La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1119 - avril 2011

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N° 1119 - avril 2011

Il urge d’inventer la démocratie    (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin constate, en commentant sa lecture de quelques ouvrages récents, que se répand de plus en plus la volonté de s’affranchir de la dictature de l’argent capitaliste.

L’exemple de Madison   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon s’aperçoit qu’aux États-Unis aussi, la lutte se développe : il s’intéresse aux grandes manifestations des travailleurs du Wisconsin défendant leurs droits menacés par la volonté du gouverneur de faire passer en force une “réforme budgétaire”.

Avec du blé, … on fait de l’oseille !   (Afficher article seul)

Éloi Leymarie décrit les conséquences de la spéculation sur les marchés de denrées alimentaires, celui du blé en particulier.

Réplique à mon banquier   (Afficher article seul)

Mme X, 86 ans, répond, du tac au tac, à une lettre qu’elle a reçue de sa banque.

L’appel de Dakar   (Afficher article seul)

Essentiel du texte de l’appel lancé au forum social mondial de Dakar contre l’accaparement de milliers d’hectares de terres cultivables, qui ôte à la population ses moyens de survivre.

II. Changement climatique : De la controverse au débat démocratique    (Afficher article seul)

Pour Guy Evrard, la controverse sur la réalité du changement climatique occulte un véritable débat sur la responsabilité du libéralisme économique et du modèle productiviste.

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Il urge d’inventer la démocratie

par M.-L. DUBOIN
avril 2011

Ni la montée, énorme, du nombre d’abstensions, ni celle des votes FN aux élections cantonales, ne doivent étonner. D’abord la “gauche de gouvernement” a profondément déçu, depuis 1984, quand elle s’est soumise aux impératifs du capitalisme. Car c’est elle qui a commencé les privatisations en série et les remises en question de progrès sociaux qu’on pouvait croire acquis. La déception a peut-être été encore plus évidente quand elle a soutenu le projet de traité constitutionnel européen qui imposait une Europe bâtie sur la rivalité, cette “compétitivité du marché libre et non faussé”, contre la volonté des peuples, pourtant clairement exprimée par référendum. La droite ensuite a fait bien pire encore, et le comble semble atteint, avec Sarkozy aux commandes.

La majorité absolue des électeurs a donc choisi de s’abstenir. Mais, hélas, une proportion croissante des autres a cru faire un “vote-sanction”, oubliant, dans une totale inconscience, à quoi mènent le racisme, le sectarisme et la xénophobie qui constituent toujours le socle sur lequel est bâti le parti d’extrême-droite français.

Et ainsi, on n’aura pas entendu ce que propose une nouvelle gauche, qui se cherche, et que les médias ont d’autant plus facilement réussi à occulter qu’elle n’a pas le culte de la “vedette” qui éblouit par de belles promesses.

Dans cet engrenage funeste, c’est la démocratie qui apparaît encore plus gravement malade, alors même que la seule issue possible à la crise totale, financière, économique, sociale, écologique, c’est bien que les citoyens retrouvent le vrai pouvoir, celui de décider de leur sort.

Notre République a eu, jadis, une certaine avance en ce domaine… Avons-nous rétrogradé au point de bientôt devoir passer le flambeau à des peuples qu’on disait “en développement”, ou “moins avancés” ?

D’urgence, partout, c’est la démocratie qu’il faut sauver. La réflexion à ce sujet est fondamentale, et depuis longtemps, pour La Grande Relève, Guy Evrard y revient encore dans ce numéro, à propos du changement climatique, et nous prévoyons qu’un prochain numéro spécial lui soit consacré.

Heureusement, nous ne sommes pas seuls, il semble que nombreux sont les groupes de réflexion et les associations qui l’ont compris, et qu’ainsi beaucoup de combats convergent.

Je m’en aperçois, par exemple, par des livres que j’ai lus récemment et que j’aimerais recommander.

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Publié par le mouvement Utopia et préfacé par Edwy Plenel, il y a d’abord eu Réinventer la politique avec Hannah Arendt, un petit livre mais un gros travail accompli par Thierry Ternisien d’Ouville, pour aider à découvrir l’œuvre formidable de H.Arendt, qui se posait déjà les problèmes essentiels que nous devrions aborder, tels que, par exemple : Quelles forces sans contrôle ont déchaîné l’action de l’homme sur la nature ? Savons-nous encore distinguer le public et le privé ? Comment développer notre capacité à rénover le monde ou à le remettre en place ? Existe-t-il encore aujourd’hui des risques de totalitarisme ? Où se situent-ils ? L’un des ouvrages les plus importants de Arendt, bien qu’ils le soient tous, étant peut-être The Human condition (= La condition de l’homme moderne), l’auteur s’y attache particulièrement, en insistant sur la distinction qu’elle fait entre les trois activités humaines fondamentales que sont travail, œuvre et action. Et il conclut de son étude que ce qu’il faut surtout retenir de l’itinéraire de ce “penseur des temps sombres” c’est une triple exigence : l’obsession de comprendre, le lien indéflectible entre l’action et la pensée, et le souci de penser par soi-même et en relation avec le monde.

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On croit aujourd’hui que disposer comme bon nous semble de notre temps libre est naturel. C’est oublier d’abord qu’en 1850 le travail occupait 70% du temps de vie éveillée, qu’il n’en prenait déjà plus que 18% en 1980 et qu’il a encore baissé depuis. C’est ensuite méconnaître tout ce qui a été fait pour que nous ne soyons pas libres, en fait, de l’utiliser à notre convenance. Il faut lire l’ouvrage collectif coordonné par Alain Corbin, L’avènement des loisirs (1850-1960) pour le découvrir [1]. Ce n’est pas sans arrière pensée que l’adage selon lequel l’oisiveté serait mère de tous les vices a été savamment exploité… Le pêcheur solitaire qui avait ses propres “trucs” pour appâter le goujon ne gênait personne, mais ne rapportait guère non plus. Alors que la pêche sportive, qui demande un tout autre équipement, est commercialement beaucoup plus intéressante. Pour les auteurs, « au lendemain de la victoire des Alliés (1919) triomphe un loisir-marchandise perçu, avant tout, comme un temps disponible pour la consommation ».

Ce combat pour la “libéralisation” du temps libre est rejoint et complété par celui de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, qui, en 1995, publiait chez Desclée de Brouwer Pour la gratuité [2]. Rééditant cet essai pour le compléter, il l’introduit par cette citation d’un ancien ministre de la culture chiraquien, Renaud Donnedieu de Vabres : « J’ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité », qui en dit long sur l’horreur qu’est pour certains l’idée que la gratuité pourrait s’étendre ! L’auteur s’attache à montrer quels enjeux de civilisation couvent sous la question de la gratuité qu’il présente comme une frontiére de l’empire marchand, et fait une analyse approfondie tant des fausses gratuités (les journaux dits gratuits par exemple) que des gratuités socialement organisées (qui sont payées au prix du marché par les contribuables). Il dénonce avec d’excellents arguments aussi bien les méfaits de l’extension du financement local de l’enseignement que ceux de la part de plus en plus grande qu’accaparent les compagnies d’assurance, en particulier lorsqu’elles sont intéressées sur les compléments de frais de santé : le consommateur est incité à faire une “bonne affaire”, au prix de toute solidarité avec les plus fragiles. Il faut lire sa condamnation du salariat et du “lavage de cerveau“ exercé sur le salarié pour obtenir de lui qu’il épouse l’intérêt de son employeur.

