La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 649 - mai 1968

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N° 649 - mai 1968

Le malheur d’être jeune   (Afficher article seul)

Quelle pagaïe !   (Afficher article seul)

Grève   (Afficher article seul)

De l’utopie au réalisme   (Afficher article seul)

Au fil des jours   (Afficher article seul)

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Le malheur d’être jeune

par J. DUBOIN
mai 1968

C’est le titre du beau livre que P. Vaillant-Couturier écrivait il y a juste un tiers de siècle. Qui se doute qu’il est encore d’une brûlante actualité ?

Dans ce livre l’auteur analyse quelques centaines de lettres reçues de jeunes dont la détresse est vraiment poignante.

Il rappelle d’abord que la première guerre mondiale avait tué un million et demi de Français. De ce chef, on enregistra une baisse des naissances d’environ 250.000 enfants des deux sexes chaque année ; mais la France ayant recouvré l’Alsace et la Lorraine, le nombre des naissances redevint normal aux environs de 1921 : 16,3 pour mille, donc un peu plus que dans le reste de l’Europe. Quoi qu’il en soit l’année 1935, correspondant aux naissances de 1915, n’a pu fournir qu’un contingent se soldant par un déficit de 90.000 hommes, ce qui obligea de porter à 2 ans la durée du service militaire. Or nous étions en pleine crise économique mondiale, celle connue sous le nom de la crise des années 30. Le Bureau International du Travail (Genève) recensait 33 millions de chômeurs secourus mais avouait qu’on était loin de les secourir tous. Enfin les jeunes qui n’avaient jamais travaillé n’étaient jamais catalogués comme chômeurs. Dans ces conditions comment espérer trouver un emploi pour ceux qui étaient dans la détresse, alors qu’on éliminait les « vieux » bien qu’ils n’eussent encore que 50 ans ?

P. Vaillant-Couturier souligne que la guerre de 14-18, comme toutes les guerres, avait fait progresser prodigieusement toutes les techniques, car dès qu’il s’agit de tuer, les gouvernements ne lésinent jamais sur la dépense. En conséquence les classes « creuses » du point de vue militaire, étaient des classes « trop pleines » pour la production. On sautait ainsi à pieds joints dans un monde à l’envers puisque la consommation diminuait au moment qu’augmentait la production ! Les jeunes se trouvaient donc être les premières victimes de l’Abondance, car, déjà en 1935, on se plaignait d’avoir trop de blé, trop de fruits et légumes, trop de lait, trop de beurre, trop de viande, trop de vin, trop de tout. Dès cette époque, le travail devient un privilège, précise P. Vaillant-Couturier, alors que le chômage est la mesure du progrès.

Il fait alors le tour de la situation : à la campagne, l’agriculture a trop de bras, elle n’a donc plus besoin de ceux des jeunes. Dans l’industrie, on élimine tous les travailleurs dont la machine fait le travail. Les grands magasins écrasent les petits commerçants qui licencient un grand nombre d’employés.

Mais voici qu’on déplore la « surproduction intellectuelle » et la grande misère des étudiants ils étaient 29.377 en 1900, ils sont 65.000 en 1927. Dans l’enseignement 2.270 licenciés ès sciences ne trouvent aucun poste en 1935. De nombreux ingénieurs perdent leur emploi ; on se plaint déjà de l’insuffisance des laboratoires. Il y a 7.000 élèves d’Ecoles normales à placer pour 2.000 retraites. P. Vaillant - Couturier signale la situation des jeunes artistes, elle est lamentable...

Il signale le même phénomène en Allemagne où il donne naissance au national-socialisme, et en Italie au fascisme de Mussolini.

En Allemagne, Hitler, après avoir escaladé le pouvoir, enferme jeunes et chômeurs dans des « camps de travail » pour un service obligatoire de six mois, à la fin duquel ils sont militarisés. Dans « Science et Service », organe de l’Université de Berlin, le cours de pédagogie politique (sic) s’ouvre par ces mots : « Il est possible de résumer ce que signifie le national - socialisme : dans le domaine de l’intelligence, il remplace le type de l’intellectuel par le type du soldat. » Est-ce clair ?

Le lecteur connait la suite, P. Vaillant-Couturier l’avait d’ailleurs prévue en 1935. L’Allemagne vaincue en 1918 devient la plus grande puissance militaire de l’Europe occidentale. Ce dont profite Hitler en 1945 : il envahit la Pologne, puis la Hollande et la Belgique, puis la France. Il bombarde inutilement l’Angleterre pendant deux ans, puis envahit l’U.R.S.S. Son armée connait enfin la déroute, car les troupes de Staline la reconduisent au-delà de Berlin !

La seconde guerre mondiale dura un peu plus de cinq années ; cependant, grâce aux destructions, le chômage avait à peu près disparu même aux Etats-Unis.

A cet égard Eisenhower est formel : dans un discours prononcé à Pretoria le 3 octobre 1952, il déclarait : « C’est la guerre et non le fair deal (la nouvelle donne de Roosevelt) qui a permis de maintenir un degré élevé d’activité économique. Le fait évident est que la seule amélioration depuis 20 ans n’a eu lieu que pendant la période des cinq années qu’a duré la seconde guerre mondiale. » Je répète : est-ce assez clair ?

***

Et aujourd’hui ? On me permettra d’en référer encore au livre de P. Vaillant-Couturier. Il cite un article paru le 4 février 1935 dans l’Echo de Paris ; on y lit sous la signature de Kérilis : Les jeunes sont prêts à laisser éclater les colères qui grondent (sic). Il avait raison, mais ce sont d’autres jeunes, ceux de 1968, qui finirent par se fâcher pour tout de bon.

