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AED La Grande Relève Articles N° 1111 - juillet 2010 > Carnet de route au Maroc

 

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[Le texte qui suit repose sur trois séjours d’une douzaine de jours au Maroc, respectivement au début des années 90, en 2003, et en avril de cette année. La relation concerne ce dernier voyage, mais l’étalement dans le temps des observations permet d’effectuer d’utiles comparaisons.

Nous nous sommes efforcés d’avoir le regard du voyageur et non pas celui du touriste qui sévit en masse dans ce pays. Cela veut dire qu’au-delà d’une vision de façade, nous avons tenté d’approcher la réalité du pays en dialoguant avec la population chaque fois que cela était possible, en allant fouiner dans les arrière-cours, sur les chemins écartés. Cela en toute modestie, car nous sommes bien conscients du caractère néanmoins superficiel de notre démarche.]

Carnet de route au Maroc

par B. BLAVETTE
juillet 2010

Arrivée en fin de matinée à Casablanca. Peu prisée des touristes, cette ville tient lieu de vitrine pour les pouvoirs en place depuis le début du siècle dernier. En 1912, dès le début du protectorat, Lyautey entreprend d’en faire le symbole de la présence française, et le plan actuel de la ville, conçu par l’architecte-urbaniste français Henri Prost (surnommé le Haussmann de Casablanca), confère à la ville un caractère plus occidental que marocain. Aujourd’hui cette ville est le symbole de la modernité du Maroc, véritable capitale économique, culturelle, et intellectuelle du pays avec une bourgeoisie au luxe ostentatoire. Ici les jeunes femmes branchées ont même réussi à détourner un foulard islamique devenu omniprésent à travers tout le pays : il se porte combiné avec des vêtements de marques et des jeans moulants. De quoi faire enrager les “barbus”.

Le revers de la médaille ce sont les bidonvilles tentaculaires qui entourent la cité, abritant des ruraux déracinés attirés par l’illusion des “lumières de la ville” ; nous en avons un bref aperçu depuis le train qui nous amène de l’aéroport au centre ville. En 2003, les 13 kamikazes qui ont commis des attentats suicides dans des lieux publics, tuant 32 personnes, étaient issus de ces quartiers misérables…

L’édifice emblématique de Casablanca est sans aucun doute la gigantesque mosquée voulue par le roi Hassan II (1929-1999), père du souverain actuel Mohamed VI. Conçu par l’architecte français Michel Pinceau, le gros œuvre est réalisé par une vieille connaissance, la société Bouygues. Achevée en 1993, elle est la troisième plus grande mosquée du monde, son minaret s’élève jusqu’à 210m d’où un rayon laser d’une portée de 35 km indique la direction de La Mecque. La salle de prière, qui peut accueillir 25.000 personnes, est une incontestable réussite, preuve de l’immense talent des 6.000 artisans qui ont su réaliser des mosaïques et des sculptures sur bois de cèdre de l’Atlas d’une incroyable finesse.

Le coût du projet, estimé à un demi-milliard d’euros, a été financé par une “souscription publique” que d’aucuns qualifient de racket impitoyable. Dans cette opération, le but du roi était double : marquer le pays de son empreinte, comme souhaitent le faire nombre de grands de ce monde (n’avons-nous pas en France la Grande Bibliothèque ?), et donner un gage aux intégristes musulmans que la monarchie commençait déjà à redouter. Mais aujourd’hui se pose le problème, non résolu à ce jour, du financement des travaux d’entretien, car la mosquée, construite en bord de mer, se dégrade rapidement.

Le lendemain, départ en direction du sud. Nous longeons la côte jusqu’à El-Jadida. Cette cité fondée par les Portugais en 1506 sous le nom de Mazagan devint rapidement un important comptoir marchand jusqu’à ce que les musulmans s’en emparent en 1769. On visite aujourd’hui la Cité portugaise avec ses ruelles tortueuses et ses remparts bien conservés, le tout classé patrimoine de l’humanité par l’UNESCO. Au pied des remparts un homme nous invite à pénétrer dans une antique boulangerie publique où chacun peut venir faire cuire son pain. À deux pas, il nous montre la Porte de la mer par où, dit-on, s’enfuirent les derniers défenseurs portugais.