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Autre réédition, dans la collection Les Increvables des éditions du Sextant, celle d’une conférence sur l’anarchie prononcée en 1894 [3], à Bruxelles, par l’un des plus grands géographes français, Élisée Reclus, qui, pour défendre une société sans chef (ce qui est la définition de l’anarchie), posait à son auditoire cette question pleine d’humanité :« Qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin, et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ? ». Cette réédition est complétée par un cri du cœur, celui d’Isabelle Pivert, Et maintenant ? qui rappelle que si, au cours du XXème siècle, nos sociétés ont progressé sur la voie de la liberté, de l’égalité et de l’entraide, qui sont à la base de la pensée anarchique, il n’en est, hélas, plus de même aujourd’hui. Ayant observé comment fonctionne la société capitaliste (elle a publié ses entretiens avec des décideurs et avec des licencieurs, et ils sont édifiants), elle constate qu’« en deux décennies, …peu à peu, insidieusement, la peur remplaçant l’esprit de liberté, la soumission et la domination remplaçant l’idée d’égalité, le tous contre tous ou le chacun pour soi remplaçant la solidarité », toutes les règles du jeu ont changé… parce que nous l’avons accepté, parce que les dirigeants économiques et politiques ont failli à leurs responsabilités et sacrifient le bien commun à leurs ambitions personnelles : « de nos jours, il faut se montrer cupide, égoïste et pervers pour “réussir” ».

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Comment résister ? Que faire pour “remettre le monde à sa place,” selon l’expression de Hannah Arendt ? La réponse publiée par Les Désobéissants, J-P. Abelsohn et M. Sanders, se résume en trois mots : Désobéir à l’argent. Dans leur tout petit livre, après avoir souligné l’arbitraire de la création monétaire et ses conséquences : « le mouvement hégémonique de la finance s’en prend désormais aux derniers bastions de la gratuité et du bien commun encore soustraits aux logiques du marché. L’argent… détermine jusqu’aux aspects les plus privés de notre vie familiale ou affective », ils rappellent qu’à toutes les époques des communautés ont vécu sans se référer à l’argent, dont l’usage n’était pas nécessaire dans les villages, et qu’un très grand nombre d’expériences de monnaies alternatives ont eu pour objectif de résister à des pénuries de monnaie dues à des crises économiques. Évoquant la réussite du Familistère de Guise, conduite par J-B Godin, la création des coopératives par Robert Owen, le modèle du kibboutz, les communautés Emmaüs, de Longo Maï, de l’Arche, d’Auroville et les villages alternatifs qui fonctionnent en marge des Sommets mondiaux, ils montrent que ces expériences prouvent que le partage des richesses peut se substituer sans mal à l’échange monétaire. Ils aboutissent ainsi à « l’approche distributive » dont ils rappellent la naissance, et celle de La Grande Relève, dans les années 1930, et expliquent qu’il s’agit de remplacer l’échange marchand par la répartition démocratique des richesses produites, ceci à l’aide d’une monnaie qui n’a pas les défauts de l’argent parce qu’elle est anticapitaliste par construction : on ne peut pas l’accumuler. Leurs conclusions sont pour nous un encouragement : « Le socialisme utopique et la pensée distributiste, les réflexions d’Ivan Illich et d’André Gorz ont largement inspiré les réflexions et les actions du mouvement autogestionnaire et, plus récemment, l’économie solidaire et le courant de la décroissance… L’argent nous a volé la démocratie… on peut choisir de s’en indigner… ou passer à l’action »

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[1] éd Flammarion, 2009

[2] éd . L’Éclat, 2006

[3] éd . du Sextant, 2011

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L’exemple de Madison

par J.-P. MON
avril 2011

Les événements de Madison marquent-ils la renaissance du syndicalisme américain ?… Les médias français en ont très peu parlé, mais pendant plus de trois semaines, en février et mars, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans les rues de la capitale du Wisconsin pour protester contre le projet de loi de ”réforme budgétaire” de Scott Walker, le gouverneur républicain de cet État du Middle West des États-Unis. Ce projet est en fait une machine de guerre contre les syndicats du secteur public, notamment en supprimant leur droit de négociation collective. Il propose aussi, en autres ignominies, de mettre fin au système de retraites du Wisconsin qui est bien financé (75 milliards de dollars de réserve), bien géré, et qui verse de généreuses pensions aux retraités des services publics.

Cela ferait, bien sûr, l’affaire des assurances privées.

Vive réaction

La découverte du contenu de ce projet de loi a mis le feu aux poudres. Commencé au début de février, le mouvement de protestation initié par les travailleurs du secteur public, est rapidement monté en puissance, avec des moments forts comme la première manifestation du jeudi 17, qui mit 50.000 personnes dans les rues et, le 18 février, l’occupation du Capitole de Madison pendant six jours. Les enseignants, colonne vertébrale des manifestations, furent rapidement rejoints par les pompiers et les policiers municipaux. Les travailleurs du privé, métallurgistes, tôliers, électriciens, ouvriers du bâtiment, employés de commerce, etc. se joignirent en masse au mouvement. Tous demandaient « quand allons nous nous mettre en grève ? » Alertés par courriel vers 17 heures, les gens accoururent immédiatement. Beaucoup de parents étaient là avec leurs enfants. C’était une manifestation comme on n’en avait pas vu depuis longtemps aux États-Unis. « C’est un tournant. La colère des gens a vaincu leur peur », écrivait une journaliste [1].

Bloqué pendant les trois semaines de manifestation, le projet de loi fut sournoisement retoqué par les sénateurs républicains le 9 mars au cours d’une « véritable nuit des longs couteaux » [2]. Les sénateurs coupèrent en deux le projet de loi dont la partie financière exigeait un quorum, qui n’était pas atteint. Ils votèrent ensuite séparément les deux parties. Violant délibérément une loi de l’État qui, afin d’assurer la transparence, exige une délai de 24 heures avant la tenue d’un vote de ce type, le gouverneur fit voter la partie concernant la négociation collective qui avait provoqué l’ire des syndicats.

La constitutionalité de ce tour de passe-passe est maintenant mise en cause et devrait être examinée par la Cour suprême de justice… dont le verdict dépendra de l’élection d’un nouveau juge, progressiste ou conservateur !

En attendant, avec l’abolition de la négociation collective, d’énormes menaces planent sur les travailleurs : la privatisation des biens publics est désormais au programme. Walker prévoit ainsi la vente sans adjudication des centrales de production d’énergie de l’État. Les 37 centrales à vendre assurent le chauffage et la climatisation à bas prix des universités de l’État et des prisons. Leur vente bradée à des investisseurs privés constituerait en quelque sorte un remerciement pour les entreprises telles que Koch industries qui soutiennent financièrement les campagnes électorales de Walker. Les nouveaux acquéreurs n’auraient plus qu’à augmenter leurs tarifs pour compenser leurs investissements, et ce serait encore une fois les petits contribuables qui paieraient. Mais pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, Walker propose aussi de commencer à privatiser l’Université du Wisconsin et de vendre les forêts domaniales du Nord, riches en minéraux et bois de construction.

Bref, la démarche du gouverneur Walker est un exemple type du fonctionnement de l’économie capitaliste.