Personne ne peut nier que les jeunes s’agitent depuis quelques mois ; en particulier les étudiants de nombreuses nations : aux Etats-Unis, en Angleterre, au Brésil, en Pologne, au Japon, en Italie, en France, même en Espagne où l’on ne s’y attendait guère. Puis, subitement, une flambée de violences se produit en Allemagne fédérale dont le peuple a pourtant la réputation d’être très discipliné. Les cortèges d’étudiants se heurtent à Munich, à Cologne, à Hambourg, même à Berlin, à d’importantes forces de police, et chaque fois c’est la bagarre. Soudain un individu supposé être un ancien nazi, tire trois coups de revolver sur le leader des étudiants, Rudi Dutschke, surnommé le Rouge ; il le blesse à la tête et à la poitrine. Aussitôt redoublement des violences et le sang coule ; 600 étudiants sont arrêtés dont le .propre fils du vice-chancelier de l’Allemagne fédérale ! Inutile de décrire l’émotion dans tout le pays. Le gouvernement, stupéfait, a même craint un moment que la situation ne devienne dramatique, révolutionnaire !

Nos grands quotidiens s’empressèrent de nous rassurer : il ne s’agit que d’une toute petite minorité d’agitateurs, « d’enragés » comme on dit à Nanterre. Et François-Poncet, notre ancien ambassadeur à Berlin, qui prétend connaître à fond la mentalité d’outre-Rhin, écrit dans le Figaro : « Les étudiants allemands aiment la révolte pour la révolte » (sic). Et de conclure : « Il appartient plutôt aux adultes de multiplier les contacts avec la jeunesse en colère, de se montrer à son égard indulgents et compréhensifs, de lui ouvrir les yeux sur. L’avenir lamentable de réprouvée qu’elle se prépare, de séparer enfin, du milieu où ils se rejoignent, les bons éléments, qui sont les plus nombreux, des mauvais dont les intentions sont suspectes. » (sic)

Et voilà, recherchons vite un responsable : Moscou ou Walter Ulbricht qui préside aux destinées de l’Allemagne de l’Est ? Son confrère Marcel Gabilly, n’y va pas par quatre chemins : « L’agitation estudiantine se développe sous les prétextes les plus divers d’une nation occidentale à une autre, mais elle répond indiscutablement aux mots d’ordre des éléments qui se réclament des idées dites de gauche. En remontant les filières ordinaires, on est donc amené à se poser la question habituelle : qui ? - Moscou ? Pékin ? Voire Moscou et Pékin à la fois ! »

Est-il possible d’écrire pareilles niaiseries ? Moscou et Pékin qui, dit-on, sont à couteaux tirés s’entendent pour duper les étudiants des différentes nations ? A quelle heure couche-t-on cet aimable plaisantin ?

Ainsi qu’il était facile de le prévoir, les étudiants parisiens se solidarisèrent avec leurs camarades allemands, d’où nouvelles violences le 4 mai à la Sorbonne : un sergent de ville sérieusement blessé. Quant aux « enragés » ils s’en sont tirés avec des égratignures (télévision dixit). Tout laisse pourtant prévoir que cela recommencera.

Parlons sérieusement : qui peut croire que les ’étudiants de plusieurs nations se fâchent pour obtenir une réforme de leur enseignement, quand on sait que cet enseignement varie selon les nations ? C’est pourtant le prétexte qu’on donne encore à ces manifestations : Ne s’agit-il pas d’égarer l’opinion ?

Pourquoi ne pas lire la presse allemande. Elle reconnait 1°) que les étudiants en colère proviennent de tous les horizons politiques. 2°) qu’ils ont fondé la F.D.C. (fédération socialiste des étudiants allemands) . 3°) que cette F.D.C. a un objet précis, celui de faire entendre aux pouvoirs publics que les étudiants réclament rien de moins qu’une transformation de nos structures sociales, car ils se rendent compte de l’inutilité de leurs diplômes : ils ne leur permettent plus de se faire la situation qu’on leur avait promise. En d’autres termes, ils ont compris que la société n’a plus besoin que d’un petit nombre d’entre eux.

A qui s’attaquent-ils ? - A Axel Springer, le magnat de la presse allemande qu’il contrôle à 40 %. - Que lui reprochent-ils ? - Non seulement de les dénoncer comme un danger public mais de cacher la vérité à ses lecteurs. Les étudiants tentèrent de mettre le feu à l’énorme construction qui abrite le trust Springer à Hambourg, et, n’y réussissant pas, ils cassèrent toutes les vitres. Déjà Axel Springer leur réclame 32 millions (anc. fr.) de dommages-intérêts...

Le moment ne serait-il pas venu d’ouvrir les yeux ? Plus nous allons plus les progrès techniques deviennent prodigieux, et moins la production réclame de travail humain. C’est ce que la Grande Relève s’efforce d’expliquer depuis 1932 ! Or lisez notre grande presse : elle réclame indéfiniment le plein-emploi ; à cor et à cris comme si nous vivions au stade de l’artisanat ! N’est-ce pas imiter le geste inconsidéré de l’autruche qui cache sa tête dans le sable pour ne pas voir le danger ? Or le danger, c’est la colère des jeunes : ce sont eux qui mènent la lutte au bénéfice de tout le prolétariat...

