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Tribune libre
Nous tenons à publier ici le témoignage d’un militant de la première heure, mais à qui l’éloignement semble avoir fait perdre de vue certaines bases essentielles de nos thèses que nous rappelons ensuite.
... Je me posais déjà, il y a 40 ans,
la question
Pourquoi nos idées ne progressent-elles pas ?
En effet, pensais-je alors, quelle meilleure solution que de devenir
tous fonctionnaires, grassement payés, de faire un temps de plus
en plus réduit de « Service Civil » et de jouir dans
un âge de moins en moins avancé d’une confortable retraite
? Fonctionnaire. enfant de fonctionnaire, j’attendais avec passion ce
monde de fonctionnaires unifié, et sans heurts. L’Enseignement,
les Postes, les Chemins de fer, ne nous montraient-ils pas l’exemple
d’une marche très satisfaisante ? d’une humanité consciente
de ses devoirs et les remplissant scrupuleusement, sans attendre pour
sou dévouement un quelconque supplément de rémunération
?
C’était il y a 40 ans. Depuis, j’ai vécu et vis encore
l’expérience socialiste en Algérie, un socialisme très
modéré, très limité, et je crois avoir trouvé
la réponse à la question que je nie posais.
Non ! cette stagnation de nos idées n’est pas plus l’effet d’une
« conspiration du silence » que les échecs agricoles
russes n’étaient celui de « vipères lubriques ».
Nos idées n’avancent pas parce que l’Economie Distributive est
une idée toute théorique et qui ne tient pas compte de
l’humain.
Parce que pour qu’une société soit viable, il faut qu’elle
emporte l’adhésion d’une large majorité de ses membres
et que, malheureusement, il n’y a qu’une petite minorité de citoyens
qui soient faits pour être fonctionnaires ; des fonctionnaires,
c’est-à-dire des gens aux ambitions modestes, d’une honnêteté
foncière, aimant leur travail pour lui-même et s’y consacrant
sans l’espoir d’autre récompense que celle d’une conscience satisfaite.
Car c’est cela un instituteur, un postier, un cheminot... C’est cela
et c’est très beau. et c’est assez rare. La très grande
majorité des gens. - s’ils se sentent quelque valeur - et même
s’ils n’en ont guère - ne travaillent que motivés par
l’appât d’un gain, d’un profit, d’un bénéfice. Supprimer
cette possibilité de profit, c’est paralyser la « machine
humaine », c’est amener la société à la faillite.
Quelques exemples pris sur le vif ?
Il y a deux ans, j’ai su que les services compétents, ici, n’avaient
pas débloqué les fonds nécessaires à l’achat
de vaccins contre la fièvre aphteuse : « S’il y a une épidémie
en ce moment, me disait alors une sommité médicale, c’est
tout le bétail bovin de l’Algérie qui va périr
». L’épidémie n’a pas eu lieu... Heureusement !
Cette année, les vaches du secteur nationalisé sont .si
maigres qu’on ne peut que les conduire à l’abattoir qui parfois
les refuse !
Tout le commerce de gros est aux mains de l’Etat... aussi reste-t-on
parfois des mois sans pommes de terre puis, miracle ! elles apparaissent,
par innombrables sacs, aux yeux émerveillés des ménagères...
Las ! un seul marchand par marché est approvisionné et
de longues queues se forment, jusqu’au jour où, sans qu’on sache
pourquoi, tous les marchands en out. et les queues disparaissent. Insouciance
?, oui et mauvaise organisation parce que « j’m’en fichisme complet
».
Il faut avoir son ascenseur en panne dans une maison de 15 étages
pour apprécier pleinement le socialisme ! Appels téléphoniques.
lettres, démarches... on se heurte à une inertie complète.
Jadis, aux Auto-Cars Blidéens, société privée,
me disait récemment un Algérien, quand un chauffeur avait
eu plus d’un accident dans l’année, il était remercié.
Aujourd’hui les chauffeurs sont fonctionnaires, ils ont la sécurité
de l’emploi, et les nouveaux cars urbains ne sont pas encore rôdés
que beaucoup sont hors d’usage.
