La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 961 - décembre 1996

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N° 961 - décembre 1996

La Troisième Voie

La troisième voie   (Afficher article seul)

Qu’est ce donc que cette Grande Relève ?   (Afficher article seul)

Quelle évolution ?   (Afficher article seul)

La logique capitaliste   (Afficher article seul)

Un postulat faux   (Afficher article seul)

Où est le défaut du mécanisme ?   (Afficher article seul)

La logique distributive   (Afficher article seul)

Vers la percolation   (Afficher article seul)

Le contrat civique   (Afficher article seul)

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La troisième voie

par J.-P. MON, M.-L. DUBOIN
décembre 1996

Entre la dictature des marchés financiers et celle, disparue, du pseudo-communisme qui régna à l’Est, une troisième voie est possible, celle de l’économie distributive.

Dans ce numéro spécial nous avons voulu rassembler, en résumé, nos analyses et nos propositions.

Nous faisons d’abord le point : notre époque est celle de la grande relève des hommes par la science. Ensuite nous montrons les conséquences économiques, sociales, humaines qui découlent de cette relève lorsque la logique capitaliste pilote l’économie, puis quelles perspectives seraient ouvertes, dans les mêmes conditions, par la logique distributive.

Ceci nous a conduits à démonter assez longuement les mécanismes de l’économie néo-libérale, pour montrer par quels vices ils nous mènent à l’abîme et pour expliquer que les principes de l’économie distributive sont destinés, précisément, à supprimer ces vices. Par contre, nous nous étendons peu sur l’organisation distributive, qui est, par essence, un système évolutif et que nous voulons démocratique. Il n’est donc pas question de le présenter comme un paquet-cadeau, tout ficelé. Nous nous bornons à faire des propositions ouvertes au débat (celui, par exemple, que la tribune libre de ce mensuel rend public), pour que cette démocratie en matière économique et sociale permette à l’inventivité de chacun de se révéler dans sa vie de tous les jours.

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Qu’est ce donc que cette Grande Relève ?

décembre 1996

Lorsque Victor Hugo écrivait dans Quatre Vingt Treize, « Vous voulez les pauvres secourus, moi je veux la misère supprimée », il faisait preuve d’une grande générosité, mais il exprimait un souhait qui n’était pas réalisable à son époque. C’est devenu possible à la fin des années 1920, lorsque, pour la première fois dans l’histoire du monde, la production a augmenté en même temps que le chômage, autrement dit, lorsqu’on a su créer de plus en plus de biens et de services avec de moins en moins de main d’œuvre. C’est cette constatation qui, lors de la grande crise du début des années trente, a conduit Jacques Duboin à poser les premiers jalons de ce qui allait devenir l’économie distributive ou économie des besoins. Qu’observait-on alors ? L’économie était en panne, des montagnes de vivres qui ne pouvaient trouver de clients s’amoncelaient, tandis qu’une foule croissante de chômeurs se désespérait de n’avoir pas les moyens de les acheter. C’est pour dénoncer l’absurdité et l’injustice de ce désastre, qu’il décrivait comme “la misère dans l’abondance” [1], que Jacques Duboin fonda, en 1934, une association qu’il appela le “Droit au Travail et au Progrès Social” et un journal auquel il donna le nom de “Grande Relève des Hommes par la Science” [2]

Comme Duboin le montre dans son ouvrage, l’économie distributive n’est que la conséquence logique du progrès scientifiques. C’est la Grande Relève de l’Homme par la machine. En effet, l’homme a toujours cherché à réduire sa peine pour fabriquer ce dont il a besoin pour subsister. Il a commencé à inventer des outils, qu’il n’a cessé de perfectionner. Lents d’abord, les progrès se sont accélérés et le caractère exponentiel de leur développement au cours des dernières décennies a été tel qu’au moins dans les pays industrialisés, l’homme dispose aujourd’hui d’innombrables esclaves mécaniques, électriques ou électroniques, d’appareils automatiques, programmables ou asservis.

Nous savons même, dans une large mesure, changer la nature, la commander pour lui faire produire ce que nous voulons, comme nous voulons, quand nous voulons. C’est ainsi que la relève des hommes par la science et la technologie a transformé, en quelques dizaines d’années, les processus de production dans pratiquement tous les domaines et à tous les stades. Elle conduit ainsi l’humanité à un changement de civilisation, certainement le plus profond et le plus rapide de toute l’histoire [3].

nous vivons une mutation si rapide
que la plupart des gens
n’ont pas encore pris
la mesure de ses conséquences.

Le drame de notre temps est que cette mutation est si rapide que la plupart des gens n’en ont pas encore pris la mesure. On parle encore de crise, comme si, avec quelques interventions judicieuses, les choses pouvaient rentrer dans l’ordre, comme avant...

Eh bien non ! Parce que c’est la nature des problèmes qui a changé. Ceux du passé étaient des problèmes de production. De pénurie, quand des périodes de sécheresse par exemple, entraînaient des famines. D’adaptation, quand de nouvelles technologies exigeaient des travailleurs qu’ils apprennent de nouvelles méthodes de travail. Ces problèmes de l’offre sont aujourd’hui maîtrisés. Se posent maintenant ceux de la demande, ceux de la distribution d’une production qu’on sait créer à volonté. Bien qu’ils ne soient jamais envisagés, ces problèmes sont désormais primordiaux.

Les problèmes de la production
sont maîtrisés.
Ceux de sa distribution
deviennent essentiels.

En effet, quand le travail de tous était nécessaire à la production, l’organisation capitaliste assurait du même coup la division du travail et le partage des fruits du travail. Maintenant que la production n’a plus besoin du travail de tous parce qu’elle s’effectue de façon de plus en plus automatisée, l’organisation capitaliste n’assure plus que la progression du capital. La recherche du profit capitaliste a progressivement déplacé les finalités de l’économie, renversé les rôles, au point qu’aujourd’hui l’économie n’est plus au service des hommes, mais ce sont les hommes qui sont au service du capital. En bref, creusant sans cesse le fossé entre quelques riches, de plus en plus riches, et une masse croissante de pauvres [4], notre système économique ne peut qu’entraîner catastrophes et violences.

