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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles > N° 1026 - novembre 2002

 

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N° 1026 - novembre 2002

Intoxication...   (Afficher article seul)

Les attaques contre le secteur public, dans la presse ou à l’Assemblée nationale, ne résistent pas à l’examen objectif des faits : le public n’a rien à gagner de ce passage sous la tutelle du profit marchand.

...Désintoxication   (Afficher article seul)

BRASMA, APCC, OQQ, PAB and Co   (Afficher article seul)

Mondialisation financière et terrorisme   (Afficher article seul)

René Passet et J.Liberman constatent que rien n’a été fait pour vraiment attaquer, à sa racine, le pouvoir financier qui entretient le terrorisme aussi bien que le reste de l’économie. Mais ils n’imaginent pas l’attaquer à sa source !!

Agone   (Afficher article seul)

Ces mécanismes bancaires qui fabriquent la misère   (Afficher article seul)

En prêtant par intérêt des capitaux qui n’existent pas, les banques accaparent le progrès et en interdisent l’accès à ceux qui n’ont que leur travail.

La culture américaine en question   (Afficher article seul)

Comment le philosophe G. Steiner explique l’origine et la spécificité de la culture aux Etats-Unis.

Bowling for Columbine   (Afficher article seul)

Intérêt général et intérêt de l’entreprise   (Afficher article seul)

Dialogue entre ingénieurs : le patron d’une entreprise privée peut-il tenir compte de l’intérêt général ? - C’est l’intérêt de l’entreprise (ses actionnaires ?) qui passe avant tout. Tirons-en la leçon.

Dérives sémantiques   (Afficher article seul)

Le krach boursier montre l’urgence d’une refonte du système monétaire. Mais ne confondons pas mondialisation avec mondialisme, ni l’économie marchande avec une économie qui serait sociale.

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Éditorial

Intoxication...

par J.-P. MON
novembre 2002

À quelques très rares exceptions près, depuis l’arrivée de la droite au pouvoir, les médias intensifient leurs attaques contre le secteur public. Quelques échantillons :

À la radio publique

Le 6 octobre, l’émission fort intéressante de France Culture, L’esprit public (le dimanche à 11 heures), présentée par Philippe Meyer, avec la participation de Max Gallo, Eric Israelewitz, Jean-Claude Casanova, et Alberto Toscano était presque entièrement consacrée à la manifestation des employés d’EDF, GDF, Air France pour la défense du service public. D’entrée, le ton est donné par le chroniqueur Italien : le service public à la française est quelque chose d’incompréhensible pour un Européen. En Italie, précise-t-il, les services publics ont mauvaise réputation ! Le fait qu’il n’en soit pas encore de même en France semble l’étonner.

Dans le cours de la discussion, on entend :
- que les syndicats ont réussi le tour de force de faire passer la défense de leurs acquis sociaux (la sécurité de l’emploi, les retraites, le 1% pour le comité d’entreprise à EDF-GDF, exorbitants, n’est-ce pas ?…) pour la défense du service public ;
- que c’est toujours le contribuable qui fait les frais de la mauvaise gestion du secteur public (voir Crédit lyonnais et maintenant France Télécom avec 75 milliards d’euros de dettes) ; la concurrence, il n’y a que ça pour faire baisser les prix…
- que la bonne solution c’est la privatisation totale car l’État ne sait pas gérer l’économie (argument imparable : il n’y a qu’à voir ce qui se passait en Union soviétique… )

Dire qu’il y eut débat entre les divers intervenants serait exagéré : on ne put noter que quelques nuances dans leurs commentaires. Inutile de dire que ça m’a donné quelques boutons.

Dans la presse

Le temps passant, les démangeaisons commençaient à se calmer lorsque je suis tombé sur l’éditorial de Denis Jeambar dans l’Express du 17 octobre, intitulé 2002 ou 1789 ?. Ce fut immédiatement la rechute. « Il n’est, sans doute, pire ennemi de l’État que l’État lui-même, écrit-il. Ses serviteurs (fonctionnaires et gouvernants) devraient y prendre garde : ils encouragent des injustices cachées et des fractures encore souterraines qui attentent de plus en plus à la cohésion nationale […] La France de 2002 n’est plus faite d’un seul peuple. Deux continents d’hommes et de femmes – le secteur public et le secteur privé – y dérivent et risquent de se fracasser l’un contre l’autre… » Et tout cela à cause de la faiblesse de l’État-patron [1] qui, hier comme aujourd’hui, a laissé s’installer de très lourdes inégalités entre secteurs public et privé. « La fonction publique est devenue une aristocratie qui siphonne financièrement le secteur concurrentiel, l’épuise physiquement et refuse de se réformer ». Et la litanie reprend : « Les fonctionnaires et les salariés du secteur public cotisent 37,5 années et versent 7,85% de leur salaire brut pour leur retraite. Les cotisations dans le privé durent 40 ans et le prélèvement est supérieur à 10% ». Suit un couplet sur les âges de départ à la retraite et la durée hebdomadaire du travail dans le secteur public et le secteur privé ainsi que le montant des retraites dans les deux secteurs. Il s’agit, bien entendu de moyennes, que je ne contest

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[1] Parmi les dirigeants politiques de droite ou de gauche qui se sont succédés durant ces années, seul Alain Juppé trouve grâce auprès de Denis Jeambar. C’est tout dire !

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...Désintoxication

par J.-P. MON
novembre 2002

Nous avons à plusieurs reprises dénoncé le terrorisme que les médias exercent sur les Français, notamment en ce qui concerne les retraites [1]. Je vais néanmoins apporter encore quelques précisions. Les prévisions catastrophiques qui sont annoncées reposent sur le fait qu’il y a aura de moins en moins d’actifs pour un nombre de plus en plus grand de retraités (7 retraités pour 10 actifs en 2040). C’est vrai, mais ce qu’ils oublient de dire c’est que les 10 actifs de 2040 produiront beaucoup plus de richesses que leurs prédécesseurs : avec une croissance modérée, de 1,7% par an, la richesse nationale aura doublé en 2040 tandis que, dans le même temps, la part des retraites dans le PIB croîtra de 6,5 points ; une augmentation de 0,37 point du taux de cotisation par an serait suffisante pour assurer la compensation. En ce qui concerne la retraite des fonctionnaires, la part des pensions dans le PIB en 2040 n’augmentera que de 1,4 points, soit 0,035 points par an, ce qui est négligeable. En fait, cette désinformation distillée continuellement par les médias n’a qu’un seul but : donner aux assurances privées l’énorme marché des retraites par répartition. C’est pourtant loin d’être la solution :
- Au Royaume-Uni où l’effondrement des Bourses mondiales a révélé la crise du système britannique de retraites, le gouvernement chiffre actuellement à 27 milliards de livres (42,2 milliards d’euros) le trou dans l’épargne des Britanniques, pour que ceux-ci puissent jouir d’une retraite confortable [2] ;
- aux États-Unis où les retraites publiques sont notoirement insuffisantes (moins de 40% du revenu d’activité), les salariés dépendent largement du système par capitalisation pour assurer leurs vieux jours et la crise boursière qui sévit depuis quelques mois ampute considérablement le montant de leurs retraites futures [3]. (Le fonds Calpers, qui gère les retraites des salariés de l’État de Californie, a déjà perdu 510 millions de dollars dans la faillite de Worldcom). Quant aux salariés d’Enron, de Global Crossing ou de Worldcom, leurs retraites sont pratiquement réduites à zéro car ils ont souscrit à des fonds d’épargne salariale investis pour plus de 50% en actions de leur propre société.
- en Suisse, à la demande des compagnies d’assurances et des caisses de retraite, qui affirment « être prises à la gorge » à cause de la débâcle des marchés financiers, le gouvernement a décidé d’abaisser le taux de rémunération des fonds de pension de 4 à 3%.

