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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 645 - janvier 1968 > Les Condamnés

 

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Les Condamnés

par M. DUBOIS
janvier 1968

En présentant à nos lecteurs le livre de Vercors « Quota ou les pléthoriens », nous avons récemment évoqué le sort des « condamnés à l’expansion » que sont devenus les citoyens de tous les pays industrialisés, et en premier lieu évidemment, des Etats-Unis (voir G.R. n° 637).

Nous terminions en affirmant qu’il n’existait que deux issues possibles à cette course folle : ou bien le cataclysme atomique, ou bien l’instauration d’une économie des Besoins.

La plupart de nos contemporains, en France, agissent comme s’ils étaient résignés à la première solution, ayant perdu la foi dans la possibilité pratique de réaliser la seconde. Il faut bien reconnaître, d’ailleurs, que tout est mis en oeuvre pour les duper et les endormir : d’une part, la propagande officielle s’efforce, contre toute évidence, de nous démontrer que notre pouvoir d’achat augmente ; et, d’autre part, la grande presse nous cache soigneusement l’évolution des idées et des faits dans le monde occidental chaque fois que nous risquerions d’y trouver une confirmation de l’évolution inéluctable du système économique actuel vers celui de l’Abondance.

Pourtant, lorsque nous parlons de la grande presse, nous visons surtout les journaux de la capitale, qui, tributaires de leurs énormes ressources de publicité, ne peuvent en aucun cas se permettre de contrarier le moins du monde les intérêts des milieux financiers. La presse de province semble beaucoup plus à l’aisé pour aider ses lecteurs à se forger une opinion conforme aux réalités, et nous citerons avec plaisir 2 exemples récents :

LE REVENU GARANTI FAIT SON CHEMIN AUX USA

Le premier est un extrait du journal « l’Ardennais » du 20/2/67, consacré à l’évolution de l’idée de « revenu garanti » aux Etats-Unis :

« L’année vient de commencer et déjà des discussions s’engagent sur certaines idées qui, pour leurs partisans, devraient se concrétiser en 1967 au plus tard. Ainsi en est-il notamment du principe selon lequel la meilleure façon de remédier à la pauvreté est de donner de l’argent aux nécessiteux.

« Ceux qui professent cette théorie sont convaincus que chaque citoyen américain devrait être en droit de recevoir régulièrement, qu’il l’ait gagné ou non, « mérité » ou non, un certain revenu de base qu’il pourrait dépenser comme bon lui semble.

« Pour le moment, rien n’indique que la thèse soit bien accueillie dans les cercles gouvernementaux, mais sans conteste on en débattra beaucoup - et longtemps - dans divers milieux... La Chambre de Commerce américaine, organisation non gouvernementale, a d’ailleurs effectivement organisé un symposium auquel participaient des « pour » et des « contre ». C’est l’occasion d’examiner de plus près les solutions proposées.

« De l’argent sans travail !

« De l’avis de Robert Theobald, économiste et sociologue anglais, une famille de quatre personnes doit pouvoir disposer d’un revenu annuel minimum de $3.400, soit 1.700.000 F anciens.

« Milton Friedman, professeur d’économie à l’Université de Chicago, propose ce qu’il appelle « un impôt sur le revenu négatif ». Si le revenu d’une famille est inférieur à un certain niveau, il entend par là $ 3.000 (1 million 1/2 d’anciens francs), le gouvernement devrait lui verser une subvention d’un montant inversement proportionnel à son revenu.

« Bien que les techniques utilisées pour fixer ce revenu minimal diffèrent quelque peu, M. Friedman et M. Theobald sont d’accord sur un point : le revenu additionnel devrait être versé en ESPECES et non en nature, et être dépensé librement.

« M. Theobald a déclaré : « Le principe d’un minimum doit être établi. Ce principe s’appliquerait de manière égale à chaque membre d’une société, sans considération des aptitudes personnelles ; ainsi, le gouvernement ne pourra être qualifié de trop généreux envers ceux qui ne le méritent pas »... « Le spectre du chômage technologique.

