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AED La Grande Relève Articles N° 68 - 24 février 1939 > Une communication de M. André Siegfried à l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

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Une communication de M. André Siegfried à l’Académie des Sciences Morales et Politiques

24 février 1939

M. André Siegfried, membre de l’Institut, a fait une communication qui a paru au Journal officiel du 13 décembre 1938 sur la révolution industrielle et ses répercussions sur les problèmes de notre temps.

Nous en donnons ci-dessous quelques extraits :

Des générations entières ont, dans le passé, traversé l’existence avec la conscience d’appartenir à un ordre social stable et presque permanent. Nous avons aujourd’hui l’impression de vivre dans une crise, sans cesse renaissante, qui ne se liquide pas. Les plus âgés possèdent encore, grâce au souvenir, la notion de la stabilité, mais c’est une notion que les jeunes ignorent à peu près totalement. Il y a eu des périodes de l’histoire où l’incertitude du lendemain était aussi angoissante : il n’y en a certainement pas eu au cours desquelles les conditions, le décor même de la vie aient si soudainement changé. Nous sommes impliqués dans une révolution dont la portée est sans doute plus grande encore que nous ne l’imaginons, révolution non seulement politique et sociale, mais humaine.

M. André Siegfried analyse alors rapidement la crise de liquidation de la guerre, la crise cyclique, la crise européenne, pour aboutir enfin à dire :

Ne faut-il pas cependant aller plus profond ? Au delà de ces trois crises, si manifestes, n’en est-il pas une quatrième, plus générale, qu’on pourrait appeler la crise de la révolution industrielle ? J’entends par là celle qui résulte des transformations immenses que provoquent, dans la vie des hommes de notre temps les nouvelles méthodes de production issues du machinisme. Nous sortons ici du domaine économique proprement dit, car il va s’agir de répercussions humaines pratiquement sans limites. Il ne s’agit pas non plus d’un rythme de développement que nous puissions aisément mesurer, car cette fois le rythme n’est ni décennal, ni d’un quart ou même d’un demi-siècle. La révolution industrielle a pris naissance, en effet, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, mais c’est seulement depuis le début du vingtième, à vrai dire depuis la fin de la guerre, qu’elle commence à dérouler pleinement ses effets.

De cette crise, qui englobe et dépasse toutes les autres, la portée est immense, et le ferment qu’elle contient est, à proprement parler, révolutionnaire. Elle fait craquer sous nos yeux l’armature, plusieurs fois millénaire, que nous avons reçue de nos pères. Bien plus, nous commençons à apercevoir qu’elle met en cause et va nécessiter la révision des rapports de l’homme avec la nature, avec la société, avec la cité. La religion elle-même semble devoir être impliquée dans cette dangereuse aventure qui ébranle du même coup l’équilibre des continents et des races. La crise de liquidation de la guerre, celle de la baisse des prix, celle de l’hégémonie européenne, n’apparaissent plus, sous cet angle nouveau, que comme des phénomènes relativement superficiels recouvrant un trouble combien plus profond. La crise de la révolution industrielle, si nous admettons de lui donner ce nom, dépasse à vrai dire le domaine de l’histoire proprement dite : ce qui commence, ce n’est sans doute rien moins qu’un âge nouveau de l’humanité ; il faut en parler comme on ferait, par exemple, du passage du paléolithique au néolithique. Peut-être pourrait-on l’appeler I’âge américain ?

Après quoi, M. André Siegfried reprend la conférence-maison — que nos lecteurs connaissent bien — ou, du moins, il en donne de larges extraits :

Depuis les temps de la préhistoire jusqu’au dix-neuvième siècle, les progrès accomplis par l’humanité ont été splendides, mais les méthodes de production avaient en somme peu changé. Dans les transports, l’évolution, de César à Napoléon, paraît minime : tous deux circulaient dans des voitures rapides traînées par des chevaux et Napoléon n’allait sans doute pas beaucoup plus vite. D’autre part, durant cette longue, longue période, c’est l’outil qui demeurait l’instrument essentiel, la condition de toute fabrication. Il y a là tout un âge préindustriel, qui a duré infiniment longtemps et qui survit du reste largement encore, à supposer même qu’il ne continue de régir la majorité des humains : qu’on pense à la Chine, à l’Inde, aux noirs de l’Afrique, aux Indiens du Nouveau-Monde !

