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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 1044 - juin 2004 > La concurrence jusqu’où ?

 

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RÉFLEXIONS

Dans l’analyse du projet de Constitution européenne que nous faisions le mois dernier, nous dénoncions la philosophie ultra-libérale sur laquelle il repose, et qui est résumée dans son préambule : « l’Union offre à ses citoyennes et citoyens […] un marché unique où la concurrence est libre et non faussée » et qui est aussi le fondement de la politique de l’OMC. Après quelques années, on commence, en effet, à en mesurer les conséquences :

La concurrence jusqu’où ?

par J.-P. MON
juin 2004

Depuis l’arrivée de G.W. Bush au pouvoir, l’industrie manufacturière des États- Unis a perdu 2,7 millions d’emplois. Mais aujourd’hui ce sont aussi les services aux entreprises qui sont touchés, essentiellement par les délocalisations et “l’externalisation”.

La société indienne Wipro, installée sur un campus de la banlieue de Bangalore, est l’une des plus grandes entreprises d’externalisation du monde. Ses ingénieurs, jeunes et enthousiastes, écrivent des codes, rédigent des programmes, assurent la maintenance de systèmes informatiques pour de nombreuses compagnies américaines dont la société financière Lehman Brothers, General Motors, Boeing,… Et ils le font à des tarifs qui ne sont qu’une faible fraction de ceux pratiqués aux États-Unis. Avec près de 30.000 employés parlant un bon anglais, Wipro assure aussi pour les Américains bien d’autres services tels que l’aide par téléphone pour les guichets de réclamations de bagages, les programmes de vol pour une grande compagnie aérienne, le système de guidage automobile pour un fabricant de voitures… et même l’interprétation de clichés radiologiques pour un grand hôpital de Boston.

*

Les États-Unis ne sont pas, bien sûr, les seules “victimes” des industriels de l’externalisation : de nombreux pays européens sont touchés (France, Allemagne, Suisse, Royaume-Uni,…). Tous se plaignent de perdre des emplois.

En Grande-Bretagne, un magazine a désigné à la vindicte de ses lecteurs le patron de Wipro, en le qualifiant « d’homme qui veut voler vos emplois ». Mais c’est aux États-Unis que les réactions sont les plus vives et tout particulièrement contre l’Inde, pays dont ils vantaient, il y a peu de temps encore, l’ouverture au monde capitaliste mais avec lequel leur balance commerciale accuse un déficit de 4,1 milliards de dollars, soit le double de ce qu’il était en 1990. Les Indiens rétorquent très logiquement : « les États-Unis promeuvent le capitalisme et nous ne comprenons donc pas pourquoi ils sont si paniqués… Quand vous vantez la compétition, vous n’avez pas peur que le meilleur gagne ! ». En fait, les Américains reprochent surtout aux Indiens de continuer à appliquer des taxes élevées, de l’ordre de 38%, sur les produits agricoles importés des États- Unis. Mais l’Inde ne peut pas se permettre de ruiner des millions de paysans qui vivent encore dans une grande pauvreté. Peu d’espoir donc de ce côté-là pour l’agriculture étatsunienne.

Si l’Inde constitue un cas particulièrement frappant de concurrence efficace, notamment dans le domaine des services, la Chine, le Brésil, la Corée,… sont en train de devenir de redoutables adversaires pour l’agriculture et l’industrie. Alors pour rester globalement compétitives, les entreprises n’ont plus que la solution de délocaliser leurs sites de production dans des pays à bas coût de main d’œuvre.

ON EXPORTE LES VENTES
… ET LES EMPLOIS

Bien que depuis quelques années les exportations des États-Unis restent à peu près étales, les ventes des sociétés américaines ou des entreprises contrôlées par les Américains et installées à l’étranger ont continué de croître en créant des emplois dans les pays d’accueil… mais pas aux États-Unis. Leur production n’est pas réexportée aux États-Unis mais vendue sur place ou dans les pays voisins. Le Département du commerce américain et, plus généralement, l’ensemble de l’administration Bush [1] estime que la délocalisation d’entreprises américaines constitue la meilleure réponse à la concurrence exercée par les pays à faibles coûts salariaux : « nous devons être capables d’établir des “têtes de pont” outre-mer pour permettre à nos entreprises de développer leurs ventes à l’étranger », souligne le Sous-secrétaire au commerce international.

Fortes de cet appui, des centaines d’entreprises américaines ont installé leurs unités de production à l’étranger, notamment en Chine, mais aussi dans de nombreux pays de l’Europe de l’Est.

Un cas particulièrement significatif est celui de la Hongrie. À Sarvar, petite station thermale située à un peu plus de 100 kilomètres de Vienne, les habitants se réjouirent lorsque le grand fabricant de matériel électronique Flextronics annonça qu’il avait obtenu un contrat pour réaliser dans son usine locale l’assemblage des consoles de jeu Microsoft Xbox, ce qui se traduisait par la création d’un millier d’emplois. À peine un an plus tard, Flextronics arrêta cette fabrication pour la transférer en Chine où les salaires étaient beaucoup plus faibles que ceux des Hongrois. Mais, heureusement pour Sarvar, de nouveaux contrats permirent à Flextronics de créer de nouveaux emplois, en plus grand nombre. Le plus surprenant dans l’affaire, c’est que l’un de ces contrats concerne l’assemblage de récepteurs de télévision… pour la société chinoise TCL International qui a acquis en 2002 les actifs de Schneider Technology, entreprise allemande d’électronique en faillite. Flextronics a signé ce contrat avec la Chine dans l’espoir d’attirer en Hongrie beaucoup d’autres sociétés chinoises.

