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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 1092 - novembre 2008 > Harpagon fin de règne

 

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Harpagon fin de règne

par C. AUBIN
30 novembre 2008
« Hélas ! mon pauvre argent,
mon pauvre argent,
mon cher ami !
On m’a privé de toi ;
et puisque tu m’es enlevé,
j’ai perdu mon support,
ma consolation,
ma joie ;
tout est fini pour moi,
et je n’ai plus que faire au monde ! Sans toi,
il m’est impossible de vivre. »
(L’Avare - Molière, acte IV, scène 7).

Chez l’usurier du 17ème siècle, mis en scène par Molière, l’avarice est une maladie, un trouble grave du comportement : Harpagon aime d’amour son argent, il l’aime plus que ses enfants. C’est un bourgeois forcené. Louis XIV a donné le pouvoir à sa classe sociale montante qui s’est enrichie grâce au commerce, au prêt à intérêt (l’usure) et à l’épargne. En crispant ses doigts sur sa cassette, Harpagon essaie de retenir cette puissance de l’argent que la jeunesse et l’amour lui arrachent.

Au temps de Molière, les espèces en or et en argent sont devenues extrêmement rares. C’est la bourgeoisie qui en possède la plus grande partie, tandis que les caisses du roi sont toujours vides. Louis XIV, à plusieurs reprises, ordonnera à ses sujets d’apporter leur vaisselle d’argent à la Monnaie pour qu’elle y soit fondue…

Depuis cette époque, notre monde a profondément changé. L’argent qui transite par les comptes bancaires est immatériel et résulte principalement de crédits de tous types. Il n’est donc plus frappé par la Monnaie de Paris dans des métaux précieux mais généré, pour l’essentiel, par la manipulation informatique de prêts accordés “ex-nihilo” aux entreprises comme aux particuliers, par des banques privées auxquelles ils n’ont coûté qu’un simple jeu d’écriture [1] !

Mais l’État français d’aujourd’hui se plaint toujours, comme le faisait Louis XIV, que les caisses sont vides. Il ne pourrait en être autrement puisqu’il s’est mis lui-même dans cette situation en s’interdisant à partir de 1973 de se financer après de la Banque de France (et aujourd’hui de la Banque Centrale Européenne). Il doit ainsi faire appel à des financements privés (émission d’obligations du Trésor) pour équilibrer son budget. Une part croissante de nos impôts sur le revenu est alors détournée de son objet pour payer les intérêts de ces emprunts (désignés par le doux euphémisme de “service de la dette”) aux prêteurs. Ces intérêts ont atteint, en 2005, le montant de l’impôt sur le revenu que nous avons payé ainsi en pure perte ! Et la dette principale continue de s’accroître d’année en année, générant des intérêts dont le montant cumulé dépasse la dette elle-même (du début 1980 à la fin 2006, nous avons payé 1.142 milliards d’euros d’intérêts pour une dette qui a augmenté de 913 milliards d’euros !). On peut ainsi montrer [2] que sans ces intérêts versés au privé (comme c’était le cas de 1945 à 1973), la dette serait inexistante et le gouvernement ne pourrait pas en prendre prétexte pour justifier sa politique de sabordage de nos services publics…

La bourgeoisie dont nous parlait si bien Molière n’a donc pas disparu dans une prétendue “fin de l’histoire”, ni avec elle la “passion d’Harpagon” pour sa cassette. Elle s’est au contraire considérablement développée et a donné naissance, en son sein, à une caste toute puissante, la grande bourgeoisie capitaliste [3]. Partout où elle règne sur la grande industrie, la finance et les États, elle a confisqué le pouvoir au peuple grâce à des institutions dites “démocratiques”, taillées sur mesure pour elle par des gouvernements à son service. Ainsi systématisée et mondialisée, l’exploitation de l’homme par l’homme bat son plein, aux mains de ces descendants d’Harpagon. Ils se sont employés avec acharnement à verrouiller tous les leviers pour barrer l’accès des peuples au contrôle de l’économie et de la finance, allant jusqu’à déclarer, dans les années 35-36, « préférer Hitler au Front populaire ». Comme l’écrit l’historienne Annie Lacroix-Riz, dans l’introduction de son ouvrage intitulé De Munich à Vichy [4] sur l’assassinat de la Troisième République : « je découvris dans la haute banque française une ardeur à “collaborer” de 1940 à 1944 dans tous les domaines possibles –idéologico-politique inclus : cet entrain était incompatible avec la thèse d’une simple contrainte allemande… ».