Une adaptation, non pas séculaire, mais plusieurs fois millénaire, de l’humanité à ce mode de production s’était opérée, au point de modeler, de façon quasi indélébile, le caractère, les habitudes, les réactions physiques et morales des hommes : elle résultait, elle résulte encore, des relations intimes qui s’étaient établies entre l’individu et l’outil. L’outil, prolongement de l’énergie musculaire, est un serviteur de l’homme, mais il l’éduque en même temps : il y a collaboration, car l’artisan est maître de son outil, dont l’usage lui fournit l’occasion d’une constante leçon. « Il y a cinquante ans que je fais des sabots, disait un humble travailleur de village, dont on m’a rapporté le propos, et ils ne m’ont pas encore dit leur dernier mot. »

Nous avons tous connu de ces artisans, aujourd’hui en train de disparaître sans être remplacés, et c’est avec une sorte de mélancolie que nous voyons passer cette civilisation de l’outil, que les siècles avaient lentement et puissamment constituée, avec sa technique, sa morale du travail, son esthétique propre, son outillage, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps.

Dans cet âge de I’humanité, dont les traits essentiels seront demain périmés, soulignons que les facteurs géographiques étaient dominants. Du fait de la lenteur extrême des communications, l’homme s’adaptait nécessairement au sol, dans la dépendance étroite où il se trouvait des conditions du milieu. Le type du paysan est né de cette adaptation, et l’on peut dire, toutes proportions gardées, que les racines qui le retiennent sur la terre qu’il cultive sont aussi fortes que celles qui fixent l’arbre sur son terrain. L’âge de l’outil, qui est aussi celui du paysan, devait donc conduire à la constitution d’unités géographiques accentuées, dont la personnalité répondait en somme à la semi-passivité de l’homme vis-à-vis de la nature. La plupart des sociétés humaines vivent encore, même de nos jours, dans des conditions de cet ordre. Hors d’Europe, les Etats-Unis, les Dominions britanniques, qui relèvent désormais d’un autre type de civilisation, sont encore malgré tout des exceptions ; mais nous n’avons qu’à regarder autour de nous pour apercevoir que plusieurs des paysanneries européennes en sont encore à cette étape où la formation sociale dépend étroitement de la géographie.

C’est dans ce régime social, peut-être dix ou vingt fois millénaire, que la machine fait irruption. Le machinisme, considéré comme système, c’est la conquête et la mise au service de l’humanité des forces élémentaires de la nature. A l’outil, simple prolongement du bras ou du pied, il s’agit désormais de substituer une énergie complètement dissociée de l’effort humain. Peu importe, du reste, que ce soit la vapeur, l’électricité, le pétrole, la chute d’eau, le vent, ou même l’énergie tirée des marées, ou de la chaleur solaire : ce qui compte, c’est l’utilisation des forces naturelles, à la place du pénible effort des muscles. Et c’est par là que la machine et l’outil n’ont, en somme, en dépit de certaines apparences, rien de commun.

Ainsi défini, le machinisme est sans doute aussi vieux que la civilisation : le moulin à eau, le moulin à vent, le bateau à voiles lui-même doivent être considérés comme relevant de lui. Le Thibétain de légende, qui, dit-on, avait eu l’idée géniale de brancher un moulin à prières sur une chute d’eau, était assurément un précurseur de la machine. Cependant, c’est sans hésitation, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle qu’il faut placer la naissance de l’âge nouveau. On le voit apparaître alors en Europe occidentale, notamment en Angleterre ; la machine à vapeur en marque symboliquement le début, et tout le développement industriel du dix-neuvième siècle, qui confirme l’Europe dans son hégémonie planétaire, part de là. Il faut toutefois attendre le vingtième siècle pour trouver, aux Etats-Unis, le système pratiqué pour la première fois conformément à une vue d’ensemble vraiment consciente, avec toute sa signification et toute sa portée : et voilà pourquoi nous avons cru pouvoir parler d’« âge ». américain.