Pourtant, le monde développé est maintenant capable de produire une très grande richesse, qui n’a d’ailleurs jamais cessé d’augmenter [5], tandis que l’accroissement de la population mondiale était beaucoup moins important. Alors, pourquoi, au nom de quoi, condamner tant de gens à vivre dans la misère à côté de cette abondance ? Or c’est bien grâce aux efforts accomplis, génération après génération, par tous ceux qui nous ont précédés sur terre qu’il est aujourd’hui possible de produire cette richesse. La justice ne consiste-t-elle pas à considérer qu’étant tous cohéritiers des progrès scientifiques, nous avons tous droit à notre part des fruits du travail de nos ancêtres communs ? Ce droit doit être reconnu sous la forme d’un revenu assuré de la naissance à la mort, à tout individu qui naît dans ce monde riche. Mais ce droit de partager la richesse s’accompagne du devoir de partager aussi les responsabilités et les tâches qui demeurent, pour conserver et améliorer ce patrimoine commun.

Ce droit à l’héritage et ce devoir de participation, principes fondamentaux de l’économie distributive que nous rappelons plus loin, doivent désormais constituer les bases sur lesquelles il faut refonder notre société pour qu’elle soit adaptée aux moyens dont elle dispose enfin. Cela se traduira bien évidemment par un bouleversement radical des lois économiques et financières qui ont conditionné nos comportements jusqu’ici.

Le système capitaliste
ne peut pas mener
à la justice sociale.

Pour favoriser cette prise de conscience, il est indispensable de “démonter” la logique capitaliste. Mais auparavant, il nous parait nécessaire d’examiner comment s’est transformée la production des biens et des services.

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[1] Sous-titre de Kou l’ahuri, livre de Jacques Duboin, paru en 1934, réédité en 1982 et mis en scène au théâtre, par Ch. Delmotte, en 1996.

[2] D’après le titre d’un autre livre de J. Duboin, La Grande Relève des Hommes par la Machine, publié en 1932. Quand on sait que J.Duboin est "monté" trois fois au front de Verdun, on comprend tout le sens qu’il donnait au mot "relève".

[3] Le néolithique, par exemple, qui transforma l’homme de chasseur nomade en éleveur et cultivateur sédentaire, fut un changement de civilisation d’ampleur comparable, dù, lui aussi, à un bouleversement des techniques de production ... mais il dura des siècles et des siècles.

[4] Un rapport officiel des Nations Unies sur le développement montre que 358 personnes disposent des mêmes ressources financières que les 2,3 milliards de personnes les plus pauvres.

[5] suivant les chiffres de l’OCDE, le PIB mondial est passé en 18 ans (1974-1992) de 11.000 à 19.000 milliards de dollars, soit une augmentation de 73 %, la population mondiale, dans le même temps, a augmenté d’environ 23 %.

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Quelle évolution ?

décembre 1996

Un peu de recul permet de comprendre que les processus de production ont évolué par vagues successives, de plus en plus courtes. Pendant des millénaires, la main d’œuvre était occupée essentiellement dans l’agriculture. Il y a deux siècles, à la naissance du capitalisme, commença avec l’industrialisation, l’exode rural, les paysans quittant les champs pour être embauchés à l’usine, sans que, notons-le bien, la production agricole ne cesse de croître. Le milieu de notre siècle vit la fermeture des mines, le déclin de la sidérurgie et, de plus en plus vite, le “dégraissage” des effectifs de toutes les usines où automatisation et robotisation contribuaient à réduire la main d’œuvre pour réaliser une production qui elle non plus, n’a pas, pour autant, cessé de croître. Et la théorie du déversoir, chère à Alfred Sauvy, a continué à s’exercer en faisant basculer la main d’œuvre, désormais inutile dans le secteur secondaire, dans celui des services. Mais voici qu’aujourd’hui l’informatique avec ses logiciels toujours plus performants et dont le coût ne cesse de baisser de façon spectaculaire, s’installe en force dans les secrétariats, les banques, les assurances, les bureaux d’études,... Si bien qu’après le secteur primaire, puis le secondaire, c’est le secteur tertiaire qui “dégraisse” à son tour. Le drame, c’est que cette nouvelle vague ne peut mener vers un secteur quaternaire qui serait à inventer. Il n’y en a pas ! Et il ne peut pas y en avoir, parce que la production marchande, la seule rentable donc la seule qui compte dans le système capitaliste, est assurée et gérée par ces trois seuls secteurs d’activité. La dernière vague mène donc vers l’exclusion où sont précipités ceux dont la production capitaliste n’a plus besoin [1]. Certes, ce stade ultime, post-industriel, n’est pas encore atteint partout. Mais la mondialisation du marché, dictée par la recherche de la meilleure rentabilité du capital, y mène uniformément le monde entier.

Il n’y a pas
de secteur "quaternaire".
Dans le capitalisme,
c’est l’exclusion.

Que faire alors ? Mais chercher une autre issue ! Puisqu’on sait produire plus avec de moins en moins de travail humain, l’évolution peut mener non pas vers l’exclusion, mais vers la libération du travail tel qu’il est conçu actuellement, l’abolition du salariat venant après celle de l’esclavage.

Puisqu’on ne peut pas corriger les effets pervers du système actuel, il faut imaginer d’autres règles du jeu. Pour que la mutation que vit l’humanité dans tous les domaines soit orientée vers d’autres fins que celles, catastrophiques, où nous mène la quête de rentabilité, le système économique et financier à inventer doit tendre à l’épanouissement de l’homme. Ceci n’est possible que si on remet en question de fond en comble la logique capitaliste et les postulats sur lesquels elle s’appuie. Il est notamment indispensable de redéfinir les fonctions de la monnaie, d’en changer les mécanismes de création et d’empêcher son accumulation.

C’est, entre autres changements, ce que réalise l’économie distributive ou économie des besoins, fonctionnant avec une monnaie de consommation gagée sur la production, créée et gérée démocratiquement.