Nuit dans une ancienne villa restaurée par deux Français et transformée en maison d’hôtes. Nous expérimentons pour la première fois une pratique qui était encore peu répandue lors de nos séjours précédents : le rachat d’anciennes demeures par des occidentaux dans le but parfois d’y vivre une partie de l’année, mais le plus souvent d’accueillir des touristes. Les prix sont 20 à 30 % inférieurs à ceux pratiqués par un établissement identique en Europe, mais les frais de fonctionnement sont très bas, notamment du fait de la faiblesse des salaires (8 à 10 euros la journée en moyenne). Pourvu que le flux de touristes ne faiblisse pas, la rentabilité est confortable et permet de rembourser sans problème d’éventuels emprunts pour l’achat et la restauration. Le phénomène a pris une telle ampleur que durant notre voyage nous ne séjournerons qu’une seule fois dans un établissement tenu par un autochtone.

Toujours plus au sud, la côte devient sauvage et désertique, la grande houle de l’Atlantique vient s’y briser. Vers midi nous atteignons Oualidia, charmant petit port au fond d’une anse magnifique. Sur la plage, des pêcheurs nous proposent de nous faire griller une araignée de mer. S’engage alors l’inévitable négociation : vouloir payer le même prix qu’un Marocain est illusoire et probablement injuste, mais il faut aussi éviter de se couvrir de ridicule et de donner à penser que l’argent ne compte pas pour nous, en acceptant de débourser une somme exorbitante pour le pays. Le marché finalement conclu, en un clin d’œil le feu est allumé et le pauvre animal placé sur le gril. On nous installe sous un parasol devant une table basse et nous nous régalons du délicieux crustacé.

Mais depuis un moment, nous nous étonnions de la propreté de la plage, digne du plus méticuleux des palaces. Questionnés, les pêcheurs nous apprennent que le roi est attendu la semaine suivante pour poser la première pierre d’un important complexe hôtelier. Depuis plusieurs mois déjà, tout est repeint, nettoyé, l’éclairage urbain est impeccable, et le téléphone fonctionne à la perfection. Il faut dire que le roi et son gouvernement ont fait le pari de tout miser sur le tourisme pour développer un pays où, selon la Banque Mondiale, 20 % de la population vit encore au-dessous du seuil de pauvreté. En 2009 le Maroc a accueilli 8 millions de touristes, l’objectif est d’atteindre les 10 millions en 2012. Un tel choix est très contestable. Il est tout d’abord risqué car le touriste est volage, prisonnier d’effets de mode imprévisibles, et notoirement craintif : il suffit d’une situation politique tendue, d’un attentat, d’un grave accident d’avion pour que le flux se tarisse. L’Egypte a, plus d’une fois, subi ce genre de déconvenues. En outre, le tourisme génère une forte proportion d’emplois serviles et mal rémunérés dans un pays où, selon le BIT, 30 % des titulaires d’un diplôme universitaire ne trouvent pas d’emploi. Enfin le tourisme de masse engendre d’importants désordres écologiques et culturels. Que dire de ces sites magnifiques défigurés par le béton ? Que dire de l’eau gaspillée pour arroser les terrains de golfs et les jardins des résidences touristiques alors que les paysans souffrent de la sècheresse ? Que dire de ces hommes sur leur âne qui doivent subir toute l’arrogance de ces 4x4 rutilants conduits comme des chars d’assaut ?