Sans doute toutes les violences sont ’blâmables, mais, répond la sagesse des nations : on n’a jamais fait d’omelette sans casser des oeufs. Enfin qu’on se souvienne de ce que déclarait récemment M. Pompidou : « Nous savons que notre économie va connaître des mutations profondes, et qu’il est indispensable qu’elles se produisent. » Et M. Malraux précisa que notre rupture avec le passé est plus complète que ne le fut celle qui suivit la chute de l’empire romain ! Alors ?

Ce que demandent les étudiants n’est-ce pas cette rupture avec le passé ?

P.S. - Nous présentons nos excuses à nos lecteurs, car la dernière Grande Relève a battu tous les records de fautes d’impression. Dans l’article de Mme Raymonde Curie des lignes s’entremêlaient, dans celui de Dieudonné des bourdons le rendaient presque illisible, enfin, pour ouvrir la marche, une énorme faute d’orthographe s’étalait dans le titre de l’éditorial. Notre imprimeur a promis de se ressaisir. Espérons !

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Quelle pagaïe !

par P. MONTREUX
mai 1968

Il est bien difficile d’admirer l’ordre capitaliste en ce moment. La mécanisation et ensuite l’automation compliquée d’électronique ont désarticulé l’economie capitaliste et. ce sont les pays les mieux équipés qui doivent faire face aux dangers mortels qui les menacent. En premier lieu, les Etats-Unis, qui sont actuellement en flèche, éprouvent des difficultés insurmontables pour tenter d’accorder leurs désirs avec la réalité.

Des ouvrages publiés dans divers pays tentent de nous convaincre que l’automation, loin de provoquer le chômage, permet au contraire de multiplier les emplois !

Un Américain, Lester Velie, dans un article publié en 1966 par Selection du Reader’s Digest, parle de la « Grande peur des temps modernes », redoutée comme un fléau générateur de chômage et qui est devenue un bienfait pour tous !

Dans ce pays, après 10 années au cours desquelles les entreprises industrielles ont été transformées de fond en comble, le chômage y est à son point le plus bas depuis 1958. En 1965, l’expansion de l’économie nationale a permis la création d’environ 2.500.000 emplois nouveaux. Aujourd’hui, tout Américain qui cherche du travail en trouve.

Un autre Américain, Wienner, dans son livre « la Cybernétique », publié en 1948, prédisait que, d’ici à 1970, l’ouvrier d’usine deviendrait une espèce périmée, que le taux de chômage dépasserait celui des années qui suivirent la grande crise de 1929 et que ce serait la ruine pour beaucoup d’industries, même pour celles qui utiliseraient les nouvelles machines permettant d’économiser la main-d’oeuvre.

En effet, 10 ans plus tard, 4.500.000 Américains étaient en chômage, soit près de 7 % de la population active. Des quantités d’emplois étaient supprimés et l’on jetait des travailleurs sur le pavé, exactement comme l’avait prédit Wiener.

On donnait l’exemple d’une grande banque, où un appareil automatique lisait 900 chèques à la minute, puis transmettait, par impulsions électroniques, les montants et les numéros de compte à un ordinateur qui arrêtait les soldes des clients ; 700 comptables avaient été remplacés par 90 programmateurs !

Lester Velie réplique en affirmant que cette nouvelle organisation nécessitait de nombreux spécialistes pour faire fonctionner et entretenir ces machines et également des « vendeurs » pour les proposer à la clientèle. C’est ainsi que 6.000 nouvelles sortes d’emplois et de carrières furent créés entre 1949 et 1965.

Il parait qu’il était devenu difficile de trouver des sténographes et que les hôpitaux recherchaient éperdument des infirmières ! Les restaurants étaient en quête de chefs et les garages avaient un besoin pressant de mécaniciens. Les industries auxiliaires en pleine expansion, offraient sans cesse de nouveaux emplois.

Les ouvriers d’usines font des heures supplémentaires, car les employeurs n’arrivent pas à en trouver suffisamment. Et il y en a maintenant 1 million de plus qu’en 1963.

La leçon est claire. L’automatisation et la production plus efficace ne sont pas génératrices de chômage. C’est d’une économie défaillante que le chômage résulte. Quand l’économie est prospère, il y a du travail pour tout le monde. L’automatisation est en train d’apporter aux Américains la plus grande prospérité de leur histoire !

Mais il faut s’entendre. La prospérité d’un pays se mesure a l’augmentation des produits de consommation absorbés par la totalité des habitants ; une partie de la production peut être exportée en échange de matières premières indispensables et même de certains des produits de consommation faisant défaut. Mais, en aucun cas, cette prospérité ne peut être provoquée par l’état de guerre qui permet de supprimer une partie des chômeurs, d’abord par l’augmentation des effectifs de l’armée et ensuite par la multitude d’emplois dans les industries de guerre.

Or, aujourd’hui, on s’aperçoit aux Etats-Unis qu’il n’est plus possible de maintenir une politique « de canons et de beurre » ! La balance des comptes est en déficit. Et M. Joseph Barr, sous-Secrétaire du Trésor américain déclare devant un Comité du Congrès que si l’Administration persiste dans une telle politique, il faudra s’attendre à ce que le niveau de vie des Américains s’aligne sur celui des Soviétiques.

Le produit national brut des Etats-Unis a atteint en 1967, 784.000 millions de dollars, le double du produit national brut des pays membres du Marché commun, et entre 25 et 30 % de la production mondiale. Le déficit serait de 3.572 millions de dollars pour la même année. Ce dernier chiffre indiquerait donc un faible pourcentage du produit national brut, mais il représente cependant une somme considérable et le Sénat américain ne semble pas disposé à l’augmenter pour satisfaire aux nouvelles exigences de l’armée en guerre au Vietnam.