Une vue optimiste

La presse de gauche (mais oui, ça existe aux États-Unis, même si on n’en parle pas beaucoup en France) a trouvé dans les événements de Madison une raison d’espérer, comme en témoigne le Socialist Worker, en substance : si Scott Walker a, peut-être, gagné une bataille, il a allumé une guerre qui est loin d’être finie. Après le soulèvement du Wisconsin, la guerre des classes oppose maintenant deux partis comme ça n’a jamais été le cas depuis des décennies. On peut espérer que dans quelques années le succès de Walker dans son combat antisyndical paraîtra moins important que la naissance du mouvement des travailleurs auquel il a donné naissance dans tous les États-Unis. L’offensive contre la classe ouvrière se répète en effet sous différentes formes dans tous les États, provoquant maintenant des réponses comme on n’en avait pas vu depuis une génération.

Mais les rassemblements de masse n’ont pas empêché Walker de promulguer sa loi. Les travailleurs doivent maintenant dépasser le stade de la manifestation pour obliger Walker et ses supporters des milieux d’affaires à battre en retraite. On peut se demander si la colère des syndiqués de base va pousser les directions syndicales à agir. Jusqu’à présent les leaders syndicaux ont plutôt suivi le mouvement qu’ils ne l’ont dirigé. À suivre…

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[1] Lee Sustar, journaliste au Socialist Worker, 10/03/2011

[2] Michael Hudson et Jeffrey Sommers, Counterpunch, 11/03/2011.

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Avec du blé, … on fait de l’oseille !

par É. LEYMARIE
avril 2011

L’année 2008 fut particulièrement difficile pour les partisans du tout-marché. L’évolution économique opposa de tels démentis aux assertions néolibérales selon lesquelles le marché s’autorégule, que le cercle de ses détracteurs s’élargit à ceux qui l’avaient jusque là toujours soutenu. Le 25 septembre, à Toulon, Nicolas Sarkozy alla jusqu’à dire que « l’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle ». Il annonçait « la fin d’un monde », la fin de la « mondialisation heureuse » dont le rêve s’est brisé, entre autres, sur « les dérives de la finance globale » et « les émeutes de la faim ». Ces déclarations sur la finance, alors en pleine débâcle, avaient pour seul but de faire accepter à une population médusée l’énormité des plans de relance. Une telle débauche de moyens à destination des banquiers, alors même que les caisses étaient réputées vides pour le citoyen ordinaire, méritait bien un discours, même de circonstance. Quant à l’allusion aux émeutes de la faim, elle faisait référence à la crise alimentaire du printemps qui toucha dramatiquement 37 pays ayant confié une part significative de leur approvisionnement en denrées alimentaires de base aux marchés agricoles mondiaux. Avec une force inhabituelle, il apparut évident que la confrontation de l’offre et de la demande n’était pas synonyme d’abondance, d’équilibre et de stabilité, mais bien plutôt de spéculation et (donc) de famines. Le songe présidentiel avait en effet de quoi se briser net. Y aurait-il un certain nombre de biens et de services pour lesquels les “lois” du marché (sic) ne s’appliquent pas, peu, ou mal ?

La même année, ce constat d’échec du marché, un autre Président le dressait. Bill Clinton, le 23 octobre, devant l’ONU, à l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation déclarait à son tour : « Il faut que tous les gouvernements le reconnaissent, nous nous sommes trompés depuis 30 ans, moi-même quand j‘étais président. Nous avons eu tort de croire que la nourriture est comme n’importe quel autre produit dans le commerce international » [1]. L’aveu est accablant. Que s’est-il passé au juste ? L’autorégulation des marchés mondiaux devait, initialement, assurer dans les meilleures conditions l’approvisionnement des populations des pays en développement. Alors pourquoi la guerre économique de tous contre tous ne débouche-t-elle pas sur des transactions gagnant-gagnant ?

Prenons l’exemple du blé, la céréale dont le marché est le plus intégré mondialement : près de 20% de la production mondiale font l’objet d’échanges internationaux (contre seulement 5% pour le riz). Les États-Unis, le Canada, l’Union Européenne, la Russie et les pays de la mer Noire, ou encore l’Argentine et l’Australie, sont les grands bassins excédentaires. Parmi les grandes aires déficitaires, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, c’est-à-dire des pays pauvres. Que les premiers exportent s’explique par les subventions qu’ils perçoivent de leurs gouvernements. Quant aux seconds, leur important déficit ne résulte pas d’une négligence de leur part, car les grandes institutions internationales ont bâti, pierre à pierre, cette dépendance alimentaire au marché mondial.

L’Egypte par exemple. Voilà un pays de 76 millions d’habitants, en croissance soutenue (+1 million d’habitants par an), dont 40% de la population vit avec moins de 2 $ par jour. Cette pauvreté interdit toute amorce de transition alimentaire : le poids du blé demeure écrasant. À elle seule, la consommation de pain apporte entre 30 et 40% des besoins quotidiens en calories. La part du pain dans le budget domestique peut atteindre 80%. Or, l’Egypte importe 7 des 13 millions de tonnes de blé dont elle a besoin, ce qui en fait le premier importateur mondial [2]. Le choix initial, dans les années 1970, d’importer le blé d’Europe, des États-Unis et d’Australie et de privilégier en contrepartie des cultures d’exportation (fleurs, fruits et légumes) a été confirmé dans les années 1990 par toute une série de réformes initiées par la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International. Le programme d’ajustement structurel qui lui a été imposé a très largement contribué à libéraliser son agriculture, libéralisation qui, théoriquement, selon le principe des avantages comparatifs, permet à une économie de se spécialiser au sein de la division internationale du travail. Donc, progressivement, les grands organismes nationaux (fermes d’État, institut d’assistance technique, structures de commercialisation…) ont été démantelés ; les terres et les actifs des entreprises publiques, vendus ; l’hydraulique rurale privatisée, et les subventions sur les produits agricoles non-alimentaires ont été supprimés. Puis, avec l’OMC, l’intégration mondiale des agricultures a été poursuivie. L’objectif du cycle de négociations de Doha était justement d’en finir avec l’exception agricole, c’est-à-dire avec l’idée que les denrées alimentaires de base doivent échapper au jeu traditionnel du marché privé par le biais des subventions gouvernementales.

Le problème est que cette dépendance, savamment orchestrée, de l’Egypte vis-à-vis du marché international, expose la consommation domestique aux fluctuations des cours agricoles, des prix des transports et de l’énergie. Jusqu’en 2006, ce dispositif n’a pas posé de problème particulier parce que la progression des rendements et la mise en culture de nouveaux terroirs a favorisé la demande, et les masses urbaines pauvres s’approvisionnaient sans difficulté. Mais tout s’est compliqué par la suite : la facture céréalière 2006-2007 avait déjà doublé par rapport à celle de l’année précédente. En 2008, le prix du blé a explosé à nouveau, avec une inflation de plus de 50%. Face à une population insolvable, soudainement confrontée à l’impossibilité de se nourrir, l’État égyptien n’a eu d’autre choix que d’augmenter les quotas de farine subventionnée de 30% et d’annuler les taxes douanières sur l’importation de denrées alimentaires. Mais cela n’a pas suffi : les difficultés d’approvisionnement ont déclenché des émeutes tuant une quinzaine de personnes dans le pays.

