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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 995 — janvier 2000 > La Reconquête

 

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Certains prêtèrent à Malraux cette réflexion « Le 21e siècle sera religieux ou ne sera pas ». Malraux répondit [1] : « Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain : je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire ».

La Reconquête

Le 21ème siècle sera socialiste ou ne sera pas.
par A. PRIME
janvier 2000

Événement spirituel ? Malraux voulait-il par là opposer le 21e siècle à un 20e siècle matérialiste (notamment du fait du développement prodigieux des biens de consommation) où l’homme a manqué de temps libre à consacrer au spirituel ? Voyait-il un 21e siècle suffisamment libéré du travail pour que l’homme puisse enfin être en adéquation avec son véritable destin ? Malraux veut sans doute signifier que l’incohérence du 20e siècle (progrès matériels avec guerres, chômage, misère, inégalités, etc.) se perpétuerait dans le cas contraire.

Si l’on fait le point à cette sorte de date charnière qu’est l’an 2000, c’est-à-dire le basculement à la fois dans un nouveau siècle et un nouveau millénaire, on peut, dans un premier temps, verser dans le pessimisme. Mais nous verrons que “la reconquête” est à la fois possible, nécessaire et indispensable.

Soyons lucides : c’est l’internationale néolibérale et non l’internationale des exploités qui triomphe en cette fin de siècle ; les deux seuls pays qui, au cours du 20e siècle, eussent pu créer la surprise, l’URSS et la Chine, ont failli à l’espoir qu’ils avaient suscité et sont rentrés dans le giron de la mondialisation capitaliste.

Point d’orgue un mois exactement avant la fin du siècle : le “millenium round”, inauguré à Seattle le 30 novembre. Les Américains espéraient bien, via l’OMC [2], aboutir à ce qu’ils avaient tenté avec l’AMI [3] via l’OCDE [4] : que la puissance américaine fasse la loi sur tout ce qui se vend et s’achète comme elle l’a fait, sur le plan militaire, en substituant les décisions de l’OTAN à celles de l’ONU. à cette fin, Clinton a dépêché à Seattle son “mur de pierre [5]”, en face, pour l’Europe, nous avions l’ex-bras droit de Delors, Pascal Lamy… La “Pax Americana” étant désormais établie sans conteste, les États-Unis (moins de 4,5 % de la population mondiale) veulent imposer au monde, dans tous les domaines (y compris santé, éducation, culture) la “Lex Americana”.

à défaut de pouvoir acheter le monde entier, du moins pour le moment, les Américains cherchent à y “distiller” leur modèle, car, pour eux (ils y croient sûrement, ce qui est d’autant plus inquiétant) il n’y en a pas d’autre, ou du moins pas de meilleur. Pour eux, l’argent est une valeur sacrée, divine même : le dollar ne porte-t-il pas la mention “In God we trust”, nous croyons en Dieu,“In gold we trust” serait plus juste [6] !

Après une longue bataille [7] pour la désignation du Directeur général de l’OMC, les États-Unis ont réussi à faire nommer leur candidat, le néo-zélandais Mike Moore [8]. Celui-ci est un self-made man (ancien maçon), ancien syndicaliste, puis Premier ministre. Comme on évolue ! Il n’est pas le seul...

Les Américains ont aussi réussi à faire en sorte que ce cycle du millénaire, pour eux déterminant, se déroule dans leur pays, et dans la ville des deux plus riches sociétés des États-Unis, Boeing et Microsoft, qui sont d’ailleurs les principaux sponsors de la conférence. De nombreux autres sponsors [9] devaient, avec eux, constituer des groupes de pression considérables.

Il faut avoir bien présente à l’esprit l’hypocrisie du libéralisme modèle États-Unis. Son but, limiter le Millenium round à l’agriculture et aux services en s’appuyant sur le groupe de Cairns [10] pour faire supprimer toute aide aux agriculteurs européens. (Depuis deux décennies, on connaît l’importance du déficit extérieur américain ; cette année il sera de 250 à 300 milliards de dollars, d’où la nécessité pour les États-Unis de conquérir de nouveaux marchés).