Dans cette lutte acharnée et sans scrupules pour pérenniser ses positions et s’assurer de gigantesques profits, la grande bourgeoisie capitaliste est parvenue au renversement des rôles. Grâce au pouvoir de la finance elle a réussi à mettre à son service l’immense machinerie économique de la planète, productrice de richesses, et à s’en approprier les résultats. Elle est même en passe de réussir la marchandisation de toutes les activités humaines et, par les brevets et les manipulations génétiques, de s’approprier également le vivant.

Toutefois, cette suraccumulation du capital génère une crise de rentabilité fantastique, que le système tente de surmonter dans une financiarisation hypertrophiée et une spéculation effrénée, à la recherche de profits toujours plus élevés. Dans l’accélération de cette fuite en avant, il n’est nullement acquis qu’il lui soit encore possible de maîtriser l’instabilité grandissante ainsi générée dans l’ensemble de l’économie capitaliste. La “crise” actuelle n’est-elle pas en train de montrer que les possibilités réelles d’accumulation du système sont à leur extrémité ?

L’urgence de profonds changements est manifeste. La limite de cette croissance dévastatrice, pour l’humanité et pour la planète, devient tangible. L’exacerbation des contradictions fondamentales entre le capital et le travail est poussée à son paroxysme dans une mondialisation déshumanisante. L’empire américain perd son “leadership” dans le monde devenu multipolaire, où l’effondrement du capitalisme est maintenant dans l’air.

Si les bourgeois d’antan se rassuraient en serrant contre eux leurs cassettes, les acteurs dominants d’aujourd’hui cachent leurs profits dans de scandaleux paradis fiscaux. On y “blanchit” des masses considérables d’argent sale, issues de trafics sordides “hautement rentables” comme la drogue, la traite des femmes et des enfants, le commerce des armes, les trafics d’influence… Grâce à ces lieux “sous haute protection”, soustraits à tout contrôle démocratique, hors de portée des fiscalités étatiques, les pertes annuelles de recettes fiscales sont estimées à 300 milliards de dollars. Cette somme permettrait d’atteindre l’objectif de l’ONU de réduire de moitié la pauvreté dans le monde. D’un côté, 300 milliards c’est beaucoup, mais de l’autre, l’ambition de l’ONU est bien modeste !

La caste dominante n’en a cure. Pour elle, l’essentiel est que sa fortune échappe au fisc grâce à l’anonymat des paradis judiciaires et bancaires. Agissant comme la noblesse d’antan, elle laisse dédaigneusement aux peuples le soin de payer les impôts.

La délinquance financière fait donc partie intégrante des marchés financiers où l’argent sale, “blanchi” et soustrait aux impôts, est ensuite recyclé dans des placements spéculatifs. Et ceci se perpétue et s’amplifie grâce aux merveilleux traités de l’Union européenne qui, à la fois, proclament que « l’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures » et, en même temps, interdisent formellement « de contrôler les mouvements des capitaux ».

Belle construction “européenne ” que celle d’un espace encore mieux organisé pour protéger les “toujours plus riches” qui peuvent s’adonner ainsi sans crainte à la délinquance financière !

Cependant il y a une nouvelle donne avec le développement de la grande instabilité qui menace de faire imploser tout le système. Comme le déclarait le sociologue américain Immanuel Wallerstein dans Le Monde [5] : « le fait que cette phase corresponde actuellement à une crise de système nous a fait entrer dans une période de chaos politique durant laquelle les acteurs dominants, à la tête des entreprises et des États occidentaux, vont faire tout ce qu’il est techniquement possible pour retrouver l’équilibre, mais il est fort probable qu’ils n’y parviendront pas ».