De toute évidence, le marché international du blé pose d’insolubles difficultés en termes de sécurité et de souveraineté alimentaire pour des États et des populations déjà vulnérables économiquement. Pourquoi ? — Le prix des produits agricoles réagit aux fluctuations de la production de manière très différente de celle des autres biens de consommation. En général, production et revenus augmentent de concert : plus les quantités produites sont importantes, plus les producteurs gagnent de l’argent. Or c’est le contraire pour le blé [3], comme l’a observé, dans la seconde moitié du 17 ème siècle, un généalogiste anglais, Grégory King (1648-1712) : paradoxalement, une augmentation de la production au-dessus du point d’équilibre peut conduire à une baisse de la valeur de toute la production, et à l’inverse, une réduction de la récolte peut enrichir l’agriculteur. Les prix, particulièrement volatils, progressent et diminuent plus rapidement que la production : l’élasticité-prix est comprise entre 0 et 1 (voir tableau).

Ce mécanisme, appelé effet de King, explique que s’il est livré aux seules forces du marché, le prix du blé flambe, ou au contraire s’effondre, rapidement. S’il ne faut évidemment pas occulter le fait que les marchés se sont considérablement compliqués depuis 1696, il n’en demeure pas moins que le marché, pour le blé, n’est pas un grand équilibriste.

Or, au cours des années 2000, les stocks mondiaux se réduisant et les facteurs susceptibles de faire évoluer rapidement les volumes produits (aléas cimatiques : canicules, inondations) et les prix (évolution du prix du fret et du baril de pétrole, incertitude géopolitique) ne manquant pas, les cours ont été particulièrement volatils.

Ces soubresauts, de quelques semaines à quelques mois, ne sont pas catastrophiques pour tout le monde, car la spéculation financière, dont on vantait autrefois les vertus d’amortisseur de conjoncture, a trouvé un terrain de jeu dans les grands marchés céréaliers, juste avant qu’éclate la bulle immobilière des subprimes. Les grands fonds de pension ont fui des placements trop risqués, ou insuffisamment rentables. Le transfert d’investissement s’est fait en grande partie en direction des matières premières alimentaires : c’est ce que l’on a appelé le “super-cycle des produits de base”. Citée par The Guardian, Ann Berg, une trader de “contrats à terme”, déclarait : « Ce qui constitue le pain quotidien d’un pauvre représente, pour un riche, un placement sûr ». La FAO reconnaîtra ce rôle prépondérant de la spéculation dans la formation des prix des céréales : « seulement 2% des contrats à termes aboutissent à la livraison des produits » précise-t-elle [4]. Dorénavant, ces contrats à terme se vendent et se revendent exactement comme des produits financiers dérivés. Dans un article intitulé Une des causes de l’insurrection en Egypte : comment banques et investisseurs affament le tiers-monde, l’essayiste américaine Elle Hodgson Brown écrit : « Selon une étude de feu Lehman Brothers, la spéculation sur l’ETF (les fonds indiciels) est passée de 13 à 260 milliards de dollars entre 2003 et 2008. En toute logique, les prix des denrées ont suivi cette augmentation, dès le début de 2003. Michael Masters [5], gestionnaire de hedge funds, a estimé que sur les marchés réglementés américains, 64% de tous les contrats concernant le blé étaient aux mains de spéculateurs qui ne s’intéressaient nullement au blé en lui-même, mais qui détenaient cette denrée uniquement pour attendre la montée des prix avant de la revendre. George Soros a estimé que cela revenait à « stocker se]]crètement de la nourriture pendant une famine pour profiter de l’augmentation des prix ».

2008 fut une catastrophe humanitaire de grande ampleur liée aux marchés spéculatifs. Mais les traders, ont le sait, sont incorrigibles. À l’été 2010, le prix de la tonne de blé atteignait un nouveau pic à 230 euros contre 130 euros quelques mois auparavant. Les analystes invalidaient toute répétition de 2008 : l’importance des stocks était une garantie solide contre toute nouvelle famine. Seulement, une telle récurrence de l’inflation a renforcé l’exaspération des populations. Un peu comme à la fin des années 1780 en France, quand le gouvernement prit des mesures pour libéraliser le transport et l’exportation de céréales et que certains stockaient le blé en attendant que les prix grimpent….

L’histoire est impitoyable !

Variations de la production et du revenu autour du point d’équilibre (1000)

quantités produites 500 600 700 800 900 1000 1100 1200
taux de variation de la production -50 -40 -30 -20 -10 0 10 20
revenus 2750 2280 1820 1440 1035 1000 800 720
taux de variation du revenu +175% +128% +82% +44% +3,5 0 -20% -28%
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[1] Il vient en écho au « j’ai commis une erreur » d’Alan Greespan au cours de son audition à la chambre des représentants, le même jour. Les deux hommes s’entendaient d’ailleurs très bien sur la politique budgétaire et monétaire à mener.

[2] Le cinquième est l’Algérie qui importe les trois-quarts des volumes qu’elle consomme

[3] National and Political Observations and Conclusions upon the State and Condition of England in 1696

[4] “Flambée des prix sur les marchés alimentaires : comment réglementer les marchés à terme organisés ?”, Synthèse 9, Perspectives économiques et sociales, juin 2010.

[5] Gestionnaire du fond Masters Capital Management, M. Masters fut notamment auditionné par le Sénat américain en 2008.

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Nous avons savouré l’humour de la lettre suivante, trouvée par une lectrice sur la Toile. Mais est-ce que son destinataire sera capable de l’apprécier et d’en tirer quelque utile réflexion ?

Réplique à mon banquier

avril 2011

Cher Monsieur,

Je vous écris pour vous remercier d’avoir refusé le chèque qui m’aurait permis de payer le plombier le mois dernier. Selon mes calculs, trois nanosecondes se sont écoulées entre la présentation du chèque et l’arrivée sur mon compte des fonds nécessaires à son paiement. Je fais référence, évidemment, au dépôt mensuel automatique de ma pension, une procédure qui, je dois l’admettre, n’a cours que depuis huit ans.

Il me faut d’ailleurs vous féliciter d’avoir saisi cette fugace occasion et débité mon compte des 30 Euros de frais pour le désagrément causé à votre banque. Ma gratitude est d’autant plus grande que cet incident m’a incitée à revoir la gestion de mes finances. J’ai remarqué qu’alors que je réponds personnellement à vos appels téléphoniques et vos lettres, je suis en retour confrontée à l’entité impersonnelle, exigeante, programmée, qu’est devenue votre banque.

À partir d’aujourd’hui, je décide de ne négocier qu’avec une personne de chair et d’os. Les mensualités du prêt hypothécaire ne seront dorénavant plus automatiques mais arriveront à votre banque par chèques adressés personnellement et confidentiellement à un(e) employé(e) de votre banque que je devrai donc sélectionner. Soyez averti que toute autre personne ouvrant un tel pli consiste en une infraction au règlement postal. Vous trouverez ci-joint un formulaire de candidature que je demanderai à l’employé(e) désigné(e) de remplir. Il comporte huit pages, j’en suis désolée, mais pour que j’en sache autant sur cet employé(e) que votre banque en sait sur moi, il n’y a pas d’alternative. Veuillez noter que toutes les pages de son dossier médical doivent être contresignées par un notaire, et que les détails obligatoires sur sa situation financière (revenus, dettes, capitaux, obligations) doivent s’accompagner des documents concernés. Ensuite, à ma convenance, je fournirai à votre employé(e) un code PIN qu’il/elle devra révéler à chaque rendez-vous. Il est regrettable que ce code ne puisse comporter moins de 28 chiffres mais, encore une fois, j’ai pris exemple sur le nombre de touches que je dois presser pour avoir accès au service téléphonique de votre banque. Comme on dit : l’imitation est une flatterie des plus sincères.