On ne voit pas bien pourquoi l’Amérique viendrait jouer un rôle particulier. Les Américains sont des Européens qui ont émigré et fait souche de l’autre côté de l’Atlantique. Ils ont appliqué en grand des procédés scientifiques qui ne leur appartiennent pas en propre, et, s’ils ont pu le faire, c’est qu’ils n’avaient rien à démolir, pas même à amortir les techniques antérieures.

Mais écoutons encore M. André Siegfried :

Les conséquences sociales, les répercussions humaines de ces méthodes nouvelles, surtout quand on les pratique sans ménagement et, pour ainsi dire, agressivement, sont illimitées. Au premier rang figure la position de l’homme vis-à-vis de la machine. L’outil, avons-nous dit, est individuel, éducateur ; l’artisan, qui embrasse facilement I’ensemble de son travail, est en mesure d’en contrôler le rythme, étroitement lié à la force qu’il dépense. Mais la machine, elle, est collective, incompatible au fond avec une activité strictement individuelle ; l’ouvrier est le serviteur, le servant, pourrait-on dire, d’un outillage fonctionnant selon un rythme qui lui est propre et dont on a l’impression qu’il est implacable, ou, d’un mot plus exact encore, inhumain. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’avoir vu marcher la chaîne aux usines Ford ou même d’en avoir, au cinéma, suivi la spirituelle critique dans le film Les Temps Nouveaux, de Charlie Chaplin. « L’Homme est la mesure des choses, avait cru pouvoir dire le Grec Protagoras. » Le dirait-il aujourd’hui en Amérique ? Ce n’est plus le travailleur, dans l’usine moderne, détermine le rythme du travail : il faut qu’il suive la machine, dans une course épuisante où il n’est plus que l’appoint d’une force extérieure, captée et réglée en dehors de lui.

M. André Siegfried, lui, au moins, n’a pas peur des mois et, au risque de troubler le sommeil de ses collègues de l’Institut, il parle de révolution.

La révolution est partout dans cette liquidation brusque d’un passé qui ne disparaît pas progressivement, mais qui s’effondre en chutes heurtées, comme un mur dont les pans tomberaient, les uns après les autres. Après un demi-siècle d’inventions et de découvertes fulgurantes, qui ont pratiquement supprimé la distance, renouvelé complètement les conditions d’utilisation de l’énergie, mis en contact direct les sociétés humaines les plus éloignées les unes des autres, la nécessité s’impose de réviser presque toutes nos notions antérieures, comme si une humanité nouvelle était en train de naître.

La géographie apparaît comme la première vaincue dans ce renversement des relations entre l’homme et la nature. Hier encore, l’action du milieu pouvait être considérée comme le facteur décisif dans la formation sociale, car la nature s’imposait trop évidemment à la faiblesse de l’homme. Le fait nouveau de notre époque, sensationnel et bien fait pour enivrer, je dirai presque : pour intoxiquer l’imagination, c’est la prétention de la volonté humaine, armée d’une technique invincible, de dominer la nature, en la violentant s’il le faut. L’influence du milieu géographique s’affaiblit de ce fait, et, par suite — la remarque est grosse de conséquence — la notion de la répartition géographique perd quelque chose de son importance, naguère encore fondamentale. Chaque découverte nouvelle tend à réduire la dépendance des hommes à l’égard du sol : nous assistons à une sorte de volatilisation de la distance qui, en fait, ne compte plus ; le transport de l’énergie permet à l’usine de se désolidariser topographiquement des mines de charbon ; il devient même possible de créer, par exemple dans les filatures de coton, des climats artificiels. II s’ensuit que les industries peuvent désormais se fixer à peu près où elles veulent sans être prisonnières, comme autrefois, de ressources locales étroitement limitées. Si le produit synthétique doit devenir une réalité pratique, les nations seront libérées des limitations qu’impérieusement leur imposait la nature du sol. Qui ne sent que la face du monde peut en être totalement modifiée ? Le groupement industriel du XIXe siècle, fondé presque entièrement sur la solidarité géographique de l’industrie du charbon, ne devrait-il pas notamment être revisé ? Il est permis de penser que la crise de l’Europe est due, en grande partie, au fait que cette révision est en train de s’accomplir.