« ... On mettra des surveillants » me rétorquait
un partisan des nationalisations à outrance. Bien sûr...
mais je m’étonnais un jour qu’un ouvrier de l’Administration.
petit entrepreneur à son compte aux heures de loisirs, ne fut
pas à son travail aux heures ouvrables ; il sourit : «
je glisse la pièce au surveillant, et il me laisse libre... ».
On refait à neuf les cages d’escalier des immeubles : 3 mois après
tout est sale, souillé, dévasté par les enfants
dont les parents se moquent : les immeubles sont « Biens d’Etat
», c’est-à-dire « Biens de personne ».
Suis-je donc devenu partisan du capitalisme ? Ah ! certes non ! Le capitalisme
agonise, tuons-le avant qu’il nous tue. Mais entre l’accumulation des
capitaux permettant la puissance des individus et une société
l’Egalité Economique. voire seulement de fonctionnarisation générale,
même hiérarchisée, il y a une solution à
trouver qui tienne compte de ce fait indéniable : la majorité
des gens a besoin de la promesse d’un bénéfice pour travailler
avec conscience. Et puis, il y a tous ceux qui se sentiraient à
l’étroit dans un cadre administratif, à qui il faut une
possibilité d’initiative. d’oeuvre de longue haleine ; ceux-là
aiment leur travail s’ils se sentent leur maître et peuvent y
consacrer leur vie ; ils n’ont que faire d’un Service Civil qui limiterait
leur activité et les renverrait en pleine maturité à
des loisirs prématurés ! Imagine- t-on des artistes, des
docteurs, des agriculteurs voués au Service Civil ?
L’Economie Distributive telle que l’a conçue Jacques Duboin,
est une idée géniale, mais une idée abstraite ;
on doit s’en inspirer, y tendre, sachant qu’on ne l’atteindra pas.
Si l’on me permet une comparaison, je l’assimilerais à la «
mécanique rationnelle », mécanique toute théorique
qui ne tient pas compte du frottement. Pour pouvoir construire, créer
la machine, il a fallu, à côté de la « mécanique
rationnelle », créer la r mécanique appliquée
» qui, elle, tient compte de l’existence des frottements.
De même les successeurs de Jacques Duboin devront- ils inventer
l’Economie Distributive appliquée, adaptée à la
psychologie humaine et qui offrira le schéma d’une société
viable.
Ce jour-là, je pense, et ce jour-là seulement, nos idées
prendront un essor nouveau et trouveront un large écho dans les
masses. »
NOTRE REPONSE :
Rappelons tout d’abord à notre camarade à
quel point il est devenu totalement faux de prétendre que nos
idées ne progressent pas. Partout, dans tous les milieux, et
jusqu’aux partis politiques les plus conservateurs, on voit admettre
que nous vivons une fin de civilisation, que tous les modes de vie doivent
être repensés. De plus en plus généralement
les experts reconnaissent que les progrès scientifiques bouleversent
nos économies. Et cette constatation vient d’atteindre un stade
déterminant puisque la Commission Européenne du travail
a mis à l’étude une nouvelle orientation de sa politique
qui la mènera forcément à l’économie distributive
: la distribution de ce qui reste de travail humain nécessaire.
Ce projet européen, aucun camarade n’osait l’espérer il
y a seulement quelques mois ! Un exemple frappant qui prouve bien cette
évolution nous a été donné récemment
par un excellent documentaire télévisé intitulé
: « Une révolution à l’anglaise » qui montrait
que quoi qu’en disent les journaux, les Anglais s’accommodent fort bien
du chômage et que ceux qui en sont victimes ne se considèrent
plus comme des parias, des exclus de la société, car ils
touchent maintenant des indemnités substantielles équivalentes
à un plein salaire. Ce qui leur permet de vivre une autre vie,
d’apprendre un autre métier, de recevoir une autre formation
ou simplement de bricoler ou de jardiner. En un mot, la vie a pour eux
une nouvelle qualité.
Mais cela les économistes capitalistes ne savent pas l’intégrer
dans leurs bilans. Il est triste que nos camarades ne s’en soient pas
aperçu.