En France, une brochure de Maurice Restant : « L’Automation - ses conséquences humaines et sociales », publiée en 1959 par les Editions Ouvrières, veut nous convaincre également que l’automation n’a qu’une influence assez faible sur le nombre d’emplois, mais il ajoute que ce n’est valable que pour des entreprises en expansion.

Il cite, d’autre part, les résultats d’une enquête menée par Mac Grow Hill auprès de 1.575 firmes américaines qui avaient automatisé en partie leur production :

89 % l’avaient fait pour réduire les coûts de maind’oeuvre ;

78 % pour augmenter leur production ;

31 % pour augmenter la qualité de leurs produits.

La première réponse montre bien que c’est par la diminution de l’emploi que les entreprises réduisent leurs frais de main-d’oeuvre. Il est donc un peu léger de nous affirmer que l’automation ne provoque pas de chômage.

La deuxième réponse va dans le même sens, car elle montre une augmentation de production sans augmentation de personnel.

Maurice Restant admet toutefois que l’expansion ne pourra se poursuivre et le nombre d’emplois occupés ne pourra se maintenir, et à plus forte raison augmenter, que si les investissements productifs continuent à être assurés, si les exportations se développent et enfin « si le niveau de vie de la population s’élève, c’est-à-dire si le pouvoir d’achat s’accroît ».

Et voila, M. Restant, pourquoi votre fille est malade, car pour que l’expansion se poursuive, il faudra vendre, et c’est la seule chose que vous ne puissiez faire. L’augmentation du chômage dans notre pays nous montre bien que la machine s’arrête.

Il en est d’ailleurs de même en Angleterre et en Allemagne de l’Ouest (on n’ose plus nous parler du miracle allemand) et la confusion règne un peu partout. Quelle pagaïe !

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L’article qu’on va lire, émane du Syndicat du livre bordelais. Il prouve que tous les syndiqués ne sont plus hostiles à l’économie distributive.

Grève

par R. LAGARRIGUE
mai 1968

L’attaque gouvernementale contre la Sécurité Sociale fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase les salariés indignés décidaient une grève de vingt- quatre heures pour le 13 décembre.

A Bordeaux, comme dans toute les grandes villes, les travailleurs, manifestants pacifistes et volontaires, sont « descendus dans la rue » en grand nombre. Jamais les syndicats du Livre n’avaient eu une représentation aussi importante dans un cortège. Leur voix était celle de tous les salariés, qui rejettent les ordonnances sur la Sécurité Sociale, contraires à une politique de santé. L’augmentation des dépenses pourrait parfaitement être maîtrisée par la transformation de structures inadaptées. Cette augmentation est aussi la contrepartie des exigences du système économique et social actuel et des nouvelles conditions de travail et de vie de notre société moderne. Amoindrir les garanties de la Sécurité Sociale, c’est porter atteinte a la vie même des salariés.

Certes, l’attaque contre le remboursement des frais pharmaceutiques et médicaux, contre le rôle des mutuelles, l’augmentation des cotisations, le prélèvement de 3 milliards sur les assurés sociaux ne sont pas les seules raisons de la colère des travailleurs ; c’est encore bien d’autres choses qui rassemblèrent les travailleurs en ce 13 décembre.

Ils ont voulu aussi protester bien haut contre la réduction de leur niveau de vie, le chômage qui s’accroît, les menaces qui pèsent sur l’emploi, les dégradations de leur pouvoir de consommation provoquées par la hausse constante des prix et les amputations des prestations sociales, les impôts toujours plus lourds ; ils ont voulu protester contre le refus de négocier des augmentations des salaires, des retraites, des pensions ; ils ont voulu réclamer instamment la sécurité de l’emploi, la garantie des ressources, la réduction du temps de travail sans diminution des salaires, les libertés syndicales, le droit au travail pour les jeunes, le droit à une vie décente pour les vieux.

Le gouvernement nous avait promis une « année sociale ».

Quelle est, en réalité, la situation actuelle ? Elle prend une allure inquiétante.

Dans tout le pays, le chômage ne cesse de se développer : 450.000 chômeurs, une masse croissante de jeunes qui cherchent vainement un emploi rémunéré et n’ayant jamais travaillé, ne sont pas considérés comme chômeurs.

Outre les licenciements, de nombreuses entreprises réduisent les heures de travail, faisant subir une importante perte de salaires aux travailleurs, dont beaucoup n’atteignent pas le minimum garanti...

On est loin de la « fameuse expansion économique » escomptée ainsi que des bienfaits promis du Marché commun dont les travailleurs devaient bénéficier.

Certes, cette situation ne peut étonner, et même M. le Premier ministre avoue que « le chômage découle de l’élévation de la productivité et des progrès techniques, qui permettent de produire davantage avec moins de monde ». Personne ne niera cette vérité : ce sont bien la les conséquences normales des progrès scientifiques et techniques en système capitaliste, seul responsable de la situation qui est faite aux travailleurs.

Les maîtres de l’économie du profit, les privilégiés de ce système périmé, inhumain, tentent de faire accroire que l’on n’y peut rien, invitant ainsi le monde du travail à la résignation et au découragement.

Le fait est indéniable : le chômage est inhérent à l’économie capitaliste et il ne peut que s’accroître parallèlement au progrès des techniques.

