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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 1033 - juin 2003 > Étude de la monnaie : V. les grandes théories monétaires

 

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Dossier (Étude de la monnaie VIIe)

Que reste-t-il des théories monétaires classique et néoclassique, de Marx et de Keynes quand elles sont confrontées à la réalité actuelle ? C’est à cette réflexion que nous invitons nos lecteurs, après avoir résumé, dans les numéros précédents, quelques aspects essentiels de la monnaie légale, sa forme, l’histoire de son évolution, la façon dont elle est créée et utilisée, et avant d’aborder le chapitre des monnaies parallèles.

Étude de la monnaie : V. les grandes théories monétaires

par M.-L. DUBOIN
juin 2003
1. Les conceptions classique et néoclassique.

Ces deux conceptions, qui sont à la base du libéralisme, ont une position commune sur la monnaie, fondée sur quatre idées :

• 1. la monnaie, simple intermédiaire, ne fait que dissimuler qu’en fait ce sont toujours des marchandises qui s’échangent entre elles.

• 2. toute variation de la quantité de monnaie en circulation entraîne une variation proportionnelle de tous les prix.

Ce credo du monétarisme, qui est la base de la théorie quantitative de la monnaie, repose lui-même sur trois hypothèses :
a) la vitesse de circulation de la monnaie est constante,
b) le volume des transactions est constant et
c) l’équilibre du marché assure le plein emploi de toutes les capacités de production (donc il n’y a pas de chômage).

Il n’est pas nécessaire d’être un économiste diplômé pour constater à quel point ces hypothèses sont peu réalistes.

• 3. par conséquent toute variation de la masse monétaire n’a aucune influence sur la production ou sur l’emploi, la monnaie est neutre par rapport à l’activité économique réelle. Ce qui n’a pas empêché l’économiste Milton Friedman d’en tirer une conclusion paradoxale mais qui fait loi depuis le traité de Maastricht sur la Banque Centrale européenne : bien que la variation de la masse monnétaire soit sans effet sur l’économie, la politique monétaire doit consister à limiter l’émission, parce que celle-ci risque d’entraîner l’inflation…

Or l’actualité ne manque pas d’exemples du rôle de la monnaie sur l’économie : entre 1994 et 1999 dix pays en voie de développement connurent au moins une crise financière de grande ampleur, car ces dogmes libéraux sont à l’origine des préceptes dits du “consensus de Washington” et des pactes d’ajustement structurel imposés [1] par le FMI (austérité, privatisations, réduction des dépenses publiques) malgré l’évidence du désastre social de leurs conséquences. De tels “accidents” provoquèrent de graves troubles sociaux [2]. Le cas de la crise Argentine depuis décembre 2001 en est l’exemple le plus récent. Remarquons que l’affirmation de la neutralité de la monnaie vis à vis de l’économie a d’autant plus de chances d’être crue par le public qu’au contraire des transactions simples (achats et ventes par des particuliers) qui sont faciles à identifier, les vastes mouvements monétaires qui font vraiment bouger les marchés, sont des transactions complexes effectuées sur ordinateur et élaborées dans le secret des tours d’ivoire des sociétés financière et autres fonds spéculatifs. Elles ne sont accessibles qu’aux initiés du “monde souterrain de la finance” [3], lequel s’ingénie à les rendre secrètes.

• 4. autre conséquence de l’hypothèse selon laquelle tout échange n’est, sous le voile de la monnaie, qu’échange entre marchandises : la loi des débouché de J-B Say qui affirme que tout offre de marchandise crée sa propre demande. Autrement dit, le montant des revenus distribués par la production est équivalent à la valeur de cette production et l’équilibre général de tous les marchés, affirmé par Léon Walras, se rétablit automatiquement grâce à la flexibilité des prix.

