La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 744 - mars 1977

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N° 744 - mars 1977

Numéro consacré au portrait de Jacques Duboin.

Le 17 mars 1976...   (Afficher article seul)

Première rencontre   (Afficher article seul)

L’homme politique   (Afficher article seul)

Formez les faisceaux !   (Afficher article seul)

Mobilisation générale   (Afficher article seul)

Joyeuse mise à mort   (Afficher article seul)

Un savoyard au Maroc   (Afficher article seul)

Un pionnier   (Afficher article seul)

Quelques citations et réparties   (Afficher article seul)

Diplomatie pour le cardinal   (Afficher article seul)

A vous de trouver !   (Afficher article seul)

La logique des événements   (Afficher article seul)

La simplicité   (Afficher article seul)

Mon père spirituel   (Afficher article seul)

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Si demain la gauche...   (Afficher article seul)

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EDITORIAL

Le 17 mars 1976...

par M.-L. DUBOIN
mars 1977

Il y a un an, dans le numéro de mars 1976, une brève annonce, à côté d’une photo que j’avais prise quelques années plus tôt, au Vésinet...

Et puis la promesse qu’un prochain numéro spécial serait consacré à Jacques Duboin, pour lui rendre hommage. Pas de « Grande Relève » en avril.

En mai, enfin, un numéro spécial... Mais consacré à Lip et annonçant que l’hommage serait pour juin.

Pas de « Grande relève » en juin.

On sait comment à la mi-juillet, nous prîmes la décision de ressusciter le journal avant les vacances, pendant que Charles Loriant et ses amis débattaient déjà du nom à donner au périodique qu’ils voulaient lancer à sa place.

Nous avons voulu, pour le premier anniversaire de la mort du créateur de « La Grande Relève », réparer le manquement de l’ancienne rédaction.

Mais comme les thèses et l’oeuvre de J. Duboin constituent le canevas de tous les articles que nous publions, nous avons choisi autre chose que le froid rappel de sa carrière.

Cet hommage est un portrait auquel chacun a tenu à apporter sa touche par un souvenir personnel, une anecdote, une citation, une image.

Puisse ce offert par ceux qui l’ont compris, aimé et admiré, témoigner de la lumière qu’ils ont reçue de cet être exceptionnel.

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En hommage : Jacques Duboin dans le souvenir de ses amis...

Première rencontre

par J. MAILLOT
mars 1977

Ce soir-là, un ami, Eugène Larue, vint me chercher au bureau pour dîner. Célibataire habitant le même quartier, nous nous retrouvions assez souvent au même restaurant. La conversation portait sur des problèmes de métier et glissait rapidement sur l’évolution de la crise économique qui s’aggravait de semaine en semaine.

Ce « phénomène » me préoccupait par-dessus tout, et, une fois de plus, je passais en revue les différents facteurs que j’estimais devoir influencer le déroulement des événements : Surproduction ? Suréquipement ? Salaires ? Inventions nouvelles et capitaux ? Arrêt des investissements et argent frais ? Inflation, déflation, dévaluation, vitesse de rotation de la monnaie, etc... Enfin, bref, tel un professeur d’économie politique, je pataugeais !

Au dessert, mon commensal me proposa d’aller avec lui écouter une conférence donnée justement ce soir-là, pas loin, à la Maison des Syndicats, boulevard du Temple, et faite par un certain Jacques Duboin dont il avait entendu parler. « C’est sûrement, me dit-il, un type peu ordinaire. Ancien député, ancien Sous-Secrétaire d’Etat au Trésor et... ». Je lui coupais brutalement la parole : « Vous vous foutez de moi, mon vieux ! Ce zèbre ne peut que ressasser les mêmes boniments éculés qui font la panoplie ordinaire du parti radical ! ».

« Je ne le pense pas » me dit-il, ajoutant : « quant à moi, j’y vais et puisque vous n’avez rien de particulier à faire, venez avec moi. Si cela ne vous apporte rien d’autre, nous serons ensemble deux heures de plus ».

Nous arrivâmes dans une salle assez grande et déjà pleine. Cependant, au milieu d’une rangée, deux chaises libres, face à la tribune. A peine installés, et après une courte allocution, le président de séance donna la parole à l’orateur.

Petite taille, plutôt élégant, noeud papillon et visage peu commun. Dès les premières phrases, il avait accroché l’attention de la salle entière et la mienne en particulier.

Au milieu de son exposé, je ne pus pas retenir un retentissant « ah merde alors », vexé que j’étais de n’avoir pu trouver cela tout seul, et ravi de voir enfin clair. Aux derniers mots, j’était conquis et emballé.

Des questions fusèrent. Les réponses brèves, nettes, précises m’éblouissaient.

Lorsque la séance fut levée, je me précipitais à la tribune, répondant à l’appel du président pour offrir mes services. Jacques Duboin, que depuis ce jour, je n’ai plus appelé que « le Patron » me posa quelques questions et m’invita à venir le voir à son bureau. « Nous allons collaborer », me dit-il.

Une collaboration qui dura trente années au cours desquelles nous fûmes en rapport, de vive voix ou par téléphone au moins trois fois par semaine, et, le plus souvent, sept jours sur sept !

