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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 1052 - mars 2005 > Dérive à gauche

 

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LE TRAITÉ CONSTITUTIONNEL

Dérive à gauche

par J.-P. MON
mars 2005

Il est bien normal que le référendum sur le traité constitutionnel occupe ces temps-ci tous les esprits, puisqu’il s’agit de figer pour plusieurs générations les règles qui seront imposées à tous les pays de l’Union européenne, ces derniers, en l’adoptant, s’interdisant pratiquement d’en changer.

Que les tenants de la majorité actuelle défendent ce texte, c’est logique, puisqu’il s’agit de leur propre politique de la compétition, celle du “chacun pour soi et que les meilleurs gagnent … puisque j’en fais partie”. Et on a pris l’habitude de leurs méthodes dites “de communication” : sous des discours de modernisation nécessaire ou d’obligation de compétitivité, il s’agit d’effectuer la destruction systématique de tout ce qui était solidarité organisée (par exemple la retraite participative ou la sécurité des soins de santé), de ce qui reste des dispositions législatives pour défendre les plus démunis (le code du travail) et de ce qui est investissements pour les générations futures (enseignement public ou recherche fondamentale).

La résignation est telle, et le souci de démocratie si généralement étouffé, qu’il est à prévoir que peu de voix vont s’élever pour demander qu’un arbitrage officiel assure que le oui et le non seront défendus avec les mêmes moyens. Il serait même normal d’aller plus loin. En effet, il revient au peuple, par ce référendum, de dire s’il estime qu’un texte qui engage à ce point son avenir est, oui ou non, conforme à ses souhaits. Donc les personnes qui ont participé à son élaboration, ou qui ont désigné celles qui l’ont élaboré, devraient s’astreindre à la plus stricte neutralité, ou y être tenues si elles ne le font pas spontanément. C’est aux électeurs et non pas à elles-mêmes, qu’il revient de dire si elles se sont bien acquittées de la mission qui leur a été confiée. En intervenant pour défendre le point de vue qu’elles ont choisi, elles sont à la fois juges et parties. Elles ne devraient donc pas se permettre de dicter aux électeurs ce qu’ils doivent penser d’elles, ni déformer leur critique en disant que refuser leur texte c’est refuser l’Europe, et encore moins les menacer des pires catastrophes s’ils ne les approuvent pas.

Autant il est logique que les partisans de la politique néolibérale actuelle défendent un traité qui vise à l’entériner pour des décennies, autant cette défense est incompréhensible de la part de partis qui promettent d’exercer une autre politique, pourtant incompatible avec ce traité. Il y a une telle incohérence entre son contenu et l’aspiration sociale à laquelle se réfèrent les partis qui se disent encore de gauche, qu’on ne voit pas quel sens pourrait avoir un soi-disant “oui de gauche”. Cette incohérence est évidente dès qu’on regarde de près leurs arguments pour les comparer au texte, comme le fait par exemple Raoul-Marc Jennar dont nous reproduisons ci-dessous l’analyse. Alors comment expliquer une position qui va même, pour certains d’entre eux, jusqu’à jeter l’anathème sur ceux qui s’en émeuvent ?

*

Est-ce par l’ambition de revenir au pouvoir en 2007 ? La tactique étant de se montrer “crédibles”, “raisonnables”, pour prouver qu’ils sont ce qu’ils appellent “un parti de gouvernement” en ne faisant pas trop de vagues, quitte même à se montrer conciliants avec l’idéologie opposée, parce que le néolibéralisme étant dominant il leur faut séduire aussi de ce côté-là ? C’est d’abord une erreur, une telle démarche suscitant plutôt un sentiment de rejet envers les politiciens, qui mène à l’abstention, au “laissons faire, on n’y peut rien”. Mais c’est surtout très dangereux, ils devraient méditer l’avertissement qu’ils ont reçu lors des élections présidentielles de 2001 : un électorat déçu peut réagir de façon primaire, catastrophique, en se laissant prendre au discours de l’extrême droite sans en comprendre le sens. Après avoir obligé 80 % des électeurs à remettre tous les pouvoirs à la droite de Chirac, de Raffarin et du Médef, ils prennent par cette attitude désespérante une lourde, une très lourde responsabilité. Les récentes commémorations de la libération des camps d’extermination nazis devraient les inciter à réfléchir sur les conditions qui ont permis à Hitler d’arriver “démocratiquement“ au pouvoir dans les années 1930. D’autant qu’il fallait alors beaucoup plus de courage qu’aujourd’hui pour résister à la vague déferlante.