M. Friedman, pour sa part, a remarqué que les administrateurs du fonds de secours doivent consacrer beaucoup de temps à vérifier que les sommes accordées sont dépensées à bon escient : « Il serait bien préférable de donner aux déshérités des subventions et de les laisser les utiliser comme bon leur semble »...

« M. Theobald prévoit aussi une augmentation du chômage due aux progrès de l’automation : le revenu garanti pourrait, dans ces conditions, affirme-t-il, être considéré comme « une extension du système actuel de sécurité sociale opportune dans un monde où la disponibilité d’emploi ne cessera de se réduire ».

Le second exemple, qui constitue un développement plus documenté du même sujet, est emprunté au journal « Sud-Ouest » du 16/12/66 dans lequel Pierre et Renée Grasset, sous le titre « L’Amérique à la chasse aux pauvres », n’hésitent pas à dénoncer la gratuité des affirmations classant le revenu social au rang des utopies :

« On connaît le premier des dix commandements du bon vendeur américain : « Dans la minute qui suit la vente d’un objet, démontrer au client que cet objet est déjà démodé. »

« De tous les phénomènes de la société américaine, le gâchis est le plus surprenant. Lallégresse féroce avec laquelle un Américain se débarrasse de son automobile, de ses costumes ou de sa machine à laver, encore neufs selon nos normes, est, pour un oeil européen, presque choquante. Les six millions d’entre eux ayant, en 1966, acheté une voiture, se sont, comme un seul homme, en, nette fin d’année, précipités avec convoitise sur les prospectus décrivant en termes lyriques les modèles 1967.

« Réciproquement, nos meurs d’une autre époque soulèvent un identique étonnement.

« Comment décrire la stupéfaction provoquée par cette amie, femme d’un médecin alsacien venu à Boston, pour y poursuivre ses recherches sur le cancer, lorsqu’elle se mit en quête de coton pour repriser les chaussettes de son mari ?

« Savez-vous qu’il n’existe pas une mercerie dans cette ville ? », nous confiait-elle indignée.

« Mais bien moins éberluée, comme de juste, que les femmes des collègues de son mari en la voyant faire. Elles, dont les filles portent des robes en papier et pour lesquelles la question qui commence à se poser, par le même souci d’économie domestique, est d’acheter, chaque semaine, de nouvelles chemises à leur mari plutôt que les faire blanchir.

« En avance de quelques décades.

« En fait, lorsqu’on se plonge dans la vie quotidienne des U.S.A., on constate bien vite que le gâchis est la clef de la prospérité américaine et le meilleur aiguillon du progrès’ dans ce pays, dans ce continent, en train de franchir, en avance de quelques décades, le seuil du XXIe siècle.

« Incidemment, il était inévitable que dans une économie aussi alerte, le gâchis devienne en soi une industrie : la récupération des déchets agricoles est, aujourd’hui, une entreprise de trente milliards de nos francs lourds de chiffre d’affaires, par an. Un quart de tout le papier, si’ prodigieusement gaspillé par l’Amérique, provient de vieux papiers. Les plumes de poulets deviennent de la nourriture pour les poulets.

« Et lorsqu’un économiste aussi distingué que John Galbraith, conseiller et ami des Kennedy, constate le machiavélique « vieillissement planifié » de tous les objets vendus au public, et le fait que « l’image de notre société moderne est celle de l’écureuil pédalant sur sa roue », il ajoute :

« Où est le mal ? ».

« Ni Malthus, ni Marx n’avaient prévu, en leur temps, que la machine, prenant la place de l’ilote, allait tout changer dans la société moderne : 15 % seulement de la population active des Etats-Unis suffisent aujourd’hui à produire tous les biens de consommation du pays. Bien au-delà de tous ses besoins réels.

« Là gît le problème. Il n’est plus de produire, il est d’absorber. Le slogan-choc « Achetez tout de suite, le job que vous assurerez ainsi est peut être le vôtre », n’est plus une boutade.

« Et la question n’est plus de savoir si l’acheteur est psychologiquement saturé, mais s’il est financièrement exsangue.

« S’il l’est, où trouver une clientèle fraîche ?