En fin de journée arrivée à Safi, la ville des potiers. Nous logeons dans un joli petit riad tenu par un couple de bretons. Un riad est une maison de ville traditionnelle centrée sur une cour intérieure souvent ornée d’un bassin et parfois d’un jardin. Toutes les pièces donnent sur la cour, il n’y a pas d’ouvertures vers l’extérieur. Les visiteurs sont généralement séduits par le calme et l’exotisme du lieu, mais sur le long terme la sensation d’enfermement, cette volonté de repli sur l’intérieur doit devenir étouffante. On imagine sans peine les querelles familiales, les rapports de pouvoirs macérant, s’exacerbant dans ces lieux clos. Dans les ruelles, le passant chemine entre des murs aveugles qui l’oppressent, comme le remarquait déjà l’écrivain voyageur Pierre Loti. Éternel retour de l’histoire, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les cités occidentales où se développe aussi une similaire volonté d’enfermement.

À Safi, les potiers sont partout, mais la créativité nulle part. Comme toujours la primauté donnée à la volonté de vendre tire la qualité vers le bas et stérilise l’inventivité. Cette obsession du commerce, caractéristique du capitalisme, a envahi le Maroc comme tant d’autres pays : « C’est tragique, beaucoup de jeunes ne veulent plus rien savoir de leur culture, ils ne souhaitent pas s’instruire. Leurs seuls centres d’intérêts c’est le foot et la vente » nous déclarera un Marocain rencontré dans un restaurant.

À la sortie de la ville, toujours vers le sud, un autre spectacle nous attend : des kilomètres de friches industrielles, des bâtiments gigantesques abandonnés, à moitié effondrés que les herbes folles envahissent. Il faut savoir que Safi a, pendant une grande partie du XXème siècle, bâti sa prospérité sur la pêche à la sardine et ces immenses locaux étaient conçus pour mettre en conserve 30.000 tonnes de poissons par an. Mais la raréfaction des bancs et la baisse de la consommation ont ruiné cette industrie. C’est avec soulagement que nous laissons en arrière cette vision de l’écroulement d’un monde pour retrouver l’âpreté d’une côte rocheuse et la mer étincelante …

Quelques dizaines de kilomètres avant Essaouira, notre prochaine étape, nous remarquons, disséminés dans des endroits isolés et improbables, de nombreux bâtiments inachevés. Certains auraient pu devenir de somptueuses villas, d’autres des complexes touristiques, mais tout semble s’être arrêté il y a plusieurs années déjà. À nos questions nous ne recevrons que des explications confuses et alambiquées. On peut donc risquer une hypothèse. Le Maroc est le deuxième producteur mondial de cannabis, ce qui implique l’obligation de réintroduire dans l’économie normale des capitaux importants. Il pourrait donc s’agir de ces fameux “éléphants blancs” par lesquels des sociétés de construction complices blanchissent l’argent sale au moyen de surfacturations. On retrouve ce procédé dans de nombreux endroits du monde notamment en Sicile, où la Mafia l’utilise couramment, et en Asie (Thaïlande, Cambodge…).

Nous voici à Essaouira, incontestablement la plus belle ville de cette partie de la côte, avec ses remparts qui plongent directement dans la mer, une sorte de Saint Malo marocain. Nous trouvons rapidement une très belle chambre dans un riad magnifiquement restauré et tenu par deux Suissesses.

Bien que nous ne soyons pas encore en haute saison la ville est envahie de touristes style “bobos branchés”, mais comme toujours ils se concentrent dans quelques rues seulement, autour des boutiques, cafés et restaurants. Quelques centaines de mètres plus loin nous sommes de retour au Maroc, perdus dans un lacis de ruelles blanchies à la chaux, avec, ça et là, de magnifiques porches en bois massif magnifiquement sculptés.

Le lendemain, de bon matin, visite du port de pêche où les bateaux déchargent d’énormes quantités de poissons et crustacés variés, au milieu d’un nuage de mouettes qui comptent bien prélever leur part du festin.

Mais c’est dans cette ville que le hasard, ce vieux complice, nous permettra de faire deux rencontres, de celles qui marquent un voyage.

Le Maroc
quelques chiffres complémentaires :

Population : 32,4 millions.
Taux d’analphabétisme au-dessus de 15 ans : 44,4 % (Source PNUD).

Malnutrition infantile
entraînant un retard de croissance : 18 % (Source FAO).