Laissez-moi développer cette procédure. Lorsque vous me téléphonez, pressez les touches comme suit. Immédiatement après avoir composé le numéro, veuillez presser l’étoile (*) pour sélectionner votre langue. Ensuite :

- le 1 pour prendre rendez-vous avec moi,
- le 2 pour toute question concernant un retard de paiement,
- le 3 pour transférer l’appel au salon au cas où j’y serais,
- le 4 pour transférer l’appel à la chambre à coucher au cas où je dormirais,
- le 5 pour transférer l’appel aux toilettes au cas où ...
- le 6 pour transférer l’appel à mon GSM si je ne suis pas à la maison,
- le 7 pour laisser un message sur mon PC. Un mot de passe est nécessaire. Ce mot de passe sera communiqué à une date ultérieure à la personne de contact autorisée mentionnée plus tôt,
- le 8 pour retourner au menu principal et écouter à nouveau les options de 1 à 7,
- le 9 pour toute question ou plainte d’aspect général. Le contact sera alors mis en attente, au bon soin de mon répondeur automatique,
- le 10, à nouveau pour sélectionner la langue. Ceci peut augmenter l’attente mais une musique inspirante sera jouée durant ce laps de temps.

Malheureusement, mais toujours suivant votre exemple, je devrai infliger le prélèvement de frais pour couvrir l’installation du matériel utile à ce nouvel arrangement.

Votre humble cliente, Mme X (âgée de 86 ans).

janvier 2011

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Partout dans le monde…

Même si les grands journaux n’en parlent guère, la résistance s’organise aussi au cours des forums sociaux. Voici par exemple l’essentiel de l’appel lancé le 14 février dernier :

L’appel de Dakar

avril 2011

Nous, organisations paysannes, organisations non-gouvernementales, organisations confessionnelles, syndicats et autres mouvements sociaux, réunis à Dakar pour le Forum Social Mondial de 2011 :

Considérant que les agricultures paysannes et familiales, regroupant la majorité des agriculteurs-trices du monde, sont les mieux placées pour :

• répondre à leurs besoins alimentaires et ceux des populations, assurant la sécurité et la souveraineté alimentaires des pays,

• fournir des emplois aux populations rurales et maintenir un tissu économique en zones rurales, clé d’un développement territorial équilibré,

• produire en respectant l’environnement et en sauvegardant les ressources naturelles pour les générations futures ;

Considérant que les récents accaparements massifs au profit d’intérêts privés ou d’États tiers ciblant des dizaines de millions d’hectares (que ce soit pour des raisons alimentaires, énergétiques, minières, environnementales, spéculatives ou géopolitiques) portent atteinte aux droits humains en privant les communautés locales, indigènes, paysannes, pastorale, ou d’artisans pêcheurs, de leurs moyens de production, en restreignant leur accès aux ressources naturelles ou en leur ôtant leur liberté de produire, et qu’ils aggravent les inégalités d’accès et de contrôle foncier des femmes ;

Considérant que les investisseurs et les gouvernements complices menacent le droit à l’alimentation des populations rurales, qu’ils les condamnent à subir un chômage endémique et un exode rural, qu’ils exacerbent pauvreté et conflits et qu’ils contribuent à la perte des connaissances, savoir-faire agricoles et identités culturelles ;

Considérant que, la gestion foncière et le respect des droits des peuples étant d’abord sous la juridiction des parlements et gouvernements nationaux, ces derniers portent la plus grande part de responsabilité dans ces accaparements ;

Nous en appelons aux parlements et aux gouvernements nationaux pour que cessent immédiatement tous les accaparements fonciers massifs et que soient restituées les terres spoliées.

Nous ordonnons aux gouvernements d’arrêter d’oppresser et de criminaliser les mouvements de luttes pour les terres et de libérer les militants illégitimement emprisonnés, et nous exigeons qu’ils mettent en place un cadre effectif de reconnaissance et de régulation des droits fonciers des usagers à travers une consultation de toutes les parties prenantes et en préalable à toute cession massive des terres. Cela requiert de mettre fin à la corruption et au clientélisme qui invalident toute tentative de gestion foncière partagée.

Nous exigeons des Unions Régionales d’États, de la FAO et des institutions nationales et internationales qu’elles mettent immédiatement en place les engagements qui ont été pris lors de la Conférence Internationale pour la Réforme Agraire et le Développement Rural de 2006, à savoir la sécurisation des droits fonciers des usagers, la relance des processus de réformes agraires basés sur un accès équitable aux ressources naturelles et le développement rural pour le bien-être de tous.

Nous réclamons que le processus de construction des Directives de la FAO* soit renforcé et qu’il s’appuie sur les droits humains tels qu’ils sont définis dans les différentes chartes et pactes internationaux, ces droits ne pouvant être effectifs que si des instruments juridiques contraignants sont mis en place aux niveaux national et international afin que les États respectent leurs engagements.

Il incombe à chaque État d’être responsable vis à vis de l’impact de ces politiques ou des activités de ses entreprises dans les pays ciblés par les investissements. Il faut de même réaffirmer la suprématie des droits humains sur le commerce et la finance internationale, à l’origine des spéculations sur les ressources naturelles et les biens agricoles.

…Enfin, nous invitons les citoyen-ne-s et les organisations de la société civile du monde entier à soutenir, par tous les moyens humains, médiatiques, juridiques, financiers et populaires possibles, tous ceux qui luttent contre les accaparements de terres ; et à faire pression sur les gouvernements nationaux et sur les institutions internationales pour qu’ils remplissent leurs obligations vis à vis des droits des peuples.

Nous avons tous le devoir de résister et d’accompagner les peuples qui se battent pour leur dignité !

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Réflexion

La controverse trop médiatisée sur la réalité du changement climatique et ses causes principalement anthropiques, en franchissant l’enceinte de l’Académie des sciences, en France, a frôlé le ridicule. Pour Guy Evrard, outre qu’elle peut justifier l’inaction, son instrumentalisation évite surtout une autre controverse, bien plus politique, sur la responsabilité du libéralisme économique, son incapacité à remédier aux désordres qu’il génère et, pire encore, sa volonté d’ouvrir un nouveau domaine marchand. De façon plus générale, elle masque l’incurie du productivisme. Il s’agit bien d’esquiver un véritable débat sur notre système économique et social, qui jetterait les bases d’un autre avenir. C’est donc la démocratie qui est interrogée dans la deuxième partie de cet article, dont le début I a été publié dans GR 1118.