Cette loi des débouchés a été critiquée, par exemple par Jacques Duboin [4] en ces termes : « la loi des débouchés se résume simplement dans la constatation que les produits achètent les produits, ou, pour mieux dire, que les marchandises se servent mutuellement de débouchés… Mais Jean-Baptiste Say en tire cette conséquence imprévue, à savoir que la surproduction ne peut exister que dans une partie seulement de l’économie, et qu’il est facile d’y porter remède en augmentant la production dans les autres secteurs afin que les articles surproduits trouvent immédiatement un débouché. D’où il conclut que la crainte d’un engorgement général des marchés est pure chimère. En foi de quoi il faut toujours produire davantage, ce qui est le vrai moyen d’en terminer avec ce qu’on appelle improprement les crises économiques, car il ne s’en produira jamais si l’on sacrifie au dieu de la “productivité”. Ce refrain est entonné aujourd’hui par tous les libéraux impénitents, car la loi des débouchés garantit, non seulement l’éternité au régime capitaliste, mais l’amélioration progressive de la condition de tous les êtres humains. Il n’y a qu’à produire davantage »…

Cette façon de voir écarte d’office certains problèmes majeurs : d’abord la misère, qui est le lot de tous ceux qui n’ayant accès à aucun pouvoir d’achat sont écartés du marché, ensuite les retombées du productivisme, qui dans cette idéologie apparaît comme la panacée, et enfin les conséquences de la croissance, qu’elle suppose sans dégâts et sans limite.

2. Karl Marx.

La monnaie est pour K. Marx un porte-valeur, lié à la marchandise. Car ce n’est pas l’utilité d’un bien qui intéresse le capitaliste, ce n’est donc pas sa valeur d’usage, mais sa valeur d’échange, parce qu’elle est susceptible de grossir le capital, une fois la marchandise vendue. La monnaie étant ainsi liée à la marchandise, et étant acceptée comme équivalent général de toute les marchandises, il faut la considérer elle-même comme une marchandise.

Ainsi Marx s’accorde avec les classiques pour donner à la monnaie le rôle d’instrument d’échange, sans incertitude.

Mais il s’en distingue quand il montre le rôle que joue la monnaie dans l’accumulation du capital. Il souligne, en effet, que la monnaie n’a pas la même signification quand elle sert à acheter du pain et quand elle paie du travail humain. Dans le premier cas, elle est seulement un pouvoir d’achat. Dans le second, elle est un droit d’appropriation sur la capacité du salarié de créer de la valeur, et en celà, elle fonctionne comme un capital : elle dissimule donc un rapport social d’aliénation du travail. En effet, le travail acheté au salarié produit un fruit, et celui-ci devient la propriété de celui qui a payé le salaire. Si ce dernier parvient à vendre ce fruit plus cher qu’il n’a dépensé, c’est lui qui perçoit la plus-value, donc ce profit semble né de son capital alors qu’il vient du travail du salarié.

De plus, en matérialisant la valeur créée par le travail, la monnaie réduit celui-ci à un acte vénal, elle le vide de son caractère créatif. Enfin, si le salaire suffit à peine au travailleur pour vivre, celui-ci est obligé de revenir travailler, donc d’enrichir l’employeur. Détenir plus ou moins de monnaie distingue celui qui détient un capital du pauvre bougre (terme de Pierre Bourdieu) qui n’a que sa force de travail.

Ainsi la plus-value est la source de toutes les sortes de profit, y compris les intérêts perçus par les créanciers, car ce n’est pas le sur-travail qui intéresse le capitaliste (contrairement au seigneur qui exigeait le travail de ses serfs), ni les marchandises produites, c’est leur valeur monétaire, c’est-à-dire la plus-value quand elle a été transformée, par la vente, en valeur monétaire.

Et c’est ainsi que les rapports sociaux, dans le système capitaliste, débouchent sur la marchandisation, la réduction de tous les actes humains à un acte marchand, de toute valeur humaine à une valeur marchande.