Salaire minimum :
200 euros mensuels (Source BIT).

Indice de Développement Humain (IDH) : 96ème rang
sur les 135 pays dont
l’indice a été calculé (Source PNUD).

Comme nous lui faisons part de notre souhait d’acheter quelques épices, notre logeuse nous indique une herboristerie dans un quartier de la ville un peu à l’écart. Après quelques recherches, nous dénichons la boutique tenue par un jeune Marocain d’une trentaine d’années. Quantité de bocaux contenant des herbes ou des concentrés aromatiques, tapissent les murs. Spontanément la conversation s’engage. Il termine un doctorat en pharmacologie à l’Université de Damas qui est, paraît-il, l’une des plus prestigieuses en ce domaine. Une collaboration avec les laboratoires occidentaux lui permet de financer ses études : il sélectionne pour eux des végétaux contenant des molécules actives contre telles ou telles pathologies et les chercheurs s’efforcent de les synthétiser et de renforcer leur efficacité. Mais cela n’est pas sans contreparties et le plus souvent des effets secondaires apparaissent : « Je ne sais pas si j’aide à soigner les malades ou à les empoisonner » nous déclare-t-il. Et de déplorer le mode de développement occidental qui, bien souvent, produit les maladies qu’il cherche ensuite maladroitement à soigner, qui détruit la biodiversité : « chaque plante qui disparaît c’est peut-être une molécule utile perdue à jamais… ». La discussion, passionnante, se poursuit durant un long moment car cet homme possède une connaissance encyclopédique sur les différentes variétés de végétaux, leurs modes de reproduction, les processus de pollinisation, leurs effets thérapeutiques… Nous repartons amplement pourvus de substances diverses dont l’odeur nous accompagnera jusqu’à la fin du voyage : pistils de safran, plusieurs variétés de curry pour agrémenter les plats, quelques parfums, dont certains un peu étranges, pour le corps….

Le soir même, alors que nous déambulons dans l’animation des rues, nous avisons une pâtisserie proposant ces délicieux gâteaux au miel spécialités de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient et qui, fourrés d’amandes, de noix, de dattes et parfumés d’épices, peuvent atteindre un grand raffinement. Au fond de la boutique deux hommes discutent ; entre eux une table sur laquelle repose un magnifique instrument de musique en lequel nous croyons reconnaître un luth. À la question de ma femme, le plus jeune déclare que la pâtisserie lui permet de vivre, mais que la musique est sa passion véritable, son recours contre les aléas de la vie. Il joue pour lui seul ou pour quelques amis en improvisant à partir de vieux airs arabes ou persans. Voyant notre intérêt, il s’empare du luth et commence à jouer. Et là, au fond de cette petite échoppe dans une obscure ruelle, nous allons vivre un moment de pure magie. La musique est poignante, mélancolique, elle accompagne, nous dira-t-il, des poèmes qui disent le regret de cette femme que nous avons croisée et pas su retenir, l’aspiration à une autre réalité qui aurait pu naître, le désir de cet “ailleurs” que l’on cherche toujours et que l’on n’atteint jamais….Lorsque la dernière note s’évanouit il nous faut bien prendre chaleureusement congé et, songeurs, nous sortons dans la fraîcheur de la nuit. Il est tard, la ruelle est déserte, le léger murmure de l’océan nous accompagne…

Toujours vers le sud nous atteignons bientôt Agadir. La ville, détruite par un séisme en 1960, est entièrement reconstruite. Pour le meilleur et pour le pire, elle s’étend au fond d’une magnifique baie dotée d’une longue plage de sable fin. Aujourd’hui, Agadir est la première station balnéaire du pays, proposant plus de 30.000 lits à des hordes de touristes. Les complexes hôteliers se succèdent à l’infini…