Comment, dans ces conditions, pourrait-on nous faire croire une seule seconde que l’épargne salariale ou les fonds de pension “à la française” feraient mieux que ceux des grands spécialistes suisses ou anglo-saxons ? Alors défendons notre vieux système de retraite par répartition !

*

La même mauvaise foi “libérale” est à l’œuvre en ce qui concerne le devenir des entreprises publiques. Stupéfiants en effet, les 12 milliards de pertes rien que pour le premier semestre de 2002 et les 75 milliards d’euros de dette de France Télécom, entreprise qui était prospère naguère quand elle était entièrement publique et pas gérée par des commerciaux et des financiers de “haut-vol” ! Elle alimentait alors généreusement le budget de l’État. La faute à l’État ? Oui, sans doute, mais parce qu’il s’est comporté comme un actionnaire ordinaire faisant une confiance aveugle au marché, en laissant France Télécom faire des acquisitions à l’étranger et acheter des licences UMTS à des prix exorbitants. Imaginez un instant le tollé qu’aurait soulevé dans les médias et chez les “libéraux” l’intervention de l’État-actionnaire-majoritaire s’il avait appelé à attendre que les prix baissent pour effectuer ces acquisitions ! Ces mêmes “libéraux” en sont maintenant à demander à l’État de procéder à une recapitalisation. En fait, une renationalisation totale coûterait moins cher. Notons aussi que France Télécom n’est pas un cas isolé. Parmi les nombreuses entreprises du secteur des télécommunications en grande difficulté, le cas de Worldcom, société américaine, entièrement privatisée, gérée suivant les saines règles du marché, est tout aussi emblématique. Considérée jusqu’ici comme le type même de l’entreprise moderne (se finançant entièrement sur le marché, croissance exponentielle, etc.), elle vient d’être mise en faillite avec des pertes colossales, après avoir reconnu que sa comptabilité avait été truquée. Non, l’échec de France Télécom n’est pas dû à la présence majoritaire de l’État au sein de son capital, mais à la folie qui s’est emparée du monde des “nouvelles technologies” un peu partout dans le monde (voir les dettes pharamineuses de British Telecom, Deutsche Telekom, Alcatel, Ericson…)

Mais apparemment cela n’émeut pas notre gouvernement “libéral” qui persiste à vouloir privatiser (pardon ! “ouvrir le capital”) d’EDF, GDF, Air France … On peut se demander pourquoi.

Air France est une des rares compagnies aériennes mondiales qui continue à faire des bénéfices malgré la récession qui touche le voyage aérien. Sa mise en vente (quand la Bourse ira mieux, a dit le Ministre des finances) ne serait donc destinée qu’à apporter un peu d’argent frais à l’État.

EDF – GDF devrait être privatisés (en partie pour commencer) :
- pour se mettre en conformité avec la législation européenne sur le marché de l’énergie (concurrence oblige !) car, d’après les théoriciens du marché, la concurrence doit faire baisser les prix. Mais la réussite d’EDF et GDF est dans ce domaine exemplaire par rapport aux firmes privées équivalentes !
- le passage au secteur privé devrait favoriser leur développement à l’étranger. Mais c’est déjà le cas et plus rapidement que toutes les autres firmes européennes comparables [4] ! Du coup, des gouvernements “libéraux” étrangers réclament la privatisation d’EDF sous prétexte que son statut public ne devrait pas lui permettre d’acquérir des firmes électriques à l’étranger. En fait, aucun traité européen n’interdit le développement des entreprises publiques à l’étranger. On sait aussi que depuis l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie, les firmes étrangères peuvent intervenir en France et s’y développer pour les fournitures aux entreprises.

Bref, EDF et GDF peuvent parfaitement se développer (si besoin est) avec leur statut actuel et contracter des alliances industrielles avec des partenaires étrangers.

Il n’existe aucune raison sérieuse, si ce n’est idéologique, qui justifie ces privatisations.

Par contre, les inconvénients seraient nombreux : l’ouverture du capital, comme le montre l’exemple de France Télecom, transforme la finalité de l’entreprise qui n’est plus la recherche de l’intérêt général de l’usager et de la collectivité, mais la recherche de la rémunération maximale des capitaux investis par les actionnaires, avec tout ce que cela comporte en risque de hausse des prix, de couverture du territoire, de péréquation des tarifs, d’égalité d’accès au service,…

En fait, la principale motivation (non avouée, évidemment) est incontestablement la volonté de démanteler tout le secteur public pour n’avoir plus affaire qu’à un secteur privé beaucoup plus malléable et facilement précarisable. Alors retraite pour tous après 40 ans de cotisation, en attendant les 42 que propose Balladur, puis 45 ou plus, tandis que les entreprises licencieront à 50 ans. Bref, ça sera enfin le vrai le paradis pour les entreprises et les assurances !

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[1] La Grande Relève, N°989 (juin 1999) et N°1017 (janvier 2002).

[2] Dépêche AFP (Londres) du 03/10/2002.

[3] Le Monde, 02/08/2002.

[4] Dans ce domaine, l’État-encore-patron ferait bien de mieux contrôler leur politique d’acquisition à coup de milliards d’euros dans des opérations qui ne sont pas forcément d’intérêt général.

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BRASMA, APCC, OQQ, PAB and Co

par M.-L. DUBOIN
novembre 2002

Vous ne savez sans doute pas ce que ces beaux sigles signifient. Ils font partie de l’art de manipuler le personnel du service public pour le convertir à la modernité, autrement dit, le passage au privé. Quand on n’est qu’un usager, la préparation du passage échappe, on n’en voit que petit à petit les effets. Par exemple, pour la Poste, nous nous sommes tous aperçus que des bureaux isolés avaient été fermés, que les autres n’ouvraient qu’à horaires réduits et qu’on y vendait maintenant toutes sortes de gadgets dont les liens avec le service du courrier ne nous paraissaient pas évidents (T-shirts à propos du Mondial de foot, et maintenant publicité pour le marché lié à Halloween…), mais on se doute peu de ce qui se passe à l’intérieur, dans les services de la Poste. Pour le savoir, un journaliste, Gilles Balbastre a mené une enquête [1].

Les résultats sont édifiants, et en ce qui concerne l’art d’endoctriner, il semble que la propagande de jadis dans les pays de l’Est était celle d’enfants de chœur, par comparaison avec les moyens employés, modernes, scientifiques sans doute, en tout cas établis à l’issue de longues recherches et appliquant les méthodes qui sont enseignées en plusieurs années dans les grandes écoles de commerce, et qu’a adoptées le “staff” de La Poste [2]. Une “mission” de cette Direction étant de conditionner les postiers, la nouvelle idéologie leur est matraquée par tous les moyens, depuis des journaux spéciaux qu’ils reçoivent à domicile (Forum et Jourpost), jusqu’à des stages de formation “maison”, en passant par des contrôles, des entretiens d’évaluation avec leurs supérieurs hiérarchiques, des inspections par des visiteurs spéciaux déguisés en clients. Ainsi, tout dans leur comportement, fait l’objet d’un conditionnement qui les tient sous pression. Leur vocabulaire est contrôlé, par exemple il est désormais interdit à la Poste d’employer le mot d’usager : nous sommes maintenant des clients et il importe de ne pas se tromper. Mais c’est surtout l’attitude des guichetiers qui a été travaillée, elle doit obéir aux impératifs fixés par la hiérarchie comme si elle avait à faire à des demeurés : il leur faut APCC (agir pour chaque client), BCCC (bien chouchouter chaque client) en adoptant le comportement qui leur a été enseigné en stage par des jeux de rôle et qui leur sont désignés par ces sigles : savoir être, c’est BRASMA (traduisez : Bonjour, Regard, Attention, Sourire, Merci, Au revoir), savoir se conduire, c’est OQQ (traduisez : Où, Quand, Quoi) pour détecter le bon client (traduisez : le client rentable). Car attention, il ne s’agit plus d’aider certains usagers, comme le faisaient parfois les guichetiers qui aidaient une personne agée à remplir un formulaire, ceci est désormais exclu et s’appelle “l’assistance artificielle des clients” ; car « tout client n’est pas bon à prendre, et encore moins à fidéliser » explique “l’experte de l’analyse des process de vente” qui est également PDG de “Mercuri International France”. Il s’agit de repérer le bon client qu’on pourra plumer en lui vendant des PAP (prêts-à-poster personnalisés, du genre “Bonne année”, “Bonne retraite”, et autres produits à forte valeur ajoutée tels que prêts-à-suivre, prêts-à-expédier, compte client Pro privilège, etc. Car l’avenir de La Poste est là. Les clients demandent un timbre, il faut leur proposer un prêt-à-poster, ils veulent expédier un paquet, il faut leur conseiller “la solution la mieux adaptée” (pas pour l’usager, mais pour La Poste, faites le calcul…). Alors la vente de PAP donne lieu à des concours, on dit des “stim” (traduisez : stimulations) où les gagnants acquièrent des points, qui seront transformés en lots. Il paraît qu’il s’agit de motiver les troupes. N’est-ce pas plutôt vouloir les infantiliser ??