C’est ainsi que je fis la connaissance de celui dont la pensée, la personnalité, la culture et la noblesse de sentiments devait conditionner toute ma vie d’homme.

Vice-Président du MFA.

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L’homme politique

par J. LE MORVAN
mars 1977

Jacques Duboin fut un homme politique. Député, il se fit rapidement remarquer par ses interventions. Joseph Caillaux l’appela dans son Cabinet. Il devint alors Sous-Secrétarie d’Etat au Trésor. Le Président Raymond Poincaré disait de lui : « C’est la meilleure tête du Parlement ».

Après sept ans d’activité parlementaire, Jacques Duboin comprit que les changements structurels nécessités par le développement des forces productives ne seraient jamais entrepris par les parlements. Ce sont les électeurs qui nomment les parlementaires ; or ces électeurs ne sont pas en mesure, dans leur immense majorité, de comprendre que des structures économiques faites pour des temps de rareté doivent être transformées lorsque l’abondance fait son entrée dans le monde.

Alors Jacques Duboin abandonna les activités politiques pour se consacrer à l’éducation économique des Français.

Dans une série d’ouvrages que rappelle chaque numéro de la « Grande Relève », il exposa que des structures échangistes s’opposent fondamentalement à l’abondance et à l’expansion, qu’il faut donc les abolir et les remplacer par des structures distributives.

Mais il refusa de s’aventurer sur le terrain politique de la conquête du pouvoir, laissant aux partis le soin de définir librement leur stratégie. Il se limita à déclarer que « le pouvoir politique doit être l’émanation de la nation tout entière », formule qu’il faut éclairer par le jugement qu’il portait sur l’incapacité des parlements en matière de transformation sociale. Jacques Duboin n’ignorait pas non plus - et il le disait et l’écrivait sans cependant y insister car il parlait en économiste - que les privilégiés actuels du régime emploieraient toute leur puissance à combattre son enseignement. Ils le firent en organisant systématiquement la « conspiration du silence » autour de lui. Bientôt, et malgré une vente très confortable de ses premiers livres, il ne trouva plus un éditeur pour les imprimer et les diffuser !

En 1935, les éditions Fustier publièrent en deux volumes le livre de Jacques Duboin intitulé : « En route vers l’abondance ». En fin de cet ouvrage, l’auteur reproduisit le « Manifeste-Programme » de la « Ligue pour le Droit au Travail et le Progrès Social » qu’il venait de fonder et qu’il présidait. Ce texte, écrit par lui, parle en ces termes du pouvoir politique : « ... un gouvernement issu de tous qui, engageant sa responsabilité pleine et entière, assurera d’abord la période transitoire puis réalisera dans le moindre temps et pour le bien de tous, l’organisation de l’abondance ».

Il qualifiait cette organisation de socialiste. Il l’opposait au « socialisme de la rareté » professé alors par tous les partis politiques et par tous les syndicats se réclamant du socialisme. Il espérait que peu à peu ils finiraient par comprendre la nécessité de l’économie distributive...

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Formez les faisceaux !

par J.-L. K.-D.
mars 1977

Dans le XIXe arrondissement de Paris, au milieu de l’avenue Jean- Jaurès, se trouve un important gymnase ; il fait face à l’avenue Laumière qui ascensionne les Buttes-Chaumont. C’est ce grand vaisseau doté d’un balcon en gradins qui accueillit la première réunion de masse organisée en 1933, par le « Droit au Travail » l’ancêtre du M.F.A.

Le Vice-Président du D.A.T. était alors bien introduit à la Mairie. Il mena les négociations avec les autorités locales et l’autorisation fut accordée après bien des démarches et réticences.

- « Vous aurez comme auditoire les cellules communistes de Paris et de la banlieue proche. Vous serez débordés et votre conférence sera une réunion communiste. »

Pour l’affluence, le pronostic était bon. Il est vrai que, pendant quinze jours, l’avenue Laumière était barrée d’un trottoir à l’autre, d’un énorme calicot publicitaire planant au-dessus des arbres. Les trois mille places du stade furent occupées.

Les autorités s’étaient inquiétées à tort ; les précautions d’usage à cette époque, devant une concentration importante dans un arrondissement périphérique n’étaient pas négligeables. Derrière le groupe de bâtiments du stade Jaurès, dans une sombre rue sans trafic, la rue de Tandou, une section de gardes municipaux avaient formé les faisceaux de leurs courtes carabines, sur le trottoir d’un cours complémentaire. L’organisateur avait dû produire à l’officier-commandant en tenue d’armes la réquisition qu’il tenait prête, pour lui permettre de faire évacuer la salle en cas de violences.

A l’intérieur de la salle, appuyée à l’un des murs, une estrade de plusieurs marches avait accueilli le bureau du D.A.T. que présidait Jacques DUBOIN. L’organisateur salua l’assemblée d’une voix habituée à ce genre de réunion. C’est dire qu’il fallait de bonnes cordes vocales car nous n’avions pas de sonorisation : c’était bien au-dessus de nos moyens. Il convenait donc de hurler dans le tumulte pour en couvrir le bruit et se faire entendre. L’aide ne venait pas de la traditionnelle petite sonnette présidentielle mais d’une forte cloche de jardin, rivée sur une barre de fer doux d’un demi-mètre, masse à la fois sonore et dissuasive. Elle obtint un silence suffisant et une protection convenable du bureau. Les marches d’accès à la tribune furent préservées, deux essais téméraires furent découragés par le mobile sonore de la cloche de jardin.

