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   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 752 - décembre 1977 > Travailler deux heures par jour

 

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Lectures

Travailler deux heures par jour

par M.-L. DUBOIN
décembre 1977

SOUS ce titre est paru, aux éditions du Seuil, un livre collectif qui a l’énorme mérite de poser le vrai problème pour l’immense majorité des travailleurs : l’habitude, la religion du travail ; à tel point que nous y perdons toute personnalité, toute possibilité d’observation critique et que nous arrivons à croire qu’en travaillant plus nous vivrons mieux, ce qui s’avère, réflexion faite, à l’opposé de la réalité.
Plusieurs témoignages courageux permettent de comprendre. C’est d’abord celui d’un ouvrier de la chaussure, astreint au régime des 3 x 8. Travailler 8 heures d’affilée l’avait séduit, parce qu’il s’était imaginé avoir ainsi plus de temps libre. Il a compris quand il s’est aperçu qu’il était tellement fatigué qu’il ne se contrôlait plus : «  Au bout d’un moment », explique-t-il, « tu arrives à être tellement crevé que c’est plus ton esprit qui marche, mais des flashes publicitaires... Intellectuellement, tu ne vaux plus rien, d’abord pour la bonne raison que tu serais incapable d’écouter quelqu’un ». Plus de vie affective, plus de relations humaines  ; la hantise du boulot, la porte ouverte à tous les slogans et à tous les racismes. L’annonce d’une réduction des horaires fut ressentie comme une privation : « On va y perdre tant et tant de fric ». Puis, petit à petit, ce fut la découverte plus ou moins lente, d’une vie meilleure « et la notion de fric a vachement perdu d’intérêt ». Et la réflexion « Si il y a un truc dingue, c’est que d’un côté les mecs bossent et de l’autre, d’autres gaspillent ».
Une ouvrière des chèques postaux décrit son travail idiot. « Si je suis venue au mi-temps », explique-t-elle, « c’est dans l’idée de pouvoir faire un petit peu autre chose, de réfléchir plus... Avoir une chaîne Hi Fi, ça ne m’intéresse pas ; mais ce que le veux c’est avoir du temps pour vivre réellement, être avec les miens, voir des amis avec qui on parle... La majorité des gens ne sont pas prêts à ça et revendiquent ce travail comme la valeur première de leur vie. Ils existent par leur travail, par leur voiture, par leur paraître, mais ils ne pensent pas qu’il y a plein d’autres choses à faire qui ne se voient pas mais qui font qu’on est des êtres humains, sinon on est quoi ? Des espèces de machines complètement hébétées, vides...  » Parlant de son père, « Il n’a existé que par nous » constate-t-elle, « il est lui aussi d’un milieu très pauvre, où on n’a que sa force physique à donner : mais il n’a pas rempli sa tête et maintenant qu’il ne peut plus travailler il est au bord de la dépression ; bien qu’il soit fragile, il veut quand même travailler encore parce que ou on travaille ou on meurt ». Elle a essayé d’amener ses camarades de travail à comprendre, « Mais il y a cette espèce de résignation, cette fatalité du travail, qu’on ne veut pas remettre en question : je crois que c’est parce qu’on ne veut pas SE remettre en question et envisager sa vie autrement, qu’on est tout vide, tout creux. »
Un docker de Saint-Nazaire va plus loin. L’influence, pourtant curieusement inavouée, de Jacques Duboin, apparaîtra à tous nos lecteurs quand ils liront, par exemple : « Dans le mouvement ouvrier, ça doit quand même être un objectif de réduire le temps de travail, mais reste à trouver les moyens pour y parvenir... Avec les machines, la mécanisation, tous les progrès, de la productivité qu’il y a eu depuis 50 ans... c’est sûr qu’on pourrait travailler beaucoup moins... La production s’est mise à croître en même temps que le chômage. D’où la crise... Palliatif : la destruction des marchandises ! Il y a eu 303 décrets votés entre 1929 et 1939 pour détruire les marchandises excédentaires. Votés à l’unanimité, députés de droite et de gauche, pour lutter contre une surproduction généralisée qu’ils n’arrivaient plus à éliminer. Et malgré cette augmentation de productivité, les militants ouvriers ont continué avec les mêmes revendications qu’avant : « garantie d’emploi » au lieu de « dissolution salaire et emploi », et de se battre pour la garantie du salaire... Moi, la mécanisation, je suis pour, je t’assure que je préfère qu’il y ait une machine pour faire mon travail parce qu’autrement le soir, tu sais, il n’y a pas besoin de me bercer ». Et ce camarade montre par des exemples combien de boulots, des plus pénibles, ont disparu déjà grâce aux machines. Il ajoute : « une chose qui nous a frappés, quand on était sur les bateaux à blé, il y avait plus de personnel pour le rendre impropre à la consommation domestique (le « dénaturer  ») que pour charger le navire ! » Et, pour lui aussi «  il n’y a pas d’égalité possible entre les hommes si il n’y a pas au moins une égalité économique au départ  ».
Une secrétaire explique que « réduire à la bonne foi des personnes (parfois inconsciemment) de mauvaise foi, cela a été une lutte personnelle » difficile.
Un retraité, qui commença à quatorze ans un apprentissage de serrurier, remarque « Pourquoi les gens ne réfléchissent plus, pourquoi ne prennent-ils plus de responsabilité ? Parce qu’on leur mâche tout, même les choses les plus simples  ». II omet ici d’ajouter« pour en tirer un profit ». Mais ii conclut « Il y a des gens qui finissent par ne plus avoir aucun intérêt à rien parce qu’on ne fait plus appel à leur intelligence... Une fois qu’ils sont privés de travail... il ne savent plus quoi faire... ils n’ont jamais pensé... à la façon dont ils pourraient occuper leur temps, aux services qu’ils pourraient rendre à la société... Pour l’homme de 1976, être chômeur c’est pire que d’être malade ! » Ce philosophe, plus sain d’esprit que nos économistes et nos politiciens, tous réunis, sait que « Savoir vivre dans un milieu, dans une société, sans en être l’esclave... c’est déjà une richesse ». Il analyse tellement bien le rôle joué par la publicité pour nous pousser à l’aliénation au travail qu’il trouve cet exemple savoureux  : « Bientôt, si on invente un nouveau truc pour se torcher je sais bien quoi, tous ceux qui ne l’auront pas se sentiront malheureux... On esquinte tout pour une production de trucs qui ne sont même pas utiles... quand on pense aux millions de travailleurs asservis bêtement à des choses comme çà ! »
Ces témoignages sont tellement intelligents, tellement bien exprimés, que c’est tout le livre qu’il faut lire et pas seulement ces quelques extraits.

L’un des responsables de ce travail a pris la peine de se documenter, en scientifique, pour voir si oui ou non, il est absurde d’imaginer qu’on pourrait tous ne « travailler que deux heures par jour » et cependant produire assez. Cette recherche, si parallèle aux nôtres, l’a conduit bien évidemment à partager notre « utopie ». Il trouve ainsi le courage d’entrevoir une société sans profit, dans laquelle le travail nécessaire est partagé entre tous. C’est ce qu’il appelle le travail «  lié », le distinguant du travail « libre » dont chacun pourra alors meubler ses loisirs en y trouvant l’épanouissement de sa personnalité. Il ne manque plus à ce projet que l’indication sur les règles économiques rendant possible cette répartition du travail et des revenus et qui constituent l’économie distributive. Mais l’auteur en a défini l’essentiel et a parfaitement compris à quel point sa réalisation passe par le prise de conscience de l’aliénation au sacro-saint PROFIT.

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