Recherche
Plan du site
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 1018 - février 2002 > Un cas d’école

 

Le site est passé à sa troisième version.

N'hésitez-pas à nous transmettre vos commentaires !
Merci de mettre à jour vos liens.

Si vous n'êtes pas transferé automatiquement dans 7 secondes, svp cliquez ici

ACTUALITE

L’actualité nous apporte à point nommé un exemple édifiant pour illustrer ce qui précède. Il faudrait en tirer les enseignements, particulièrement en France où des campagnes électorales vont amener quelques débats, et dans l’Union européenne avant que son libéralisme débridé ne l’entraîne à la catastrophe :

Un cas d’école

par J.-P. MON
février 2002

Enron, numéro un mondial du négoce de l’énergie et septième compagnie américaine, est en faillite depuis le 2 décembre. C’est une des faillites les plus importantes de l’histoire des États-Unis. Les dettes d’Enron s’élèvent à 16 milliards de dollars et les principales agences de notation financière (Standard... Poor’s, Moody’s, Fitch,...) ont abaissé la note attribuée à ses obligations au rang de “juke bonds”, obligations à haut risques, ce qui signifie en clair que les investisseurs risquent de ne jamais être remboursés de l’argent qu’ils ont prêté. Pourtant, en 2000, Enron réalisait un chiffre d’affaires de plus de 100 milliards de dollars, un bénéfice de 979 millions et son action valait 90 dollars. L’été dernier, son titre en Bourse était encore coté 40 dollars. Mais fin novembre, c’était l’effondrement : il ne valait plus que 30 cents.

Que s’est-il donc passé ?

NAISSANCE D’UNE STAR DE LA BOURSE

Au début des années 80, le patron d’une petite société de Houston (Texas) possédant quelques gazoducs aux États-Unis, échappe de peu à une OPA en Bourse. Convaincu que seuls les gros survivent, il se vend en 1985 à la plus importante compagnie de pipelines du monde, Internorth of Nebraska, et en échange il en prend la présidence. C’est l’ère Reagan et le triomphe des idées “libérales”. Dans l’euphorie de la déréglementation générale, les villes et les États américains abandonnent les entreprises, souvent publiques, qui produisaient et fournissaient localement du gaz et de l’électricité ; la production et la distribution de l’énergie sont séparées et les gros clients sont autorisés à acheter leur énergie à des compagnies d’un autre État. Cette énergie, il faut la faire venir par des fils et des tuyaux. Enron avec ses pipelines est incontournable. Mais elle ne se contente pas de la transporter, elle se met à l’acheter et à la vendre en gros. Elle est aussi insatiable et, pour suivre la mode, elle se débarrasse de son vieux ( !) capital physique (les tuyaux) pour le remplacer par du capital moderne ( !) virtuel (l’information). Désormais, elle se consacre entièrement au commerce de l’énergie et aux marchés dérivés. Enron “invente” un nouveau métier : elle transforme tout en marchandises vendues au jour le jour sur internet : le gaz, l’électricité, la bande passante des réseaux de télécommunications, le temps d’antenne publicitaire à la télévision, l’assurance, etc. Et c’est ainsi qu’Enron devint une idole de Wall Street...

LA CHUTE

Mais on sait combien les valeurs technologiques, ont été affectées depuis bientôt deux ans. La chute de leurs cours au Nasdaq s’est traduite par une “réduction” d’un peu plus d’un milliard de dollars du capital d’Enron. Le 16 octobre, il lui a suffi de l’annonce d’un déficit de 638 millions de dollars pour s’écrouler. Il faut dire aussi qu’Enron s’était lancée dans une expansion internationale effrénée dans ses domaines favoris en multipliant les alliances, les dettes et les prises de risques. Elle avait basé son développement sur une invention financière de son cru : en créant [1] des sociétés “partenaires” qu’elle “bourrait” de ses dettes grâce à des montages financiers complexes et opaques. Tellement complexes qu’un jour ça n’a plus marché ! Le 28 novembre, Enron annonçait la suspension de « tous les paiements autres que ceux absolument indispensables au fonctionnement de l’entreprise ». « Bonne affaire, se dit l’un de ses concurrents, Dynegy, autre courtier en énergie dont le principal actionnaire est le pétrolier Chevron-Texaco, on va acheter Enron pour pas grand chose ! ». Au cours de la négociation, le prix demandé par Enron tombe de 8,4 milliards de dollars à 4,2 milliards. Mais ce n’est pas suffisant pour Dynegy qui finalement renonce à acquérir un groupe cinq fois plus gros que lui... avec des dizaines de milliards de dollars de dettes, plus des pertes potentielles impossibles à chiffrer. C’est la fin d’Enron : elle est déclarée en faillite.