Dans leur manifestation, les travailleurs organisés ont voulu montrer qu’ils n’acceptent pas un si sombre avenir. Ils comprennent et proclament que si les progrès scientifiques et techniques permettent de produire plus avec moins d’efforts humains, les travailleurs doivent en bénéficier par une réduction de la durée du travail, l’avancement de l’âge de la retraite, par la hausse du pouvoir d’achat des consommateurs au prorata de l’augmentation de la production nationale. Les machines qui nous remplacent doivent améliorer notre existence et non pas nous réduire à la misère.

Les travailleurs comprennent que tout change dans notre monde mouvant et qu’élever le niveau de vie aux possibilités offertes découle d’une économie de bon sens. Il n’y aura ni misère ni chômage si l’on se décide enfin à comprendre que l’emploi n’a pour objectif que la production, qui elle-même ne tend qu’à satisfaire les besoins humains. Les représentants du pouvoir se déclarent incapables de réaliser une société sans misère et sans chômage. Ce sont les syndicats qui doivent entraîner le peuple à lutter contre leur système, contre la domination des féodalités économiques et financières pour réaliser une véritable démocratie économique et sociale et, dans l’immédiat, refuser le chômage et imposer la garantie de l’emploi et du pouvoir d’achat, l’assurance devant la maladie et la vieillesse ; imposer, en un mot, notre droit à la vie. Une véritable sécurité sociale’ est possible pour tous. Rien ne manque du côté matériel pour assurer une large existence a tous les Français : il suffit d’organiser la distribution de ce dont ils ont besoin. Les biens de consommation abondent à tel point qu’il faut en détruire ou en exporter à perte pour soutenir les cours ! Qui s’oppose, à une répartition immédiate des « excédents » aux impécunieux : économiquement faibles, handicapés, etc ?

C’est cela que les travailleurs organisés ont voulu exprimer dans leur grève du 13 décembre. Ils prennent enfin conscience que l’extraordinaire progrès des techniques de production de ces dernières années exige une transformation totale des structures.

La fonction majeure du syndicalisme est, en effet, d’assurer notre avenir au-delà de la revendication immédiate. L’unité syndicale en fera une force irrésistible contre les puissances d’argent. Certes, nous avons tous le souci de l’indépendance syndicale a l’égard dès partis politiques, mais nous n’ignorons pas que sans appuis parlementaires nous n’obtiendrons jamais’ : que nos revendications soient traduites par des lois.

En face du gouvernement (quel qu’il soit) et du patronat uni, les centrales syndicales devront bien finir par s’unir au sein d’un Conseil national du salariat, qui, coordonnant les revendications et les luttes syndicales, représentera effectivement l’ensemble du monde du travail et pourra parler en son nom. Les délégués de ce Conseil des salariés pourraient alors entrer en contact avec les partis politiques et leur préciser la pensée et la volonté ouvrières. N’est-ce pas, du reste, ce qu’attendent du syndicalisme les partis politiques se réclamant de la classe ouvrière ?

Toutes les grandes centrales syndicales sont d’accord pour condamner le capitalisme, incapable de résoudre les problèmes nouveaux que posent les techniques modernes. Toutes condamnent l’économie du profit.

Il ne leur faut plus que concevoir et définir clairement la transformation des structures. Mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de capitalisme « populaire ». Aucune solution humaine et de bon sens aux problèmes économiques et sociaux n’est possible tant que nous resterons en économie marchande, sous la dictature d’un système financier et monétaire inadaptable au pouvoir de produire et qui nous empêche de consommer ce que nous sommes capables de produire, tant que nous resterons dans les structures économiques qui impliquent le profit. La première réforme à réaliser sera la socialisation de l’émission monétaire et du crédit, actuellement privilège des banques toutes-puissantes.

L’économie capitaliste est une économie de lutte entre ceux qui vivent du profit et ceux qui vivent du salaire : les intérêts s’opposent inéluctablement.

Le moyen le plus courant utilisé pour réduire le pouvoir d’achat des masse populaires est la hausse des prix, improprement appelée « inflation » afin de jeter la confusion dans l’esprit de ce « bon public » et servir une politique antiouvrière. Or, l’inflation, c’est l’excès de monnaie par rapport à la production offerte à la consommation. C’est donc prétendre que les consommateurs ont trop d’argent, que les travailleurs sont trop payés et qu’il faut, pour remédier a « l’inflation », s’opposer a la hausse des salaires. En réalité, la hausse des prix, nous la devons à la fois à l’avidité des monopoles capitalistes protégés par les gouvernants et aux augmentations constantes des taxes, des impôts et prélèvements de toutes sortes que le gouvernement multiplie.

L’Economie capitaliste repose sur le profit. Mais les progrès techniques apportent l’abondance des produits ; or, l’abondance tue le profit. L’abondance est donc l’ennemi du système actuel et tous les moyens sont bons pour l’interdire afin de maintenir le profit : on freine la production pour augmenter les cours, on concentre les moyens de production en monopoles afin d’empêcher la concurrence, on multiplie sans cesse les fabrications de guerre, provoquant ainsi une hausse des prix des produits consommables. On aboutit ainsi à un inimaginable gaspillage des forces humaines et à une accumulation gigantesque de produits de mort, état de choses dont l’aboutissement ne peut être que la guerre.

Est-il permis de ne pas encore admettre que puisque le produit perd sa valeur dès qu’il est abondant, ce n’est plus lui qu’il faut maintenant payer, mais l’homme ? L’objectif du syndicalisme, c’est de réaliser une société d’abondance juste et fraternelle permettant la satisfaction des besoins matériels et l’épanouissement intellectuel et moral de l’homme.