Heureusement que certains employés de La Poste, de l’EDF, de la SNCF, et bientôt de l’enseignement, ont pris conscience de ce que signifie pour toute la population, et surtout pour les moins riches, cette transformation du service public. Alors ne soyons pas dupes quand on cherche à nous faire croire qu’ils ne manifestent que pour défendre leurs “privilèges” !!

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[1] Rapportée par Le Monde Diplomatique d’octobre, pp 20 et 21.

[2] mais je ne parle pas ici du style, le journaliste n’y fait pas allusion, et celui qui est employé pour rédiger les “informations” que nous recevons au journal est tellement prétentieux, bourré de néologismes et si grammaticalement incorrect qu’il est incompréhensible.

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Lectures

Le marché du livre, comme les autres marchés, s’est “modernisé”, ce qui signifie qu’il a cédé au productivisme : imposer des marques, publier beaucoup d’ouvrages mais disponibles très peu de temps, choisir les auteurs pour leur notoriété et non pour leur qualité, et privilégier les sujets à la mode plutôt que pour leur originalité ou le sérieux de leurs réflexions.

Il faut donc souligner le mérite des éditeurs et des auteurs qui ont le courage de résister, mais risquent ainsi d’être beaucoup plus mal diffusés.

C’est ce qu’a fait René Passet avec son dernier ouvrage, analysé ci-dessous. Il a choisi une collection intitulée “Enjeux Planète”, publiée avec le concours de la Fondation pour le progrès de l’Homme et de “l’Alliance des éditeurs indépendants pour une autre mondialisation”.

Mondialisation financière et terrorisme

Changer le pouvoir financier à sa racine… mais pas à sa source ??!
par M.-L. DUBOIN
novembre 2002

Quelles sont les mesures prises par les États-Unis et leurs alliés pour mettre fin au terrorisme ? — Une croisade militaire à l’issue incertaine, bafouant les droits de l’Homme et les principes de la démocratie, mais pratiquement rien sur le terrain économique et financier, rien contre ces inégalités qui offrent au terrorisme les moyens et les prétextes pour agir.

Tel est le bilan qui s’impose un an après les attentats du 11 septembre et que dressent René Passet et Jean Liberman [1]. Ils montrent que le terrorisme est le fruit empoisonné de la mondialisation libérale, un fruit qui a trouvé son terreau dans la misère, le délitement des valeurs « d’une société de marché qui n’a plus que l’argent comme finalité » et dans l’humiliation des déshérités, de ces individus déracinés pour lesquels « l’impossibilité de bâtir un projet de vie conduit à une sorte de fascination de la mort ». Car en imposant la dictature de la finance les sociétés dominantes ont montré qu’elles sacrifiaient les valeurs humaines qui étaient pourtant censées fonder la démocratie. Il faut avoir le courage de regarder les choses en face, par exemple en méditant cette analyse d’un écrivain uruguayen, Eduardo Galeano [2] : « Entre les assassins de quelque 3.000 citoyens écrasés sous les tours de Manhattan et le massacre (dans les années 1970-80) de 200.000 Guatémaltèques, essentiellement indigènes, par des militaires terroristes, inspirés et financés par Washington, sans que la télévision leur prête la moindre attention, il y a le même mépris de la vie humaine. » Ce fruit empoisonné a trouvé son engrais dans l’argent sale parce que les économies criminelle et légale sont complètement mélangées : « Argent propre, argent sale, même combat ! ». Preuves de cette collusion : les sources de financement du réseau de Ben Laden, qui sont à la fois mafieuses et légales, les spéculations boursières qui ont eu lieu la veille des attentats et celles qui, misant sur l’horreur, ont eu lieu le lendemain, et enfin ce qu’une bonne partie de la presse américaine a dénoncé sans être démentie, les intérêts de la famille Ben Laden dans les affaires pétrolières de la famille de G.W. Bush.

Rappelant, dans une seconde partie, que les nouvelles technologies de la communication offrent les mêmes possibilités et imposent les mêmes principes d’organisation au système libéral et à ceux qui ont entrepris de le combattre par le terrorisme, les auteurs montrent que les liens entre les deux mondialisations, l’économique libérale et la terroriste, se nouent en trois étapes : 1- la financiarisation généralisée renforce les réseaux mafieux, 2- l’opacité des transactions, contre laquelle les États ont abandonné tout leur pouvoir, donne libre cours à la globalisation du terrorisme, et 3 - celle-ci devient le prétexte à la militarisation de la planète aux ordres d’une superpuissance, ivre d’impérialisme. On note au passage que « l’addition des budgets militaires russe, chinois, français, allemand et britannique est inférieure à la somme allouée au Pentagone qui culmine à 344 milliards de dollars pour 2002. »

Hier, soulignent nos auteurs, on invoquait le couple démocratie-marché : le citoyen exprimait son choix politique par son bulletin de vote et son choix économique par ses billets de banque. La Maison Blanche lui a substitué un autre couple, celui de la sécurité et du terrorisme. « La priorité au sécuritaire ne tend-elle pas à devenir la norme en Europe avec des poussées antidémocratiques croissantes ?… Cette montée de l’impératif sécuritaire des deux côtés de l’Atlantique élevée au rang de finalité est en train de mettre à mal les valeurs au nom desquelles on prétend combattre la barbarie terroriste ». Selon une enquête publiée par le New York Times, « 60% des Américains étaient favorables à une guerre même si des milliers de citoyens innocents devaient être tués ». Cette extension de la barbarie là-bas, et la crise profonde de la démocratie ici, dont témoigne le ralliement, en avril dernier, de l’électorat modeste à l’extrémisme de droite, ont vraiment de quoi inquiéter.

*

Alors, que faire ?

Les auteurs constatent que la question qui s’impose est celle de trouver les meilleures formes du combat politique contre la tyrannie du marché « car on ne changera pas la logique du système tant qu’on ne s’attaquera pas aux racines du pouvoir dont elle est issue ».

Tout ce qui précède collant parfaitement avec notre analyse, les distributistes seront avides d’aborder la dernière partie de ce livre pour voir comment les auteurs proposent (enfin !) de s’attaquer aux racines du mal et maîtriser l’avenir.

