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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 999 — mai 2000 > Parlons dromologie…

 

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Dans notre société, gérée selon l’adage anglo-saxon « le Temps, c’est de l’argent », la vitesse est devenue le critère imposé à tout fonctionnement, et dans tous les domaines de l’activité humaine. Comme l’a dit Paul Virilio : « Il nous faudrait absolument une économie politique de la vitesse, ou ce que j’appelle une “dromologie [1]”, c’est à dire une discipline qui s’intéresse aux ravages de l’accélération et de la course ».

Parlons dromologie…

par J. AURIBAULT
mai 2000

Il n’existe aucune figure mythologique ou religieuse correspondant à la notion de vitesse. Et pourtant, la mythologie grecque en particulier, fourmille de personnages évoluant dans l’imaginaire ou la réalité, associés à la nature matérielle ou humaine. La vitesse n’apparaît que vers 1536, avec l’acception “d’habileté” (on perçoit déjà la dérive de sens, depuis … !) Ce vocable vient de vite, adjectif et adverbe, dont l’origine est... inconnue ! Aussi la dévotion contemporaine à la vitesse qui nous ferait croire que cette notion est éternelle, qu’elle est une donnée fondamentale née avec le premier homme, relève-t-elle de préjugés à la mode. En fait, elle n’a de réalité que dans les sciences physiques, au même titre que l’accélération, sa dérivée.

Mais cette manie scientiste de réduire l’homme à une application scientifique, de vouloir réguler sa vie selon des critères mathématiquement déterminés (voir l’importance accordée au sacro-saint QI), a permis à la vitesse d’envahir notre espace-temps. D’ailleurs la vitesse est une notion toute relative. Les savants Cosinus ou Tournesol vous démontreraient que si l’on change de références spatio-temporelles, Achille n’a jamais rattrapé la tortue [2], bien qu’en apparence, dans le monde où nous vivons quotidiennement, Achille “aux pieds légers”, double toujours la tortue !

L’homme créa la vitesse, et jugea que c’était bien.

Il faut remonter au début du XXème siècle pour trouver une sorte d’apologie de la vitesse, chez l’écrivain italien Filippo Tomaso Marinetti. Dans son Manifeste technique de la littérature futuriste (1909), il exalte la vitesse dans l’action, la vie rapide et belliqueuse. Sa mystique qu’il prétend “moderne”, le conduira à épouser l’idéologie fasciste, dès ses débuts (il devint même académicien italien !).

Le culte de la vitesse s’annonçait déjà sous de fâcheux auspices...

Il serait fastidieux d’énumérer tous les domaines où la vitesse est devenue l’objectif primordial. Trois initiales symbolisent, en France, cette fuite en avant : TGV. Ce train d’enfer ne nous laisse qu’entrevoir les paysages, car on ne voyage plus, mesdames et messieurs, on respecte la ponctualité de l’horaire. (La SNCF publie même une statistique des retards !) Finis les wagons restaurants confortables, on ingurgite les “fast food”, dans des buffets-bars mobiles. Mais cela participe de notre nouvel art de vivre, emprunté à la restauration rapide, made in USA (“Quick lunch” chez MacDo !). Mais J.Bové est plus expert que nous pour parler de cette malbouffe…

Cette vitesse qu’on nous impose n’a pas pour autant supprimé les risques de vivre [3]. L’automobile en est l’illustration flagrante. Regardez votre compteur de vitesse, il affiche jusqu’à 220 km/h (232 pour la 607 Peugeot). Mis à part le circuit de Montléry, où rouler à cette vitesse sans danger ? D’où le paradoxe qui consiste à construire des voitures pouvant rouler à plus de 200 km/h, et parallèlement fabriquer des radars sophistiqués afin de contrôler si elles ne dépassent pas 130 km/h. Nous sommes là dans ce qu’on appelle une logique industrielle qui défie le bon sens, et la sécurité élémentaire. La vitesse engendrera encore combien de morts cette année sur les routes ?

Et le sport n’est pas épargné par cette quête effrénée de la vitesse [4]...

Économie libérale = source de dromopathologies

En attendant qu’une dromologie soit développée, selon les vœux de Virilio, les acteurs de l’économie souffrent déjà de maladies chroniques imputables à la vitesse, d’où le néologisme de dromopathologie.

