et grave ».

Cette condamnation de l’État ne suffit cependant pas à l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante car elle craint que les employeurs l’exploitent pour « faire oublier leur propre responsabilité ». Elle demande donc à nouveau que l’affaire de l’amiante fasse l’objet d’un procès au pénal.

Et aussi ...

Si l’amiante a été entièrement interdite en 1997, elle n’a pas disparu pour autant. En mai 2000, un promeneur alsacien découvre en pleine forêt « un déversement sauvage de plaques en fibrociment amiante [...] et depuis cette date, aucune action n’a été entreprise pour nettoyer l’endroit » [8]. Moins d’un an plus tard, le même promeneur découvre à quelques jours d’intervalle trois dépôts de plusieurs mètres cubes de farines animales. « Un éleveur particulièrement peu scrupuleux, plutôt que d’utiliser les onéreuses filières conformes d’élimination, s’en débarrasse à peu de frais en les déversant en pleine nature ».

Dans une autre commune du Bas-Rhin ont été ensevelis « plus de deux mille tonnes de déchets banals provenant du nettoyage d’un terrain destiné à une énorme opération immobilière, [...] au mépris total de la réglementation » [8].

Dans un autre registre, les antennes de radiotéléphonie sont soupçonnées de provoquer, entre autres, des leucémies, des cancers du sein et du cerveau, et des altérations de la mémoire. Les autorités anglaises ont considéré ces risques assez sérieux pour « interdire toute antenne de ce genre à moins de trois cents mètres de toute habitation » [8]. En France, bien qu’un groupe d’experts ait proposé que « les bâtiments sensibles (hôpitaux, crèches, écoles) situés à moins de cent mètres d’une station de base, en milieu urbain, ne soient pas atteints directement par le faisceau de l’antenne », la Sécurité sociale de Haguenau a accepté l’installation de plusieurs de ces antennes sur le toit de son bâtiment, alors même qu’il se trouve à côté d’un centre pour enfants inadaptés.

Après être revenu sur les médicaments, sur l’amiante et les déchets industriels en tout genre, il reste à examiner ce que sont devenus les lobbies de l’alcool et du tabac.

Concernant les premiers, la prolifération des affiches publicitaires montre qu’ils n’ont rien perdu de leur influence. Quant aux fabricants de cigarettes, rien ne vaut la relecture de l’article de Jean-Pierre Mon [9] pour s’apercevoir que leur cynisme ne cesse de s’accroître. Pour éviter le durcissement des législations antitabac ils arguent en effet maintenant des économies « en frais de santé, de retraites et de logement chaque fois qu’un fumeur trépasse ».

Qu’en serait-il en économie distributive ?

Rappelons les trois piliers de l’économie distributive : le revenu social, la monnaie de consommation et le contrat civique [10].

Dans le système actuel, « la croissance et la vitesse deviennent obligation, même si c’est au prix d’actes préjudiciables à la société, à la santé, à l’environnement [...] On crée des emplois inutiles, voire nuisibles, dans la publicité par exemple, parce qu’ils aident à forcer la vente ». En économie distributive, « nous sommes tous cohéritiers d’un patrimoine » dont le partage de l’usufruit « se matérialise par la garantie d’un pouvoir d’achat suffisant pour vivre décemment ». Chacun bénéficiant d’un revenu social, il devient tout à fait absurde d’inventer des emplois inutiles et de justifier la nécessité de la croissance par les emplois qu’elle est censée générer.

Dans le système actuel, « les investissements ne sont décidés qu’en considération d’un seule critère, la rentabilité financière ». En économie distributive, la monnaie de consommation « perd sa valeur dès qu’elle a servi, comme un billet de transport[...]. Elle n’a pour but que de distribuer équitablement la production » [10]. La quantité de monnaie distribuée étant égale à la somme des prix de tous les biens et services mis en vente, il y a équilibre, et la monnaie ne permet ni profit ni spéculation. Ce n’est donc plus l’augmentation des bénéfices ou des dividendes versés aux actionnaires qui peut légitimer un développement illimité de la production.

Dans le système actuel, d’importants dégâts sanitaires viennent de ce que « l’État laisse des groupes d’intérêts industriels ou corporatistes pénétrer au sein même des institutions pour y définir des orientations stratégiques » et de ce que ces groupes « n’hésitent pas, quand leurs intérêts sont en jeu, à minimiser les dangers » [1]. Afin de maxi-miser l’enrichissement des entreprises, la fabrication de biens jugés peu rentables mais utiles peut être arrêtée au profit de celle d’autres, souvent superflus mais susceptibles d’attirer les consommateurs solvables. Pour éviter ces dérapages, « une des tâches prioritaires du politique doit être d’organiser avec le plus de rigueur possible les conditions d’une expertise plurielle garantissant un minimum d’objectivité » [1]. En économie distributive, le citoyen a l’obligation de « consacrer une partie de son temps à des activités utiles, qu’il doit pouvoir choisir ».