Mais avant d’en préciser les contours et afin de mesurer l’ampleur des changements à entreprendre, il nous parait indispensable de rappeler les règles du jeu capitaliste telles qu’elles s’exercent en cette fin de 20ème siècle.

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[1] Ne nous laissons pas leurrer par les statistiques anglaises ou américaines. Quand B.Clinton se vante d’avoir créé huit millions d’emplois, il s’agit d’emplois précaires et si mal payés qu’en occuper trois à la fois ne permet pas de sortir de la pauvreté. Et n’oublions pas qu’il y a plus d’un million et demi d’hommes en âge de travailler qui sont détenus dans les prisons américaines.
Lire à ce sujet La fin du travail, par J-P Mon, dans notre N°945 de juin 1995, qui analysait le livre de J.Rifkin, traduit en français depuis, et Les paris stupides, du même auteur, dans notre N°954 d’avril 1996.

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La logique capitaliste

décembre 1996

L’ opinion publique française a été récemment bouleversée par la publication simultanée de deux nouvelles. L’une était l’annonce de licenciements massifs chez Moulinex, en Normandie. Pour cette région, c’était une catastrophe, des milliers de foyers voyaient disparaître leurs moyens d’existence. L’autre nouvelle était la hausse importante, 11,6 %, de l’action en Bourse de cette entreprise. Le grand public venait ainsi de découvrir que le drame des salariés fait le bonheur des actionnaires !

Les intérêts du monde
de la finance sont opposés
à ceux du reste de la population.

C’est pourtant un constat qu’on peut faire tous les jours. Les entreprises qui licencient voient monter leur côte en Bourse. Et, inversement. Ce n’est d’ailleurs pas un phénomène typiquement français : aux États-Unis, lorsque les statistiques montrent que le nombre de créations d’emplois (même précaires et mal payés) a augmenté, cette annonce s’accompagne d’un effondrement du Dow Jones : Wall street panique quand l’emploi semble redémarrer. Inversement, l’indice Dow Jones a atteint le record des 6.000 points le jour où on a appris la suppression de 150.000 emplois alors qu’on attendait la création de 40.000. La logique capitaliste aboutit à cette évidence : les intérêts du monde de la finance sont opposés à ceux du reste de la population.

La Bourse ou la vie ?

Et cela s’explique : le taux de chômage d’un pays y détermine, pour une grande part, les rapports de force sociaux, donc le niveau des salaires. La montée du chômage fait évidemment peur aux salariés, elle érode leur pouvoir de négociation. Réciproquement, toute amélioration de l’emploi redonne du prix au travail. Mais cela ne fait pas l’affaire des marchés financiers, non seulement parce que c’est un coût supplémentaire qui réduit leurs profits, mais aussi parce qu’une telle “reprise” fait apparaître le spectre de l’inflation, ce qu’ils redoutent plus que tout. C’est en effet la rareté qui permet de faire du profit : seul ce qui est rare peut être vendu cher. Il en est ainsi tant pour les biens que pour la monnaie.

C’est la rareté qui fait le profit.

La crise des années 30 est, sur ce point, édifiante : la dépression économique initiée par le krach de Wall Street s’est traduite par un nombre de chômeurs jamais atteint jusqu’alors. Malgré les mesures prises par Roosevelt aux Etats Unis, connues sous le nom de New Deal, et les politiques de relance mises en œuvre dans les pays industrialisés, le chômage n’a pu être résorbé que par la Seconde Guerre Mondiale qui a transformé les 30 millions de chômeurs en soldats et fait plus de 30 millions de morts. Comme il a fallu ensuite reconstruire ce que la guerre avait détruit, la crise a été provisoirement enrayée par la période de forte croissance que l’on appelle Les Trente Glorieuses.

C’est la guerre
qui a réduit le chômage
des années 30.

Mais celle-ci a entraîné une terrible inflation dont furent victimes les financiers. Ils en ont tiré la leçon et exigent maintenant que l’argent soit rare et que les prix soient stables pour que leurs marchés soient sûrs. Ils freinent donc la croissance que les responsables politiques de tous bords appellent de tous leurs vœux pour stabiliser le chômage7.

la mondialisation est
pour les entreprises internationales
le moyen d’échapper
à tout contrôle.

À l’évidence, le monde des affaires et de la finance maîtrise parfaitement cette croissance en jouant sur les flux financiers et les concentrations d’entreprises. Car, et c’est là un autre aspect de la logique capitaliste, la concentration des entreprises fait leur force. Tandis que les plus petites, dites “non compétitives”, disparaissent, les plus “fortes” se développent à l’échelle du monde. Les multinationales sont les plus à même de tirer profit des nouvelles technologies, celles des télécommunications et de l’information en particulier, pour étendre leur puissance. La mondialisation leur offre la possibilité d’échapper à tout contrôle et de fonctionner au mieux de leurs seuls intérêts. Aussi les voit-on produire là où les salaires sont les plus bas, transporter à moindres frais leurs produits sous des pavillons de complaisance, vendre là où les prix peuvent être les plus élevés, installer leur siège dans un paradis fiscal pour échapper aux lois, règlements, taxes et impôts en usage dans leurs pays d’origine, faire assurer les tâches de secrétariat et de gestion dans les pays du Tiers-monde grâce au télétravail...

Un seul souci, une priorité absolue : que le capital rapporte de l’argent à ceux qui le possèdent.

Les investisseurs internationaux
ont désormais plus de pouvoir
que les décideurs politiques.

Le résultat est que les investisseurs financiers, dont la puissance est bâtie sur ces entreprises multinationales travaillant pour eux, ont désormais plus de pouvoir que les hommes politiques qui sont censés décider du sort des états-nations. Indifférents aux besoins sociaux, dont ils ne sont pas responsables, ils mettent au point leur propre politique, au cours de colloques à huis clos, comme celui qui a lieu chaque année à Davos, puis ils l’imposent aux gouvernements, par l’intermédiaire du FMI ou de la Banque Mondiale, et par des pressions telles que celles qui ont abouti aux clauses du traité de Maastricht (critères de convergence) visant à la réduction des dépenses sociales.