*

Comment s’explique la capitulation de la gauche devant l’invasion de l’idéologie libérale ? Jacques Attali, dans son dernier livre [1], a bien montré comment la dérive depuis la “démocratie de marché” vers la “société de marché”, la société de marché débouchant sur la “société des marchandises”, a accompagné la victoire du marché sur la démocratie. Il y décrit cette démarche “de la gauche maladroite” française que François Mitterrand a portée au pouvoir, qui fit de sérieuses réformes de structure pendant deux ans, puis céda en 1983, s’étant aperçue qu’il est plus facile de lutter contre l’inflation que contre le chômage, de suivre la marchandisation que de lutter contre la pauvreté, d’aider les entreprises que d’éviter l’exclusion, et de diminuer les impôts que de défendre la protection sociale ou les services publics qui ne sont pas rentables à court terme.

Le président de l’Observatoire français des conjonctures économiques, Jean-Paul Fitoussi, rejoint cette analyse quand il écrit dans La politique de l’impuissance [2] qu’il lui semble que la gauche a fait le raisonnement suivant : « je ne peux pas changer de système, […] la contrainte européenne me l’interdit ; le socialisme en un seul pays n’est pas possible parce que la mondialisation l’interdit. Obligé de jouer le même jeu que les autres, je vais le faire de façon beaucoup plus appliquée que les autres… Au commencement [le tournant de la rigueur en 1983] fut la contrainte extérieure, puis progressivement apparut la notion de désinflation compétitive », ce terme signifiant donner priorité à la lutte contre l’inflation pour permettre aux entreprises d’être plus compétitives. La contrainte fut d’abord perçue, rappelle J-P Fitoussi, comme une transition après laquelle tout redeviendrait possible. Mais apparemment la gauche au pouvoir n’avait pas compris la portée de ce mot d’ordre “de désinflation compétitive”, il l’a entraînée dans une stratégie qu’elle ne maîtrisait pas et l’a conduite, confondant la fin et les moyens, à tomber dans l’illusion qu’en jouant le jeu de la concurrence, celui du marché, elle pourrait atteindre ses buts politiques. « On passe ainsi écrit-il, de la définition d’une politique sous contrainte du marché à une politique complètement orientée par le marché […] Une chose est de reconnaître que n’importe quel système de protection sociale peut ne pas être compatible avec le marché, une autre est d’instrumentaliser le système de protection sociale pour gagner des parts de marché. […] C’est à ce moment-là aussi, ajoute-t-il, que s’est développé en Europe, et singulièrement en France, une étonnante acceptation du chômage » car « il est en effet beaucoup plus facile de réduire l’inflation que le chômage ». « Au début des années 1980, l’idée s’est mise en place que la protection de la population était un obstacle à l’adaptation au marché […] C’est la loi du marché qui se substitue à la politique […] Au départ, l’adaptation au marché était la contrainte extérieure. Ensuite, on a tout avalé. […] Et cette politique a été suivie, alors même que l’inflation était vaincue […] C’est l’inflation qui, pour l’Europe, est le péril le pus grave qu’il convient de conjurer au risque de dogmatisme… » Et voilà aussi comment un parti adhère à la “politique de l’impuissance” face au marché, et, ce qui est le comble, pour revenir au pouvoir !

Dans ce livre, en dialogue avec Jean-Claude Guillebaud, Jean-Paul Fitoussi, pourtant professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, a aussi le courage d’expliquer que le mode de gouvernement de l’Union européenne « s’apparente plus à une gestion par des autorités indépendantes juxtaposées qu’à un processus politique de décision. Donc l’orientation des politiques économiques sera, pour l’essentiel, indépendante de tout processus démocratique. […] Quels que soient les discours pour justifier cet état de choses, cette quasiimpossibilité pour les électeurs européens d’infléchir des règles qui régisent leur vie quotidienne constitue une limitation des libertés politiques. »

Cet économiste confirme ainsi que c’est la victoire du marché sur la démocratie que le traité de constitution veut instituer pour l’Union européenne, et pour longtemps.

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[1] Lire dans GR 1047 “Une belle voie… mais qui reste à percer”, (p.7), commentant la lecture de “La voie humaine” publié en avril 2004, chez Fayard, par J.Attali.

[2] La politique de l’impuissance, entretien avec Jean-Claude Guillebaud, publié chez Arléa, janvier 2005.

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