Ils le savent et tentent de gagner du temps. Leur avant-scène politico-médiatique nous joue la comédie du mensonge que dénonçait Molière, une véritable “Commedia dell’arte”, tiraillant le peuple médusé entre révolte et désespoir. Face au désastre monumental créé par leur système prédateur, ils ont d’abord tenté de donner le change sur l’air connu de « la crise financière annoncée qui épargnera la France ». Maintenant, ils nous jouent une fable moralisatrice : c’est pour éviter l’effondrement du système bancaire que l’État est contraint de prélever sur les fonds publics des sommes colossales mises au service de la finance privée. Vont-ils ensuite suivre le modèle transatlantique de la traque factice d’un Ben Laden par les Américains, en recherchant des coupables de n’avoir pas joué loyalement le jeu des “bons capitalistes” qui porteraient ainsi l’écrasante responsabilité des ravages ?

C’est à la fois grotesque et dérisoire !

Mais pour envisager la suite, laissons une nouvelle fois la parole à Immanuel Wallerstein [5] : « Nous sommes dans une période, assez rare, où la crise et l’impuissance des puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd’hui un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d’influencer l’avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s’imposera finalement. Dans dix ans, on y verra peut-être plus clair ; dans trente ou quarante ans, un nouveau système aura émergé. Je crois qu’il est tout aussi possible de voir s’installer un système d’exploitation hélas encore plus violent que le capitalisme, que de voir au contraire se mettre en place un modèle plus égalitaire et redistributif ».

Et pourquoi pas une économie socialiste distributive* du 21ème siècle, au service de la paix et du progrès social ? Rien n’est écrit d’avance, à nous tous d’y travailler avec persévérance et conviction. C’est vraiment le moment.

PS. Par “économie socialiste distributive”, j’entends un système social rééquilibré, ayant rompu avec les objectifs de croissance et les rivalités inhérents au capitalisme, et ayant remis la monnaie à sa place de moyen et non de fin.

C’est une société d’économie distributive du 21ème siècle, aux contours redéfinis par Marie-Louise Duboin dans “Mais où va l’argent ?, qu’elle éclaire davantage en avançant (dans les chapitres 7 et 8) trois propositions clés.

C’est une société socialiste, démocratique et moderne, ayant réellement rompu avec le capitalisme ; une étape décisive vers la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme (au sens du matérialisme historique de Karl Marx).

Qu’il soit bien clair qu’il ne peut s’agir en aucun cas d’une mascarade du type de celle que nous connaissons concrètement avec une social démocratie française (…PS), dont tous les actes de pouvoir contredisent les intentions proclamées, au point que le système capitaliste mondial lui a confié les leviers de ses grands instruments de domination économique et politique du monde sous-développé : Banque mondiale, FMI et OMC.

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[1] Lire à ce sujet Mais où va l’argent ? de M.-L. Duboin (éd. du Sextant, 2007), en particulier pp. 60 - 62 Qu’est-ce que la dette publique ?

[2] C’est ce qu’ont fait A.-J. Holbecq et P.Derudder dans La dette publique, une affaire rentable (éd. Yves Michel, 2008) et E.Chouard dans « L’arnaque de la dette publique » sur internet à l’adresse : http://www.societal.org/docs/dette-publique.htm

[3] J’entends par « grande bourgeoisie capitaliste » la classe sociale constituée par les acteurs dominants du système capitaliste qui tiennent leur position hégémonique de la masse considérable du produit social dont ils se sont accaparés grâce aux relations de propriété qu’ils entretiennent avec les leviers du système d’exploitation.

[4] publié en août 2008 par Armand Colin. Voir encadré ci-dessous.

[5] Le capitalisme touche à sa fin, entretien avec I. Wallerstein, chercheur au département de sociologie de l’université de Yale, ex-président de l’Association internationale de sociologie, Le Monde du 11/10/2008.

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