Mais le plus malheureux de cette conférence fut bien le Président DUBOIN. Sa voix se perdait dans un tel volume sonore ! Après quelques minutes de présentation difficiles à passer, les grandes « VOIX » du comité directeur qui l’entourait reprirent le thème de nos démonstrations, usant de la technique convenable pour ce genre de conférence.

Quant aux contradicteurs inscrits, leur école d’orateurs ne les avait pas préparés à l’économie politique et leurs responsables hiérarchiques n’avaient pas été formés rue St-Guillaume. De l’un des jeunes opposants qui nous entraînait sur les conquêtes coloniales et que j’essayais de remettre sur les rails de la production et de la distribution, j’obtins cette confidence : « On ne nous a pas encore appris cette contradiction ».

Aussi bien, notre conclusion fut-elle prononcée sans opposition valable, les opposants satisfaits d’avoir pu parler, bien que mal à l’aise, sur le thème que la salle leur rappelait ; leur seule revanche fut un dernier refrain de « l’Internationale ».

En somme cette « première » fut une bonne soirée, malgré les faisceaux et les pauvres bougres qui battaient la semelle dans la rue sans joie. Elle fut un banc d’essai pour les jeunes, appelés à connaître les auditoires nombreux de Wagram et de province.

Quarante-quatre années nous séparent de ce souvenir. On ne forme plus les faisceaux. La télévision est encore plus dissuasive.

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Mobilisation générale

par R. LEPAGE
mars 1977

Le 2 septembre 1939, apprenant la Mobilisation Générale, Jacques Duboin me déclara solennellement :

« L’Etat s’est engagé dans une politique d’armement dont il ne pourra plus se dégager ». Sur le moment, je me suis dit : il déraille, c’est l’âge. J’ai compris ensuite combien il avait vu juste.

De même, je me rappelle comment il avait prévu longtemps avant les autres la libération de la femme grâce à un revenu séparé de celui de son mari.

Je me rappelle sa modestie, sa confusion lorsqu’à l’occasion d’une fête, nous lui avions offert une petite statuette dont il nous a reproché la dépense.

Pour moi, la conférence organisée dans le grand amphi de la Sorbonne, avec le Révérend Père Riquet, constitue l’apogée du M.F.A.

Co-Actionnaire de la LEDIS

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Joyeuse mise à mort

par P.-N. ARMAND
mars 1977

Marseille pavoisait. Le soleil, agité par le Mistral, tremblotait sur les milliers d’affiches qui enjolivaient les murs ocres et roses DIMANCHE PROCHAIN 29 SEPTEMBRE 1946 GRANDE MISE A MORT... du système capitaliste par Jacques DUBOIN.

Nous étions cent mille et même moins à taper du pied, sans cadence et avec enthousiasme, sur les planches des gradins. Car si les luxueux Nîmois et les opulents Arlésiens se sont offerts des Arènes en pierre, modèle César ou Crésus, nous, pôvres Marseillais nous avons construit les nôtres, sous le Petit Père Combes, en pin maritime.

N’empêche que l’enceinte était archi-bourrée et l’on y beuglait plus fort qu’à un match O.M.-St-Etienne. Soudain, coup de cymbales symbolique : Carmen of Bizet. Le toril s’ouvre. Pas de toro du Vaucluse, mais un petit homme souriant s’avance, tête nue, suivi par le groupe des animateurs provençaux : Elysée Reybaud, Taddéï, Doërr, etc. Tonnerre d’applaudissements.

Puis la conférence-maison du « patron ». Quelle maestria ! Il plante des banderilles au système financier, jette un bon mot comme une passe de muleta, ses véroniques sont appréciées par un public d’aficionados. Il a droit à toutes nos oreilles.

L’après-midi, le Président dédicaçait ses livres. J’avais apporté le mien, le seul, j’étais bien trop fauché pour en avoir plusieurs, presque dix ans que je l’avais. Il sourit en l’apercevant : « Il n’est pas d’aujourd’hui celui-là, jeune homme ! » me dit-il, amusé, tout en inscrivant : « A monsieur Armand de la part de Kou l’Ahuri ».

C’était la première fois que je voyais l’économiste le plus génial du siècle. Un souvenir ineffacé malgré plus de 30 ans.

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Un savoyard au Maroc

par H. MULLER
mars 1977

C’était il y a tout juste 25 ans : le hasard m’avait fait découvrir, chez un bouquiniste de Rabat, un livre de J. Duboin :« Demain ou le socialisme de l’abondance ». Ma formation économique s’était jusque-là bornée à la lecture des deux volumes de l’histoire des doctrines économiques de René Gonnard. J’étais donc d’autant plus réceptif que de nombreuses questions demeuraient en suspens. Ce fut le coup de foudre. La série des autres ouvrages que J. Duboin devait me faire parvenir par la suite allait me révéler, servie par un style d’une incomparable séduction, l’extrême richesse de pensée de leur auteur. Et, très vite, celui-ci devenait à la fois un ami, un conseiller, un confident.