Or il faut savoir que le gouvernement fédéral fournit, de façon plus ou moins déguisée, une aide à son agriculture supérieure à celle de l’Europe : en 1999, 60 milliards de dollars conte 40 pour l’Europe, qui compte un tiers d’habitants de plus que les États-Unis. Il serait trop long de détailler ici les domaines et les méthodes qui permettent aux États-Unis de bafouer le libre-échange dont ils sont les hérauts.

Si l’OMC avait été un véritable centre de coordination du commerce mondial, indépendant, constructif pour le monde entier, elle n’aurait pas été combattue comme nous l’avons vu. Mais les gens informés, et ils sont désormais nombreux, savent que l’OMC est là pour servir avant tout les États-Unis et les multinationales. On le comprend : la CNUCED [11] a recensé 60.000 multinationales qui, avec leurs 500.000 filiales étrangères, représentent 25% de la production mondiale et dont les ventes dépassent 60% des exportations mondiales.

La reconquête a commencé à Seattle

À pouvoir, contre-pouvoir. à pression, contre-pression. Puisqu’aucun grand pays n’a réussi à s’imposer au 20e siècle en modèle socialiste véritable, il faut faire du 21e siècle le siècle de la reconquête. Et tout d’abord, établir une ligne de résistance. Il me vient à l’esprit une comparaison : il faut se rappeler, imaginer pour les jeunes, l’URSS acculée par Hitler à un front défensif sur une ligne Léningrad-Moscou-Stalingrad. La situation pouvait paraître désespérée. Et c’est pourtant de là que partit la reconquête. Le signal de la résistance est venu, puissant, massif, organisé, à l’ouverture du cycle du millénaire. Si 135 pays sont partie prenante à l’OMC, plus de 1.000 ONG, des syndicats, des associations sont venus d’innombrables pays pour former un véritable contre-sommet : 50.000 personnes, dont beaucoup d’Américains, ce qui est très encourageant. Eux aussi en ont assez du bœuf aux hormones, des OGM [12], du chômage, de l’exploitation capitaliste sans limites des hommes et de la planète. Sans oublier notre figure emblématique, José Bové, l’homme de la “malbouffe”, parlant parfaitement l’anglais, devenu une sorte de porte-parole de tous les manifestants.

Cette manifestation monstre (la première du genre) à Seattle, globalement contre la mondialisation sauvage, suscite l’espoir. Elle avait été précédée, dans de nombreux pays, par des manifestations marquantes. En France, par exemple, le 27 novembre, 25 à 30.000 personnes ont défilé dans différentes villes. à Paris, l0 à 15.000 manifestants les plus divers, la Grande Relève y était représentée. Le mot d’ordre « Le monde n’est pas une marchandise » constitue un programme. Et l’humour n’est pas absent : ainsi, pouvait-on lire sur des pancartes : « Monsanto, cereal killer [13] ».

A Seattle, tous les officiels ont dû infléchir leur discours. On pense au célèbre « Je vous ai compris » de de Gaulle à Alger. Dans son discours, Clinton déclare « Je suis content qu’ils [les manifestants] soient venus parce qu’ils représentent des millions de personnes qui s’interrogent. Nous devons donc accepter leurs questions et leur fournir une réponse. » Que tout cela est bel et bon à entendre, mais difficile à croire. Attention à la récupération : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur » écrivait Jean Cocteau [14].

Le 4 décembre, Clinton s’est cru obligé de déclarer : « Je suis déterminé à progresser sur le terrain du libre échange… tout en m’assurant que l’économie globale ait un visage humain. » Mais est-ce compatible ?

Le contre-sommet des manifestants a duré quelques jours, le temps de la conférence d’ouverture du cycle, le temps de redonner espoir aux hommes de bonne volonté. « La force de la vie est dans la rue » a dit Danièle Mitterrand, présente à Seattle. Malgré l’échec total de la conférence (préparation, organisation, débats) qui n’a même pas pu concevoir un communiqué final, les technocrates de l’OMC, décrédibilisée, vont poursuivre leurs “travaux” pendant trois à six ans, et tout d’abord, en janvier à Genève, siège de l’OMC. Ils resteront soumis aux pressions des gouvernements et des multinationales, très imbriqués. Pour eux, la mission de l’OMC n’est pas de résoudre les problèmes sociaux, environnementaux ou culturels. Si la fête démocratique s’est arrêtée aux portes de l’OMC, sa résonance mondiale demeure. Maintenant, il va falloir maintenir la pression et ce ne sera pas une mince tâche. Les médias, très présents à l’ouverture pour vendre images et papier, vont rapidement faire silence. Mais faisons confiance à ceux qui ont su promouvoir au niveau mondial les ferments d’une “mondialisation à visage humain” [15]. José Bové a bien cerné le problème à la TV anglaise : « À Seattle on a montré que les citoyens avaient leur mot à dire et que la contestation mondiale était organisée. Le rassemblement populaire et la pression du Sud ont fait capoter le round. C’est la démocratie mondiale qui s’est organisée à Seattle par-dessus les frontières et les pays ». Pour sa part, Francois Huwart, secrétaire d’État au Commerce extérieur, a confié à Libé : « Je trouve que cette irruption de la société civile a été une bonne chose. Nous souhaitons une OMC citoyenne ».