En économie distributive, l’activité humaine n’aura plus pour seul objectif le profit individuel, mais la satisfaction des besoins matériels et culturels de tous : on produira en abondance pour distribuer. Par un revenu social, qui croîtra en même temps que la production nationale, le niveau de civilisation de tous s’élèvera constamment, apportant l’épanouissement de la personne humaine dans la sécurité, la joie de vivre et la paix.

Par la grève du 13 décembre, les travailleurs se sont dressés contre l’injustice et l’égoïsme et se sont engagés sur le chemin de la lutte « pour que ça change ».

(Extrait du « Livre Bordelais », février 1968).

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De l’utopie au réalisme

par M. DIEUDONNÉ
mai 1965

L’actualité montre que les hommes d’Etat, les « experts » financiers, les « spécialistes » économiques, MM. Sauvy, Fourastié, Rueff, Pisani, Debré, Jeanneney, Drancourt, Sédillot, etc. et leurs congénères étrangers, pataugent lamentablement dans des difficultés financières, économiques et sociales grandissantes, qu’ils n’arrivent pas à surmonter, non parce qu’ils sont incompétents, mais parce que ces difficultés sont insurmontables dans le cadré de notre économie présente.

Les lecteurs de la Grande Relève en connaissent raisons. Ils savent que lé progrès technique générateur d’abondance et d’automatisme est en état de divorce permanent avec l’économie du profit. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans ce divorce la cause initiale dé toutes les difficultés qui assaillent actuellement la société, tant sur le plan national qu’international.

Le remplacement du profit par un revenu social s’impose et s’imposera dé plus en plus au fur et à mesuré du développement des progrès techniques. Mais réaliser une telle réforme n’est pas une petite affairé !... Certes, ses conditions matérielles préalables sont remplies avec lés techniques modernes, mais la difficulté majeure est de faire admettre la nécessité de cette réforme fondamentale par un nombre suffisant d’individus.

Cette difficulté est d’ailleurs le sort réservé à toute idée nouvelle. Par exemple, Philippe le Bel lança l’idée d’unifier la monnaie sur toute l’étendue du territoire français, mais cette idée simple et raisonnable attendit cinq siècles avant d’être réalisée ; cette mesure économique a pu facilement attendre sa réalisation pendant cinq siècles, car il ne s’est rien produit de nouveau pendant ce temps, dans une économie artisanale où la production ne pouvait croître qu’avec l’augmentation du nombre des artisans, dés paysans et autres producteurs.

Mais il n’en est plus de même de nos jours. Avec l’accélération donnée au progrès technique, l’économie se transforme à pas de géant. Dé 1955 a 1965, soit en 10 ans, la capacité dé la production française a plus que doublé, demain elle doublera en moins dé 5 ans, après-demain en moins de temps encore. Nous évoluons donc vers une capacité dé production automatique fabuleuse - ce qui n’a rien d’étonnant avec dés machines automatiques qui fabriquent d’autres machines automatiques de plus en plus perfectionnées.

Or, il est déjà admis par tous et sans contestation que le problème actuel essentiel n’est plus de produire, mais de vendre. Il dévient de plus en plus difficile de vendre au fur et à mesure dés progrès techniques et du développement de l’abondance et de l’automatisme. Nous évoluons donc vers un point de rupture où une production automatique fabuleuse, ne pouvant plus se vendre, devra nécessairement être distribuée.

Au rythmé actuel de l’accélération du progrès technique, ce n’est pas dans cinq siècles que ce point de rupture sera atteint, mais dans une trentaine d’années, vers l’an 2000...

Qu’est-ce a dire ?

Il a fallu cinq siècles pour réaliser l’unité de la monnaie, et nous devons réaliser l’économie distributive avant l’expiration d’un délai de trente ans... si nous voulons éviter des désordres tels qu’ils ne pourront avoir d’autre issue que la guerre à défaut de l’économie nouvelle. Car la guerre est le seul remède efficace pour écouler abondamment la production moderne, déjà avant les hostilités par la politique des armements, puis pendant le déchaînement de la violence, et enfin après pour reconstruire ce qui a été détruit...

- Mais l’économie distributive est une utopie !... Prétendre la réaliser en moins de trente ans est pure folie !...

- Avec le progrès technique accéléré, elle est non seulement nécessaire mais aussi matériellement possible. L’obstacle à sa réalisation est donc uniquement dans les esprits. Cependant, lés personnes qui prennent connaissance dés conséquence des progrès techniques, telles qu’elles ont été initialement formulées par Jacques Duboin, admettent toutes le bien-fondé dé l’économie distributive. Mais presque toutes déclarant aussi qu’elle est une utopie... En somme, tout se passé dans le cerveau de ces personnes comme si elles pensaient : l’économie distributive serait merveilleuse, j’en serais partisan si elle n’était pas une utopie...

- Et pourquoi, s’il vous plaît, est-elle une utopie ?

- Parce que les autres n’en veulent pas... Parce qu’ils tiennent à leurs profits ou à leurs salaires comme à la prunelle de leurs yeux... Je comprends la nécessité de réaliser une économie nouvelle, car je suis intelligent, moi, tandis que les autres sont des imbéciles...

Bref, les 3,5 milliards d’humains qui peuplent notre Terre désireraient tous vivre, s’ils étaient bien informés, dans une société pacifiée, où ils seraient assurés de recevoir jusqu’à leur mort un revenu social substantiel pour une période active de quelques années. Mais une fois informés, les gens sont paralysés par la pensée que cette société distributive est une « utopie », parce que les autres ne voudraient pas la réaliser, ce qui est évidemment faux. Qui donc ne voudrait pas réaliser l’aspiration commune à tous les hommes au bien-être, à la paix, à la sécurité de l’avenir, à la liberté de disposer de son temps, etc. ?