Sans doute nos relations qui se poursuivirent durant quelque vingt années, traversèrent-elles maintes tempêtes et j’aurai été son élève le plus turbulent. Mais nos dissensions passagères n’entamèrent jamais notre indéfectible amitié.

Cette amitié se noua plus particulièrement à l’occasion d’un séjour que je lui organisai au Maroc aux frais du Protectorat. Reçu à la coupée de l’Azemmour par les photographes de la Presse et une délégation du M.F.A., il eut à Rabat : conférence de Presse, débat à la Radio, fut reçu par le Directeur des Finances M. Lamy et, le soir, connut le plus brillant, le plus éclectique des auditoires avec la présence de cinq directeurs et du Secrétaire Général du Protectorat. Salle archi-comble le lendemain dans un grand hôtel de Casablanca où il parla trois heures durant, sans notes, à l’issue d’un dîner réception chez le « Préfet » de la ville. Le groupement des Savoyards lui fit fête pareillement et les agapes assaisonnées de « bonnes histoires » se prolongèrent fort tard. A Casablanca, il devait retrouver son vieil ami SOUCHON, ex-militant J.E.U.N.E.S. d’avant-guerre, devenu Président de la Chambre syndicale des industries métallurgiques. Là aussi il fut fêté.

Je lui fis visiter la ville et je le vois encore sauter à pieds joints - à 75 ans - d’une murette qu’il avait tenu à escalader pour regarder le panorama : « Les Savoyards, me dit-il, sont tous comme ça ».

« Henri Bergson, m’écrivait-il sur l’une de ses lettres, m’a dit et répété que mon livre : « La Grande Relève » était celui qui l’avait le plus impressionné de tous ceux qui avaient paru depuis la première guerre mondiale. Il m’a signalé deux points intéressants au sujet de la population et dont j’ai tenu compte dans des articles de « L’Oeuvre » en le citant. »

« Langevin, grand savant, accepta de faire des conférences avec mol dont une salle Wagram et une autre aux élèves de l’Ecole normale supérieure rue d’Ulm. »

Dans une autre il me confiait que l’ouvrage de Bellamy avait été publié par son camarade de guerre Charpentier, que c’était le M.F.A. qui en avait fait les frais et que « La Grande Relève » l’avait reproduit in extenso, mais que le M.F.A. ne possédait plus trace du livre.

D’un caractère entier, il se montrait sensible aux témoignages et marques de sympathie. Nous avons fait une longue route, parfois ensemble, parfois sur des chemins séparés mais visant le même objectif.

Le 22 février 1955, il me dédicaçait son livre : « Les yeux ouverts »

« A mon complice et ami Henri MULLER en souvenir de sa précieuse collaboration et en témoignage de sincère affection ».

J. Duboin disparu, sa pensée reste vivante et elle continuera de l’être par delà notre temps.

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Un pionnier

par M. BOGUET
mars 1977

Notre Président n’était pas un laudateur du travail servile et la mentalité de certains syndicalistes le décevait. Je me rappelle à ce propos quelques-unes de ses formules :

« La preuve que l’homme n’est pas fait pour travailler, c’est que ça le fatigue » !

Ou encore :

« C’est le plein emploi des machines qu’il faut réclamer, pas celui des hommes » !

Et, excédé par les obstacles mis devant l’avancement de l’âge de la retraite pour les vieux travailleurs, il eut un jour ce mot :

« Après tout, laissons donc travailler les vieux, ils en ont l’habitude » !

***

Lorsqu’au cours d’une conférence il sentait les hésitations de ceux qu’un bouleversement de leurs habitudes effraient, il se faisait parfois caustique :

« Ce n’est pas nous qui sommes révolutionnaires. Ce sont les faits. Il faut nous y adapter. Bien sûr, on regrette toujours son costume de première communion. Il nous allait si bien ! Nous étions si mignons avec. Mais on ne peut plus rentrer dedans ! ».

***

A la fin de certaines conférences, après avoir retracé en termes simples le passage de l’ère de la rareté à celle de l’abondance sous la pression des techniques nouvelles, il concluait :

« Vous voyez, ce n’est pas compliqué. Un enfant de 12 ans comprendrait ! ».

Il faut croire qu’il avait raison car la graine était semée, au moins dans une jeune tête : notre fille Colette, militante en herbe, qui nous accompagnait partout, nous disait sur le chemin du retour : « tu sais, moi j’ai bien compris. C’est mon grand-père Duboin qui a raison ».

Membre du Comité Directeur du MFA

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Quelques citations et réparties

mars 1977

Au cours d’une conférence, à un interlocuteur qui pensait le coincer en lui posant la question suivante : « Si demain vous êtes au pouvoir, quelle solution adopterez-vous ? » Jacques Duboin répondit : « Je subventionnerai les consommateurs au lieu de subventionner la production qui se porte à merveille ». Et Jacques Duboin ajoutait en s’exclamant : « Ah !, en voilà une révolution » !

***

« A mesure que les progrès de la technique accroissent le pouvoir de l’homme sur la matière, ils diminuent logiquement celui qu’il exerce sur ses semblables ».

Dans « Libération », ouvrage publié en 1937.