Pour eux comme pour nous, il faut d’abord rejeter deux attitudes aussi inefficaces l’une que l’autre : celle des révolutionnaires, qui prétendent tout changer d’un seul coup, et celle des réformistes, qui est bien trop timorée. Le discours des premiers se limite à une hardiesse verbale ; et Passet et Liberman estiment que ces extrémistes sont ou bien incapables d’esquisser quelque reconstruction que ce soit, ou bien ils proposent de mettre en place des systèmes achevés, prêts à porter, mais sortis « tout droit de leurs cerveaux fiévreux », faisant table rase du passé sans en avoir tiré les leçons : c’est ce qu’ont fait Hitler, Staline, Pol Pot, Ceaucescu, et autres tyrans qui ont substitué à l’idéal « de bonheur universel de leurs prétendus inspirateurs marxistes le règne sanguinaire d’un parti unique » alors que, rappellent nos auteurs, Marx a montré qu’on peut accélérer l’histoire mais qu’on ne la violente pas.

À l’opposé, les “réformistes timorés” prônent « un social-libéralisme qui ne transforme rien parce qu’il s’arrête au seuil même des pouvoirs qu’il faudrait remettre en cause », et c’est bien cette attitude que nous avons reprochée ici au gouvernement de Lionel “J’ose pas”. Une mesure vraiment sociale telle que la couverture maladie universelle ne remet pas en cause le pouvoir de la finance sur le monde actuel. Il s’agit seulement d’être un peu plus généreux (ce que rappelle notre slogan repris de V.Hugo « vous voulez les pauvres secourus, nous voulons la misère supprimée »).

Or, pour la première fois peut-être, un grand pas en ce sens semble franchi dans ce livre, où on lit, à propos des mesures adoptées à la suite des attentats du 11 septembre, qu’elles« s’arrêtèrent au seuil même des mécanismes et des pouvoirs qu’il aurait fallu remettre en cause ». Quelques lignes plus bas, nos auteurs tirent la conclusion de façon encore plus précise : « Et l’on se garde bien de soulever la véritable question qui est celle du pouvoir financier » et ils font le même constat à propos des “huit pistes pour réformer le capitalisme” que treize éminentes personnalités ont exprimées dans Le Monde du 19 juillet dernier en se contentant de suggérer des réformes de la comptabilité afin d’éviter de nouvelles escroqueries du type de celle d’Enron. La conclusion critique des auteurs rejoint donc la nôtre : il ne s’agit en somme que de « gérer le système, sans toucher à son esprit ».

*

Que proposent de plus René Passet et Jean Liberman ?— Ce qu’ils appellent, en reprenant une expression d’André Gorz, un réformisme radical. Il s’agit « de transformer la logique du système… en changeant à la racine la nature des pouvoirs qui le régissent. Rien de profond, rien de durable ne peut être fait sans cela dans le sens d’une mondialisation à finalité humaine. » Inutile de souligner que nous avions envie de hurler notre approbation enthousiaste en lisant un tel projet.

Sa mise en œuvre est difficile, ce que nous savons depuis belle lurette et pourtant, pour les auteurs, il ne s’agit, semble-t-il, que de réimposer des régulations au système capitaliste, celles, ou à peu près, qui ont été supprimées au début des années 1980 à l’initiative des gouvernements libéraux Thatcher-Reagan. Mais est-ce réaliste ? Il faudrait « d’abord saisir pourquoi la régulation politique et étatique des mécanismes économiques de l’époque fordiste (celle de Keynes) est structurellement dépassée par celle de la globalisation financière ». La dérégulation économique libérale, dont ils rappellent l’histoire, étant maintenant internationale, elle ne peut être remise en cause qu’au niveau mondial. Il faut donc redonner aux États la capacité de maîtriser les mouvements de capitaux, pour en réguler la circulation, rétablir la suprématie de la finalité humaine sur l’économique et la finance, subordonner la loi marchande au respect de normes sociales et environnementales (est-ce compatible avec le capitalisme, la question n’est pas posée), et pour cela, commencer par rétablir les véritables finalités des grandes institutions internationales que sont l’ONU, le FMI, la Banque mondiale et l’OMC.

Réguler les mouvements de capitaux, contrôler la circulation des actifs financiers, soit. Mais nos auteurs sont étrangement, dramatiquement, absolument muets sur la création monétaire elle-même !! À croire qu’ils veulent s’attaquer à la racine du pouvoir financier, mais pas à sa source !! Comprenne qui pourra cette nuance !

À moins qu’ils acceptent de nous l’expliquer eux-mêmes ?

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[1] Sous le titre Mondialisation financière et terrorisme. La donne a-t-elle changé depuis le 11 septembre ? en septembre 2002.

[2] dans L’Empire en guerre, éd. Le Temps des Cerises, EPO, 2001.

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Agone

novembre 2002

(Éditions Agone, BP 2326, 13213 Marseille cedex 02)

Nous avons déjà signalé plusieurs ouvrages de cet éditeur mais nous tenons à insister sur sa politique éditoriale qui est diamétralement opposée à celle de la grande majorité des éditeurs : son souci n’est pas de récolter des fonds, mais d’aller au fond des choses, il n’est pas de suivre la mode, ni la pensée unique mais de donner audience à la critique, d’oser faire connaître la culture populaire, les nouveaux combats et si possible, de rappeler les intellectuels à leur “devoir de dissidence”.

Alimentant ainsi la lutte pour la diffusion des idées mais n’alimentant aucun actionnaire, ayant une gestion militante tant dans la répartition des tâches que dans l’égalité des salaires, Agone a une grande indépendance, mais sa diffusion, Athélès, ne peut pas faire le poids face aux moyens dont dispose auprès des revendeurs un réseau comme celui de Matra-Hachette-Jagardère. Rappelons que ce dernier est également marchands d’armes, ce n’est peut-être pas inutile, puisqu’en rachetant Vivendi Universal Publishing il compte avoir la main sur l’essentiel de l’édition et de la diffusion.

Nos lecteurs, conscients et informés, sauront faire la différence.

Adresse du diffuseur d’Agone sur le net : info-agone@atheles.org

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Partageant les objectifs du Comité catholique contre la faim et pour le développement, et appréciant ses compétences en maints domaines, Renaud Laillier s’est aperçu que cette association “rechigne” à examiner TOUTES les causes de la pauvreté : elle n’a jamais le moindre regard critique sur la base des mécanismes financiers. Il est vrai que son Président d’honneur fut longtemps à la Commission monétaire de la Banque de France… Essayons tout de même, s’est dit notre ami, et il a adressé une longue lettre de réflexion à l’organe de cette association Faim et développement, pour éventuelle publication… Voici l’essentiel de cette lettre pour les lecteurs qui voudraient s’en inspirer :

Ces mécanismes bancaires qui fabriquent la misère

par R. LAILLIER
novembre 2002

« Depuis longtemps, je m’interroge sur les causes de l’endettement des pauvres, et je ne suis pas le seul. Or c’est par l’intermédiaire du système financier que se transfèrent les richesses, j’ai donc cherché à savoir comment.

Le fonctionnement de ce système pourrait se comparer à un “code”, mais dont la partie essentielle est à lire et à comprendre en creux et par défaut, un “non-dit” qui n’est connu que de quelques-uns. Les usagers qui respectent vaille que vaille ce code, essentiellement dans les pays riches, en vivent plus ou moins bien. Mais bien plus nombreux sont ceux qui restent marginalisés, en général pour des raisons historiques ; et peu d’entre eux s’en sortent vraiment, ils restent pauvres. Quelques uns, plus “intelligents” ou plus “débrouillards”, passent à travers les “mailles du filet” et ‘raflent” des “mises” avec une facilité et une constance déconcertantes… Ces mises raflées sous les applaudissements de leurs compères et affidés sapent irrémédiablement les petits revenus, les salaires modestes qui sont, et de loin, les plus nombreux. Ceux qui touchent ces derniers en ayant beaucoup travaillé se sentent ainsi des victimes frustrées, et en retournant dans les rangs des pauvres il leur arrive parfois de ruminer vengeance. Leur tort est-il de n’être “pas assez savants, assez évolués question finances…” ?