L’économie distributive, matériellement possible, l’est aussi psychologiquement, puisque l’immense majorité des individus ne peuvent que la désirer - à condition, bien entendu, d’être suffisamment informés. Ils ne la qualifieraient plus d’utopie s’ils savaient que cette qualification est sans fondement. La réalisation de l’économie nouvelle bien avant la fin de ce siècle est possible avec une bonne information de la réalité économique, et aussi de la réalité psychologique, qui est très favorable.

C’est ici que l’on constate l’étendue dramatique de la trahison des économistes professionnels, dont la mission essentielle serait précisément d’informer le monde de l’impossibilité de concilier les progrès techniques avec le maintien des profits et des salaires, d’où la nécessité urgente et vitale de réaliser l’économie qui serait adaptée à ces progrès techniques. A ce sujet, voici ce que m’écrit un correspondant :

... Vous avez raison de dénoncer la position des « économistes distingués » tels Fourastié et Sauvy. Cependant, je sais de bonne source qu’ils sont favorables au principe de l’économie distributive, mais ils savent que cette dernière n’est possible que par Ici suppression du profit et cela, ils ne peuvent l’admettre car il s’agit alors de remettre le système en cause... et surtout, ils ne voient pas comment on pourrait y parvenir...

Comment pourrait-on parvenir à l’économie distributive ? Tout simplement en commençant ... par le commencement, c’est à dire par l’information ! Vous qui avez l’autorité nécessaire pour faire entendre votre voix, Messieurs les experts et professeurs d’économie politique, commencez par faire connaître au monde les raisons objectives pour lesquelles vous êtes favorables au principe de l’économie distributive, et vous verrez qu’un monde suffisamment informé saura la réaliser. Pouvez-vous croire sérieusement qu’une humanité, ou une fraction de l’humanité, désireuse d’entrer dans une telle économie, n’en trouverait pas le chemin ?

Un monde informé saurait aussi qu’il doit choisir entre la guerre et l’économie nouvelle et que ce choix ne pourra plus être différé dans un délai de quelques années. Suivant qu’il sera informé ou non, le monde basculera dans une économie distributive ou dans un troisième conflit mondial. L’illusion est de croire que nous pouvons échapper à ce dilemme.

Mais il faut avoir l’esprit scientifique, qui impose a tout savant honnête de dire la vérité objective quelle qu’elle soit, pour informer le monde de la réalité économique. Cet esprit scientifique semble vous faire défaut, Messieurs Sauvy, Fourastié, Rueff, Pisani, Jeanneney, Debré, Drancourt, Sédillot et autres diplômés ès sciences économiques, puisque vous donnez plus de poids à votre attachement au système périmé qu’a la réalité de sa malfaisance, sur laquelle vous gardez le silence - ce qui est un énorme mensonge par omission.

Quant à vous, Monsieur Mitterrand, qui êtes aussi professeur d’économie politique (la télévision vient de me l’apprendre) le fiasco lamentable et sans appel d’une politique de gauche appliquée courageusement par les travaillistes anglais au pouvoir, fiasco sanctionné par un désastre électoral aux récentes élections partielles, vous montre à quelle tragique impasse aboutissent ceux qui croient pouvoir redresser et conduire a bon port l’économie des profits et des salaires.

Messieurs Mitterrand, Mendès - France et autres leaders de gauche, vous ne pourrez pas mieux faire que les travaillistes anglais et vous subirez les mêmes déboires qu’eux, lorsque vous aurez entraîné votre formation politique au pouvoir - alors que les nuages qui s’amoncellent actuellement ouvriront leurs écluses sur notre pays, où il y a déjà 500.000 chômeurs inscrits, et plus encore de jeunes sans emploi, non inscrits...

Les hommes politiques de « gauche » ne pouvant rien faire d’efficace de plus que ceux de « droite » dans notre économie présente, les électeurs et les chômeurs, déçus, non informés de la réalité économique, ne verront plus d’autre remède à leurs maux que de suivre des aventuriers à la conquête de l’espace vital, des emplois et du bien-être. On a déjà vu cela pendant les années 30 au Japon, en Italie et, prélude violent de la deuxième guerre mondiale, en Allemagne...

Entre les abondancistes, partisans d’une économie qui serait en harmonie avec le progrès technique, et les syndicalistes ou les politiciens qui veulent tous concilier les inconciliables, à savoir l’économie des salaires et des profits d’une part, les progrès techniques, le plein-emploi, le bien-être pour tous, la sécurité de l’avenir, la paix du monde, etc. d’autre part, lesquels sont des utopistes ?

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Au fil des jours

mai 1968

Dans sa déclaration télévisée, M. Peyrefitte, ministre de l’Education Nationale, a fait allusion aux « enragés » de Nanterre. Ne, voit-il pas que la rage s’est communiquée à des milliers d’étudiants à Paris ? Il faut se hâter de « dégager » des crédits pour l’agrandissement de l’Institut Pasteur, afin de combattre cette épidémie, s’il en est encore temps...

Mais ce n’est plus possible, car la « rage » sévit encore chez les étudiants allemands, italiens, et même chez les étudiants espagnols. Elle avait déjà atteint les étudiants des Etats-Unis, de l’Angleterre, du Brésil, de la Pologne et même du Japon ! Enfin, chose infiniment plus grave, certains professeurs de l’Université sont devenus « enragés » à leur tour, y compris le professeur Kastler qui recevait récemment le prix Nobel. Juste Ciel où allons-nous ?