***

Je n’ai eu la chance de rencontrer Jacques Duboin qu’une fois à Grenoble où il faisait une conférence, en 1954, je crois. Un auditeur lui posa la question suivante :

- Que fera-t-on des gens qui ne voudront pas travailler ?

- On les condamnera au minimum vital ! répondit-il.

La réponse surprit l’auditeur et sans doute une partie de l’assistance. Etre condamné au minimum vital serait pour beaucoup une sale blague dans notre société de consommation.

Jean MESTRALLET

***

A la fin d’un congrès du M.F.A., vers les années 50, certains camarades trouvant le mouvement trop peu actif voulaient entreprendre une action politique. Rangeant ses lunettes, le Président Duboin leur répondit :

« Allons-y ! Vous voulez prendre le pouvoir ? Partons à l’Elysée prendre la place... Mais que ferons-nous demain ? »

Evoquant les premières mesures d’adaptation à l’économie distributive, il utilisait cette image :

« La révolution doit se faire comme on reconstruit une gare : sans empêcher les trains de passer ».

Et pour ceux qui rêvaient d’interventions décisives, il rappelait son expérience de député : « Quand je projetais de formuler à la Tribune quelque amélioration ou quelque réforme, il se trouvait toujours un collègue pour me dire : « mais est-ce que vos électeurs vous le demandent ? ».

Après un exposé, une question fusait parfois : « Quand l’Economie Distributive s’instaurera-t-elle ? ». La réponse du Président était nette « je ne lis pas dans le marc de café, c’est à vous de la vouloir et de l’exiger de vos élus ».

Enfin, stigmatisant les « économistes distingués » attachés à l’orthodoxie, il disait d’eux :

« Comment voulez-vous qu’ils adaptent leur enseignement à la conjoncture : le lendemain de leur thèse ils font polycopier leurs cours une fois pour toutes ! ».

Certains lui objectaient parfois que l’économie distributive semblant ignorée hors de nos frontières, il serait peut-être difficile aux nations voisines de nous suivre. Il répliquait alors :

« Il n’existe aucun exemple de socialisme distributif au monde. Pourquoi la France, qui fut la patrie de la « Grande Révolution » et de la Déclaration des Droits de l’Homme n’en donnerait-elle pas l’exemple ? ».

A ceux qui cherchaient un modèle de société idéale dans l’histoire, il répondait :

« Si nous avons les yeux sur le devant du visage, c’est pour regarder en avant. Ne cherchez pas à prendre conseil chez les grands bavards de l’Antiquité qui dissertaient à longueur de vie entre les colonnes du Temple.

 » Mais rappelez-vous cependant qu’ils n’avaient le loisir de méditer que parce que des esclaves assuraient leur subsistance. Et dites-vous bien qu’en mettant les machines à votre service, vous pourrez tous en faire autant. »

Amer et désabusé, il lui est cependant arrivé quelquefois de regretter : « Si j’avais su qu’il y ait tant de ballots, je serais resté tranquille ». A nous de faire en sorte que sa voix ne soit pas perdue dans le désert.

Pierre BUGUET,
Membre du Comité Directeur du M.F.A.S.D.

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Diplomatie pour le cardinal

par M. POUY
mars 1977

Je n’oublie pas un seul instant ce que je dois à Jacques Duboin. Je lui ai écrit un jour une lettre dans laquelle figuraient ces mots : « Mon père m’a donné le jour ; Jacques Duboin m’a donné la lumière »...

Je vais vous rappeler un fait amusant - que certains d’entre vous n’ont sans doute pas oublié.

Jacques Duboin m’a raconté un jour (vers 1955 ou 1956) qu’il avait obtenu une audience auprès du Cardinal Feltin. C’était à Paris. Il avait à ses côtés l’excellent et dévoué Henri Cèdre. A la fin d’un exposé - fait sans doute à la fois par J. Duboin et H. Cèdre - le Cardinal avait observé :

« Tout cela est très intéressant, Messieurs. Mais dans cette hypothèse, que deviennent les gens d’Eglise ?... »

Henri Cèdre a répondu le premier (et je vois encore la mine de Jacques Duboin quand il me narrait la chose !)

« Eminence, vous serez assimilés aux gens de lettres, aux gens de théâtre, aux comédiens... »

Il paraît que cela avait jeté un froid... Mais Duboin est intervenu aussitôt :

Non, non ! Eminence... Rien ne sera changé pour vous... sauf la quête ! Vous n’en aurez plus besoin ! »

Soulagement du Cardinal qui déclara aussitôt :

« Ça, c’est intéressant ».

Et Duboin ajouta ces derniers mots, en terminant son histoire :

« C’est la preuve que la quête ne doit pas toujours être florissante. »

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A vous de trouver !

par G. STEYDLÉ
mars 1977

C’était un soir, dans les années 50. Une section du M.F.A. de la banlieue parisienne avait organisé une conférence, et ses militants y avaient amené un public nombreux grâce à de grandes affiches et à des tracts distribués tant à la sortie des usines et des bureaux que dans les boîtes à lettres.

Jacques Duboin entreprit ce que nous appelions la « conférence- maison », c’est-à-dire qu’au lieu de proposer d’emblée la solution aux problèmes économiques de notre pays, il commençait par souligner pour les nouveaux venus, les erreurs et les contradictions du système capitaliste en mettant l’accent sur leurs effets néfastes pour la vie matérielle et spirituelle des Français.