Nous décidons que notre place n’est pas ici, et nous tournons résolument le dos à la mer pour nous enfoncer à l’intérieur des terres en direction de l’Atlas. En fin de journée, arrivée à Taroudan, au pied des montagnes. Comme d’habitude, logement dans un charmant petit riad tenu cette fois par un couple d’Alsaciens. Ici, peu de touristes. La ville est surtout connue pour ses magnifiques remparts en pisé dont la couleur varie au fil des heures avec en toile de fond les cimes du Haut Atlas. Nous cédons aux sollicitations du conducteur d’une belle calèche et faisons le tour des remparts au coucher du soleil. Tout est calme et détente…

Le lendemain, nous attaquons véritablement la montagne par une route vertigineuse et superbe qui grimpe en lacets jusqu’au col de Tizi n’Test à plus de 2.000 mètres d’altitude pour atteindre, sur l’autre versant, le petit village d’Ouirgane au pied du djebel Toubkal, point culminant du Maghreb avec ses 4.167 mètres. Cette montagne magnifique, aux neiges éternelles, est une incroyable aubaine pour les agences de voyages de Marrakech. En effet, son ascension ne présente pas de difficultés particulières, il faut seulement être en bonne forme physique, et le camp de base est situé à trois heures de route, à peine. On peut donc facilement organiser des trekkings pour tous ceux qui veulent se vanter d’avoir escaladé le sommet de l’Atlas. On rencontre ainsi de véritables convois de 4x4 roulant à tombeau ouvert sur les petites routes de montagnes. Plus modestement, nous nous contenterons d’une petite marche de 3 ou 4 heures pour atteindre plusieurs villages disséminés dans la montagne, villages dont le pittoresque cache mal la misère.

À Ouirgane nous logeons “Chez Momo”. Momo (que nous ne pourrons malheureusement pas rencontrer) est le prototype du Marocain “parti de rien et qui a réussi”, le héros du village, le rêve de tous ceux qui ne veulent pas faire carrière dans le foot. L’un de ses employés, un jeune homme de 25 ans environ, nous explique que Momo a débuté avec quelques modestes chambres d’hôtes et se trouve aujourd’hui à la tête d’un magnifique établissement, impeccablement tenu, une dizaine de bungalows disséminés dans un très beau jardin exotique. Cependant, nous comprenons à demi-mots que cela n’a pas été facile tous les jours et qu’il a dû (et qu’il doit encore) verser régulièrement son obole aux autorités locales, la corruption étant omniprésente au Maroc. Lui-même semble satisfait de son sort actuel bien que les métiers du tourisme ne soient pas toujours plaisants : « les touristes occidentaux ne posent pas de problèmes, ils sont parfois un peu bébêtes, mais pas méchants. Mais les riches Marocains peuvent être odieux, d’un incroyable mépris… ». Il espère pouvoir fonder une famille (pas plus de deux enfants, la natalité est en baisse au Maroc) avant 30 ans, cela impose de disposer d’un logement décent, ce qui n’est pas évident. Il ajoute, mi-sérieux, mi-rieur, « je suis prêt à travailler dur, mais si on ne me donne pas ma chance peut-être que j’irai m’éclater avec les barbus… ».

En route pour Marrakech notre dernière étape. Nous traversons bientôt des champs d’arganiers, arbres qui présentent la particularité de ne pousser qu’au Maroc et dont l’espèce est fortement menacée. De ses noix, on extrait une huile délicieuse, et qui présente aussi des qualités thérapeutiques reconnues. Malheureusement l’extraction est difficile, le rendement très faible (à peine 2 litres d’huile pour 100 kg de fruits) ce qui rend le prix très élevé. Arrêt dans un village où se tient un grand marché. Nous sommes les seuls occidentaux, mais personne ne semble nous prêter attention. Au milieu d’une incroyable animation, on vend un peu de tout : animaux vivants (moutons et volailles), viande de boucherie dont l’aspect sanitaire ne correspond pas vraiment aux critères occidentaux, épices, ainsi qu’une large variété de fruits et légumes. Pour quelques pièces, nous achetons des oranges à l’aspect crevassé qui se révèleront excellentes. Nul doute qu’elles auraient du mal à trouver preneurs sur les étals de nos centres commerciaux tant nous sommes habitués à des produits lisses, formatés comme nos cerveaux, gorgés des pesticides qui génèreront nos cancers de demain ainsi que les profits des laboratoires pharmaceutiques et des pharmacies.