Les raisons de cet appauvrissement proviennent fondamentalement des mécanismes monétaires, bancaires et financiers : en dehors des attitudes, parfois coupables, des responsables et de certains usagers, les dettes quasi “obligatoires” contractées sont impossibles à rembourser. Il est vrai que la spéculation boursière fait à elle seule des ravages criminels, qu’il faut dominer de façon urgente (l’urgence est partout en ces domaines), mais cette spéculation apparaît après, en aval de la création monétaire, elle lui est donc subordonnée et elle ne s’estompera qu’avec la réforme à entreprendre du mode de création monétaire.

Quoiqu’il en soit, en matière financière les vices s’alimentent mutuellement et sont comme des engrais qui font croître et embellir le “génie“ de ceux ainsi désignés dans un évangile : « non seulement ils confisquent la clé, mais encore empêchent d’entrer ceux qui le voudraient ». N’oublions jamais que l’argent et son organisation sont œuvre et instrument humains et qu’il faut considérer l’argent comme rien de plus qu’un moyen et non une fin. Tout le monde productif a, par conséquent, le droit de faire part de ses expériences, de son analyse et de ses propositions en matière financière. À plus forte raison si cela provient d’un vécu économique et social de ceux qui produisent et inventent des biens indispensables à nos vies, ou pour que nous vivions mieux. Dans le fond, ce sont les seuls qui ont vraiment l’expérience en ce domaine et il est inique qu’ils soient interdits d’accès aux décisions financières… Les mécanismes bancaires et financiers sont en général passés sous silence, donc ignorés. Un peu comme si un ouvrage sur l’histoire de l’Église ne parlait ni du Vatican, ni du Pape, ni des évêques, ni des curés, et à peine des enfants de chœur…

De sorte que toutes les actions qui sont menées pour le désendettement, et qui sont absolument nécessaires, se situent “en aval” des mécanismes financiers. Si l’on ne réforme pas ces mécanismes, en particulier cette possibilité funeste qu’a le système bancaire de créer de la monnaie sans être obligé de détenir pour prêter, l’argent restera réservé à une minorité aisée qui continuera à vampiriser les pauvres qui, eux, accumuleront des dettes écrasantes leur rendant à tout jamais le progrès inaccessible. Tel est le schéma de la globalisation. Pour résumer, mais sans entrer dans les détails de la complexité apparente des mécanismes financiers, disons que le problème se situe dans le fait que les banques créent ex nihilo, sous forme de crédits, la plus grande partie des capitaux qui font fonctionner l’économie, et qu’elles exigent pour cela des intérêts. Elles ne créent donc de l’argent que pour ceux qui pourront leur verser ces intérêts ! Et le seul moyen de se procurer cet argent de dette, c’est d’emprunter à nouveau, de sorte qu’on se retrouve avec des dettes impayables, véritables enflures de plaies purulentes, avec toutes les conséquences de cette spirale infernale… En d’autres termes, ma “réussite” draîne l’argent vers moi et implique la faillite des autres qui pourtant produisent. La globalisation multiplie à l’infini ces ravages. L’actualité parle d’elle-même avec ces populations pauvres dont les revenus moyens sont voisins de 1,5 dollar par personne et par jour : elles savent pourtant produire l’essentiel de ce qu’il faut pour vivre, mais elles se voient confisquer cette valeur vitale et “condamnées” à la payer deux fois (ou plus !) pour vivre très mal… Que signifie cette condamnation ?

Le progrès doit s’appliquer à tout domaine, y compris au système financier. La mondialisation/globalisation, plus la technologie à son service, ne font que multiplier les méfaits avérés de ce système, véritable tyrannie silencieuse et perverse qui prive la moitié de l’humanité de l’accès ordinaire au progrès et de la satisfaction des besoins de base et produit l’exclusion dans les pays riches. L’Argentine est un exemple de ces pays qui disposent des principaux atouts du développement et qui sont littéralement terrassés par le système financier inique (dévoiement, impéritie et corruption politique compris). Tant les habitants des pays pauvres que les chômeurs, les précarisés et les exclus des pays riches sont victimes d’un système financier qui fixe les prix, qui impose ses conditions d’achat et de vente, qui triche sans opposition politique, et qui oblige ses “clients-fournisseurs” à subir ses prix, lesquels contiennent les intérêts à payer.

Et il n’y aurait pas le choix ? L’invention de machines qui suppriment des emplois pénibles serait un progrès au plan humain si les gains de productivité énormes qu’elle permet de réaliser n’allaient pas dans des poches, déjà pleines, de ceux qui ne sont pas décidés à nourrir ceux qui ont perdu leur emploi. À toutes les échelles ces gains sont trop peu redistribués. Pourquoi ? Parce que le “pouvoir” politique est soumis au marché, il lui a abandonné sa souveraineté mais il refuse de le reconnaître...

Tant qu’il restera assez de clients solvables ces gains de productivité dont ils profitent compenseront la perte de clientèle correspondant aux emplois supprimés, et l’économie inventera de nouveaux besoins artificiels pour les premiers, quel que soit le tort fait aux chômeurs dont elle n’a plus besoin… Si ce n’était pas le cas, la révolution aurait eu lieu il y a déjà dix ou vingt ans...

Un système financier mieux adapté et plus humain saurait inventer une émission monétaire grâce à laquelle, sans prélèvements d’intérêts bancaires, la masse monétaire équilibrerait la valeur de la production. Ceux qui n’ont ni capital ni patrimoine mais qui participent à la production de ce qui est nécessaire à la vie normale et sensée, pourraient ainsi recevoir un revenu. Car, ne l’oublions pas, cette production résulte en grande partie de l’héritage de savoir-faire productif acquis dans le passé il est donc dans le domaine collectif et tous doivent en bénéficier.

La démocratie politique est en train de se suicider en continuant d’ignorer la démocratie économique ! »

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Réflexions

La culture américaine en question

par R. POQUET
novembre 2002
On juge de la valeur essentielle d’une société à son rayonnement intellectuel, spirituel et artistique.
George Steiner.

Un sondage, effectué auprès des Français et révélé le 11 septembre 2002, fait apparaître que l’image des États-Unis s’est fortement dégradée en l’espace d’une année et que l’élan de sympathie s’est évanoui. Les Français voient en l’Amérique une puissance riche et impérialiste, attachée à défendre ses intérêts. Cet agacement est d’autant plus sensible que la domination culturelle américaine est vécue de façon très négative dans certains domaines, notamment ceux du cinéma, de la télévision et même de la cuisine, et qu’elle est jugée trop envahissante. Chacun se souvient du tollé qui a accompagné les paroles, désormais historiques, de J.M. Messier : « L’exception française est morte ». Sous-entendu : vive la culture américaine !

Loin de moi l’idée de réintroduire dans ces colonnes le débat (beaucoup plus général) qui oppose les “pro” et les “anti” américains. Chacun connaît les données de la réalité de cette grande nation : un peuple d’une générosité certaine, un pays dont la pluralité et la diversité s’appuient sur une longue tradition démocratique, un optimisme et un dynamisme à toute épreuve d’une grande partie de la population, une culture du travail qui va de pair avec un culte de la consommation, mais aussi des zones d’ombre telles que fanatisme religieux, chômage (25 à 30 millions d’américains souffrent, à un moment ou à un autre, de l’absence d’emploi) et délinquance (sans logis, chômeurs, drogués, sidéens… envahissent des quartiers entiers des grandes villes) ainsi qu’une tradition impériale qui fait fi de la volonté de certains États de préserver la planète (les États-Unis en sont, on le sait, les premiers pollueurs) et de mettre en place des institutions internationales démocratiques - quel dirigeant européen a envie d’engager un bras de fer avec le département du Trésor américain ? Après avoir vu le film de Michaël Moore “Bowling for Colombine”, j’ajouterai à ce descriptif une culture de la violence, alliée au culte des armes à feu, qui laisse entrevoir à la fois nostalgie et angoisse au souvenir de la conquête du Far-West.