« Les économistes américains viennent de découvrir qu’elle existe. A l’exemple des compagnies d’aviation qui s’endettent monstrueusement pour commander des aérobus. de plus ’en plus géants, rassurés par cette statistique étonnante qui établit que quatre Américains sur cinq n’ont jamais encore pris l’avion, l’industrie américaine vient de trouver des clients le rechange : les pauvres...

« Cette semaine, à San Francisco, un grave sociologue - ils ne le sont pas tous - nous a exposé le projet surprenant sur lequel un comité d’économistes, dont il fait partie, se penche actuellement : l’abolition définitive de la pauvreté aux U.S.A., dépassant ainsi le bon Alphonse Allais qui fit tant rire nos parents en prônant l’extinction du paupérisme après onze heures du soir...

« Une définition...

« La définition américaine de la pauvreté est simple : toute famille de quatre personnes qui ne dispose pas de plus de 3.130 dollars par an pour vivre est une famille d’indigents, qui doit être assistée. Trente- deux millions d’Américains, 16 % de la population, un Noir sur deux, rentrent dans cette catégorie. Et ils le sont : six millions d’entre eux se nourrissent tous les jours que Dieu fait de surplus alimentaires distribués gratuitement par le gouvernement.

« Comment remédier à cette situation et faire de ces parasites, des consommateurs en ordre de marche ?

« La façon d’éliminer la pauvreté », affirme sans sourire notre sociologue, « est de donner suffisamment d’argent aux pauvres pour qu’ils cessent de l’être ».

« Financièrement l’affaire semble poser moins de problèmes qu’on ne pourrait l’imaginer :

« L’affaire de quinze milliards de dollars par an, alors que nous en dépensons actuellement vingt-cinq au Viet-Nam, le pays en consacre presque autant aux allocations de chômage, Sécurité sociale, retraites et secours divers... ».

« Comment, en termes pratiques, se traduirait cette utopie ?

« C’est -alors que nous nous en rendons compte loin de constituer une mirobolante entreprise californienne de plus, ce projet est actuellement fort sérieusement à l’étude, à Washington, dans l’administration de Sergeant Shriver, beau-frère des Kennedy, et ministre de Lyndon Johnson. C’est un économiste libéral faisant autorité et il n’y a guère encore, conseiller officiel de la Maison Blanche, le professeur Tobin, qui l’expose :

« Au lieu de prélever un impôt, le percepteur verserait au « contribuable » sans ressources une somme de 400 dollars par membre de sa famille. Cette allocation de, base serait réduite de 33 cents pour chaque dollar gagné. Ainsi, à partir du moment où une famille de quatre personnes, par exemple, aurait un revenu de 4.800 dollars, cette allocation tomberait à zéro. C’est seulement bien au-delà qu’un impôt recommencerait à être perçu sur les bases actuelles ».

« On en convient sans peine dans les milieux qui prônent cette idée extraordinaire, c’est d’une révolution économique, d’une révolution sociale et bien davantage encore qu’il s’agit. Il est douteux que Lyndon Johnson - cet homme d’un autre âge qui, en éteignant les ampoules de la Maison Blanche dénonçait « le gâchis, cet ennemi de notre société », s’en fasse le promoteur.

« Qui ne gâche rien n’a rien.

« Mais L.B.J. semble à tel point menacé de sombrer corps et biens avec sa « grande société » dans l’aventure vietnamienne, que déjà, dans ces milieux, on parle de l’abolition de la pauvreté aux Etats-Unis, avec laide des fonds dégagés d’une guerre au Viet nam, enfin terminée, comme du grand oeuvre de la future ère néo-kennedienne.

« La bataille n’est pas gagnée d’avance. C’est toute l’éthique puritaine qui gouverne l’Amérique depuis trois siècle qui s’en trouve menacée. Mais elle est déjà tellement battue en brèche, cette morale du temps jadis qui condamnait les dettes, faisait de la dépense un péché et prêchait aux pionniers le « Waste not, want not » (qui ne gâche rien, ne manque de rien). Remplacée aujourd’hui par le « waste not, have not » (qui ne gâche rien, n’a rien), enseigne le professeur Kouwenhoven, de l’Université de Columbia, à ses étudiants, en constatant que l’homme américain est plus intéressé par l’usage des choses que par leur possession.

