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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 1048 - novembre 2004 > De la sécurité protectrice à la sécurité égalitaire

 

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LECTURES - SUR LA SÉCURITÉ

De la sécurité protectrice à la sécurité égalitaire

par C. ECKERT
novembre 2004

Dans son ouvrage intitulé “L’insécurité sociale” (paru au Seuil en 2003), le sociologue ROBERT CASTEL relate comment, avec l’avènement d’un État de droit, les protections civiles, garantes des libertés fondamentales et de la sécurité des biens et des personnes, ont peu à peu été complétées par des protections sociales destinées à prémunir les individus contre les aléas de la vie (maladie, vieillesse, chômage,...). Il montre que les menaces qui pèsent sur ces dernières depuis une vingtaine d’années s’expliquent par des « facteurs de dissociation sociale qui sont à l’origine de l’insécurité civile aussi bien que de l’insécurité sociale ».

LA SÉCURITÉ CIVILE

Dans la société médiévale la sécurité des personnes était assurée par leur appartenance à une communauté (famille, corporation, guilde ou autre). Un processus d’individualisation se met ensuite en place dans la société pré-industrielle. Chacun y devient « reconnu pour lui-même, indépendamment de son inscription dans des collectifs », mais au prix des protections qui étaient attachées au statut précédent. L’unique rempart protecteur qui subsiste est la propriété. Les propriétaires sont en effet les seuls qui, « en mobilisant leurs propres ressources », peuvent faire face aux revers de l’existence.

Les premiers libéraux ont très bien entrevu cela puisqu’ils ont placé au cœur de leur idéologie la défense de la propriété, seul rôle attribué à l’État qui devient ainsi un “État minimal” ou “État gendarme”. Cependant, cette fonction ne pouvant être pleinement remplie qu’au sein d’un régime totalitaire, la naissance de sociétés démocratiques a conduit à la mise en place progressive de protections sociales.

LA SÉCURITÉ SOCIALE

Appartenir à la classe des non-propriétaires a une double conséquence. D’une part, cela signifie être incapable d’assurer son indépendance et donc vivre dans l’insécurité sociale. D’autre part, être dépendant des imprévus signifie ne pas pouvoir jouir des libertés fondamentales et donc vivre également dans l’insécurité civile. Si bien que « le clivage propriétaires/ non-propriétaires se traduit par un clivage sujets de droit/sujets de non-droit ». Pour vaincre l’insécurité civile il faut de ce fait vaincre aussi l’insécurité sociale.

Cette tâche a été entreprise à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle avec l’apparition de la société salariale. Des protections fortes ont été associées au travail afin que la propriété ne soit plus le seul gage de sécurité. La pertinence du terme de “Sécurité sociale” est ici patente mais R. Castel parle plutôt de propriété sociale et cite l’exemple de la retraite dont il dit qu’« en termes de sécurité, le retraité pourra rivaliser avec le rentier assuré par son patrimoine » grâce à ces nouvelles protections.

Cependant l’auteur met son lecteur en garde contre toute confusion entre “société protectrice” et “société égalitaire”. Reprenant l’exemple des retraites, il remarque qu’elles « suivent assez strictement la hiérarchie salariale (petit salaire petite retraite, gros salaire grosse retraite). « Donc, guère de redistribution ici » : l’introduction des protections sociales n’a pas remis en cause la structure hiérarchique de la société et, contrairement à ce qui est souvent prétendu, l’État n’a pas joué de rôle redistributeur.

Loin d’instaurer une société d’égaux, la société salariale a simplement procuré aux non-propriétaires un minimum de ressources leur assurant une certaine indépendance. Il n’est dès lors pas étonnant que « les remises en cause actuelles de l’État social [...] puissent se payer d’une remontée massive de l’insécurité sociale ».