Jusqu’au milieu du XXème siècle, l’homme pouvait présenter des symptômes de chronopathologie, c’est à dire un mal-être dû à ses rapports difficiles avec le temps [5]. Il s’agissait plus d’angoisses métaphysiques, vieilles comme le monde, résultant de la prise de conscience du temps psychologique de courte durée, par rapport au temps scientifique infini. Or, depuis que vers les années 1970, l’informatique s’est introduite insidieusement dans les activités humaines, la vitesse a acquis une nouvelle notoriété, au point de menacer la sphère intime [6], aussi bien que l’espace géographique. Avec la compression des durées et des distances, que permet le développement de la cybernétique, secondée par les puissants moyens de communication, la domination de la vitesse s’est imposée Dans notre société de consommation, temps et prix mènent le jeu, mais c’est sans conteste la vitesse qui fait les gagneurs. La pression des clients est telle qu’on les fidélise par la rapidité d’exécution des commandes, “juste à temps” est devenu le leitmotiv. Et pour le manageur, la santé de l’entreprise passe d’abord par une rentrée accélérée de l’argent, afin de dégager très vite son profit… et régler les commissions occultes ou institutionnelles. Dans ce type d’entreprise, le profil idéal du bon collaborateur, pour un patron moderne, c’est le superman, celui qui après 12 heures de voyage (d’affaire) participe au briefing du vendredi, et rentre chez lui pour le week-end avec son attaché-case débordant de dossiers. Il rejoint l’employée “métro-boulot-dodo” du supermarché Auchou, dans la catégorie des aliénés intérieurs, tels que définis par Marx [7].

Et l’homme découvrit le stress... un des symptômes caractéristiques d’une dromopathologie, cette maladie qui commence par ce constat : « je n’ai plus de temps à moi, je suis full up [8] ! » Notre superman (le qualificatif de speedman serait mieux approprié) doit, malgré sa fatigue, paraître en pleine forme (en évitant de dire qu’il a pris ses cachets dans l’avion avant de rejoindre l’entreprise). Que dire de la caissière d’Auchou devant garder le sourire et maintenir les cadences d’enregistrement ? Si vous vivez dans une sphère protégée du maelström professionnel, allez voir le magnifique film Ressources humaines, il vous ressourcera dans l’ambiance actuelle du monde du travail. Vous comprendrez mieux pourquoi les récentes études sur ce monde révèlent une médicalisation croissante des travailleurs (intellectuels ou manuels, pour reprendre les catégories traditionnelles). Et n’en déplaise à Martine Aubry, son initiative de vouloir imposer 35 heures à un patronat antédiluvien n’a fait qu’aggraver les conditions de travail. “Flexibilité, souplesse” ne sont que des mots vides de sens pour des actionnaires qui ne visent qu’à un retour (à toute vitesse !) sur investissements.

Toujours plus vite, avec Internet.

C’est la dernière explosion technologique, aussi décisive que le fut celle d’Hiroshima pour le nucléaire. C’est maintenant la toile de fond de notre économie et malgré ses détracteurs [9], la ruée vers l’écran salvateur s’est amplifiée. Les “start-up” ont fleuri, cherchant des investisseurs, travaillant 60 à 70 heures par semaine. Que dit Martine Aubry de ce défi ? Les salaires sont payés en argent virtuel pour atteindre leur seul objectif : être cotés en Bourse ! Les jeunes loups qui les dirigent ont servi, pendant quelques temps, de porte-drapeau aux tenants de la “nouvelle économie”. Car leur esprit d’initiative séduisait, ils voulaient aller vite pour se tailler une part de marché avant les autres, et toucher leurs “stock-options”. Mais les vieux bonzes de la bulle financière ultralibérale les ont vite rattrapés. Ils n’étaient pas assez “fair play”, et comme l’a déclaré J-M.Messier « les marchés ont commencé à faire le tri [10] ». On ne joue pas impunément dans la cour des grands, qui vous imposeront toujours votre vitesse de croisière.

Il court, il court le génome...

La Croix du 7 avril, juxtapose deux articles : l’un commente la menace qui pèse sur le Paris-Roubaix (la plus célèbre des classiques cyclistes) et l’autre annonce qu’une société américaine a achevé le séquençage du génome humain (qui « attise les appétits » !). Ce rapprochement, apparemment fortuit, devient tout à fait évident après lecture ; il s’agit en effet de compétitions. Si « les pavés de Paris-Roubaix restent fragiles », selon le journaliste, on peut dire que le pavé que vient de lancer Celera Genomics (en français : Scélérat Génomique ?) dans la mare biotechnologique, paraît lui, énorme. Dans son usine-laboratoire de Rock-ville, la société privée de l’américain Craig Venter défie le plus grand programme international jamais mis en place en biologie : le déchiffrage du génome humain. En fait, elle veut prendre de vitesse le NIH [11] et le club des Bermudes [12], avec pour objectif de breveter ses trouvailles.