3. John Maynard Keynes.

Au cours des années 1930, Keynes constate que les préceptes libéraux sont impuissants à agir contre la montée du chômage. Il avance que c’est une erreur de ne pas tenir compte de l’incertitude qui pèse sur toute décision économique. Il en déduit quatre idées :

•1. la monnaie est une forme de richesse plus liquide que toute autre : elle est immédiatement disponible, contrairement à un bien mobilier, à un terrain, à une machine, etc. Elle peut donc être conservée de façon passive (thésaurisée) et offre à son détenteur un choix d’anticipations.

(Notons que cette qualité suppose que la monnaie ne se déprécie pas).

•2. la préférence pour la liquidité qu’offre la monnaie dépend du taux d’intérêt auquel elle peut être placée : si ce taux est faible, on préfère la liquidité, d’autant qu’on peut supposer qu’il va remonter. L’intérêt apparaît ainsi comme une prime de renoncement à la liquidité.

On voit que la monnaie, parce qu’elle constitue l’actif le plus liquide de tous, donne à son détenteur la possibilité de spéculer. La monnaie source d’instabilité et d’incertitude est un moyen de spéculation.

Pour Keynes, tout “agent économique” a deux décisions à prendre quant à l’utilisation de ce qu’il reçoit : quelle part va-t-il consommer, quelle forme va-t-il choisir pour ce qu’il épargne. Lorsque le taux d’intérêt baisse, les gens pariant qu’il va remonter, ne placent pas leur argent : il y a demande de spéculation. Et ce taux varie en fonction des décisions de la Banque centrale.

•3. réfutant la théorie quantitative de la monnaie, qui ne serait vérifiée que si tous les facteurs de productions étaient employés (donc pas de chômage), Keynes pense que la monnaie joue un rôle sur la production et sur l’emploi. Il en déduit que lorsque l’économie souffre de sous-emploi, les autorités monétaires peuvent accroître la masse monétaire en circulation en baissant les taux d’intérêt, ce qui a pour effet de rendre plus rentables des projets d’investissements, qui, par un effet multiplicateur, augmenteront le revenu global.

•4. constatant que l’incertitude ne débouche pas sur le chaos général, Keynes conclut que la stabilité est due à une sorte d’accord implicite : un certain mimétisme conduit chacun des agents économique à adopter l’attitude du plus grand nombre, mais des conventions en sens inverse jouent en permanence, et c’est la stabilité qui l’emporte. L’action budgétaire de l’État (et la politique de l’autorité monétaire) d’un côté, la détention de la monnaie de l’autre, constituent des sortes de “digues” qui protègent de l’incertitude radicale, mais sans l’éliminer…

Concluons … qu’il faut évoluer !

Comme le souligne J-M Harribey [5] Professeur de sciences économiques et sociales à l’Université Bordeaux IV, c’est Marx qui a dénoncé le premier le processus capitaliste qui réduit l’être humain à une marchandise dont l’utilisation doit procurer un profit au capital. Or cette marchandisation s’étend maintenant, sous la pression néolibérale, au point d’envahir tous les domaines. La convoitise capitaliste s’est d’abord fixée sur les richesses naturelles (la terre, puis l’eau, les minerais, le pétrole … bientôt l’air ?), mais avec l’Accord Général sur le Commerce des Services [6] (AGCS) c’est maintenant la santé, la science, dont celle du génome des espèces (brevets sur le vivant, qui en réservent l’usage à quelques laboratoires pharmaceutiques), l’éducation, la culture, l’information, etc., qui deviennent la cible d’une exploitation exclusive et rentable au bénéfice de quelques grandes entreprises d’envergure mondiale. Le prétexte invoqué est que les mécanismes du marché permettent de satisfaire tous les besoins humains… ce qui est évidemment faux, puisque le marché ne prend en compte que les besoins solvables, c’est dire qu’il ne s’intéresse, parmi les humains, qu’à ceux qui ont de l’argent ou qui parviennent à se vendre eux-mêmes. Les milliards d’êtres humains qui n’ont pas accès à l’eau potable en sont, par exemple, la preuve flagrante.

