Recherche
Plan du site
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 648 - avril 1968 > La gageure du plein emploi

 

Le site est passé à sa troisième version.

N'hésitez-pas à nous transmettre vos commentaires !
Merci de mettre à jour vos liens.

Si vous n'êtes pas transferé automatiquement dans 7 secondes, svp cliquez ici

La gageure du plein emploi

par J. DUBOIN
avril 1968

M. Raymond Marcellin, notre ministre du Plan, promet de résorber le chômage et de réaliser le plein-emploi. On est désolé de lui reprocher son ambition ; elle est aussi démesurée que l’était celle de Napoléon. Il oublie que le chômage n’est ni une épidémie ni une catastrophe naturelle comme le tremblement de terre ou les inondations. Le chômage est la conséquence logique des progrès techniques qui permettent de produire davantage avec toujours moins de travail humain. Bien que les comparaisons soient souvent boiteuses, il m’en vient une à l’esprit : l’invention du moteur à-explosion permit de faire rouler les automobiles. En conséquence les voitures hippomobiles disparurent de la circulation. Des milliers de chevaux furent condamnés au chômage. Personne ne réclama le plein-emploi des chevaux.

Rappelons à M. Raymond Marcellin que les techniques, c’est-à-dire l’ensemble des, procédés utilisés par les sciences appliquées dans la production des biens de tous genres, sont d’incontestables bienfaits que nous devons au labeur acharné de toutes les générations qui nous ont précédés. Or le résultat de tous ces efforts a surgi brusquement au XXe siècle, un peu comme éclate le bouquet d’un gigantesque feu d’artifice. Nous avons le droit d’en être éblouis mais pas au. point de fermer les yeux sur leurs conséquences, les faits étant beaucoup plus forts que nos volontés.

Prenons un exemple, celui de l’agriculture : Au début du siècle, les agriculteurs et leurs familles représentaient 50 % de la population de la France. Aujourd’hui, un peu moins de 10 %, alors que notre production agricole a plus que quintuplé depuis 1900. Et n’oublions pas que le paysan d’autrefois était farouchement hostile au progrès.

Dans l’industrie les progrès furent plus sensationnels encore depuis ce qu’on appelle la première révolution mécanicienne, celle de la machine-à- vapeur. Or voici ce que Pirelli écrit aujourd’hui de cette magnifique’ conquête de nos aïeux « C’était une bien belle machine, massive, puissante, quelquefois dangereuse. Sa beauté un peu fanée est émouvante, parce que cette machine est la dernière de sa génération... de la dernière génération d’avant la cybernétique... »

Car nous vivons aujourd’hui la deuxième révolution mécanicienne, celle de la cybernétique, laquelle n’est rien de moins que l’usine sans ouvriers !

C’est que la cybernétique permet l’automation des usines, ce qui signifie qu’elles se gouvernent elles-mêmes grâce à des circuits réflexes. Au lieu d’obéir aux ordres qu’on leur donne, elles travaillent conformément au but qu’on leur assigne, ce que les Anglais appellent le « feed-back » autrement dit la machine dont les effets réagissent sur leur cause.

En réalité la cybernétique est née à la fin du XVllle siècle lorsque Watt découvrit le principe de la machine-à-vapeur « à double effet ». Rappelons que le régulateur Watt permet, comme son nom l’indique, de régulariser l’activité d’une machine-à-vapeur. On sait en effet que si la charge de celle-ci diminue, sa vitesse augmente. Grâce au dispositif de Watt la vapeur en excès agit sur un levier qui interrompt momentanément son arrivée, ou, au contraire, permet son retour. On obtient ainsi une vitesse constante. En définitive la machine est devenus son propre guide.

A mesure qu’on perfectionna cet auto-guidage, Ici machine devint cybernétique, en ce sens qu’au lieu de travailler selon un programme rigide qu’on lui impose, elle s’adapte à toutes les situations et se comporte ainsi comme un être vivant.