LA REMONTÉE DE L’INCERTITUDE

Les politiques menées successivement depuis les années 1970 ont eu pour seul objectif « d’augmenter la rentabilité du capital en baissant la pesée exercée par les salaires et par les charges sociales ». C’est de nouveau la propriété privée qui est privilégiée au détriment de la propriété sociale, ce qui s’accompagne d’un chômage croissant et d’une détérioration continue des conditions de travail. Non seulement ce processus atteint « plus durement le bas de la hiérarchie salariale », mais il provoque aussi une concurrence entre égaux, par exemple entre les dizaines, voire les centaines de personnes qui se présentent à une même offre d’emploi.

La dégradation des statuts entraîne à son tour un sentiment de frustration « qui se cherche des responsables, ou des boucs émissaires ». Dans ce contexte, Castel estime que le vote d’avril 2002 en faveur du Front national est essentiellement une réaction “poujadiste” et n’est, de ce fait, pas étonnant. Le ressentiment des laissés pour compte de la société salariale ne favorise en effet pas la générosité, mais déclenche plutôt une réaction de rejet.

R. Castel considère le “problème des banlieues” comme un paradigme de ce phénomène et dépeint comment « l’insécurité sociale et l’insécurité civile [s’y] entretiennent l’une l’autre [...] Faire de quelques dizaines de milliers de jeunes souvent plus paumés que méchants le noyau de la question sociale » est une attitude commode qui évite simplement d’aborder les véritables problèmes (chômage, maladie, racisme,...) que pose le « libéralisme économique qui alimente l’insécurité sociale ».

DE NOUVELLES MENACES

En même temps que les dispositifs de protection contre les risques sociaux proprement dits s’amenuisent comme peau de chagrin, apparaissent de nouvelles menaces. Ces deux sources d’insécurité sont cependant d’une toute autre nature. Les premiers (maladie, vieillesse, chômage...) sont des événements prévisibles, dont on peut par conséquent estimer le coût et prévoir la prise en charge en la répartissant équitablement sur l’ensemble des individus. À l’opposé, les nouvelles menaces sont d’une part imprévisibles et, d’autre part, ont des effets dramatiques (sang contaminé) ou irréversibles (réchauffement climatique) ou même les deux (OGM). Pour les maîtriser il faut donc éviter qu’elles adviennent, même si la réalité de la menace n’est pas (encore) avérée. C’est le principe de précaution.

Notre auteur illustre son propos par un exemple : « Si une industrie hautement polluante s’implante dans une région particulièrement défavorisée du Tiers monde pour y exploiter une main-d’œuvre bon marché, la réponse pertinente n’est pas de “mutualiser les risques” en obligeant les populations autochtones à s’assurer contre ces nuisances. Elle consisterait plutôt à proscrire ces nouvelles formes planétaires d’exploitation ». Seules des instances internationales puissantes, qu’il reste à mettre en place, peuvent circonscrire la frénésie de profit de trop nombreuses entreprises.

Conditionner la recherche de profit à l’absence d’effets destructeurs pour les êtres humains ou leur environnement ne fait malheureusement pas partie des objectifs de la société libérale actuelle, bien au contraire. La prolifération des menaces technologiques représente une nouvelle source de profit, en particulier pour les compagnies d’assurances. En effet, celles-ci prétextent justement du caractère imprévisible, incontrôlable et irréversible de ces nouveaux dangers pour ne pas les assurer (la dissémination des OGM par exemple). De plus, les dispositifs de protection sociale allant en se dégradant, c’est à chacun de s’assurer soi-même, pour ceux qui en ont les moyens, « tandis que l’avenir des assurances privées est, lui, assuré à travers la multiplication des risques ».

QUE FAIRE ?

Loin de favoriser la cohésion sociale, les diverses politiques mises en œuvre depuis une vingtaine d’années pour combattre l’insécurité sociale aggravent le processus d’individualisation imposé par le libéralisme. Il en résulte finalement un accroissement de la précarité, du repli sur soi et enfin du rejet de l’autre.

R. Castel met en exergue deux termes, le contrat et le projet, qui sont présents dans tous les nouveaux dispositifs, qu’il s’agisse de la protection sociale ou des politiques territoriales. Dans le premier cas l’obtention d’une aide, aussi minime soit-elle, dépend d’un contrat obligeant le bénéficiaire à s’investir dans la réalisation d’un projet (RMI par exemple). Dans le second cas il est demandé aux habitants des quartiers défavorisés de s’engager eux-mêmes dans l’exécution des projets locaux.