Dans un environnement aussi étroitement verrouillé, qui s’oppose à toute croissance et où les “dégraissages” signifient profits, quelle peut être la marge de manœuvre laissée aux responsables politiques, même dans les pays démocra-tiques ?

Tous cherchent à s’accommoder du carcan imposé et n’imaginent que des réformes à l’intérieur des limites comptables fixées, qu’ils décrivent eux-mêmes comme des “contraintes extérieures”, comme s’il s’agissait de lois de la nature, incontournables.

L’imagination est verrouillée.

Comment, où, créer alors de nouveaux emplois ? Pas dans la production, bien sûr, puisqu’elle en a de moins en moins besoin. Peut-être quelques uns dans les services ? Mais leur petit nombre et leur qualité ne permettra pas de réduire le taux de chômage et encore moins le nombre des exclus. Par contre, on pourrait en créer en grand nombre dans ce qu’on appelle depuis peu le secteur social. Leur utilité est apparue avec le développement de la misère et de l’exclusion. De tels emplois sont même de plus en plus nécessaires. Mais il s’agit d’emplois qui ne sont pas financièrement rentables et donc il ne faut pas compter sur les entreprises capitalistes pour les créer.

L’entreprise capitaliste
ne crée
que des emplois rentables.

Soyons lucides, l’entreprise capitaliste, qui assure la distribution du pouvoir d’achat en payant ses fournisseurs et ses salariés, ne peut créer que des emplois destinés à produire des biens ou services qu’elle peut vendre avec profit. Elle ne crée donc que des emplois marchands. Les emplois d’utilité sociale ne peuvent donc être financés que par redistribution, donc par l’État ou les collectivités locales.

Redistribuer le travail ?

Une autre voie envisagée pour réduire la “fracture sociale” consiste à essayer de réintégrer dans le monde du travail un certain nombre d’exclus, en mettant en œuvre des politiques de partage du travail. Cela passe par la réduction progressive de la durée du travail. Mais là n’est pas non plus la solution, car la raison d’être de l’entreprise capitaliste est d’augmenter ses bénéfices, donc de diminuer sa charge salariale. Dans ces conditions, même mieux répartie, entre un nombre plus grand de salariés, la masse salariale totale sera vite insuffisante pour assurer un niveau correct de rémunération D’autant plus que la diminution de la masse salariale totale étant aussi un des moteurs du système, les entreprises ne se privent pas de remplacer l’homme par la machine dans la plupart des processus de production. D’où ralentissement de la consommation, et, corrolairement, de la production, et finalement nouvelle aggravation du chômage. Pour que la diminution de la durée du travail puisse améliorer la situation, il faudrait qu’elle se fasse sans réduction des salaires, ce qui s’oppose à la rentabilité des entreprises. Elle n’est donc envisageable que si le temps de travail supprimé est payé par redistribution, c’est à dire encore une fois par l’État ou les collectivités locales.

L’allocation universelle ?

Des associations, en France et en Europe, luttent pour plus de justice sociale. Elles réclament notamment qu’une allocation minimum soit versée à tous, par l’état, sans enquête préalable discriminatoire et humiliante, sans aucune contrepartie. Mais comme elles n’envisagent pas de remettre en cause les méthodes actuelles de création monétaire, elles ont calculé qu’aujourd’hui, le montant de cette allocation par redistribution, en particulier des aides au chômage, serait, en France, de l’ordre de 300 F par mois ! C’est dérisoire !

Déshabiller Pierre
pour habiller Paul
ne satisfait personne.

Ainsi donc, depuis des décennies, dans le cadre de la redistribution, tout a été essayé. Il s’agit toujours de reprendre sous forme d’impôts ou taxes diverses de quoi aider ceux que l’absence d’emploi plonge dans la misère. Mais quelle que soit l’imagination déployée pour inventer de nouvelles formes à ces mesures, cette redistribution n’est pas la solution. Elle ne peut satisfaire personne. Ni ceux qui se trouvent lésés parce qu’on leur reprend ce qu’ils estiment avoir légitimement gagné en occupant un emploi qui leur demande de plus en plus de zèle pour le conserver. Ni ceux qui se voient empêchés, faute d’emploi, de montrer leur talent et qui se sentent assistés, traités comme des bons à rien. Ni bien entendu les entreprises qui, si on leur fait valoir qu’ayant augmenté leurs bénéfices, elles peuvent se montrer “citoyennes”, répliquent que cela compromettrait leur compétitivité et menacent de se “délocaliser”.

La redistribution,
est à terme,
vouée à l’échec.

Alors même que les besoins en aides financières et sociales s’accroissent, le pouvoir d’achat total des ménages diminue constamment quelle que soit sa répartition. Comment, dans ces conditions, espérer faire des progrès, financer des recherches de plus en plus coûteuses, prendre en charge une population qui vieillit et... limiter le développement de la violence ?

Mais les effets de la logique capitaliste ne se limitent pas à un taux de chômage croissant qu’aucune reprise économique ne viendra faire vraiment baisser. Ils ne se limitent pas non plus à la délinquance et à la violence qui se développent sous toutes les formes. Ni au mépris de toute morale chez les dealers de drogue. Ses méfaits sont aussi pernicieux à l’échelle de la morale individuelle. On peut en trouver mille exemples édifiants.

Le souci de gagner de l’argent
fait oublier toute morale.