L’importance de cette deuxième révolution mécanicienne est considérable, car, grâce à la cybernétique, on construit désormais une chaîne de machines en liaison avec une machine-pilote, laquelle dirige l’activité des machines qui lui sont subordonnées : elle augmente ou diminue leur action selon le plan auquel la machine-pilote est elle-même assujettie. Le plan relève d’une science toute nouvelle, l’informatique ; elle nous dote d’ordinateurs de plus en plus puissants.

En résumé la cybernétique supprime les travailleurs qui surveillaient le fonctionnement d’une chaîne de machines : la cybernétique encadre la chaîne de façon que l’usine produit automatiquement ce qu’on lui demande.

Il est donc évident qu’un nombre grandissant de travailleurs seront nécessairement licenciés ; car beaucoup ne sont que le rouage de la machine qu’on inventera demain. Il devient même oiseux de chercher à ralentir ces licenciements puisqu’ils sont dans la logique des choses.

A cet égard une statistique nous renseigne elle intéresse l’Allemagne fédérale et remonte à 1965. Elle nous est fournie par « Welt der Arbeit » (Le Monde du Travail) et concerne la métallurgie : en six années (1960v1966) l’emploi a diminué d’un million d’unités. La production a-telle fléchi dans ce laps de temps ? Nullement, elle a augmenté de 24,5 %. Les travailleurs ont- ils travaillé davantage ? Au contraire, leur temps de travail a diminué de 114 heures dans l’année.

De 1958 à 1966, le nombre de travailleurs qui extraient du pétrole a diminué de 32 %. A l’inverse, la production a augmenté de 111 %.

Dans l’industrie du tabac, le nombre des travailleurs diminua de 47 % perdant que ’a production augmentait de 43 %.

Dans l’industrie de la céramique, la main d’oeuvre diminua de 12 % alors que la production augmentait de 28 %. Il en est à peu près de même tans tous les autres secteurs. Mais en revanche, observera-t-on, il s’est créé de nouvelles industries. C’est vrai ; elles résorbent des chômeurs que j’appellerai à compétence étendue, ce qui n’est malheureusement le cas que d’un petit nombre des travailleurs. De plus il arrive souvent qu’une industrie nouvelle supprime une industrie existante ou simplement ralentit son activité provoquant ainsi de nouveaux licenciements.

***

Revenons au plein-emploi Pourquoi le réclame- t-on avec tant d’insistance ? Pourquoi tous les partis politiques l’inscrivent-ils dans leur programme, même les partis d’extrême-gauche ? Ces derniers font d’ailleurs preuve de peu de suite dans les idées, car ne dénoncent-ils pas véhémentement l’exploitation de l’homme par l’homme ? Or le chômeur est un travailleur qu’on n’a plus intérêt à exploiter.

Réclame-t-on le plein-emploi dans l’intérêt bien entendu des travailleurs ? - Non, car il est difficile d’admettre que celui qui, huit heures par jour, fore les mêmes trous, serre les mêmes boulons, sur ces pièces que la chaîne fait défiler devant lui, a le temps d’exercer son intelligence, son habileté, sa volonté. Passer sa vie à la gagner n’a rien d’exaltant. Est-ce pour éviter que l’ouvrier s’ennuie ? Dans les abattoirs de Chicago, on citait le cas d’une vieille ouvrière qui avait passé Sa vie à donner le même coup de tampon sur le ventre des milliers de cochons sanguinolents qui avaient indéfiniment défilé devant son escabeau. Croit-on sérieusement qu’elle ne se soit jamais ennuyée ?

Réclame-t-on le plein-emploi pour se conformer à la loi sacrée du travail inscrite dans la Genèse tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (ch.3 verset 17) ? - Non, car, quelques siècles plus tard, le chrétien récitant le Pater, prie Dieu de lui donner son pain quotidien. Jamais son travail quotidien...

Le plein-emploi équivaut au travail obligatoire lequel a toujours eu mauvaise presse : on condamnait l’esclave au travail, de même que l’ennemi vaincu. De nos jours, ce sont les criminels qu’on condamne aux « travaux forcés ».