Ces données étant rappelées, libre à chacun de se forger son opinion et d’appliquer son diagnostic à l’état de santé du géant américain.

Même s’il est difficile de fractionner les éléments d’analyse, je resterais volontiers sur le seul terrain de la culture américaine et, d’emblée, les questions fusent : avons-nous quelques raisons de résister à l’introduction de la culture américaine dans nos pays occidentaux ? Si oui, ne perdons-nous pas le bénéfice de “l’impureté”, à savoir du brassage des cultures ? N’avons-nous pas une idée trop parfaite de notre propre culture ? Ce qui amène une autre interrogation : quelles raisons avons-nous de considérer que la culture américaine est inférieure à la nôtre ?

Tout en se défendant d’apporter une réponse nette et définitive à ces deux dernières questions, l’essayiste et philosophe George Steiner nous en livre un éclairage inattendu et passionnant à l’occasion d’un colloque consacré à “La culture en Amérique” et tenu à New-York en 1981. Que le lecteur me pardonne les nombreuses citations qui vont suivre, mais la crédibilité de la démonstration est à ce prix. Encore n’allons-nous pas entrer dans le détail des nombreux exemples qui émaillent les propos du philosophe.

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Dès le début de son intervention, George Steiner anticipe sur la conclusion qu’il tirera de ses observations : « les pères et les premiers organisateurs de la vie culturelle américaine, dans l’éducation, dans les arts, dans les sciences pures et appliquées, ont été des Européens ». La « culture américaine est une ramification de l’agrégat classico-chrétien de la civilisation ». Des preuves ? « Il n’y a aucun métaphysicien américain, aucun penseur de l’être, aucun chercheur du sens… Après avoir été de caractère essentiellement provincial, la musique américaine du XXème siècle n’a pas de noms à mettre à côté de ceux de Stravinski, Bartok, Prokofiev ou Chostakovitch… mais il y a la gloire et le génie absolument américains du jazz [1]. En mathématiques, le travail de premier plan a bien souvent été réalisé en Amérique par des mathématiciens et des penseurs mathématiques d’origine et de formation étrangères ». Ce n’est pas par hasard que George Steiner met l’accent, d’entrée de jeu, sur la triade métaphysique-musique-mathématiques pures car « depuis Pythagore et Platon, elle cristallise le singulier penchant de la sensibilité occidentale à l’abstraction, au jeu de l’esprit entièrement désintéressé, non-utilitaire, non-productif (en quelque sens littéral que ce soit) ».

Dans d’autres domaines, le bilan est aussi saisissant. « Ce qui semble douteux, poursuit Steiner, c’est qu’un peintre moderne américain apparaisse doué d’une stature, d’une force novatrice ou recréatrice comparable à celle de Marcel Duchamp, Braque, Kandinsky ou Picasso. Il se pourrait bien que, dans les beaux-arts et les arts appliqués, il n’y ait que deux domaines où les réalisations américaines, à ce jour, témoignent sans ambiguïté d’un génie novateur. Ce sont l’architecture et ses liens évidents avec la technologie et le génie, et la danse moderne [2]. Enfin, c’est en anglais... qu’écrivent les auteurs américains. Cette banalité peut rendre bien difficile, sinon illégitime, la question de l’américanité de la littérature américaine. Les sommets ne sont pas américains : ils se nomment Thomas Mann, Kafka, Joyce, Proust ».

Bien entendu, nous avons hâte de connaître l’explication de ce constat, plutôt accablant pour le peuple américain. L’éclairage apporté par le philosophe est pour le moins inattendu. « La grande masse des émigrés n’étaient pas des pionniers. C’étaient des fugitifs, les traqués de l’histoire russe et européenne... des êtres humains très ordinaires qui n’en pouvaient plus. Les exceptions sont les Puritains de Nouvelle Angleterre au XVIIème siècle et les réfugiés juifs des années trente et quarante. Les persécutions nazies et fascistes... ont conduit en Amérique ce qui est sans doute la communauté intellectuellement la plus douée depuis l’Athènes du Vème siècle et la Florence de la Renaissance... Sans l’arrivée de l’intelligentsia juive, sans le génie de Léningrad, de Prague, de Budapest, de Vienne et de Francfort dans la culture américaine des décennies passées, que reste-t-il ? » Maintenant qu’est arrêté « l’exode des cerveaux, les broussailles vivaces de la médiocrité et du provincial mordent déjà sur les défrichages inspirés des années quarante et cinquante ». Et la conclusion tombe comme un couperet : « Voici donc ma conjecture : l’appareil dominant de la grande culture américaine est celui de la conservation. Les institutions d’apprentissage et des arts constituent les grandes archives, l’inventaire, le catalogue, le dépôt, le débarras de la civilisation occidentale. Avec une énergie et une munificence sans précédent, l’Amérique est l’Alexandrie... de la pensée et des arts que fut l’Europe et qu’elle peut être encore. Si nous avons affaire non pas à une culture jeune qui n’a pas encore trouvé ses propres forces de vie, mais à une culture ancienne, à une culture du musée, il s’ensuit sans doute que, tout au moins dans certains domaines cardinaux, l’Amérique ne saurait peut-être produire aisément des contributions de premier ordre ». Et, dans une ultime conclusion, George Steiner nous entraîne dans des eaux qui nous sont familières. « L’attachement américain à un système de valeur existentiel, ouvertement économique, est sans précédent. L’adoption, à l’échelle d’un continent, d’une eschatologie de la réussite monétaire et matérielle représente une rupture radicale par rapport à la typologie du sens social de Périclès et de Florence. L’impératif central et catégorique que gagner de l’argent n’est pas seulement la manière coutumière et socialement la plus utile qu’a un homme de vivre sa vie sur terre (impératif dont il existe certainement un précédent dans l’ethos mercantile et pré-capitaliste européen) est une chose. La conviction éloquente que gagner de l’argent est aussi la chose la plus intéressante qu’on puisse faire en est une tout autre. Et c’est précisément cette conviction-ci qui est singulièrement américaine ».

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Comment ne pas être ébranlé par cette analyse magistrale de George Steiner ? Comment, dès lors, ne pas s’attacher à préserver des valeurs culturelles forgées depuis des millénaires par l’Europe et le Proche-Orient, en vertu du constat que c’est « l’imposition par le haut de rêves et d’idéaux arbitraires qui ont rendu possibles les hauts lieux et les grands moments de la civilisation » ?

Si nous admettons que, dans le domaine de l’esprit, le tronc de l’arbre est européen et que quelques branches “non cardinales” sont américaines, alors nous devons être attentifs à l’irruption de cette culture “seconde”, d’autant plus inquiétante qu’à l’extérieur la prépondérance économique de ce pays se révèle de plus en plus conquérante et qu’à l’intérieur réapparaissent et s’amplifient des pratiques funestes qui rappellent la triste époque du Far-West.

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[1] Curieuse réserve de George Steiner qui oublie tout ce que le jazz doit à l’Afrique. Quant au cinéma américain dont il ne parle pas (mais peut-être le considère-t-il comme un art mineur) il doit beaucoup à des réalisateurs européens immigrés tels Emst Lubitsch ou Charlie Chaplin — ce dernier accusé fréquemment de “turpitude morale”.

[2] Soulignons toutefois que la danse moderne a trouvé son éclosion, dans le même temps, en Amérique et en Allemagne, sans que l’on puisse déceler de lien entre les deux pays.