On pense d’abord, bien sûr, aux scandales de plus en plus fréquents qui dévoilent ici et là, mais dans tous les pays, la façon dont des responsables publics ou privés ont détourné des biens sociaux. Dans la plupart des pays “équipés” a éclaté une affaire du sang contaminé : plutôt que détruire un sang douteux, ce qui aurait fait perdre de l’argent au centre de transfusion qu’ils géraient, des hommes ont préféré transmettre des maladies mortelles. L’affaire dite de la vache folle a dévoilé des comportements semblables. Le détournement de fonds charitablement versés pour la recherche contre le cancer vient de donner un exemple spectaculaire de la façon dont l’appât de l’argent supplante toute morale. Et on sait bien que, depuis longtemps, les pays riches écoulent dans le Tiers monde les produits de mauvaise qualité qu’ils ne peuvent vendre chez eux, ou les déchets qu’ils savent dangereux. Un autre exemple, récemment révèlé en France, de cette logique qui fait passer l’intérêt capitaliste avant la vie, est celui de l’amiante : il y a quelques années, quand les milieux médicaux ont montré que inhalation d’amiante créait un risque certain de cancer, les industriels du secteur, avec l’accord des pouvoirs publics, ont mis en place un comité, présentant apparemment toutes les garanties de l’objectivité, pour conforter dans l’opinion publique l’idée que l’utilisation de l’amiante ne présentait aucun danger sérieux. Il fallait sauvegarder les intérêts des fournisseurs et des industriels de l’amiante. On peut trouver une quantité d’autres exemples, dont le comportement de patrons d’entreprises de transports routiers, qui, pour faire des bénéfices, exploitent leurs chauffeurs, les paient mal, leur imposent d’insupportables conditions de travail et font courir des dangers permanents sur les routes, puis exercent un chantage pour obtenir des avantages fiscaux du gouvernement, etc.

Bref, c’est le problème de tous les lobbies dont la raison d’être est d’accroître les bénéfices financiers de leurs mandants au mépris de l’intérêt général et même de la santé.

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Un postulat faux

décembre 1996

Il ne faut pas s’attendre à voir disparaître de tels comportements tant qu’on continuera à croire le postulat sur lequel est fondé le système libéral : l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers ; laissez faire, laissez passer, le marché trouvera tout naturellement la meilleure solution pour tous.

Nous sommes victimes
d’un postulat qui est faux.
Le marché ne trouve pas
naturellement la meilleure
solution pour tous.

La preuve est amplement établie que ce postulat est faux. Il ne s’agit pas, pour autant, de jeter l’anathème sur des hommes, qu’ils soient financiers, marchands, médecins, responsables politiques ou banquiers, mais de montrer que nous sommes tous victimes d’une logique qu’on n’ose pas remettre en question, alors que les faits prouvent qu’elle est devenue nocive, dramatiquement et partout. Il faut en prendre conscience avant qu’il ne soit trop tard.

Laissez faire, laissez passer !
La façon la plus sûre
de voir la fraude se développer !

Mais c’est d’autant plus difficile que, d’une part cette logique nous imprègne à tous les niveaux de la vie quotidienne et dès notre plus jeune âge au point qu’elle semble faire partie de l’ordre naturel, et que, d’autre part, les expériences qui ont été faites hors de cette logique ont été tout aussi catastrophiques sur le plan humain.

Il faut trouver une troisième voie.
N’espérons pas changer la nature humaine,
supprimons les moyens de frauder.

Pour que la recherche du profit ne puisse plus bafouer les lois établies démocratiquement, pour que la richesse d’un pays soit produite et partagée en toute justice, il faut que l’instrument financier soit soumis au pouvoir politique. Or l’instrument du pouvoir financier, c’est la monnaie. C’est donc sur elle qu’il faut agir, et pour cela, comprendre ses défauts pour les corriger.

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Où est le défaut du mécanisme ?

décembre 1996

Par quel mécanisme cet outil, dont l’invention et l’utilité apparaissent pourtant évidentes, est il devenu l’instrument de l’injustice ? La réponse saute aux yeux dès qu’on y réfléchit. La voici, à l’aide d’une image et de quelques chiffres.

L’argent fait boule de neige.
Laissez faire, laissez passer,
la boule va devenir énorme.

L’image est celle de la boule de neige. Faites une toute petite boule de neige et laissez-la glisser toute seule sur une bonne pente. Elle va devenir de plus en plus grosse, ramassant autour d’elle la neige de son chemin. Parce qu’il y a dans la constitution physique de la neige des forces qui permettent aux molécules de glace de s’agglutiner, de sorte qu’en laissant faire, en laissant passer la boule, elle va naturellement devenir énorme. Il en est de même pour la monnaie capitaliste : par la façon dont elle se constitue, elle a la propriété de s’accumuler. L’argent va à l’argent, dit la sagesse populaire. D’ailleurs, on ne prête qu’aux riches et les banques n’ouvrent de crédits qu’avec l’assurance d’en tirer un intérêt. Dès sa création, la monnaie capitaliste est conçue pour attirer l’argent :

Quelques chiffres donnent une idée plus précise de cette accumulation de l’argent dans la sphère financière.

En 1992, le montant total des exportations dans le monde a été en moyenne de 10 milliards de dollars par jour. Dans le même temps, les transactions sur les marchés des changes se sont élevés, en moyenne également, à 900 milliards de dollars par jour.

La bulle spéculative peut donc être estimée à 90 fois
le montant des exportations
de l’économie réelle.

La somme des transactions financières en UNE seule journée est beaucoup plus élevée que la totalité des réserves de TOUTES les banques centrales, qui est de 693 milliards de dollars.

Nouveau chiffre, plus récent : les transactions financières des pays du G7 sont passées de 35 % du PIB en 1985 à 140 % dix ans plus tard.

Ces chiffres montrent à l’évidence que l’économie financière n’a presque plus rien à voir avec l’économie réelle, celle qui crée les richesses, des biens et des services. C’est donc cette faculté d’accumulation, inhérente à la nature de la monnaie capitaliste, qu’il faut supprimer.

L’essentiel (85%) de la masse monétaire (M1) n’est pas créé par l’état,
dont c’est, pourtant, le droit régalien.
Ce privilège a été arbitrairement abandonné aux banques de crédit.
Contrairement à une idée fort répandue, ces banques “de second rang”
ne se contentent pas de prêter aux uns ce que d’autres ont déposé chez elles.
Elles créent l’argent ex nihilo, sous forme de dettes
et en retirent un intérêt quand leurs clients remboursent leur dette.

C’est ainsi que le choix des investissements
est basé exclusivement sur la rentabilité.

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La logique distributive

décembre 1996

L’économie distributive s’inscrit dans le cadre d’une économie d’abondance, rendue possible par les progrès des sciences et des techniques. Ce n’est pas pour autant une économie de gaspillage, car, faisant passer les intérêts humains avant les impératifs financiers, elle se développe dans le respect de l’environnement en gérant écologiquement les ressources naturelles et humaines.