« La propriété, conclut-il, s’identifiait, jadis, avec la sécurité. Elle rend à présent vulnérable ».

« Nourrie de la condamnation biblique de l’homme au travail, à la sueur de son front, toute la vieille morale chrétienne se rebelle d’avance, aujourd’hui, aux U.S.A., contre cette idée que la société américaine puisse assurer demain, en même temps qu’aux authentiques nécessiteux un « plancher » financier solide à vie, aux oisifs, aux clochards, aux tarés, aux inutiles et aux petits vacanciers à perpétuité, en en faisant des rentiers de l’Etat.

« Ils ne vont pas manquer, les bons apôtres, pour prétendre que la liberté de mourir de faim est une des libertés les plus essentielles de la démocratie.

« Ils auront fort à faire. Cette entreprise de dépaupérisation est en train de prendre solidement corps aux Etats-Unis, trouvant des alliés inattendus dans certains milieux fort conservateurs, qui voient en elle la seule façon d’épargner aux Etats-Unis l’énorme machine bureaucratique qui est la plaie de la Sécurité sociale dans tous les pays du monde où elle existe.

« L’ironie reste grande de voir, à la remorque de ses théoriciens, la société capitaliste américaine, en passe de dépasser gaillardement le socialisme et marcher sans en être consciente vers ce communisme idéal - « à chacun selon ses besoins » - auquel Moscou a été obligé de renoncer.

« Une ironie qui atteint des proportions majestueuses lorsqu’on sait que le premier à prôner cette idée d’un « impôt à rebours » fut le professeur Friedman, de l’Université de Chicago, conseiller économique de Barry Goldwater, porte-drapeau malheureux de l’extrême droite pendant sa campagne présidentielle, afin de combattre le programme de Sécurité sociale du président Johnson.

« Ainsi Gribouille se jetait-il à l’eau pour éviter d’être mouillé par l’ondée... »

ET PENDANT CE TEMPS...

Je suis persuadé que la lecture d’un tel article réconfortera bon nombre de nos amis, un peu plus écoeurés chaque jour des actes scandaleux commis par les défenseurs bornés de notre économie du Profit. Car, au moment où la nécessité de repenser complètement les structures apparaît plus impérieuse que jamais, un journal comme l’Aurore n’hésite pas à trouver tout à fait normal de demander aux contribuables français de payer des impôts non pas pour consommer, mais pour détruire ! Témoin cet article paru dans le numéro du 13/7/67, sans doute en l’honneur de la fête nationale :

« A Perpignan.

« A Perpignan, les prix offerts étaient tombés hier à moins de 0,10 F le kilo. Aussi l’opération « destruction » s’est-elle poursuivie. Entre 6 h. et 11 h. hier, 45 camions ont déversé leur chargement de tomates au dépôt d’ordures de la ville, où elles ont été recouvertes de terre après un saupoudrage massif de D.D.T.

« On estime à 240 tonnes la quantité de tomates détruites hier à Perpignan.

« Un bulldozer s’y est même enlisé au cours des opérations et a dû être dégagé à la grue de ce magma gluant.

« D’autres opérations du même genre se sont déroulées à Elne et à Soler.

« A Carprentras.

« A Carprentras, les producteurs, déterminés à ne pas vendre leur marchandise au-dessous de 0,25 F le kilo, ont jeté plus de 100 tonnes de tomates à la décharge publique.

« A Chateaurenard.

« A Chateaurenard, sur 410 tonnes amenées au marché, 40 tonnes ont été retirées et jetées dans la Durance. Les 370 tonnes restant ont été vendues au prix moyen de 0,20 F.

« Là comme ailleurs, le tonnage détruit sera payé 0,25 F le kilo par le F.O.R.M.A. » Que le peuple réputé le plus intelligent de la terre en soit arrivé à accepter sans broncher de telles énormités, prouve que l’enlisement des cerveaux est, hélas, beaucoup plus grave et beaucoup plus prononcé que celui des bulldozers dans le magma de tomates !

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