UN SCANDALE FINANCIER

L’affaire est devenue aux États-Unis un énorme scandale financier. Non pas parce que Enron a été le plus gros contributeur de la campagne présidentielle de G.W.Bush, mais parce que 29 de ses dirigeants, avertis des problèmes qui allaient se poser (par les notes internes d’une vice-présidente, qui, elle, était bien informée) ont vendu à l’automne 17,3 millions d’actions qu’ils possédaient, ce qui leur a permis d’empocher chacun, en moyenne, plus de 37 millions de dollars. Mais dans le même temps, les 14.000 employés (sur les 20.000 que compte la firme) qui possédaient des plans d’épargne- entreprise ont été empêchés de vendre leurs titres par les lois régissant l’épargne salariale. Ils ont tout perdu : et leur emploi et leur retraite !

Le comble, c’est que personne, dit-on, n’aurait vu venir le coup : ni les brillants commissaires aux comptes de la société Andersen chargée d’auditer les bilans, ni les banques prêteuses et, encore moins les analystes boursiers dont certains, en octobre, recommandaient encore à leurs clients d’acheter des actions Enron ! Cependant, plus l’enquête avance et plus il semble qu’Andersen aurait volontairement fermé les yeux sur les présentations comptables d’Enron. Selon le Time du 14 janvier, Andersen aurait donné l’ordre à ses employés de détruire tous les documents concernant Enron quelques jours avant sa faillite. Et nous sommes heureux d’apprendre que parmi les banques prêteuses figurent le Crédit Lyonnais, engagé pour 250 millions de dollar, BNP Paribas et la Société générale, qui n’ont pas voulu donner le montant de leurs engagements.

C’est la crédibilité et le fonctionnement même de Wall Street qui sont affectés : « si les employés et les actionnaires d’une société ne sont pas raisonnablement sûrs que les bénéfices annoncés sont réels et que les dirigeants ne profitent pas de leur position pour s’enrichir à leur détriment, il n’y a plus de capitalisme possible » [2]. Enfin, une bonne nouvelle !!!

DES LEÇONS À TIRER

L’histoire de la montée et de la chute d’Enron illustre de façon parfaite ce que l’on a souvent dénoncé ici : le capitalisme financier et les inégalités qu’il engendre. Elle met à mal l’image qu’on n’arrête pas de nous donner de la “modernité” et du fonctionnement exemplaire (rigueur, transparence, compétence, efficacité...) des institutions financières privées, qu’on oppose toujours au “ringardisme” et au laxisme du secteur public... Elle révèle les dangers de la libéralisation débridée des marchés telle que continue à vouloir nous l’imposer l’Union européenne au nom d’une concurrence mythique : séparation de la production et de la distribution (l’énergie-marchandise et les tuyaux comme avec Enron ; les voies et les trains pour la SNCF, les centrales et les lignes ou les tuyaux pour EDF et GDF,...). Enfin, la mésaventure des salariés d’Enron qui, comme ceux de Morrison Knudsen en 1996, de Lucent Technologies, ou de Texas, plus récemment, ont perdu toutes leurs économies après la faillite de leur entreprise, devrait inciter les responsables politiques français à ne pas favoriser le développement des plans d’épargne-retraite ou d’épargne salariale auxquels ils semblent si attachés...

Une question me préoccupe cependant : le “libéral” Madelin ou le Medef vont-ils continuer à suivre l’exemple américain alors que le président Bush se dit « préoccupé par la série de faillites qui a conduit à la perte des retraites de nombreux travailleurs » [3] et attend les recommandations du Secrétaire au Trésor, au travail et au commerce sur une réforme du système ?

---------

[1] Le groupe Enron avait construit une nébuleuse de près de 4.000 filiales et autres “joint-ventures”

[2] Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Robert Litan, responsable des études économiques de la Brookings Institution.

[3] Le Monde, 23/01/2002

^

e-mail