La proposition de travail du citoyen fait l’objet du contrat civique qui est discuté, selon le principe de subsidiarité, au sein de « conseils économiques et sociaux (CES) dans lesquels les usagers sont au moins aussi représentés que les spécialistes (de la profession concernée, de la santé, de la gestion, de l’environnement, etc.) ». Il s’agit donc de « décider démocratiquement l’évaluation de la production à réaliser [...], l’évaluation des coûts [et] l’évaluation des tâches correspondant à cette production » [10]. Grâce à ce débat public et démocratique, les biens et services parasites, voire nocifs, sont écartés en faveur de ceux qui répondent à de réels besoins.

Ainsi, en supprimant la spéculation et le profit, l’économie distributive prive de tout intérêt l’accroissement sans fin de la consommation et rend vaine la publicité. Leur motivation étant de développer à tout prix le marché, les cabinets de lobbying industriels, dont ceux des médicaments, des pesticides et autres insecticides, de l’amiante, du tabac et de l’alcool, perdent donc toute raison d’être … pour le plus grand bienfait de tout citoyen.

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[1] Des lobbies contre la santé, Roger Lenglet et Bernard Topuz, Ed. Syros, 1998.

[2] Le Monde, 11/08/2001.

[3] En fait, de source digne de foi, le président de Bayer, tout près de sa retraite, a pris cette décision tout seul, sans consulter ses conseillers, et, de son lieu de vacance, l’a faite connaître par télécopie à la direction du groupe qui n’en croyait pas ses oreilles. Dans l’esprit du président, il s’agissait d’une sorte d’opération de publicité, du type de celle réalisée il y a quelques années par Perrier avec le retrait de toutes ses bouteilles d’eau des États-Unis.

[4] Inf’OGM, mars 2001.

[5] Le Monde, 22/08/2001.

[6] Le Journal du CNRS, juillet/août 2001.

[7] Le Monde, 20/10/2001.

[8] Tonic, avril 2001.

[9] La Grande Relève, N°1014 octobre 2001

[10] La Grande Relève, N°993 novembre 1999.

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Témoignage

Un autre aspect de l’économie distributive concerne chaque citoyen personnellement : le fait d’être assuré de recevoir réglièrement un revenu décent lui permet de déterminer son activité en fonction de ses aspirations et de son talent. Le témoignage que Roland Poquet rapporte ci-dessous permet de complèter au niveau individuel la comparaison avec le système actuel :

Nicole

par R. POQUET
décembre 2001

Nous l’appellerons Nicole. Puisque de toutes façons elle s’appelle Nicole et que son parcours, assez exceptionnel, n’appartient qu’à elle. Quoique…

Suite à un épisode inattendu de sa vie affective, Nicole a dû interrompre ses études au Lycée technique de la ville, alors qu’elle s’apprêtait à passer les épreuves du Baccalauréat. J’ai rencontré Nicole il y a quelques mois : c’est une femme intelligente, équilibrée, heureuse quand elle peut se mettre au service des autres : « on a la “fibre sociale” ou on ne l’a pas », s’emploie-t-elle à dire. Cela tombe bien. à près de cinquante ans, Nicole vient de trouver son premier vrai travail, un contrat pour un emploi à temps plein et à durée indéterminée, auprès du PACT de la ville, association aux responsabilités multiples pour assurer notamment un service d’action sociale avec suivi personnalisé en faveur des familles en difficulté… Tout un programme. Nicole avoue être heureuse car cette activité, qui l’oblige cependant à un don de soi exténuant, répond exactement à ses aspirations et à ses dispositions les plus profondes.

*

Il n’est pas rare qu’une femme effectue son premier vrai travail à plus de quarante ans, me direz-vous. Certes. Ce qui est moins banal, c’est que Nicole a passé quinze années de sa vie à multiplier les stages les plus divers, et parfois les plus inattendus, dans l’espoir de trouver un travail.

De 1986 à 2001, Nicole a participé à une dizaine de stages, de durée plus ou moins longue chacun, entrecoupés de petits boulots ou de périodes de chômage (la plus longue vacance intervenant de 1995 à 1997), stages placés sous l’égide de l’Association Nationale pour la Formation Professionnelle des Adultes (AFPA) qui dépend du Ministère de l’emploi et de la solidarité ; la rémunération mensuelle dépassant rarement le plafond des 4.000 F.

Le détail de ces périodes de formation est instructif :

• En 1986-1987, stage de secrétariat, niveau 4 (Bac Technique) pendant neuf mois.

• De 1987 à 1992, plusieurs périodes de travail temporaire, notamment au sein d’une association de prévention spécialisée “La Bouée des Jeunes” pendant un an et demi.

• En 1992-1993, à l’issue d’une période de dix mois, obtention d’un brevet de technicien comptable d’entreprise. La fin de l’année 93, puis l’année 1994 se passent en multiples démarches à la recherche d’un emploi répondant à cette qualification ; deux opportunités se présentent mais l’absence d’expérience professionnelle à faire valoir conduit à un double échec.

• De 1995 à 1997, ce sont les années-découragement. Vers quelles formations se tourner quand les perspectives de travail se dérobent ?