Il parlait depuis environ vingt minutes devant un auditoire très attentif quand une auditrice se leva brusquement et l’interrompit en s’écriant :

« Monsieur Duboin, la solution ! Donnez-nous donc la solution ! ». Le Président la foudroya du regard et rétorqua d’un ton sans réplique :

« Je ne vous la donnerai pas. A vous de la trouver ! ». Puis il ajouta :

« Mais si vous avez un train à prendre, je ne vous retiens pas ».

La dame, suffoquée, s’assit sagement et confuse, jura, mais un peu tard...

Jacques Duboin termina tranquillement son exposé mais ne manqua pas de répondre avec précision à toutes les questions qui lui furent posées ensuite et obtint encore ce jour-là un franc succès.

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La logique des événements

par C. SIMON
mars 1977

Un soir de mai, vers cinq heures de l’après-midi, le quai, direction Paris, à la gare du Vésinet, est noir de monde. Phénomène exceptionnel à cette heure où le trafic se fait surtout en sens inverse, les banlieusards rentrant de leur travail à Paris.

Dans cette foule, un vieillard. Pas très grand, mais droit et mince, vêtu d’un vieil imperméable et coiffé d’un chapeau, il regarde sa montre à intervalles de plus en plus rapprochés. Puis brusquement, il déclare à la cantonnade d’une voix nette :

- Pas la peine d’attendre, il n’y aura plus de train. Faites comme moi, allez à pied. »

Et d’un geste sec, il pointe sa canne en avant, et s’accompagnant d’un « Une, Deux, Une, Deux, ... », il traverse la foule des badauds ahuris et quitte la gare.

Il ne mit pas tout à fait trois heures à faire le chemin qui conduit du Vésinet à Saint-Cloud. On était en mai 1968... Ce vieillard, c’est Jacques Duboin. Il avait alors près de 90 ans.

Il ne passa effectivement plus de trains pendant longtemps. C’est encore lui qui avait eu raison avant tout le monde. Mais pour avoir été le premier à voir, puis prévoir juste, parmi des gens qui, placés devant les mêmes faits furent cependant incapables de les observer avec autant de bon sens, il passa une fois de plus pour un fou.

...Jusqu’au moment où tous furent obligés de se rendre à l’évidence. Beaucoup regrettèrent alors d’avoir attendu !

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La simplicité

mars 1977

Pendant la conversation avec Jacques Duboin, tout était simple et naturellement clair, et tenait en peu de mots. Mais lorsque nous voulions par la suite, en faire profiter nos camarades, nous nous rendions compte que cela nous était impossible. Le Président Duboin avait le don de rendre les choses simples et facilement assimilables. Aussi, à chacune de ses visites, c’était un régal.

Jean HOUGARD

Lorsque Jacques Duboin habitait Saint-Cloud, je le raccompagnais souvent jusqu’à sa porte. Et là, longtemps, nous commentions les événements récents. Jusqu’au moment où il m’arrêtait en disant : « Sauvez-vous vite, Larcher, nous allons nous faire la « conférence-maison ».

Je me rappelle encore cette phrase typique : « un pays, disait-il, qui exporte plus qu’il n’importe se prive de substance et dépérit ».

Pierre LARCHER

J’ai été frappé par ce passage suivant dans une lettre que m’adressa Jacques Duboin le 28 novembre 1969 : « Vous constaterez que les gens sont un peu plus perméables. Sauf, bien entendu, ceux qui ont accumulé tant de connaissances dans leur cerveau qu’il n’y a plus place pour une idée nouvelle. »

Elie PIZZOLI

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Mon père spirituel

par J. CARLESSE
mars 1977

C’était mon père spirituel... Six mois avant sa disparition j’ai pu l’embrasser une dernière fois... « Plus très spirituel » m’a-t-il dit dans un sourire de ses yeux clairs. Toujours son esprit d’à propos.

« Une armée moderne, c’est une armée qui se reconnaît à l’odorat elle sent le pétrole et ne sent pas le crottin ».

C’était dans les années 20. Jeune député, il avait, bien avant de Gaulle, proposé la motorisation de notre armée.

« la misère dans l’abondance »
« les prix prennent l’ascenseur tandis que les salaires grimpent par l’escalier »
« la révolution mécanicienne »
« le pouvoir d’achat »

toutes ces expressions ont été depuis reprises sans référence à leur auteur.

Il habitait Saint-Cloud lorsque le M.F.A. avait son siège rue de Miromesnil. Tous les matins il y venait à pied en traversant le Bois. « Savez- vous, quel est le plus grand événement de l’Histoire » demanda-t-il un jour à un étudiant qui, sur un banc, révisait son cours... ( ?) ... « C’est l’avènement de l’abondance dans le monde ».

Nous sommes quelques milliers à qui il a ouvert avec simplicité les portes de la science économique, quelques milliers sachant désormais analyser la conjoncture et donner avec assurance un avis éclairé.