Pourquoi s’obstiner à indexer les revenus des ménages sur le travail,
donc les faire inexorablement diminuer,
au lieu de les indexer sur la production,
qui peut croître ?

L’économie distributrive s’impose dès lors qu’il n’est plus possible de maintenir le lien - le salaire - qui attache l’une à l’autre deux grandeurs, dont l’une - la production - croît désormais à volonté, tandis que l’autre - l’emploi nécessaire à cette production - ne cesse de diminuer au rythme des progrès scientifiques.

Ce lien a beau être élastique, il est en train de casser.

Il faut donc partager les richesses produites et partager aussi les tâches qui restent nécessaires pour les produire.

Pour cela, trois propositions :

1. Le partage des richesses s’effectue par la distribution d’un revenu
auquel chacun a droit de sa naissance à sa mort : le revenu social.
2. Le partage des tâches est un devoir
que chacun doit effectuer, selon ses compétences,
et dont on peut prévoir qu’il s’allègera au rythme des progrès scientifiques.
à ce devoir J.Duboin avait donné le nom de service social.
Comme cette expression a pris depuis un autre sens, on peut le remplacer par service civil.
3. Bien qu’elles ne progressent plus dans le même sens,
richesses et tâches ne sont pas indépendantes,
puisque les richesses sont produites pour être consommées.
Pour réaliser l’équilibre entre production et consommation,
la gestion distributive utilise
une monnaie de consommation gagée sur la production.

Les modalités de fonctionnement, qui doivent pouvoir évoluer pour s’adapter à de nouveaux moyens, varier en fonction des besoins, voire même des régions, et les institutions nécessaires à leur mise en œuvre peuvent, prendre différents aspects. Il va de soi que ce sont les gens concernés qui devront eux-mêmes en décider.

Quelles que soient ces modalités, les principes sur lesquels repose l’économie distributive ouvrent des perspectives qui sont diamètralement opposées aux effets pervers de l’organisation capitaliste. Revoyons quelques aspects.

Un droit :
le revenu social

L’attribution d’un revenu social à chacun dès sa naissance est la reconnaissance du fait que tout individu qui nait aujourd’hui arrive dans un monde où la richesse est produite, non plus exclusivement à la sueur du front des vivants actifs, mais pour une part prépondérante, par des machines automatisées qui fonctionnent grâce aux connaissances accumulées par toutes les générations précédentes. Ce revenu, qui doit permettre aux générations qui viennent de disposer de ressources économiques suffisantes pour que chacun puisse s’épanouir selon ses aspirations et ses talents, pourvu, bien entendu, que cette liberté n’empiète pas sur celle d’autrui, est donc l’usufruit d’un patrimoine commun. L’économie distributive met ainsi fin à la misère.

Un devoir :
partage du travail.

Elle réalise le partage du travail et aussi la diminution automatique de la durée légale du travail au rythme du développement de nouvelles technologies, ce mythe dont on parle aujourd’hui sans pouvoir le réaliser. Quand une entreprise s’automatise, elle contribue à la baisse du service civil et, quand elle accroît ainsi sa production, elle accroît du même coup le pouvoir d’achat général. Il n’y a donc plus opposition entre l’intérêt des ménages et celui des entreprises. Le chômage n’est plus une catastrophe, c’est du temps libéré que chacun peut consacrer aux activités de son choix. La grande relève ne méne plus vers l’exclusion, elle devient, pour tous, une libération [1] du travail contraint.

Libération
et non plus exclusion.

En se libérant ainsi de l’aliénation du travail de production, la société va pouvoir consacrer de plus en plus de son temps et de ses moyens aux activités qui lui permettent de se développer : l’éducation, la formation, la recherche, la santé, l’art. Le niveau général de la culture, dans ces conditions, ne peut que s’élever... Et il ne s’agit pas là de culture "commerciale".

Aujourd’hui, dés l’enfance, les gens sont mis en condition pour devenir agressifs et égoïstes parce qu’il faut être le premier quand il n’y a de place que pour le meilleur. à cette compétition sauvage l’économie des besoins substitue des relations conviviales dans une société où chacun peut choisir sa place. L’éducation change alors complètement d’objectif. Il ne s’agit plus de former de jeunes loups, mais des hommes et des femmes équilibrés, que les éducateurs peuvent aider à se déterminer, à découvrir leurs dons et leurs aspirations. Et on peut miser sur la diversité de la nature humaine et sur les moyens modernes de formation pour être assuré que toute tâche nécessaire trouve les compétences qu’elle requiert.

La fin du secret
en matière économique.

La monnaie distributive n’est plus qu’un pouvoir d’achat de biens et de services. Les comptes ne peuvent être alimentés que par les organismes officiels auxquels revient le droit de création monétaire. Il ne peut donc plus y avoir d’argent sale : la monnaie n’est plus anonyme. C’est sans doute la fin du secret dans toute l’économie, et c’est la fin des fortunes basées sur les trafics, comme celui de la drogue, des détournements de fonds et autres abus de biens sociaux tels que ceux qui défraient, presque quotidiennement, la chronique depuis que le capitalisme néo-libéral et ses dérèglementations laissent à penser certains responsables que tout leur est permis. Assurer la tâche dont on a pris la responsabilité n’est plus le moyen de s’enrichir au détriment des autres, voire au mépris de leur santé, c’est un devoir envers eux.

Et c’est ainsi que les hommes, et les femmes au même titre, bien évidemment, pourront devenir les artisans de leur évolution, sans en laisser le soin à “la main invisible du marché”, et qu’ils pourront transformer les progrès de leurs savoir-faire en véritable progrès social.

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[1] Titre d’un ouvrage de J.Duboin paru en 1937 chez Grasset, puis d’un journal "distributiste" qui a paru pendant plusieurs années.