• En 1997, Nicole repart à l’assaut. Toujours sous l’égide de l’AFPA, elle effectue un stage “d’agent de fabrication industrielle”, assorti de deux PAE (périodes d’application en entreprise) d’un mois chacune chez un orthopédiste, au cours desquelles elle pense s’initier au travail du cuir, de la résine et des matières plastiques. Mais, comme il s’agit d’un premier stage de ce type en France, le matériel arrive en fin de formation, ce qui enlève à celle-ci toute efficacité. Aussi la psychologue du travail propose-t-elle aux personnes intéressées une autre formation.

• En 1998, Nicole se lance alors dans un stage de neuf mois (niveau 5) comme “chaudronnier tuyauteur des matières plastiques”. Les débouchés existent mais, lui est-il répondu, « pas pour les femmes et les étrangers »…

• En 1999, nouvelle période de découragement. Pour son plaisir personnel, Nicole suit un stage de “redynamisation par le théâtre” sous la direction d’un metteur en scène et comédien de haut niveau. C’est la révélation : Nicole, s’avèrant plus douée pour les planches, et donc pour la relation à autrui, que pour le façonnement des matières plastiques, intègre une troupe de théâtre amateur. Mais nous sommes, bien évidemment, en plein bénévolat.

• En 2000, Nicole entrevoit enfin une éclaircie. Au cours d’un CES (contrat emploi solidarité), en secrétariat à l’AFPA, elle découvre, dans le cadre de ses activités, une fiche décrivant une formation susceptible de déboucher sur un métier de “conseiller en insertion professionnelle”. Attirée par la dimension sociale de cette formation, elle effectue un stage AFPA de huit mois, en partenariat avec l’IRTS (Institut régional de travailleurs sociaux) ; le stage a lieu à cinquante kilomètres de chez elle, mais l’obstacle ne la rebute pas. Elle obtient un diplôme de niveau 3.

•En 2001, le PACT lui offre son premier emploi à temps plein et à durée indéterminée.

*

Essayons de tirer quelques enseignements d’un tel parcours :

1. A une époque où le travail change de nature et, pour le moins, n’a plus la stabilité et l’étendue des registres qu’il avait autrefois, la route qui mène à l’obtention d’un emploi à plein temps et à durée indéterminée est de plus en plus longue et de plus en plus incertaine. Je puis témoigner que Nicole avait pourtant toutes les qualités requises pour y parvenir : un rare équilibre psychologique, une intelligence supérieure à la moyenne et une volonté rarement prise en défaut. Qu’en est-il de tous ceux et de toutes celles qui perdent rapidement leurs repères d’espace et de temps ou qui, n’en ayant jamais eu, se sentent définitivement inaptes à toute intégration par le travail ?

2. Malgré les efforts accomplis et traduits en actes par le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité (via l’AFPA et autres organismes), les stages, même répétés et diversifiés, n’ouvrent pas automatiquement le chemin de l’emploi et, en aucun cas, n’accordent une garantie quelconque au demandeur d’emploi ; l’incontestable acquis de connaissances et de savoir-faire est leur seul aspect positif.

3. Cet exemple évoque a contrario les catégories de personnes hors du champ de l’emploi, de façon provisoire ou définitive
- jeunes ou moins jeunes à la recherche d’un premier emploi,
- personnes ballottées d’un stage de formation à un, avec petits boulots à la clé,
- préretraités et retraités qui souhaiteraient encore participer à un travail ou à une activité socialement reconnus.

Bien entendu, les statistiques du chômage ne prennent pas en compte ces trois catégories de personnes ; il serait cependant intéressant de connaître, à un moment donné, le nombre de participants à des stages de formation officiellement reconnus : existe-t-il des statistiques à ce sujet ? et parmi ces participants, et d’une année sur l’autre, combien sont-ils à avoir réussi à décrocher un emploi ayant un rapport avec la formation suivie ?

4. Tout au long de ces quinze années, combien de pé-riodes de doute et de lassitude qui entraînent la plupart du temps la perte de confiance en soi ? Combien de moments de détresse accentués par l’insuffisance des revenus ? Combien de rancœurs accumulées au regard d’une société qui étale avec impudeur ses richesses et refuse de prendre les mesures nécessaires à leur harmonieuse distribution ?

*

La solution à ce problème de l’emploi nous la connaissons : c’est la rupture du lien entre l’emploi et le revenu. Un revenu à chacun en fonction de son statut social et selon des critères à définir démocratiquement : c’est un devoir auquel nos sociétés se doivent de répondre. Déconnecté du revenu, l’emploi peut alors diminuer et, a fortiori, être réparti entre tous les citoyens.

Dans la douloureuse attente de l’adoption d’une telle mesure – que tout le monde trouve utopique, bien entendu, mais la détresse et la misère, elles, sont bien réelles – faut-il militer dans l’immédiat pour l’instauration d’un “revenu minimum garanti” accordé à tous afin qu’en bénéficient en priorité ceux qui, comme Nicole, parviennent difficilement à s’insérer dans notre société du travail ?

Mais dans le système du marché la mise en place d’une telle mesure n’est pas simple…

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