***

La « rage » fait encore des ravages chez les agriculteurs de la Bretagne et même parmi les travailleurs de son industrie. On la traite, comme partout, par la matraque, mais le remède apparaît un peu primitif. Pourquoi ne pas essayer des incantations ?

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Après avoir épuisé toutes les hypothèses sur l’origine de cette « rage », la grande presse a fini par mettre en cause l’Université : elle ne serait plus à la page. Le général de Gaulle estime, lui- même, qu’elle a besoin d’une réforme profonde. C’est de plus l’opinion du Grand Maître de l’Université, M. Alain Peyrefitte. Alors si « tout le monde » est d’accord, est-il permis de se demander si « tout le monde » s’en serait aperçu si les étudiants n’avaient pas été atteints de la « rage » ? En définitive cette « rage » pourrait bien finir par avoir des effets bienfaisants.

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On met donc maintenant en cause la structure de notre Université. L’enseignement qu’elle donne serait désuet. Chose plus grave, l’Université devrait orienter les étudiants, or c’est précisément cette orientation qui a fait faillite...

A cet égard, le doyen de la Faculté des Sciences de Paris, M. Zamansky, a donné quelques précisions : l’Université produit, chaque année, 3.000 sociologues, 2.400 psychologues, enfin 750 archéologues. C’est tout simplement ridicule. Quel dommage qu’il n’ait pas pu le répéter à la télévision quand il lui fut permis de s’y faire entendre.

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Mais à la radio, à l’occasion d’une conférence de presse, M. Zamansky avait dit bien d’autres choses : la moitié des étudiants de la Faculté des Sciences ne trouve pas de débouchés ; un quart parvient à se faire une situation grâce à des appuis divers. Quant aux étudiants de la Faculté des Lettres, leur situation est pire encore : qui réclame un archéologue, un psychologue ?

En conséquence on aura raison de modifier cet état de choses, mais ce ne résoudra pas le problème. Dans quelle direction orienter les étudiants pour qu’ils trouvent des débouchés ? On en revient toujours au même point : comment réaliser le plein emploi, à un moment où de gigantesques progrès techniques suppriment toujours plus d’emplois ? Ce n’est donc pas seulement la structure de notre Université qu’il faut changer, c’est encore celle de notre système économique et social. Et c’est ce que l’immense majorité de nos contemporains refuse de voir. La preuve ? C’est que ce répète la Grande Relève n’est jamais repris par la grande presse qu’elle soit de droite, du centre ou de gauche. On ne sort jamais des chemins battus, on se refuse à l’évidence.

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On prévoit quelques difficultés en Bretagne, où agriculteurs et travailleurs de l’industrie ont l’intention de manifester. Mais la preuve que cette agitation ne trouble pas la France, c’est que son Premier Ministre, M. Georges Pompidou, est en voyage en Asie. Il serait bien vite revenu si la situation menaçait de s’aggraver...

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Croyez-vous encore aux sondages d’opinion ? L’élection de Bastia devrait vous édifier sur leur valeur : tous les pronostics étaient en faveur du candidat officiel de la Ve République ; c’est au contraire le candidat de l’opposition qui a été élu.

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Et le marché commun ? Nous avons toujours prétendu qu’il était la plus belle utopie du siècle. En effet, les six nations qui en font partie comptent y écouler les « excédents » de leur production, mais entendent bien ne rien acheter à leurs partenaires. Le délégué de la France, Edgar Faure, exige, par exemple, que l’Allemagne achète nos produits laitiers et notamment nos stocks de beurre qui sont prodigieux. Les notres sont encore plus importants que les votres répondent les Allemands.

La France menace de se retirer... En revanche l’Angleterre, , la Suède, le Danemark souhaitent entrer dans le marché commun. Qui parie qu’il ne s’ouvrira pas le 11, juillet ? On parle déjà d’en retarder la date...

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Aux Etats-Unis, pays de la grande prospérité, le nombre des banqueroutes a augmenté de 200% au cours des trois dernières années. Le Sénateur Burdick (Dakota du Nord) se plaint de cette épidémie (sic) et réclame un renforcement de la loi.

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Heureusement le nombre des emplois a augmenté d’un million aux Etats-Unis grâce à la guerre du Vietnam qui débuta en 1965. C’est un succès dont les économistes américains se félicitent.

Après la fameuse loi sur la prohibition des boissons alcooliques, il fut créé un Institut National de la santé mentale, dont le rapport annuel (198 pages) vient d’être publié à Washington. Il en ressort les intéressantes statistiques que voici :

70 millions d’Américains boivent raisonnablement.

6 millions sont de fieffés ivrognes.

1 sur 4 des personnes hospitalisées est alcoolique.

1 sur 3 des personnes arrêtées est un poivrot.

En revanche, alcooliser ses contemporains est une occupation éminemment « rentable ».

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On se souvient d’une certaine miss Kint qui, invitée chez Madame Johnson à la Maison-Blanche, y fit un scandale retentissant. Comme la conversation était engagée sur l’augmentation inquiétante de la délinquance juvénile, miss Kint, à l’indignation générale, déclara qu’elle lui paraissait toute naturelle. Invitée à en donner la raison, elle répondit « nos garçons préfèrent de beaucoup aller en prison que se faire tuer au Vietnam. » (sic). Miss Kint est une journaliste de talent actuellement en voyage en Europe et prochainement à Paris.