Posons la question : si les consommateurs avaient les moyens d’acheter tout ce qu’on offre dans les magasins et sur les marchés, eut-on jamais réclamé le plein-emploi ? - Non, puisque les gens assez chanceux pour trouver une fortune dans leur berceau, sont dispensés de se mettre à la recherche d’un emploi. M. Marcellin ne se préoccupe jamais d’eux.

A la vérité, le plein-emploi n’a qu’une justification : comme le dit notre camarade Gonderlier, son but est de permettre la distribution d’un salaire, donc de créer les clients dont manque notre économie...

Ainsi s’expliquent les contradictions stupides dans lesquelles nous nous débattons.

Les perfectionnements apportés aux techniques de la production étant à l’origine des licenciements, et ces perfectionnements ne s’arrêtant jamais, voilà M. Raymond Marcellin transformé en une nouvelle Pénélope, laborieuse et vertueuse. Il est condamné à créer indéfiniment de nouveaux emplois de manière à fabriquer de nouveaux clients. Bon courage !

Mais sa tâche ne s’arrête pas là : Qu’il lise le beau livre de Pierre-M. de la Gorce, la France pauvre. L’auteur recense dans notre pays quelque 12 millions de pauvres gens dont beaucoup dans la misère. Que notre ministre du Plan crée un emploi pour chacun d’eux, et voilà les 12 millions de clients dont nos producteurs ont le plus grand besoin ! Remarquez encore qu’au lendemain des licenciements, magasins et marchés regorgent d’autant de marchandises que la veille. Et même de plus, les travailleurs licenciés étant remplacés par des machines. On a tellement produit que les producteurs réclament instamment l’assainissement des marchés. Ils exigent que ?’Etat achète les « excédents », c’est-à-dire tout ce qu’on n’a pu vendre faute de client !

Enfin on n’ose penser aux dimensions de la tuile que recevrait le crâne de M. Raymond Marcellin, si par malheur... je n’ose achever... la Paix s’instaurait dans le monde. Le ministre aurait à « reclasser » les millions de travailleurs qui fabriquent des armements toujours plus meurtriers... et aussi les militaires obligés de déserter les drapeaux. Mesurez-vous l’étendue de la catastrophe ? Mieux vaut n’y jamais penser...

En définitive, la pire des contradictions du plein-emploi est que nous substituons au travail de l’homme celui de la machine, en décrétant que seul le travail de l’homme lui donne droit aux produits. C’est qu’on ne s’est pas encore aperçu que la machine ne consomme pas ce qu’elle fabrique ! Ainsi on promet aux travailleurs qu’ils n’auront droit au bien-être que s’ils retroussent bien haut leurs manches, et dès que l’abondance apparaît on se hâte de l’escamoter. Cette manière de faire n’est pas seulement contradictoire, elle est encore teintée d’un soupçon d’hypocrisie.

***

Concluons que le travail qui assure les moyens d’existence n’est pas le sens profond de la vie, ni la raison d’être de l’homme, ni le but de son activité. C’est une nécessité qui, logiquement, doit absorber toujours moins de son temps et réclamer toujours moins de peine. Lorsque les licenciements s’opèrent en masse, c’est signe que les hommes ont remporté une grande victoire sur la nature : ils devraient pavoiser, sonner les cloches, illuminer au lieu d’avoir à courir se faire inscrire au chômage.

En définitive le plein-emploi fait penser à Sisyphe. On se souvient qu’en punition de ses iniquités, ce vilain monsieur fut plongé aux enfers, où il était condamné à pousser des pieds et des mains, au faîte d’une montagne, un gros rocher qui retombait aussitôt. Il devait recommencer indéfiniment cet ingrat travail. Sisyphe est le symbole du plein-emploi !

L’embauchage général étant la négation du progrès, c’est le plein-emploi des machines que nous devrions réaliser : qu’en pense M. Raymond Marcellin ? Il faudra bien qu’il s’y décide.

^

e-mail