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Après avoir fait ci-dessus de la publicité gratuite pour des éditeurs, recommandons aussi le film qui a obtenu le Prix du 55ème anniversaire du festival de Cannes :

Bowling for Columbine

novembre 2002

où Michael Moore, auteur de deux autres films remarquables (Roger et moi et The Big One) mène l’enquête sur les causes profondes de la tuerie de Columbine, Colorado : 13 assassinats commis le 20 avril 1999 par deux jeunes élèves dans leur lycée de Littleton.

Ce documentaire dévoile certains aspects, pris sur le vif, de la mentalité de la population de la superpuissance mondiale, dont 11.000 personnes sont tuées par balle chaque année (à comparer avec les 60 au Canada) : la tension y est permanente et “tous ces flingueurs”, qui croient en leurs armes comme d’autres à un talisman, sont manipulés par la peur, une peur maladive de tout et de n’importe quoi. On peut même se demander si cette peur permanente n’explique pas aussi leur frénésie de consommation. En tout cas, elle fait l’affaire des innombrables fournisseurs d’armes “domestiques” (y compris les supermarchés) et le succès de l’Association nationale des porteurs d’armes (la NRA) qui y jouit, sans état d’âme, d’une vaste audience.

Vous pourrez décider ensuite si l’“american way of life” est votre idéal.

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Tribune libre

Au sein d’une entreprise capitaliste, diverses motivations se rencontrent, qui peuvent s’opposer. Les ingénieurs en sont les témoins, parfois indifférents ou passifs, parfois réfléchis et même critiques. Le témoignage qui suit et la réponse qui lui a été apportée par le milieu des ingénieurs, sont édifiants à cet égard.

Intérêt général et intérêt de l’entreprise

novembre 2002

Il s’agit d’abord des rélexions de Paul Vincent, que La Revue des Ingénieurs, organe des anciens élèves des Ecoles des Mines, a publiée dans son numéro de juillet/août 2002 :

— Un patron du privé peut-il tenir compte de l’intérêt général ?

Concernant le choix entre l’intérêt général et celui des entreprises, je crains bien que, si le pouvoir politique ne tranche pas en faveur de l’intérêt général, ce ne sont pas les entreprises elles-mêmes qui auront le courage ou même l’idée de s’en soucier.

J’ai été édifié sur ce sujet dès le début de ma carrière. Je travaillais il y a plus d’une quarantaine d’années chez un grand équipementier de l’automobile, qui mettait alors en vente les premières ceintures de sécurité et parvenait à en faire monter par les garagistes sur environ 10% du parc automobile au prix d’une publicité sur les dangers de l’absence de ceinture à vous faire venir les larmes aux yeux.

Notre PDG s’étant un jour félicité d’avoir fait entrer au Conseil d’Administration un sénateur très influent, dont il attendait naturellement la défense de nos intérêts auprès du Parlement, j’eus cette idée que je croyais géniale : « Mais alors, Monsieur le Président, pourquoi ne pas faire voter une loi rendant les ceintures de sécurité obligatoires ? » — « Malheureux, taisez-vous donc ! Vous voulez que nous n’ayons plus en face de nous que Renault, Citroën, Peugeot, Simca et Panhard, dont les acheteurs ne nous autorisent pas des marges de plus de 2 ou 3% ? Nous gagnerons bien plus si nous couvrons seulement 20 à 30% des besoins en continuant a les faire vendre au détail par l’intermédiaire des garagistes, mais il ne faut pas aller au-delà et que ce marché passe un jour par les constructeurs ».

Cette politique fut bien menée puisque les ceintures de sécurité ne devinrent obligatoires qu’en 1973.

Ce PDG était pourtant un homme ayant beaucoup de qualités humaines et que j’appréciais, mais, dans cette affaire, la seule chose qui lui eût paru immorale, c’eût été de ne pas défendre les intérêts de son entreprise. J’espère qu’avec leurs dividendes ses actionnaires n’hésitèrent pas à s’acheter des ceintures de sécurité au prix fort et n’eurent jamais à pâtir de cette politique.

Je ne puis m’empêcher de me demander si, de la même façon, on peut attendre d’un laboratoire qu’il fasse des efforts pour trouver un vaccin qui le priverait d’un marché important, ou plus prosaïquement, si une entreprise de désinsectisation n’épargne pas chaque fois quelques insectes pour pouvoir recommencer l’année suivante.

Paul Vincent.

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La rédaction de la Revue des Ingénieurs a apporté à ce texte un long commentaire, qui n’en était point un désaveu, qui nuançait seulement la critique et faisait une distinction entre les dirigeants qui agissent pour leur profit personnel et ceux qui sont motivés par les intérêts de l’entreprise. Elle écrit néanmoins ceci :

— D’abord l’intérêt de l’entreprise !

Je ne crois pas qu’il faille attendre d’un dirigeant, ou d’une entreprise, qu’ils fassent passer l’intérêt général avant celui de l’entreprise : les discours en la matière sont toujours un peu suspects.

Cela n’empêche pas que l’entreprise consciente de son intérêt à terme donne du poids à l’évolution probable de l’opinion publique : abuser de sa position dominante, profiter du déficit d’information ou contribuer à ce déficit, peuvent provoquer des réactions dommageables à l’entreprise.

On ne peut pas dire pour autant que l’éthique en affaires, (le fait de donner la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers), constitue nécessairement un atout économique (que l’éthique paie, « ethics pays » dans la langue du business).

Mais manifestement l’éthique paie d’autant plus que le client est informé et que les pouvoirs publics sont attentifs à sanctionner les abus de position dominante.

Elle paie très peu lorsque les clients sont captifs ou peu éduqués, que les gouvernements sont corrompus ou préoccupés de considérations électorales : le cynisme est beaucoup plus rentable dans ces circonstances.

*

Ce qui permet à notre ami de conclure sagement : « À bon entendeur salut ! Soyons bien éduqués (en matière économique), ne soyons pas captifs (des monopoles ou de la publicité dominante), et ne votons pas pour des gouvernants corrompus ou préoccupés de considérations électorales… » Facile !!

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AUX GRANDS MOTS, LES GRANDS REMÈDES (2)

Dérives sémantiques

par G.-H. BRISSÉ
novembre 2002

Le krach boursier, qu’aucun économiste ni expert de renom n’avait réellement vu venir, du moins sous sa forme actuelle, continue à engloutir des millions et des millions d’euros dans le précipice de la volatilité des marchés. Pour notre part, nous avions prévu et annoncé cette échéance, depuis des mois et des mois. Mais personne ne voulait écouter ce langage-là, pas plus que nos exhortations à une réforme monétaire dans l’urgence.

Pour gagner du temps et tenter de sauvegarder leurs acquis et leur rang dans le concert des places boursières, certaines entreprises, et non des moindres, n’ont pas hésité à manipuler leur comptabilité, permettant ainsi à une poignée d’initiés de céder en catimini leurs actions et d’engranger ainsi de confortables profits. Tel fut le cas de la firme américaine Enron, et de bien d’autres encore. Ces pratiques très contestables, qui s’ajoutent au caractère très artificiel des placements dits “technologiques”, condamnent le système à se réformer en profondeur, à défaut de sombrer dans le néant.

Les principales victimes du krach boursier sont les petits porteurs, les modestes épargnants qui ont placé leur confiance dans le système, notamment pour s’assurer une retraite tranquille. On a fait une publicité telle aux “fonds de pension” à l’américaine, aux “stocks options” qui permettent à des cadres d’entreprises d’arrondir copieusement leurs fins de mois, que beaucoup y ont cru. À l’heure où le dossier des retraites ressort une fois de plus de sa boîte de Pandore, il est opportun d’en rappeler les enjeux.