II. Changement climatique : De la controverse au débat démocratique

par G. ÉVRARD
avril 2011

Un regard ponctuel sur deux sites Internet de la presse écrite généraliste révèle la difficulté d’un débat serein et constructif sur le sujet dans le grand public, par média interposé, sans organisation de la discussion, même si l‘on peut se réjouir d’une participation significative. Ainsi, trois exemples qui ont donné lieu chacun à plus d’une centaine d’échanges entre lecteurs : le dossier publié dans le blog du Monde Diplomatique en décembre 2009 [24], à la veille de la conférence de Copenhague, qui tentait une synthèse des données, réfutant en introduction le scepticisme sur la réalité du réchauffement climatique lié aux activités humaines ; une interview du glaciologue Claude Lorius, dans le blog du Monde.fr, en janvier 2011 [25], à l’occasion de la publication de son livre Voyage dans l’anthropocène ; enfin, un article du Monde.fr, Le changement climatique aurait contribué à la chute de l’Empire romain, également en janvier 2011 [26], reprenant une étude publiée dans le magazine Sciences. La plupart des lecteurs, parfois péremptoires, affichent leur camp. Certains tentent une approche réellement constructive. D’autres généralisent à la crise environnementale. D’autres encore se positionnent d’emblée sur le terrain politique. Alors, a-t-on avancé ou seulement alimenté la controverse ?

Recueillir l’avis des lecteurs en les laissant débattre entre eux sans intervenant qualifié et sans synthèse progressive reste un simulacre de démocratie. Les échanges sont mieux structurés sur le site de discussion Wikipédia [27] ouvert sur le sujet, mais aident-ils davantage les internautes à forger leur opinion ? Pour que les citoyens exercent leur responsabilité sur des bases solides, ils doivent puiser les savoirs aussi à d’autres sources, éviter de se laisser piéger dans un débat de pure forme. Chacun doit pouvoir apporter sa pierre à l’édifice, mais il faut un maçon. Trouver des données sur Internet n’est pas si difficile, juger seul de leur fiabilité et les mettre en cohérence impose d’acquérir les connaissances requises, de les éprouver et de les valider continuellement au contact de spécialistes. Demander l’avis des gens, comme le font souvent les sondages, à chaud d’une actualité qui a déversé des informations en boucle et les commentaires de chroniqueurs patentés, est peu crédible. Mais n’est-ce pas sur ce mode que s’est établie la relation entre le monde politique, les médias et les citoyens, invitant ces derniers à emprunter des voies toutes tracées ? Que les scientifiques aient quelque difficulté à faire comprendre leur travail n’est alors plus surprenant. Hervé Le Treut, l’un de nos éminents climatologues, au cours d’une récente conférence au pays de La Grande Relève [28], s’étonnait qu’aucune adresse aux citoyens sur le sujet n’ait émergé de groupes de réflexion, et pas davantage au sein des formations politiques, à l’approche d’une échéance électorale majeure. Notre démocratie a sans doute besoin de nouvelles structures d’échanges, institutionnelles ou non, pour de nouvelles avancées.

Une dimension politique révélatrice de la controverse

Phénomène intéressant, la controverse suscite une mobilisation soutenue des sciences humaines, au-delà de la confrontation sur les données scientifiques proprement dites. Ainsi, le colloque international Controverses climatiques, tenu à Bruxelles et à Paris en octobre 2010 [29], visait à apporter un éclairage à la fois sur le fond (l’interprétation des données, les incertitudes), les acteurs (le GIEC, sa composition, son mode de fonctionnement, les sources de financement, l’action publique) et la forme (la médiatisation, les représentations et les réactions de la population). Cependant, de telles rencontres concentrent principalement un public universitaire et laissent la question ouverte du dialogue avec les citoyens.

Sur le fond, comme nous l’avons vu en conclusion de la première partie, I, le consensus est à peu près rétabli entre spécialistes. Mais on apprend comment les incertitudes inhérentes aux données scientifiques servirent à construire le doute, et pour quelles raisons. D’abord aux États-Unis, précurseurs dans la défense de l’environnement et dont la communauté scientifique était pratiquement unanime sur la reconnaissance du réchauffement climatique et de ses causes anthropiques possibles, lors de la formation du GIEC [*], en 1988. D’ailleurs, on imagine bien que sans ce consensus américain le GIEC n’aurait jamais vu le jour. C’est à ce moment-là que le doute a été instillé par quatre personnages, scientifiques influents [30], qui avaient auparavant soutenu le projet de guerre des étoiles, dans le contexte de la politique ultralibérale mise en place par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Ils avaient déjà contesté les dangers du tabac pour la santé, la réalité des pluies acides, l’importance du trou dans la couche d’ozone et la nocivité du DDT. S’opposant à toute intervention de l’État, leur motivation, essentiellement idéologique, reposait sur le fondamentalisme du marché libre, tout mécanisme de régulation conduisant, selon eux, au socialisme ! À partir de 1992, le président G.H.W. Bush, qui avait pourtant appelé à l’action contre le réchauffement climatique, renonça et l’on sait qu’ensuite le protocole de Kyoto ne fut jamais signé par les Américains, sous la pression notamment des lobbies de l’énergie. En particulier Koch Industries, dont les frères Koch financent une multitude de think tanks [31] qui militent pour l’ultralibéralisme et le mouvement Tea Party [32]. Depuis, les sociologues ont observé que les réticences dans la population américaine persistent en majorité chez les électeurs républicains et, plus généralement, dans les milieux conservateurs. De toute façon, le président démocrate Barack Obama déclarait, dans son discours d’investiture, le 20 janvier 2009, comme nouveau décideur environnemental [33] : « La question qui se pose à nous n’est pas […] de savoir si le marché est une force qui œuvre pour le bien ou pour le mal. Sa capacité à produire de la richesse et à propager la liberté est sans égale ».

En France, où la pratique des think tanks n’est pas développée comme aux États-Unis, le mouvement de scepticisme s’est appuyé sur des personnalités scientifiques de l’Institut de Physique du Globe de Paris (voir I), dont les travaux de géodynamique ne concernent pas spécifiquement l’étude du climat. Jalousant peut-être, pour certains, les crédits de recherche publics dont bénéficient les climatologues en cette période, sans exclure non plus les querelles d’ego, leur motivation profonde est sans doute d’abord à rechercher également sur des bases idéologiques [34], [35], [36]. La prise en charge publique et collective de l’action au service de l’intérêt général, qui devient une exigence tant à l’échelle régionale que planétaire, face au réchauffement climatique et face à la crise écologique dans son ensemble, apparaît comme une menace sérieuse pour le dogme libéral. D’ailleurs, la conférence de Copenhague [37], en décembre 2009, a montré que la manipulation des pouvoirs politiques au service des grands intérêts privés pouvait, sur ces sujets, être remise en question par la contestation populaire et par les dirigeants de certains pays en développement. Mais, en même temps, on observe en France depuis quelques années une certaine défiance envers les expertises publiques, sur laquelle surfent “allègrement” les climato-sceptiques. Un paradoxe qui reflète la double revendication d’un engagement effectif des pouvoirs publics au service de l’intérêt général et de l’indispensable contrôle citoyen, c’est-à-dire de la démocratie.

La stratégie du doute, le dénigrement à la fois du travail scientifique, de l’organisation et des finalités du GIEC, et jusqu’à la récupération du déni de démocratie, ont donc été mobilisés, avec l’aide des grands médias, en France comme aux États-Unis, pour émousser la motivation des citoyens face aux changements des modes de vie auxquels nous allons devoir faire face ; en espérant maintenir le statu quo d’un capitalisme tout juste à repeindre en vert-mode, mais qui ouvrirait progressivement de nouveaux domaines marchands en toute liberté. Objectivement, les climato-sceptiques évitent ainsi non seulement la remise en cause du système économique et social dominant, mais ils contribuent à son renforcement. Rappelons-nous aussi que Claude Allègre avait déjà minimisé les dangers de l’amiante, y compris sur le campus de Jussieu, lorsqu’il en était le ministre de tutelle [38]. Enfin, des relations se sont établies de toute évidence entre climato-sceptiques de part et d’autre de l’Atlantique [35], [36], [39].