Les Hongrois s’inquiètent du rôle qu’ils peuvent tenir dans la rude compétition économique mondiale pour attirer des emplois et des investissements. Pour eux, le danger ne vient pas de leurs voisins, Polonais ou Tchèques, mais des pays asiatiques et notamment de la Chine.

S’il est hors de question qu’ils essaient de lui faire concurrence en matière de bas salaires, ils pensent qu’ils peuvent être un partenaire stratégique important pour les Chinois. Récemment, conduisant une délégation en Chine, le Premier ministre hongrois a vanté les mérites de son pays « qui pourrait devenir une base de fabrication à bas prix pour les sociétés chinoises désireuses d’exporter leur produits dans l’Union européenne » [2]. Ce n’est pas une nouveauté : « au début des années 90, la Hongrie s’est clairement affichée comme la “porte de service” de l’Europe pour les compagnies américaines et ce fut une réussite » [3]. Les nouveaux entrants dans l’Union européenne paraissent décidément peu résolus à s’intégrer dans une politique économique commune ! Vive la concurrence !

LE TRAVAIL BON MARCHÉ…
N’EST PAS ASSEZ BON MARCHÉ

Comme les autres, les agriculteurs américains subissent les effets de la mondialisation : les producteurs de raisins sont concurrencés par ceux du Chili et de Turquie, les producteurs de tomates par ceux du Mexique. Les pommes chinoises ont remplacé les Golden Delicious américaines sur la plupart des marchés asiatiques. Même l’ail et le brocoli sont menacés par la production chinoise. Les producteurs d’oranges de Floride sont confrontés à la fois à la concurrence du Brésil et à la production surabondante sur les marchés mondiaux. Pour survivre, un seul remède : baisser le coût de la main d’œuvre. Mais, comme le dit un producteur de raisins de Californie, « le travail bon marché n’est pas assez bon marché ». Et alors que le président Bush, apparemment déphasé, prépare un plan pour faire entrer légalement sur le territoire américain des ouvriers agricoles étrangers, les agriculteurs américains pour la première fois de leur génération, entreprennent de remplacer les travailleurs manuels par des machines [4].

Voici donc qu’apparaissent dans les orangeraies de Floride les “secoueurs d’orangers”. Hérissés de longues piques d’acier qui les font ressembler à de gigantesques brosses à cheveux, ces engins “décrochent” en 15 minutes plus de 16.000 kg d’oranges et les stockent dans une énorme benne. Pour atteindre ce résultat, il fallait, jusqu’à présent, employer pendant une journée entière 4 cueilleurs, pour la plupart des immigrés clandestins, payés entre 70 et 90 cents par caisse de 41 kg, soit un peu moins de 75$ par jour. « La mécanisation de la cueillette, c’est le seul moyen pour les agro-industriels de réduire leurs coûts de production et de rester sur le marché », dit le manager de la compagnie agro-industrielle Barron-Collier, qui utilise des “secoueurs” pour récolter à peu près la moitié des 19.500 tonnes d’oranges qu’elle produit annuellement sur ses 4.047 hectares du sud-ouest de la Floride.

Dans l’État de Washington, des arboriculteurs viennent de mettre en service des machines qui font tomber directement les cerises des arbres sur le tapis d’un convoyeur et ils essaient de perfectionner le système pour la cueillette des pommes. En Californie, dans le comté de Ventura, les cultivateurs de fraises ont mis au point un convoyeur mobile permettant d’amener des cagettes pleines de fraises des champs aux aires de stockage, ce qui a réduit la maind’œuvre d’un tiers.

Les conséquences de cette mécanisation n’ont pas échappé aux ouvriers agricoles qui, dès à présent, constatent que leurs employeurs utilisent les machines dans les bonnes orangeraies et leur laissent la cueillette à la main dans les orangeraies peu fournies. De toutes façons, « ils vont devoir trouver un autre endroit pour travailler ou rester dans leur pays », résume brutalement un exploitant.

Mais que nous proposeront les économistes quand tous les pays du monde auront, par le jeu d’une concurrence destructive, abaissé les salaires à des niveaux voisins de zéro et mécanisé la quasi totalité de leur production ? D’allonger encore la durée du travail ?

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[1] Les délocalisations deviennent un thème majeur de la campagne présidentielle et une vingtaine d’États ont déjà pris des mesures pour essayer de freiner l’exode de leurs entreprises. John Kerry, probable candidat démocrate à la Maison Blanche, a qualifié de « traîtres à l’Amérique » les chefs d’entreprise qui délocalisent leurs usines.

[2] 20.000 Chinois se sont récemment installés à Budapest.

[3] Laszlo Czirjak, investisseur américano-hongrois, The New-York Times, 14-15 mars 2004.

[4] The New York Times, 4-5 avril 2004.

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