Nous n’avons pas fini de mesurer les retombées de ce krach boursier et financier à l’aune de la croissance (qui s’oriente vers la « croissance zéro »), sur le revenu des ménages en tant que consommateurs, sur l’évolution très négative de l’emploi. Les plans sociaux consécutifs aux “licenciements boursiers” ne furent jamais aussi nombreux, mais comme ils n’entrent pas, dans un premier temps, dans les statistiques officielles du chômage, seules des manifestations de rues organisées par les victimes peuvent rappeler leur existence à nos politiciens et à l’ensemble de l’opinion.

La crise que nous subissons, et qui a des antécédents (notamment à partir de 1929) n’est pas inéluctable. Nous avons déjà démontré, après Jacques Duboin et tant d’autres, que des solutions de rechange existent. Elles sont affaire de volonté politique. Les remèdes, en effet, sont à portée de décision. Faudra-t-il attendre l’ultime effondrement du système, pour réagir ?

Une première approche concerne la nécessaire refonte du système monétaire international. L’économie et les finances transnationales ne peuvent demeurer indéfiniment à la remorque du dollar, monnaie dominante mais largement surévaluée. Dès que le dollar s’enrhume, toute la planète éternue. Jeu dangereux, en vérité. Jeu de la facilité.

Pour combien de temps ?

Il s’avère urgent de fixer les contours d’une nouvelle valeur universelle de référence, hors de portée de toute manœuvre spéculative. L’idéal serait d’en confier la gestion à un organisme supra-national, indépendant des groupes de pressions existants, placé sous l’autorité des Nations Unies et réellement représentatif de l’intérêt général, par delà les intérêts particuliers de certaines puissances.

La création de monnaies continentales ou régionales, telles l’euro, a déjà contribué, comme nous le redoutions, à amplifier la guerre économique ; et ce sont les actifs, les salariés, les chômeurs, les retraités, les jeunes à la recherche d’un premier emploi, qui en font les frais, avec leur cortège de délocalisations et de licenciements accrus, la compression des salaires, la disparition des avantages sociaux, la dégradation de l’environnement naturel, des soins hospitaliers, de l’éducation, etc. La vie devient de plus en plus difficile pour la majorité des populations européennes, sacrifiées à la rentabilité financière optima. La solution ne réside que dans une réforme adaptée du système monétaire international. Il faut mettre hors-la-loi la spéculation débridée. Et replacer la monnaie au cœur de l’harmonisation entre l’offre et la demande.

Outre ses retombées politiques et sociales, le coût financier de l’opération “monnaie unique européenne” donne le vertige et l’ampleur en a été largement sous-estimée. Non seulement les établissements bancaires ont du se mettre à l’unisson, mais cette mutation a concerné aussi les entreprises, les commerces, les administrations fiscales, la reprogrammation de millions d’ordinateurs, le changement de logiciels, le suivi des comptabilités. On connaît désormais l’impact de ces nouvelles charges sur l’évolution des prix. L’inflation est au rendez-vous depuis janvier 2002.

Dans cette Europe en gestation, à vocation ultra-libérale et à gestion technocratique, les vieilles nations pétries d’histoire et aux cultures si diverses seront reléguées au rôle de “Länder” ou d’États fédérés à la sauce américaine. Nous sommes de plus en plus éloignés du concept d’Europe confédérale des peuples (ou des patries) imaginée par certains de ses promoteurs — et non des moindres.

On ne bâtira pas l’Europe (et a fortiori l’Europe à vingt-cinq membres) sur la seule base de critères de rentabilité monétaires et financiers, avec une banque centrale qui, en liaison étroite avec la Commission Européenne, en est déjà et en sera encore à l’avenir le véritable exécutif !

Mondialisation et mondialisme : confusion regrettable

De plus en plus nombreux sont ceux qui s’engagent dans la lutte contre ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation, ou encore globalisation économique et financière.

Les grandes manifestations qui se déroulent en marge des congrès ou autres conférences “au sommet” sont souvent évoquées par les médias comme un mouvement anti-mondialisation, mais aussi “anti-mondialiste”, comme si l’une et l’autre dénomination avaient le même sens. En réalité, notre planète souffre d’un excès de mondialisation incontrôlée, et d’un grave déficit de mondialisme.

L’on peut militer en faveur de “l’anti-mondialisation”, tout en étant un fervent mondialiste.

Le mondialisme est un mouvement d’opinion qui tente de promouvoir une citoyenneté mondiale, une assemblée constituante des peuples devant déboucher sur une Organisation des Peuples Unis, et un Gouvernement Fédéral Mondial. Autrement dit, une authentique autorité mondiale, élue démocratiquement. Rien ne s’oppose à ce que l’on ait en poche un passeport de citoyen du monde et une carte d’identité nationale. L’un et l’autre ne sont nullement incompatibles.

Aimer sa patrie, le pays de ses ancêtres, où l’on est né, et militer pour un nouvel ordre mondial, voilà qui constitue deux démarches complémentaires. Elles n’ont aucun commun rapport avec le mouvement non maîtrisé : financier, économique, technologique, vers la mondialisation.

Nul ne conteste aujourd’hui la nécessité d’instaurer une autorité mondiale en matière de protection de l’environnement naturel, de lutte planétaire contre toutes les pollutions, de sécurité collective et de désarmement. Il y va de la survie de l’Humanité tout entière !

Nous sommes en droit de nous interroger, entre autres, sur l’efficacité de l’aide financière internationale aux pays les plus pauvres. Comment se fait-il que les milliards de dollars qui lui furent consacrée au fil des dernières décennies, n’aient pas réussi à éliminer les principales épidémies, les famines, en bref, la grande pauvreté sur cette planète ?

Les institutions internationales, les ONG qui s’investissent quotidiennement dans une cause aussi noble seraient elles impuissantes à ce point ?

Peut-être leurs interventions s’avèreraient-elles plus efficaces si, préalablement ciblées sur des objectifs précis, elles s’appuyaient sur une référence monétaire mondiale non thésaurisable, autrement dit exempte de toute manipulation spéculative. Finis la corruption, la prévarication, les petits trafics, les détournements de fonds vers les paradis fiscaux.

Une telle réforme monétaire s’avère indispensable, comme l’est la réforme de l’ONU, en gouvernement fédéral mondial et son transfert en pays neutre (à Genève ?), la création d’une Organisation des Peuples Unis, sorte de Chambre haute, de conseil des Sages rassemblant les pacifistes au sein de chaque peuple, et d’autorités mondiales dont les décisions s’imposeraient à tous les États, en matière de préservation de l’environnement naturel (je pense aux projets Etheruno et Neptuno initiés naguère par le regretté militant mondialiste que fut Guy Marchand) et de sécurité internationale (Force d’intervention rapide neutre et supranationale), etc.

Aujourd’hui, l’Organisation des Nations Unies est le jouet d’une hyperpuissance, des consortiums multinationaux et autres marchés financiers. Elle doit recouvrer son rôle ultime de suprême arbitrage transnational et admettre équitablement en son sein non seulement les États, mais aussi les peuples, conformément à sa Charte : « Nous, peuples des Nations Unies… »

Économie marchande, ou économie sociale ?

La priorité des priorités, en ce début de siècle, est d’endiguer le flot de la spéculation transnationale, si contre-productive. La liberté des échanges est une chose, l’évasion des capitaux disponibles, voire leur dissolution dans des pratiques boursières très préjudiciables au développement économique et social, en est une autre. Certes, l’attrait du jeu et du profit facile est inséparable des activités humaines ; on peut affirmer toutefois que, dans ce cas de figure, il s’agit, en termes juridiques, d’une immorale et incommensurable entreprise de détournements de fonds. Des sommes considérables sont détournées de leur vocation première, par le biais des spéculations financières aussi bien que par l’organisation, souvent préméditée, des faillites d’entreprises, alors que le simple bon sens voudrait que ces fonds soient ré-injectés dans des investissements productifs : infrastructures, éducation, santé, hygiène, tout ce qui peut contribuer au bien-être des populations.

(à suivre)

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