Keynes et Marx ont en commun d’avoir montré le rôle de la monnaie dans l’économie capitaliste en soulignant que, sans création monétaire l’accumulation serait impossible. En effet, au cours d’une période donnée, le capital ne pourrait pas récupérer, quand il vend la production, plus que les avances qu’il a faites (en salaires et autres moyens de production). Pour réaliser un profit accumulable, à l’échelle globale, il faut donc que soit mise en circulation une quantité de monnaie supérieure à celle qui correspond à ces avances faites à la production, et c’est cette création monétaire qui permet aux propriétaires des moyens de production de transformer en capital la plus-value qui est produite par le travail. Ainsi, par le crédit, le système bancaire anticipe le profit monétaire et il permet au capital de se l’approprier au moment de la vente des produits.

L’analyse de Marx éclaire la spéculation financière, ajoute J-M Harribey, en montrant que le capital tire des profits de deux façons. D’une part les actionnaires s’approprient la plus-value du travail des salariés et d’autre part ils peuvent tirer une plus-value purement financière en revendant leurs actions plus cher qu’ils ne les ont payées, et ceci dans trois cas : 1) si les profits de l’entreprise ont augmenté son capital ; 2) si les acheteurs anticipent des profits à venir et 3) grâce à la croyance répandue qu’une tendance à la hausse des cours financiers se poursuit. Ce troisième cas est purement spéculatif : le gonflement correspondant de la bulle financière ne représente en effet aucune richesse réelle puisqu’il suffit que tous les boursicoteurs cherchent à vendre simultanément les mêmes actions pour que le cours de celles-ci s’effondre. Mais tant que la bulle enfle, tant que les cours montent, les actionnaires voient grossir leur capital à un rythme qui est même devenu très supérieur à l’accroissement de la production réelle. Il ne s’agit évidemment pas d’un miracle, mais de la manifestation de l’optimisme des capitalistes, par exemple à la perspective de “restructurations” (licenciements, délocalisations, flexibilité et précarité accrues) qui leur font escompter une compression des coûts salariaux, donc plus de profits, alors ils parient que les cours vont monter : on voit bien que derrière la spéculation boursière il y a cette exploitation capitaliste. Quant à la solution de Keynes pour mettre fin au chômage, l’augmentation de la production, elle reflète un point de vue purement économique, en ce sens qu’il n’envisage aucune limite à la croissance, aucun obstacle, d’ordre écologique par exemple. On ne se demandait pas, à son époque, si le développement serait indéfiniment “soutenable”…

À la lumière de cette revue des principales théories monétaires, on comprend comment le capitalisme implique une société de consommation. Vendre est un impératif pour le capital, au mépris, le cas échéant, des droits de l’homme ou de l’environnement quand ces droits sont susceptibles de rendre la vente moins profitable.

Il est donc vain de chercher à réparer les effets de la course au profit, par exemple sur l’environnement. Autant vouloir remplir le tonneau sans fond des Danaïdes, car tant que perdureront les motivations de cette course, d’autres effets semblables se multiplieront. C’est l’organisation économique de la société qu’il faut changer afin que la recherche d’un profit financier cesse d’être l’objectif de toute entreprise. Reste à imaginer comment lui substituer le souci de satisfaire en priorité les besoins de première nécessité pour toute l’humanité. Tel est bien le sens de nos propositions.

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[1] Voir La monnaie IV FMI et dette du Tiers monde GR 1030, p.9.

[2] Lire à ce sujet l’article de M. Naïm dans Le Monde Diplomatique de mars 2000.

[3] Lire à ce sujet l’article de I.Warde dans Le Monde Diplomatique de novembre 2001.

[4] dans L’économie politique de l’abondance, (1945).

[5] Voir son cours à l’Université d’été d’Attac, Arles, août 2001.

[6] Sur l’AGCS, lire par exemple : « Après l’AMI, l’AGCS », par G. Pons GR 1005, p.2 ; « L’AGCS, c’est reparti », par J-P Mon, GR 1011, p.6.

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