Le droit à la lenteur !

De tous ces exemples récents touchant les différents domaines de l’activité humaine, on ne peut s’empêcher de craindre, devant cette fuite en avant inexorable (qui n’est pas synonyme de progrès), que la démocratie représentative cède la place à une gestion instantanée (en temps réel comme disent nos informaticiens) de la planète. La recherche en commun de bonnes solutions économiques et sociales devra remplacer l’audimat et le sondage internetisé qui nous attendent. La mise à disposition des découvertes scientifiques, comme fruits d’un patrimoine collectif, devra combattre les intentions purement mercantiles.

Au début du siècle, Teilhard de Chardin s’interrogeait déjà, sur le futur de cette course contre le temps : « En l’Homme, chose fantastique, c’est l’évolution qui rebondit sur soi tout entière. Mais avec quelle vitesse ? Dans quelle direction ? Et si le mouvement va par force s’accélérant sans cesse, vers quelle forme d’émergence ou de consommation ? »

La vitesse ne profite finalement qu’à ceux qui possèdent et spéculent. Elle est devenue un culte, une drogue pour certain. « Quand on invente l’ascenseur, l’escalier devient de secours, il perd sa réalité sauf en cas d’accident. De la même manière, avec le monde virtuel, on peut craindre que la planète terre ne devienne de secours ! Je ne dis pas que la vitesse est un mal en soi, mais qu’elle doit être contrôlée pour ne pas se laisser enfermer dans une fatalité infernale [13]. »

Pierre Sensot, dans son livre Du bon usage de la lenteur, tente d’apporter quelques remèdes à la folie de la vitesse, mais où est le philosophe ou l’écrivain qui tentera de définir le droit à la lenteur, comme le fit Paul Lafargue pour le droit à la paresse ?

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[1] Néologisme dérivé de drome, qui vient du grec dromos = course (comme dans vélodrome, hippodrome...)

[2] Allusion au cébèbre problème de l’étude mathématique des suites : Achille court après une tortue en franchissant à chaque instant la moitié de la distance qui les sépare. Théoriquement, il ne peut pas la rattraper : il lui faudrait un temps infini. On voit dans cet exemple la différence entre mathématique et physique…

[3] De vivre ou de mourir ! Actualité du 8-03-2000 : trois morts le long de la ligne TGV, dans l’Yonne. Ils travaillaient dans une équipe d’entretien et ont été fauchés par un TGV, roulant à 300 km/h… La vitesse ne garantit pas la prise en compte d’une plus grande sécurité, comme le montre I’augmentation inquiétante des accidents du travail, dus aux cadences, donc à la vitesse.

[4] Parler de sport aujourd’hui, revient toujours à confronter les résultats des compétitions et non le développement harmonieux du corps. Le soldat inconnu de Marathon qui s’écroula à l’arrivée avait au moins l’excuse de porter un message capital pour la Cité... Quel est le message délivré par les athlètes qui décèdent à l’arrivée, victimes du dopage ? On est alors contraints de créer, comme pour l’automobile, un contrôle, non pas de la vitesse elle-même, mais du stimulant qui accélère la vitesse. Encore un paradoxe qu’entraîne le culte de la vitesse.

[5] Celui qui s’écoule, bien évidemment. Il faut avouer, à ce propos, que la langue anglaise est plus précise concernant le temps, distinguant time de wheather.

[6] Un autre aspect de “l’effet de sphère”, psychologique celui-là !

[7] Je sais qu’il n’est plus à la mode, et pourtant un siècle après, certaines de ses analyses restent tellement pertinentes !

[8] Expression la plus usitée, équivalente à notre “débordé” ou “raz la casquette”, souvent suivie de « salut ! je vous quitte, je suis à la bourre ! ». Autre variante, « je suis too busy » . Ce « trop occupé » doit être prononcé avec un accent d’accablement et de désolation...

[9] Dans le Monde de l’éducation de juin 1999, le sociologue Dominique Wolton n’a pas hésité à faire « l’éloge de l’lnterniet enseignant. »

[10] C’était le titre, en caractères gras, de La Croix du 5 avril dernier. Suivait un entretien du patron du groupe Vivendi sur les soubresauts de la “Nouvelle économie”. Fort de ses 272,9 milliards de francs de chiffre d’affaires en 1999, il peut prédire « qu ‘il ne doit pas y avoir de séparation durable entre la nouvelle économie et l’économie traditionnelle ».

[11] Institut public américain de recherche sur la santé.

[12] huit grands laboratoires internationaux qui se partagent l’étude du génome et doivent verser dans le domaine public leurs résultats.

[13] Paul Virilio.

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