Ce nouveau Karl Marx ne pouvait pas être un homme révolté au sens où l’entendait Albert Camus, à qui je l’ai fait aimer, parce qu’il était non violent de nature et trop modeste pour se faire « mousser ». Son ambition : « débourrer les crânes », montrer comment on peut « reconstruire la gare sans perturber la marche des trains », bâtir une nouvelle société sur les ruines du capitalisme en « tuant les préjugés sans tuer les hommes ».

Comme tous ses disciples j’ai souvent senti le besoin de ruer dans les brancards devant l’incompréhension des prétendus révolutionnaires de notre temps. Chargé par lui de faire le compte rendu, pour « La Grande Relève », d’une réunion contradictoire avec un représentant du parti communiste, salle Wagram, il modéra mon ardeur par ces mots :

« Ce n’est pas en fouettant l’attelage qu’on le fait mieux avancer s’il ne voit pas le chemin ». Malgré la conspiration du silence bien entretenue par tous les chefs d’orchestre des partis, il entrera dans l’Histoire sans en avoir forcé les portes, car ses idées sont en marche inexorablement.

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Au fil des jours

par J.-P. MON
mars 1977

Bonnet blanc et blanc bonnet : A Orléans le 25-1-77, le Premier ministre déclare : « Il serait illusoire de penser que nous allons résoudre rapidement le problème de l’emploi ».

Au Colloque sur l’avenir de l’industrie française, organisé les 12 et 13 février 77 par le Parti Socialiste, M. J. P. BACHY prévient : « Ni rêve, ni démagogie, le chômage ne pourra être supprimé en quelques mois ».

Le Colloque en question a d’ailleurs été assez décevant à quelques exceptions près, on n’y a pratiquement proposé que des solutions banales dignes de celles préconisées par le Pouvoir en place. Quelques exemples :

- L’emploi ne sera plus un résidu, un sous-produit, mais une finalité.

- Seule, une politique à moyen terme, dosant une relance modérée de l’industrie, un développement des emplois publics et une série de mesures sera susceptible de conduire au plein emploi.

- Combinant les impératifs de la nouvelle forme de croissance, la revalorisation du travail et du plein emploi, le Plan définira des directives...

On comprend pourquoi le P.S. ne s’est jamais senti très à l’aise sur le terrain de la politique industrielle. Mais, heureusement, François Mitterand nous rassure :

« Ce n’est que le commencement d’un débat, non sa fin ».

Lecteurs qui militez au Parti Socialiste et qui souhaitez l’avènement d’un véritable socialisme, diffusez vite les thèses de J .Duboin auprès des responsables économiques de votre parti, avant qu’il ne soit trop tard, car, vous le savez bien, l’échec de la Gauche signifierait l’instauration du fascisme.

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Pourtant, l’idée que le plein emploi n’est plus et ne sera jamais plus possible fait son chemin, même dans les organismes officiels. C’est ainsi qu’on peut lire dans le rapport du Comité Travail Emploi du Vlle Plan : « Il faut le dire très clairement, si le travail est considéré uniquement comme un facteur de production devant s’adapter à des objectifs économiques extrinsèques, il n’y a pas de solution possible au problème du plein emploi ».

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Dans un article sur la hausse des revenus et le pouvoir d’achat intitulé « Le miroir aux alouettes », J. FOURASTIE montre que « tout ce qu’ont obtenu les Français, comme les Suisses, les Allemands, les Américains et comme tous les hommes de la planète ont pu et peuvent obtenir, ils l’ont obtenu par une amélioration de la productivité du travail, par le progrès des techniques de production, par l’organisation de l’entreprise et de la nation ».

Quel dommage que M. FOURASTIE ne tire pas de cette bonne analyse les conséquences qui s’imposent !

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Le premier économiste de France, qui est accessoirement Premier ministre. est un pincesans-rire. N’a-t-il pas déclaré lors de son récent voyage en Aquitaine : « La mobilité professionnelle est devenue une des conditions du progrès économique et social et aussi du plein et du meilleur emploi ».

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Alors que nos gouvernants n’arrêtent pas de nous dire que nous vivons au dessus de nos moyens, l’examen des COMPTES de la NATION pour 1975 montre, après actualisation, que si la répartition du revenu était parfaitement égalitaire, chaque ménage français disposerait d’un revenu mensuel de 5 500 francs, après déduction des impôts directs. Autrement dit, le S.M.I.C. à 5 500 francs est parfaitement concevable, dès à présent, pour tous les ménages français.

Ce qui, encore une fois, montre que l’économie distributive n’est pas une utopie.

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Après avoir souligné que tous les rapports, toutes les prévisions, tous les experts sont d’accord pour affirmer que la situation de l’emploi ne s’améliorera pas avant les années 1980, même si la croissance économique est soutenue (5 à 6 % par an) ce qui est loin d’être acquis, M. François de Valence écrit dans son éditorial de la « Revue de l’Entreprise » de janvier 1977 : « La crise économique que nous traversons n’explique pas à elle seule le haut niveau du chômage qui s’y inscrit. A l’analyse, des causes structurelles profondes sont apparues, liées à la nécessité d’ une restructuration de l’économie. (...)

L’évolution simultanée de la technologie et de l’organisation du travail exercent une influence prépondérante sur l’emploi. L’introduction de procédés technologiques nouveaux a comme résultat, sinon comme objectif, d’économiser et de simplifier le travail humain. (...)