« Si le GIEC [*] n’existait pas… il faudrait l’inventer ! »

C’est en ces termes que s’achève le livre Climat, une planète et des hommes [40], suggéré aux lecteurs de la GR à la fin de la première partie de l’article. Les auteurs (26 scientifiques autour de la discipline) ne négligent pas la dimension sociologique de la controverse, mais ils renvoient à la société les raisons probables de son scepticisme : « La réalité, c’est que le message du GIEC gêne. Il gêne tous ceux qui produisent ou utilisent les énergies fossiles, aussi bien les lobbies énergétiques et industriels que la majorité des citoyens (qu’ils soient propriétaires de voitures ou amateurs de vacances lointaines, entre autres). Il gêne ceux qui affirment que les progrès technologiques permettront toujours à l’homme de s’en sortir. Il gêne ceux, parmi les écologistes, qui rêvent de décroissance et qui, détournant le principe de précaution de son véritable sens, ont déclaré la guerre au progrès technologique comme moyen de lutte contre le changement climatique. Il gêne enfin les politiques en les forçant à agir en fonction du long terme ». Tous ceux-là accusent le GIEC de travestir la réalité scientifique, « … alors que la quasi-totalité des scientifiques spécialistes du sujet pensent au contraire que les rapports du GIEC sont le reflet fidèle de leurs travaux ».

Sans vouloir décrire en détail la genèse, la composition et le fonctionnement du GIEC, la procédure de production des rapports et les interactions avec les États, qui sont le résultat d’une construction complexe mais avec une volonté d’excellence scientifique et d’équilibre dans la sélection des experts, essayons néanmoins de fournir quelques repères essentiels [1], [41] :

Ce sont les chercheurs eux-mêmes qui, à force de confrontation de leurs travaux dans leurs propres instances, c’est-à-dire principalement dans les revues à comité de lecture et dans les colloques, ont pris l’initiative d’interpeller la société, notamment à la Conférence de Stockholm en 1972, puis à Rio en 1992. C’est le Programme des Nations-Unies pour l’environnement (PNUE), formé à l’issue de la conférence de Stockholm, et l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) qui décidèrent la création du GIEC, en 1988, dans le but d’anticiper les conséquences possibles du réchauffement climatique sur les activités humaines. Il s’agit d’une décision politique, pour une mission d’expertise inscrite dans la durée, à l’échelle mondiale. Le GIEC lui-même ne conduit ni ne décide aucun programme de recherche. Sa structure permanente est limitée à un secrétariat d’une dizaine de personnes. Les experts font acte de candidature dans les différents pays et ne sont pas rémunérés (des moyens de financement sont toutefois assurés pour la participation des experts des pays en développement).

Le principal travail du GIEC consiste à élaborer, à intervalle régulier (1990, 1995, 2001, 2007, le prochain prévu en 2014), un rapport d’évaluation des informations scientifiques, techniques et socio-économiques disponibles dans la période sur les changements climatiques. Cette production obéit à des règles de procédure qui garantissent trois finalités : 1• les représentants des États sont impliqués dans le processus, 2• la fiabilité scientifique des énoncés est assurée et 3• les degrés de certitude sont précisés. L’association étroite des États à la mise en place des instances d’expertise, à l’élaboration, l’approbation et l’adoption des rapports est justifiée par la possibilité qu’ont tous les membres du PNUE et de l’OMM de contribuer au GIEC, et par l’utilisation des rapports dans les négociations internationales. Les instances d’expertise sont mises en place au cours de sessions plénières dans lesquelles les États occupent une place centrale et où sont associés, comme observateurs, des représentants des associations environnementales et des secteurs industriels intéressés. Les membres du bureau du GIEC et son président sont élus pour la période d’élaboration d’un rapport, sur des listes proposées par les États. Les personnes retenues doivent être des scientifiques reconnus pour leurs compétences, en veillant à la diversité de leurs domaines de spécialité, de leurs points de vue et de leurs origines géographiques. Le bureau du GIEC établit le programme de travail et précise les missions de chacun des trois groupes de travail (voir I), dont les bureaux désignent à leur tour les experts chargés de l’expertise, auxquels pourront être associés, de manière plus informelle, des spécialistes de renom non signalés par les États. Sur ces listes sont identifiés, pour l’élaboration du rapport, les auteurs principaux coordinateurs, les autres auteurs principaux, les contributeurs, les examinateurs et les responsables éditoriaux. Les coordinateurs et les autres auteurs principaux rédigent une première version du rapport de leur groupe de travail. Ces pré-rapports doivent offrir « une évaluation complète, objective, ouverte et transparente des informations scientifiques, techniques et socio-économiques pertinentes pour la compréhension des fondements scientifiques du risque d’un changement climatique d’origine humaine, de ses impacts potentiels et des options disponibles pour s’y adapter et en atténuer les conséquences ».

Après une première revue par les experts examinateurs et la prise en compte de leurs observations par les auteurs principaux, les représentants des gouvernements membres du GIEC et les organisations non gouvernementales admises comme observatrices sont invités à faire connaître leurs commentaires sur chaque pré-rapport au groupe de travail concerné. Les principales conclusions retenues par les groupes de travail dans leur rapport complet, puis dans les résumés à l’intention des décideurs politiques doivent ensuite être approuvées et adoptées en séance plénière du groupe de travail et/ou du GIEC. L’approbation des résumés, en particulier, prend la forme d’un accord par consensus après une discussion ligne par ligne par les experts. Si des désaccords importants subsistent à l’issue de la séance plénière du GIEC, ils doivent alors être consignés. Il ne saurait toutefois y avoir de déconnexion entre le rapport scientifique complet et le résumé à l’intention des décideurs. Enfin, un rapport de synthèse est rédigé sous la responsabilité directe du président du GIEC. Il comprend le résumé pour décideurs et doit être écrit dans un style non technique. Il est soumis au même processus de révision qui associe les spécialistes et les représentants des gouvernements.

Ce regard sur le GIEC montre que l’objectif d’apporter des informations aussi fiables que possible aux États, à l’abri des manipulations de blocs géographiques ou politiques, ou même de points de vue scientifiques hégémoniques, a bien été au cœur de son organisation. Mais la controverse a mis aussi en évidence la nécessité d’échanges directs entre le monde scientifique et la société, comme la meilleure garantie de transparence lors des décisions politiques à venir. Ni le GIEC, ni les décideurs, bien sûr, ne les avaient envisagés et les grands médias, pour la plupart, se sont révélés incapables de les organiser de manière sereine et constructive. En France, ce sont les climatologues qui en ont pris eux-mêmes l’initiative.

Le nécessaire débat démocratique

On le voit, une pratique démocratique est d’autant plus nécessaire que les enjeux sont déterminants pour l’avenir de nos sociétés. La controverse climatique a d’abord été suscitée, justement, pour éviter toute remise en cause de l’ultralibéralisme, au moment où un engagement collectif paraît indispensable pour un changement radical de nos modes de vie, qui ne pourra se faire sans aborder la question sociale. En développant dans l’univers médiatique une stratégie du doute sur les faits eux-mêmes, on ne risquait pas d’en discuter les causes, ni même, momentanément, les effets. On doit aux climatologues, non seulement d’avoir lancé l’alerte sur les risques liés au réchauffement climatique, mais aussi d’avoir compris l’importance du dialogue avec les peuples comme moyen de faire bouger les États. Exerçant leur responsabilité de citoyens, de nombreux scientifiques ont ainsi décidé de transmettre aux autres citoyens les moyens de comprendre la situation, afin d’agir en toute connaissance de cause.