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Vers la percolation

décembre 1996

Pendant des années, et notamment pendant les Trente Glorieuses, on a pu espérer que, par le biais de “l’état-Providence”, arraché par de longues et courageuses luttes sociales, le capitalisme évoluait vers l’économie distributive. Mais, confronté à la baisse importante des profits, baisse due à l’abondance, le néolibéralisme a brutalement réagi, sous l’impulsion anglo-saxonne, par une déréglementation générale, la mondialisation des marchés et la réduction des budgets sociaux et des services. Le résultat est édifiant : chaque minute, le monde compte, en moyenne, 47 laissés-pour-compte de plus (25 millions de plus par an). Pourtant, quelques bonnes volontés, tentent, obstinément mais vainement, en cherchant des solutions à l’intérieur même du système, d’arrêter le processus hémorragique qui engendre cette misère galopante dans un monde riche. C’est ainsi que les sociaux-démocrates, les démocrates-chrétiens, les socialistes, proposent des politiques de redistribution destinées à corriger les effets les plus pervers du système. Mais, toutes ces politiques, quels que soient les gouvernements qui les ont mises en œuvre, ont été des échecs, comme le montrent à l’évidence l’augmentation croissante du chômage, l’extension de l’exclusion, l’invasion de la drogue, l’accroissement de la criminalité, la multiplication des conflits,...

Nous l’avons montré, il ne peut en être autrement parce que ces réformes ne s’attaquent qu’aux effets et non à la cause.

Comment en sortir ?

Il est de moins en moins probable que ce soit à l’issue d’un “grand soir”, qui verrait, comme par enchantement, les gens venir spontanément à une économie qui fasse de l’homme sa préoccupation principale.

Alors il faut sans relâche faire entendre notre voix de plus en plus fort, partout, auprès des média (malgré leur conditionnement par la “pensée unique”), auprès des hommes politiques, des clubs de réflexion, des associations au niveau local, régional, national, européen.

Sans leur présenter d’emblée l’économie distributive comme la panacée ou la condition sine qua non pour sortir de la crise, il faut en priorité convaincre que la monnaie n’est pas un tabou et qu’elle n’est pas régie par une loi fondamentale de la nature.

Nous ne sommes pas seuls dans ce combat de démystification. Tout récemment le livre de Nadine Forrester L’horreur économique” [1], qui connaît un très grand succès auprès du public, vient relayer notre action d’information. Sur le plan plus technique de la monnaie, il faut citer, bien que nous n’épousions pas l’ensemble de ses points de vue, le travail que fait l’association Chômage et monnaie [2], qui , obstinément, fait campagne auprès des hommes politiques, des responsables financiers, des journalistes pour leur faire comprendre qu’il faut « redonner aux autorités monétaires le pouvoir de battre monnaie qu’elles ont, dans notre pays, totalement perdu en 1973 ». Entre autres choses, l’association propose que, pour augmenter l’activité et diminuer ainsi le chômage, « la banque de France approvisionne suffisamment la monnaie en circulation ». Dans le même esprit, J-N Jeanneney demande au gouvernement de créditer sans condition chaque Français de 2.000 francs de façon à relancer la consommation, quitte à renouveler l’opération un peu plus tard, s’il le faut. En Espagne, des idées de ce genre ont déjà été avancées par Agusti Chalaux (Centre J.Bardinas, Barcelone).

Au plan local, un peu partout se développent des expériences d’économie parallèle, telles que les LETS en Grande Bretagne et au Canada, les SEL en France, des réseaux d’échanges réciproques de savoirs ... qui, le plus souvent sans aller jusqu’au bout de leur contestation, remettent en cause les règles du système dominant. La multiplication des initiatives de ce type, les réflexions que mènent des associations comme la Maison Grenelle, Europe 99, le Progrès pour l’Homme, les Périphériques vous parlent, et bien d’autres, sans oublier les actions entreprises au plan culturel, par exemple par le Théâtre 95 à Cergy Pontoise, ou par Ch.Delmotte en Belgique, témoignent de la grande percolation qui est en train de se préparer.

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[1] chez Fayard, 1996.

[2] 26 rue de la Crête 17110 Saint-Georges de Didonne

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Annexe

Le contrat civique

pour instituer la démocratie en économie
par M.-L. DUBOIN
décembre 1996

Comment déterminer le service civique que doit accomplir tout individu pour remplir son devoir de citoyen ?

On peut imaginer que ce temps de service est calculé par l’Institut des statistiques et des études économiques, pour que le travail “contraint” soit justement réparti entre tous et pourvoir aux besoins de l’économie : au niveau de la région, par secteur professionnel, par vie humaine. Dans ce contexte, les décisions économiques sont prises à partir de ces statistiques et études prospectives qui chiffrent les besoins, les moyens, les quantités à produire (incluant les exportations destinées à équilibrer les contrats d’importation) et les services nécessaires.

Le budget général est établi à partir de ces estimations de la production mise en chantier.

Côté “dépenses”, la première ligne de ce budget concerne les services publics et les équipements, une autre chiffre les investissements décidés, et le reste constitue la masse des revenus disponibles, donc à distribuer entre les citoyens pour acheter la production prévue.

On peut alors discuter pour savoir comment en est faite la répartition, quelle est la part des jeunes, quelle est celle des actifs et comment celle-ci varie en fonction de l’activité puis après cessation d’activité. D’autres propositions ont été faites, consistant à fixer arbitrairement (par continuité) les revenus, et de laisser le marché ajuster l’offre et la demande par les prix.

Dans tous les cas il n’y a ni impôts ni taxes puisque les besoins publics sont financés, comme les revenus, par création de la monnaie de consommation correspondante. Il va de soi qu’il s’agit d’une monnaie dématérialisée, versée sur un compte que seul un organisme officiel peut alimenter et qui est débité lors de tout achat. à échéance, on fait le bilan, et on tient compte du résultat pour mieux prévoir le budget suivant.

On peut aussi imaginer une façon de procéder, beaucoup plus souple, plus individualisée et décentralisée, non autoritaire mais gérée toujours de façon à adapter l’économie aux besoins des gens : le contrat civique. La proposition en a été faite11 en cherchant comment définir et mettre en œuvre une véritable démocratie économique et sociale. Cette organisation présente en plus la souplesse nécessaire pour répondre à la complexité et aux incertitudes de notre temps.