Il nous faut d’autre part rappeler à notre vieil ami que la comparaison
qu’il fait entre le début d’un certain socialisme en Algérie
ressemble à l’Economie Distributive en France, comme une soupe
au potiron ressemble à une choucroute alsacienne. Et ceci essentiellement
parce que les conditions économiques en sont complètement
différentes. L’Algérie n’a pas, et de loin, atteint un
stade de développement qui la situe dans ce que J. Duboin appelait
un régime d’abondance, par opposition à celui antérieur
de rareté. Lors d’un voyage récent (en 1974) à
Oran. Alger et Constantine, j’ai eu l’occasion (le constater nui élan
formidable des Algériens. enthousiasmés par l’expérience
qu’ils vivent, et qui les amenaient à vouloir tout apprendre
et tout entreprendre à la fois.
Mais ce n’est pas fini, loin de là.
Notre ami met l’accent sur le rôle du comportement humain. Et
là encore, et comme tant d’autres, il oublie un élément
essentiel de nos thèses : nous ne prétendons pas réformer
la nature humaine jusqu’à obtenir l’adhésion d’une large
majorité. Nous disons que les événements économiques
tels que la diminution des besoins de main-d’oeuvre résultant
des progrès techniques, font de l’économie distributive
une nécessité vitale. Mais nous savons très bien
que, de tout temps, les hommes n’ont pris conscience des bouleversements
de leur histoire... qu’après coup. Et il n’est pas en notre pouvoir
de faire que le passage, même si les progrès scientifiques
pouvaient aider les hommes à prévoir et à comprendre
plus vite, puisse se faire sans... frottements. Ce n’est qu’ensuite
que les esprits et les comportements évoluent pour s’adapter.
L’histoire abonde d’exemples d’évolutions rapides des mentalités.
Cette façon d’affirmer que le fait que la majorité des
gens ne travaillent actuellement que motivés par l’appât
d’un gain, prouve qu’ils seraient incapables de faire quoi que ce soit
de bon dans d’autres conditions, rappelle ce qui se disait lorsque les
ouvriers ont obtenu le droit à un jour de repos par semaine.
On oublie trop à quel point ce droit fut considéré
comme un non-sens. On disait que jamais les ouvriers ne seraient capables
d’en profiter, qu’ils passeraient leurs journées à boire,
que toute leur paie y passerait, etc., etc... On a du mal à le
croire aujourd’hui et pourtant... cela s’écrivait au début
de notre siècle ! Et on parle maintenant sans crier au scandale
d’une cinquième semaine et même pour certains, d’une sixième
semaine de congé annuel. Voilà bien la preuve que les
mentalités s’adaptent très vite et tout naturellement.
Et les familles vivant dans des taudis puis qu’on a installées
un beau jour dans un appartement plus décent ? a-t-il fallu plusieurs
générations pour qu’elles prennent l’habitude d’un peu
de confort, qu’elles apprennent l’usage d’une salle d’eau ? La nature
humaine, au contraire, est douée d’une très grande faculté
d’adaptation, bien qu’elle apparaisse mutilée quand il s’agit
de faire admettre, au préalable, l’idée d’un changement
dans ces habitudes de pensée.
A l’heure actuelle, l’Algérie vit encore en économie de
marché. Comment s’étonner que les mentalités, façonnées
par l’habitude, ne soient pas adaptées à celles qui résulteraient
d’un socialisme distributif, c’est-à-dire débarrassé
du profit ? Rien ne les y a préparées. Personne même
ne l’imagine. Tout, dans la vie de tous et de tous les jours, implique
la recherche d’un salaire ou d’un profit. Il n’y a rien d’étonnant
à ce qu’une telle motivation ait toute l’apparence d’une nécessité.
Mais il est non moins évident qu’un enfant n’ayant jamais connu
cette mentalité pourrait parfaitement s’adapter à une
tout autre, sans être pour autant privé de l’envie d’entreprendre.
Et il est bien des artistes que jamais l’appât du gain n’a motivés !
M.-L. D.