Le paradoxe de ces nouvelles stratégies réside dans le fait qu’elles reposent sur la mobilisation des ressources de personnes… qui n’en ont précisément pas. « On demande beaucoup à ceux qui ont peu - et davantage souvent qu’à ceux qui ont beaucoup. Il ne faut donc pas s’étonner que la réussite effective de ces entreprises soient plutôt l’exception que la règle ».

Pour résoudre cette contradiction, R. Castel propose « d’assurer une continuité des droits par-delà la diversité des situations » mais renvoie à un autre ouvrage pour ce qui est de la mise en pratique de ces préceptes. En revanche, il s’attache à justifier le bien-fondé de tels droits, ce qui n’est pas inutile à l’heure où les droits inconditionnels sont fréquemment vilipendées et leurs bénéficiaire dénoncés comme des assistés, voire des profiteurs.

L’absurdité qu’il y a à faire dépendre l’octroi d’une prestation à la conduite du bénéficiaire ou à la plus ou moins grande fragilité de sa condition, comme s’il en portait la responsabilité, n’est pas la seule raison pour laquelle notre sociologue plaide en faveur d’un “régime homogène de droits”. C’est aussi parce que « le recours au droit est la seule solution qui ait été trouvée à ce jour pour sortir des pratiques philanthropiques ou paternalistes » et faire de chaque individu un membre à part entière de la société.

L’autre type de réformes que préconise R. Castel est la sécurisation du travail pour tenir compte de la montée du chômage et de la diversification des formes d’emplois précaires (temps partiel, intermittence, télétravail, etc.). Il s’agit donc de « transférer les droits du statut de l’emploi à la personne du travailleur » afin que le travail ne reste pas « la principale variable d’ajustement pour maximiser les profits » et que l’insécurité sociale puisse être surmontée.

Faire le lien entre insécurité sociale et insécurité civile est primordial car « la recherche de la sécurité absolue risque d’entrer en contradiction avec les principes de l’État de droit et bascule facilement en pulsion sécuritaire ». D’où l’intérêt de ce livre qui a en outre le mérite d’être d’une lecture fluide et aisément compréhensible.

Un autre défi de cet ouvrage est que son auteur s’y emploie à réhabiliter les droits inconditionnels comme agents de la cohésion sociale. Dans une démocratie il faut que les « individus disposent, de droit, des conditions sociales minimales de leur indépendance ». Aujourd’hui cela passe par la limitation de l’hégémonie du marché, ce qui ne peut réussir « sans que des systèmes publics de régulations n’imposent, au nom de la cohésion sociale, la prééminence d’un garant de l’intérêt général sur la concurrence entre les intérêts privés ».

Si R. Castel ne développe aucune mesure concrète, certaines sont cependant évoquées. Ainsi, lorsqu’il en appelle à la mise en place d’un “régime homogène de droits”, on pense bien sûr aux différents types de revenus sociaux [1] auxquels il est d’ailleurs fait référence, mais seulement dans une note en bas de page. De même, les instances « centrales et locales, nationales et transnationales » destinées à asseoir la cohésion sociale ne sont pas sans rappeler celles qui interviennent dans le cadre des contrats civiques proposés par Marie-Louise Duboin.

Enfin, puisque je viens d’achever la lecture la GR 1047, je voudrais rappeler ce qu’y indique Marc Devos dans un courrier : la devise imposée par la révolution en 1789 était “Liberté, Egalité, Sécurité, Propriété” et les deux derniers termes n’ont été remplacés par “Fraternité” qu’en 1848. Voici une manière concise d’énoncer l’une des thèses de R. Castel, celle selon laquelle l’apparition de la société industrielle a révélé que la sécurité civile ne peut être conquise que si la sécurité sociale l’est elle aussi.

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[1] de citoyenneté, d’existence, allocation ou salaire universel, voir à ce sujet les GR 1029 et GR 1041.

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