Voici, en quelques mots pour lancer le débat, comment on peut imaginer le fonctionnement de l’économie d’une région sur la base du contrat civique, en économie distributive.

La gestion de la production de biens et de services et la gestion de l’activité des personnes sont coordonnées par une même institution, qui remplace à la fois le Parlement (ou le conseil régional, ou le conseil municipal, selon le niveau administratif) et les instituts actuels de crédits. Donnons-lui le nom de conseil économique et social (CES), la Constitution devra définir comment seront formés ces conseils, qui seront vraiment le siège de la démocratie puisque les décisions qui en émaneront seront à la fois de politique générale, d’ordre économique et d’intérêt social. Il faudra que les débats en soient publics. On cherchera le meilleur dosage de leurs membres entre des élus, des experts, des citoyens plus ou moins concernés, sollicités selon les besoins, voire tirés au sort comme des jurés ou simplement volontaires pour suivre sérieusement les débats.

La charge de ces conseils est donc double. Pour gérer l’activité des personnes, il leur appartient d’examiner, de débattre et de décider des contrats civiques présentés par les citoyens de leur ressort. Et ils se basent sur les contrats civiques acceptés pour établir leurs budgets et gérer l’économie. Ainsi, par le choix des projets, les CES sont en mesure d’orienter la production en fonction des besoins réels et des moyens disponibles. Ils peuvent même décider de lancer, à l’essai, de nouvelles activités, et juger de leur utilité, de leur succés auprès du public, sans référence à une rentabilité financière.

Le contrat civique est donc le rouage de la démocratie en économie, conciliant l’individualisme et la responsabilité de chacun avec la prospérité de l’ensemble de la société.

C’est par son contrat civique que tout individu adulte peut définir quelles activités il se propose d’avoir pendant une période donnée, quelle sera sa production, quels moyens il lui faut pour la réaliser et, éventuellement, s’il a des arguments à faire valoir (intérêt général, dévouement, pénibilité, talent particulier, longue expérience), quel supplément de revenu (par rapport au revenu de base) il demande. On peut imaginer que, s’il demande des installations spéciales et coûteuses, il lui soit demandé d’en prévoir la transformation en cas d’échec.

Après avoir été largement publiée, la proposition de contrat est débattue publiquement, éventuellement amendée puis acceptée ou rejetée, en présence, dans la mesure du possible, des personnes concernées par les activités proposées. On peut imaginer pour cela que chaque CES s’assure, suivant les cas, de l’avis de professionnels dans le domaine d’activité concerné, de spécialistes de l’environnement, ou de l’urbanisme ou de médecins, et, dans presque tous les cas, de quelques uns des usagers, c’est-à-dire de clients ayant déjà eu affaire au proposant ou de ceux qui seront à même d’acheter les biens ou les services qu’il fournira. Précisons que le CES auquel un contrat devra être soumis dépendra de l’importance du contrat, en vertu du principe de subsidiarité.

Si la proposition est refusée, le postulant continuera à recevoir le revenu de base jusqu’à ce qu’une autre proposition de sa part soit acceptée.

Si elle est acceptée, le postulant recevra du CES les moyens qu’il a demandés, et à l’issue de la période, il devra rendre compte de la façon dont il l’a exécutée, et joindre ce rapport, pour information, à toute nouvelle proposition.

C’est par l’acceptation de son contrat civique qu’un individu est reconnu comme citoyen, au sens plein du terme. Un tel contrat lui donne les moyens d’organiser sa vie en alternant à volonté les périodes pendant lesquelles il accomplit son service civique, soit en participant à la production générale, soit en acceptant des responsabilités politiques, culturelles ou sociales, avec les périodes de formation ou de perfectionnement qui l’intéressent, avec les périodes pendant lesquelles il décide de ne s’occuper que de lui-même ou d’un parent, de voyager, de se cultiver, à loisir.

On peut imaginer toutes sortes de contrats, qu’il sera évidemment plus ou moins facile de faire accepter. Un contrat donné pourra programmer plusieurs activités différentes sur une année.

Bien sûr, il sera possible de présenter des contrats groupés, par exemple ceux des membres d’une entreprise qui tourne et qui ne seront qu’une simple formalité, mais, remplaçant toutes les paperasseries actuelles, elles permettront de comptabliser le temps de travail et la production, de prévoir des transformations, de négocier des augmentations de revenus. Des offres de contrats pourront être publiées, équivalentes aux offres d’emploi d’hier. Des citoyens ayant acquis une certaine expérience pourront proposer que leur “service” consiste à... faire œuvre de sages citoyens en étudiant des propositions de contrats dans leur spécialité, en conseillant leurs auteurs, ou de sièger pendant une certaine période, ou pour certains types de propositions, dans un CES. On peut imaginer les contrats de chercheurs, dans tous les domaines de la science, de romanciers, d’artistes, de sportifs, qui, tous feront valoir leur compétence, et en apportant témoignage de leur talent ou de leur notoriété, pourront être de plus en plus exigents. Mais on peut douter qu’une assemblée démocratique vote l’attribution à l’un d’eux de revenus plusieurs millions de fois plus élevés que le revenu de base !

Le montant de ce revenu de base doit résulter d’un choix politique débattu à grande échelle, car on voit mal ce montant varier d’un village à l’autre. Il est probable qu’on décidera d’un pourcentage entre masse de base et masse contractuelle. Si l’Assemblée régionale estime que l’activité doit être stimulée, elle décide de diminuer la part des revenus de base (ou seulement celle des adultes) et de mettre plus dans les contrats pour stimuler des demandes d’activité. Elle peut inversement augmenter le revenu de base, si le rythme de l’activité est jugé bon. Il n’y a plus de course vers une croissance mythique, mais la recherche permanente d’un optimum. Enfin n’oublions pas les possibilités que nous apporte l’informatique. Les grandes places boursières ont mis au point des programmes fournir instantanément, à l’échelle de la planète, des indicateurs pertinents. Leur adaptation permettra les ajustements nécessaires des comptes.