Puis, en fort bons termes, il parle de l’insuffisance intellectuelle de nos contemporains.

Nous sentons enfin qu’une crise morale résulte, pour tous les hommes, de ces progrès torrentiels qui, manifestement, les dépassent. On est tenté de parler à la fois de la grandeur et de la misère de l’homme moderne. Nous connaissons son orgueil déchaîné, la conscience qu’il a de sa toute-puissance technique. Sentiments qui s’expliquent en somme, puisque l’ingénieur résout tous les problèmes de son ressort, selon des méthodes efficaces dont le succès parait ne pas connaître les limites. Mais, observation devenue banale, le progrès moral est en retard sur le progrès technique, à supposer qu’il n’y ait pas recul. Si l’ingénieur, disions-nous, résout tous les problèmes qui lui sont posés, le politique, l’industriel considéré en tant que patron, le moraliste, se sentent au contraire désemparés et vraiment inférieurs devant les problèmes qui naissent sous leurs pas beaucoup plus vite qu’ils ne peuvent les résoudre et même les comprendre. Sur la longue route de la destinée humaine, les uns et les autres, comme les Curiaces de la fable, n’en sont pas au même point.

Chose plus paradoxale encore, c’est chez le même individu que les différentes parties de l’être ne sont pas également évoluées. On n’est même pas intégralement contemporain de soi-même  ! On trouverait sans doute, chez plus d’un parmi nous, une sensibilité du XIXe, à côté d’une technique du XXe, et peut-être des superstitions du moyen-âge... L’adoption généralisée de l’équipement matériel contemporain le plus perfectionné n’est qu’un signe trompeur de progrès : le demi-sauvage se sert de la radio, de l’auto, de l’avion, comme vous et moi et même avec plus d’empressement peut-être, mais pensez-vous que sa culture profonde en soit modifiée ?

C’est pourquoi cette victoire sur la nature, dont nous parlions tout à l’heure, n’est pas sûrement une victoire totale et définitivement acquise. Le facteur technique est obéissant, mais, au moment même où nous constatons le triomphe mécanique le plus éclatant, la civilisation recule, en revenant à des procédés économiques, à des mœurs politiques, qu’il n’est pas excessif de taxer de barbares. C’est comme si la nature se vengeait, en nous faisant payer le prix des avantages qu’elle nous a laissé conquérir.

Hélas ! M. André Siegfried n’ose pas encore, lui non plus, conclure à l’abondance. Justifiant ainsi le reproche qu’il adresse aux esprits de ne pas savoir évoluer, il termine assez tristement :

...Le prestige de cette épopée, qui donne à l’espèce humaine une puissance jusqu’alors insoupçonnée, ne saurait nous voiler la menace qu’elle implique, même si le matérialisme foncier de ces réalisations splendides fait appel à toutes les ressources de la mystique pour enrôler les hommes dans une collaboration dont l’orgueil les enivre. Si les méthodes nouvelles, qui décuplent, qui centuplent notre puissance, doivent être retenues — et il est impossible qu’elles ne le soient pas c’est donc bien une esthétique, une morale, une politique nouvelles qu’il est grand temps de mettre sur pied si l’on veut sauver l’homme, considéré en tant qu’individu. Dans l’enthousiasme de la production, la plupart des gens semblent oublier que, derrière la production, il y a l’homme. De ce point de vue, le problème moral ne change pas, il demeure à travers les siècles avec une permanence qui ne faiblit pas. C’est le chapitre, trop oublié, des « Devoirs envers soi-même ». Ne faudrait-il pas, pour conclure, se référer à la parole fameuse : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » ?

Conclusion étrange, n’est-il pas vrai ? Car que vient faire le sabbat dans l’affaire ? Etait-ce pour permettre à ses collègues de faire, comme le chien de l’Evangile, et retourner tranquillement... à leurs petites occupations ?

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