Recherche
Plan du site
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
 
 
 
 
 
AED La Grande Relève Articles N° 1071 - décembre 2006 > Prévisions d’un grand esprit

 

Le site est passé à sa troisième version.

N'hésitez-pas à nous transmettre vos commentaires !
Merci de mettre à jour vos liens.

Si vous n'êtes pas transferé automatiquement dans 7 secondes, svp cliquez ici

Lectures

Prévisions d’un grand esprit

par M.-L. DUBOIN
9 décembre 2006

Quelle personnalité, ce Jacques Attali ! Avoir refusé tout poste ministériel et exigé de rester dans l’ombre quand il a accepté d’être conseiller de F. Mitterrand, c’était déjà se singulariser dans le monde de la politique, car l’ambition personnelle y est plutôt la norme ! Il se distingue aussi en tant qu’auteur par la variété des genres et des sujets qu’il aborde : mémoires, biographies, romans, une pièce de théâtre, un conte pour enfants et plus d’une vingtaine d’essais ! Parmi les intellectuels qui publient leurs réflexions en français, il est sans doute l’un des plus prolixes et l’un des plus brillants par la portée de sa pensée. Et peut-être aussi l’un des plus sûrs de lui. Bref, j’ai été attirée par son dernier livre, intitulé sans excès de modestie : Une brève histoire de l’avenir [1].

Et il m’a fait le même coup que son précédent ouvrage, La voie humaine [2] : j’ai été emballée par au moins les trois premiers quarts, et puis la fin m’a donné l’impression que la montagne accouchait d’une souris !

Dans ce dernier livre, il part d’un principe : l’avenir peut s’entrevoir par l’examen du passé, pourvu qu’on soit capable de distinguer ce qui est invariant de ce qui évolue. Et il l’applique en commençant par effectuer, magistralement et à grands traits, en une vingtaine de pages, un survol de l’histoire de l’humanité, pour choisir certains faits (qui, à d’autres, ont pu paraître anodins, dit-il en passant), dont il souligne la similitude, ce qui lui permet de croire qu’ils se reproduiront, donc qu’ils seront encore là pour constituer l’avenir. Cette idée paraît à la fois simple, prétentieuse, et puissante.

De tout ce qu’il pointe de l’aventure humaine depuis la nuit des temps, il conclut qu’une même force est toujours en marche : celle de la libération de l’homme vis à vis de toute contrainte. Et l’Histoire lui apparaît alors comme la succession de trois “Ordres”, tous trois organisés pour contrôler les richesses : d’abord “l’Ordre rituel”, dans lequel l’autorité est religieuse, puis l’Ordre impérial”, dont le pouvoir est militaire, et “l’Ordre marchand” actuel, individualiste, dans lequel le groupe dominant est celui qui contrôle l’économie. Le souci prioritaire de ces trois Ordres a toujours été la défense de son pouvoir, que ce soit en pariant sur la vulnérabilité des plus faibles ou bien par l’exploitation, à son profit, d’un progrès technique. Car dès que la légitimité d’un Ordre est mise en cause, un Ordre nouveau s’installe avec d’autres pouvoirs et d‘autres rapports de forces. Ainsi le soldat a remplacé le prêtre, et le marchand remplace le soldat.

Sa “brève histoire du capitalisme”, qui occupe les 120 pages suivantes, est celle d’un Ordre qui n’était au début qu’un « minuscule parasite à l’intérieur des sociétés théocratiques ou impériales » et qui, « sur un espace de plus en plus vaste, avec des technologies de plus en plus efficaces à la fois dans la violence, l’injustice et la splendeur » installa l’Ordre marchand. Ce qui distingue cet Ordre est que lui seul parle une langue unique, celle de la monnaie. Il est fondé sur la compétition, qui exige du neuf et sélectionne une élite, mais suppose la bataille, donc la violence. Au passage, l’auteur tire des leçons qu’il qualifie d’universelles, par exemple : « quand une superpuissance est attaquée par un rival, c’est souvent un tiers qui l’emporte » et « le vainqueur fait souvent sienne la culture du vaincu ». Ou encore : « une doctrine religieuse, si influente soit-elle, ne réussit pas à ralentir la marche de la liberté individuelle ». Le capitalisme est pour lui une suite d’histoires de neuf “pôles”, successivement Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, puis Boston et New York, la nouvelle vague technologique, le “nomadisme californien”, la faisant aboutir aujourd’hui, autour de Los Angeles, à l’Empire américain, dont la fin est inscrite dans le premier chapitre de l’histoire de l’avenir.