Seule une planification rigoureuse conduirait à terme à une gestion sociale de la technologie qui a. jusqu’à présent, fait défaut. Elle ne manquerait pas. plus rapidement. de poser la question : l’industrie restaurera- t-elle l’emploi ? Sa productivité, sa compétitivité pourront-elles progresser si elle n’est pas dégagée des contraintes de l’emploi ? ».

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Soit dit en passant

Si demain la gauche...

par G. LAFONT
mars 1977

Mais oui, au fait, si demain la gauche... Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Il serait peut-être temps d’y penser sérieusement. Les élections législatives ne sont pas loin. Et la campagne électorale est ouverte depuis un moment déjà avec les grandes manoeuvres que sont les élections municipales et toute la grosse artillerie qui est mise en action.

Je ne voudrais pas faire l’injure aux nombreux candidats des formations politiques de gauche, de droite, du centre, et aussi d’ailleurs, de n’avoir pas réfléchi à la question avant de s’engager dans la bataille dont dépendra demain le sort de notre cher et vieux pays et, accessoirement, celui des 53 millions de Françaises-Français, et néanmoins contribuables. Rassurez-vous, ils y ont tous pensé. Mais pour la plupart d’entre eux, de ceux du moins qui espèrent être élus, et si possible devenir ministres de quelque chose, les préoccupations ne vont guère au-delà de la bataille de 1978 et de la victoire de leur propre parti qui en sera le couronnement. Après, on verra. L’important n’est-il pas de tenir le pouvoir, et, autant que faire se peut, de le conserver ?

Justement. C’est de le conserver qu’il s’agit. Et c’est là que les choses se compliquent. M. Gaston Deferre, ex-Monsieur X, qui fut, il y a quelques années déjà, candidat à la présidence de la République, mais qui, ce coup-ci, se contenterait modestement du rôle de Premier ministre, M. Gaston Deferre, qui ne voudrait pas se laisser surprendre par la victoire, comme d’autres en 1936, s’est posé les questions que tout un chacun se pose, ou plutôt, il se les est tait poser par Pierre Desgraupes. De cet entretien il a tiré un bouquin dont vous avez peutêtre entendu parler, et que vous pouvez vous offrir pour quinze balles si vous n’êtes pas fauchés, « Si demain la gauche... ».

Le maire de Marseille nous y révèle, si j’en crois la publicité, ce qui changera si la gauche gagne les élections de 1978. Je ne suis pas Mme Soleil, mais j’aime autant prévenir tout de suite les petits curieux qui me lisent pour leur éviter une dépense inutile : rien ne sera changé.

Parce que remplacer une équipe ministérielle par une autre équipe, un économiste distingué par un autre économiste encore plus distingué, un énarque par un autre énarque, M. Olivier Guichard par M. Tartempion, M. Lecanuet par le pompier de service, un plan de redressement par un nouveau plan de redressement, sans s’attaquer aux structures mêmes du système capitaliste, c’est de la foutaise. Et tous les beaux discours électoraux qui ne tiennent pas compte de ce fait, ne sont que calembredaines, comme dirait M. le Premier ministre. Cela a été suffisamment dit et démontré ici. M., Gaston Déferre ne peut l’ignorer. Qu’espère-t-il alors ? Un miracle ? Ou bien se faire, comme Léon Blum, le gérant loyal du Système ? On en a vu le résultat. Ce serait trop triste.

La gauche porte aujourd’hui les espoirs de millions de Français qui voudraient que cela change enfin, mais pas seulement en paroles. Les décevoir serait très grave. J’en connais qui n’attendent que ça.

On prête au Président de la République - on ne prête qu’aux riches - qui gamberge beaucoup en ce moment, une idée un peu machiavélique. Elle vaut ce qu’elle vaut, mais à tout hasard - et à bon entendeur salut - la voici.

Si demain la gauche, comme dit Gaston, gagnait les élections, Giscard nommerait Mitterand Premier ministre, il le laisserait appliquer son programme commun, patauger entre la récession et l’inflation, ranimer le franc, réduire le chômage, contrôler les prix, équilibrer le budget, nationaliser la betterave, et, en l’aidant un peu, à foutre la pagaille dans la baraque. Bref, il le laisserait se démerder, comme tous les autres l’ont fait avant lui, jusqu’à l’échec final. Et c’est là qu’il l’attend. Au virage.

C’est de la politique fiction, bien sûr. Mais qui sait ?

L’Agence Gamma expose en ce moment à la galerie NIKON dix ans de grands photo-journalisme en cinquante documents, parmi lesquels on a la joyeuse surprise de découvrir Giscard d’Estaing en personne au milieu d’un groupe où l’on reconnaît Aimable et Yvette Horner, tous la bouche en coeur et l’accordéon en bandoulière, entonnant un gai refrain. Lequel ? La Marseillaise ou Ça ira mieux demain ? Je l’ignore. Mais cela se passe au Festival Mondial de l’Accordéon.

Tout ce beau monde nage visiblement en pleine euphorie. Ce n’est plus la déprime et Giscard a retrouvé le moral. Peut-être fête-t-il entre amis, et par anticipation, la victoire de la gauche en 1978.

Moi, si j’étais à la place de Gaston, je ferais quand même gaffe.