En début d’après-midi, arrivée à Marrakech. Depuis le XIXème siècle, les hauts dignitaires du pays y séjournent régulièrement. Attirés par la beauté du site et un climat agréable la majeure partie de l’année, ils se sont fait bâtir de somptueuses demeures. Aujourd’hui avec un patrimoine architectural très riche, un souk immense, et l’Atlas enneigé en arrière plan, la ville exerce une attraction quasi magnétique sur les touristes. Elle continue à bénéficier d’un phénomène de mode, c’est une sorte de Saint Germain exotique. Bernard-Henri Lévy, Johnny Hallyday et autres bouffons médiatiques y possèdent de luxueuses propriétés, s’appropriant ainsi les derniers vestiges de l’ancienne palmeraie, pratiquement éradiquée par une urbanisation galopante.

Ayant déjà séjourné à Marrakech nous avons amplement le temps de flâner, de nous perdre dans des quartiers excentrés de la vieille ville. Mais c’est dans les souks que nous attendent une surprise et une interrogation. Au détour d’une ruelle, nous tombons nez à nez avec deux charrettes à bras remplies à ras bord d’ail en provenance…de Chine. Interrogés, les porteurs rient, mais ne répondent pas. Nous réalisons alors que çà et là on peut apercevoir des cartons vides marqués “product of China”. Les travailleurs chinois sont-ils réellement encore plus rentables à exploiter que les marocains déjà peu favorisés ? Quelles sont la nature et la proportion des produits chinois dans les souks ? Nous n’aurons évidemment pas la réponse à ces questions.

Le soir, la fameuse place Jemaa-el-Fna se transforme en gigantesque théâtre en plein air : des touristes mais aussi beaucoup de jeunes Marocains se rassemblent autour des conteurs, jongleurs, funambules et autres bateleurs. Des restaurants improvisés proposent du mouton grillé dans tous ses états : côtelettes, têtes, abats… Malgré mes réserves, ma femme, qui a l’estomac solide, tentera le coup, déclarera tout cela très bon, et s’en tirera sans dommage. Mais au milieu de toute cette agitation la police du roi veille, attentive, omniprésente, traduisant le malaise, l’inquiétude du régime…

*

Dans l’avion qui nous ramène vers la France je tente de rassembler mes impressions de voyage. Au-delà de l’aspect purement touristique, des paysages souvent grandioses, de la richesse du patrimoine culturel, le sentiment d’un choc se dégage. Choc entre le capitalisme néo-libéral et une société traditionnelle qui résiste encore. Bien sûr, il ne saurait être question d’idéaliser cette dernière, qui comportait son lot de dominations en tout genre, mais qui avait aussi su tisser des liens de solidarité. Qu’avons-nous réellement à proposer en échange ? Une société fracturée, en pleine confusion, qui ne survit qu’anesthésiée par la drogue douce de l’hyper consommation et qui se permet pourtant de mépriser et de détruire les autres formes de culture. Ce qu’il y a de proprement terrifiant dans la mondialisation néo-libérale c’est que le sort du petit paysan de l’Atlas (comme celui de bien d’autres peuples) se joue à des milliers de kilomètres au sein d’instances dont il n’a aucune connaissance et contre lesquelles il n’a aucun moyen d’action.

Une jeunesse frustrée (31 % de la population a moins de 15 ans selon le BIT), souvent forcée de s’exiler, une population qui se sent méprisée et dont la misère et les difficultés sont le lot quotidien, sans la moindre lueur d’espoir à l’horizon, une oligarchie arrogante, constituent, au Maroc comme ailleurs, le terreau sur lequel prospèrent tous les fanatismes.

Avec une parfaite inconscience, le capitalisme débridé allume ainsi à travers le monde, y compris dans les pays dits développés, nombre de mèches bien dangereuses.

Allah nous protège contre le réveil des Dieux du chaos !

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