Mais ce n’est pas la fin de l’Histoire. Vers 2050 commencera ce que J.Attali nomme l’hyperempire « déconstruisant les services publics, puis la démocratie, puis les États et les nations mêmes. » Le monde n’aura plus un centre car “le centre” sera partout. Ce sera le règne de l’hypersurveillance, laquelle ne sera plus exercée par l’État mais par des sociétés de services privées, payées par leurs clients. Puis viendra le règne de l’autosurveillance, à l’aide de toutes sortes de nouvelles machines, dont la plupart seront portables : les fibres des vêtements seront des nano ordinateurs qui surveilleront en permanence lescorps… et les comportements, pour qu’ils soient conformes à des normes. Ainsi « chacun sera devenu son propre gardien de prison ». Puis viendront des autoréparateurs qui corrigeront les erreurs détectées par les autosurveilleurs.

Les partis politiques n’auront plus aucun domaine de compétence, éducation, santé, assurance et autres services seront tous privatisés et mis automatiquement aux normes, et « nul ne songera plus à se soucier d’autrui ».

La vague suivante sera celle de l’hyperconflit, quand toutes les ambitions régionales s’entrechoqueront. Mafias, gangs, et autres criminels en col blanc constitueront les hordes de nouveaux pirates, plus puissants que jamais, aucun État n’ayant assez d’armées de mercenaires pour les contenir. La première liberté sera celle de tuer et avec toutes sortes d’armes nouvelles (chimiques, bactériologiques, et autres e-bombes) devenues accessibles. Tels des barons de la drogue, ces terroristes pourront même se liguer contre des démocraties. Aucune loi de la guerre, ni aucun arbitre ne seront reconnus.

« Puis montera partout la colère des peuples contre l’Ordre marchand ». Se nouera alors « une coalition critique », « on reprochera aux marchés de libérer la violence en orientant tous les désirs vers la convoitise des objets marchands, y compris celle des armes ». Certains dénonceront le principe de liberté individuelle jusqu’à faire l’apologie de la dictature et d’autres proposeront le retour en arrière vers la théocratie. Dans cet hyperconflit, Attali n’écarte pas l’idée que l’arme nucléaire soit utilisée, car pour lui « la tragédie de l’homme est que, lorsqu’il peut faire quelque chose, il finit par le faire ».

L’auteur, s’appuyant sur la réalité de faits actuels pour décrire cet Himalaya de catastrophes, montre qu’il est, hélas, en pleine construction.

La troisième vague sera-t-elle l’hyperdémocratie, salut d’une humanité « libre, heureuse, diverse, équitable, soucieuse de dignité et de respect » ? Attali reconnaît que bien des forces sont en train d’en établir les fondations, et qu’il ne dépend que de nous qu’elle devienne réalité.

… Mais il en fait le vide en deux traits : « À la différence des révolutionnaires communistes d’antan qui avaient le projet de bâtir une autre société… ces nouveaux contestataires » ne proposent aucun système de substitution, « depuis que le communisme a échoué, aucune utopie ne semble disponible ni à la place du marché, ni à la place de la démocratie ». Remercions-le au passage de reconnaître ainsi tant d’efforts, dont les nôtres !

Il décrit alors son hyperdémocratie : elle commencera en Europe et sera fondée sur ce qu’il appelle des transhumains altruistes, qui sont des citoyens non plus du monde, mais de la planète (je n’ai pas vu la nuance), égaux en droits et en devoirs, et qui « feront naître un nouvel ordre d’abondance, dont le marché sera à peu près exclu, au profit de l’économie relationnelle », et qui « ne se croiront pas propriétaires du monde » mais « admettront qu’ils n’en ont que l’usufruit ». Reprenant espoir sur de tels propos, on le suit quand il esquisse les nouvelles institutions “d’une démocratie participative associative”, des instances de contrôle de la qualité, de défense de la propriété intellectuelle, etc. Et puis il voit une banque Centrale mondiale et des Unions au sein des continents, qui auront chacune la responsabilité de leur monnaie… Suspense… La monnaie cessera-t-elle d’être capitalisable pour, enfin, empêcher accaparements et le cumuls ? Eh bien, non, hélas, et je le cite : Une autre institution planétaire aidera […] à développer… » Quoi ? — « La micro finance » ! En voyant pareille reconstruction Himalayenne du monde accoucher de cette souris, on se rappelle que Jacques Attali est président d’une société de microfinance. Ce n’est tout de même pas pour en faire la publicité qu’il a écrit ce livre ?

---------

[1] éditions Fayard, octobre 2006, 425 pages, 20 euros.

[2] Voir “Une belle voie, mais qui reste à percer”, dans GR 1047, page 7.

^

e-mail