Et le socialisme dans tout cela ? Évidemment la FNSEA n’est pas venue à Seattle pour le défendre ; non plus que l’ensemble des manifestants. Mais avant de parler de reconquête socialiste, il fallait d’abord faire barrage aux appétits ultimes des néo-libéraux : la déréglementation totale = tout doit être privatisé. Pour eux, tout au monde est une marchandise, y compris la santé, l’éducation, la culture. Tout doit être livré à la loi du plus fort, sous peine de sanctions ; à cette fin, l’OMC s’est dotée d’un organe de coercition pour faire appliquer ses décisions [16].

Seattle, un nom un symbole

Seattle est le nom (anglicisé) du chef indien des tribus Duwamish et Sequamish, contraint, le 22 janvier 1855, par la signature du traité de Port Elliot, de renoncer à ses droits de pêche et de chasse…

Nombreux sont les participants à Seattle qui ont réclamé des “Etats généraux de la planète” (en somme, remplacer l’influence des États-Unis par celle d’États Généraux). Les “Cahiers de doléances” sont maintenant bien connus. Sommes-nous à la veille d’un 1789 mondial ? Qui le sait ? Car trop, c’est trop ! Et les souffrances infligées par le néo-libéralisme aux PVD comme à 20% de la population dans les pays riches ont une limite.

Mais faire comprendre aux victimes les causes profondes de leur situation n’est pas chose aisée, d’autant que les maîtres du monde ont bien compris qu’il leur fallait, pour bien défendre leurs richesses, posséder le maximum de médias pour “informer”... à leur façon !

*

Il faudra, sauf crise majeure du capitalisme, des années de lutte. Mais le but final - l’humanisme au sens large - ne sera pas atteint au 21e siècle sans l’instauration, enfin ! d’un véritable socialisme. Le dernier film de Michael Moore, The big one, se termine sur ces mots qu’on voudrait prophétiques : « Un système pervers (le socialisme réel) vient de disparaître, l’autre doit suivre. »

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[1] dans Le Point du 10 novembre 1975.

[2] OMC = Organisation Mondiale du Commerce.

[3] AMI = Accord Multilatéral sur les Investissements Voir GR-ED N° 975, mars 1998.

[4] OCDE = Organisation de Coopération et de Développement Économique

[5] C’est le surnom donné à la coriace négociatrice des États-Unis, Charlene Barshefsky. Après la “dame de fer” en Angleterre, la “dame de pierre” aux États-Unis

[6] Note de la metteuse en page Cette réflexion est à rapprocher de celle que fait plus loin Paul Vincent sur le Gott mit ùns des Allemands. Décidément, il y a bien une exception française !

[7] Lire sur cette bataille Impérialisme américain de J-P Mon GR-ED N° 989, p.3

[8] Rien à voir avec le cinéaste iconoclaste Michael Moore, voir GR-ED N°994,p.11.

[9] Dont un seul étranger, la Lufthansa.

[10] tirant son nom d’une ville d’Australie, ce terme regroupe quinze pays gros exportateurs (dont l’Argentine, l’Australie, le Brésil, le Canada, la Nouvelle-Zélande.)

[11] CNUCED = Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement.

[12] OGM = organisme génétiquement modifié

[13] = tueur de céréales, par analogie à serial killer = tueur en série

[14] Dans Les mariés de la Tour Eiffel

[15] Sylvie Kauffmann, Le Monde, 3 décembre 1999.

[16] l’ORD = Organe de Règlements des Différents.

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