Une main tendue à la vraie démocratie.

Ce dialogue entre sciences et société, s’il est aujourd’hui de plus en plus à l’ordre du jour, n’est pourtant pas admis par tous, aussi bien parmi les scientifiques qu’au sein des populations, sous le prétexte des indispensables compétences. Jacques Testart, éminent biologiste, président militant de l’association Fondation sciences citoyennes, nous met en garde [42], [43] : « Dans un monde de plus en plus technologique, l’exercice des droits démocratiques n’est pas possible sans accès aux développements technologiques, que ce soit en participant à leur production ou en décidant de leurs grandes orientations ». Plus exigeant encore : « Aujourd’hui, l’enjeu de la citoyenneté n’est plus d’avoir accès à la science faite, mais bien à celle en train de se faire ». Sans méconnaître les contraintes : « Ouvrir les questions technologiques au débat démocratique implique donc de disposer d’outils pour permettre des discussions et prises de décisions éclairées sur des questions techniques, en y incluant des projections à long terme, ainsi que des capacités à évaluer les bénéfices et les risques des technologies, y compris en termes de compatibilité avec le respect de la démocratie. Certains considèrent que ces pré-requis sont impossibles et y voient même la preuve que les questions technoscientifiques ne peuvent pas s’ouvrir au processus démocratique […]. Pourtant, des dispositifs et des pratiques sont proposés, expérimentés, qui ouvrent la porte à une nouvelle ingénierie sociale adaptée à ces besoins (par exemple les conventions de citoyens) ».

En effet, faudrait-il admettre qu’un monde de plus en plus technologique échappe toujours davantage à une vraie démocratie ? C’est ce que suggère le consumérisme. Le décorticage des mécanismes à l’origine de la controverse climatique a démontré que ce risque est bien réel. Pensons également à toutes les fictions que le pouvoir de la science a pu alimenter. Nous devons donc nous convaincre que chaque citoyen doit aussi revendiquer les moyens d’accéder aux connaissances, de l’école à l’université, un autre combat de la démocratie. Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977, dans son ouvrage La nouvelle alliance [44], voulait déjà, lui aussi, fondre la science dans la société, en 1979 : « Il est urgent que la science se reconnaisse comme partie intégrante de la culture au sein de laquelle elle se développe. [… les hommes] ont besoin d’une science qui ne soit ni un simple instrument soumis à des priorités qui lui seraient extérieures, ni un corps étranger qui se développerait au sein d’une société substrat et n’aurait aucun compte à rendre ».

Il serait aujourd’hui terriblement dangereux pour l’humanité que la démocratie abandonne ce territoire :

« L’humanité intervient désormais de façon majeure sur sa nature propre, sur son évolution et sur l’ensemble de la biosphère. Cette situation interroge la recherche scientifique et technique. Pour autant, les acteurs de la technoscience n’ont aucune légitimité à définir seuls les programmes. Ce que sera le monde demain dépend de ce qui se passe aujourd’hui dans les laboratoires. C’est pourquoi les orientations scientifiqbues comme les développements technologiques ne peuvent plus être laissés entre les mains de quelques spécialistes, ni pilotés par les seuls désirs de profit et de puissance. L’heure est à une mobilisation des consciences et à un dialogue renouvelé entre scientifiques et citoyens » [42].

Ce n’est sans doute pas un hasard si la science participative s’est d’abord développée dans les sciences naturelles, l’observation de notre environnement étant la première source de connaissances accessible à tous. Les clubs naturalistes sont en effet une tradition ancienne, et aujourd’hui le grand public peut participer officiellement au recensement de la biodiversité, y compris dans les villes [45]. Mais cette participation est parfois ressentie par les chercheurs académiques comme une piètre compensation de l’insuffisance des moyens que la puissance publique leur attribue, soulevant donc en même temps la question des compétences. C’est en tout cas l’objet d’un débat intense que relaient Telabotanica et la Fondation sciences citoyennes. Quoi qu’il en soit, il est logique et rassurant que dans les rapports de l’homme à son environnement, alors que le cordon ombilical est menacé, resurgisse le besoin de plus de démocratie et, singulièrement, la nécessité du dialogue entre sciences et société, parce que chacun mesure combien les sciences sont devenues indispensables à la compréhension de notre biosphère et à la maîtrise de notre avenir. Analysant les dispositifs institutionnels actuels, Yannick Rumpala remarque ainsi : « L’objectif de développement durable tend à constituer un appui pour remettre en cause des routines démocratiques [46] ».

Dominique Bourg et Kerry Whiteside, dans leur ouvrage Vers une démocratie écologique [47], dont nous avons déjà commenté un article dans la GR [48], s’appliquent davantage à la réflexion politique : « Confier notre salut au progrès technologique et à l’économie relève de l’illusion. Car la solution est politique : c’est à la refondation de notre démocratie représentative qu’il nous faut tendre ». À côté d’un Sénat qui aurait à cœur de préserver l’avenir en se dégageant du conservatisme des situations acquises, ces auteurs revendiquent une intervention plus institutionnelle des ONG et, plus généralement, celle des citoyens : « la démocratie écologique multiplie les possibilités de contribution du public à l’élaboration des normes environnementales, non seulement par le biais d’audiences de pure forme, mais grâce à des dispositifs tels les sondages délibératifs et les conférences de citoyens. Dans ces forums, les gens parviennent à une réflexion sur les conséquences futures du développement et sur les décisions de réglementation prises en leur nom ». Cependant, si D.Bourg dénonçait déjà, dans un article antérieur [49], l’organisation libérale de la société, les auteurs ne semblent pas considérer la crise sociale et la crise écologique comme deux conséquences liées du capitalisme. C’est donc finalement aussi la mécanique institutionnelle de la démocratie qui semble être davantage leur projet.

Jean Gadrey [50], sur son blog d’Alternatives économiques, ouvert aux échanges avec les lecteurs, voit dans certaines des propositions de D.Bourg, notamment celle d’une académie du futur, composée de chercheurs internationalement reconnus ayant pour mission de veiller à l’état de la planète, en quelque sorte la mission du GIEC concernant le réchauffement climatique, le risque d’une expertocratie, qui se limiterait à la question écologique et tiendrait à l’écart la société civile. Cette critique recouvre, selon nous, deux axes essentiels pour une avancée décisive de la démocratie : 1• imaginer quels mécanismes, institutionnels ou non, au-delà de la représentation (d’une part) et de la spontanéité occasionnelle (d’autre part), permettraient d’associer avec davantage de continuité la société civile à la démarche scientifique, et pas seulement sur les questions environnementales, 2• montrer comment la crise sociale et la crise écologique sont intimement liées et résultent de la même stratégie économique et politique imposée par le capitalisme. Il s’agit bien d’une bataille politique.

On pourra lire également le compte-rendu d’un colloque organisé en novembre dernier par l’hebdomadaire Politis, associé à trois associations, dont la Fondation sciences citoyennes, sur le thème La science face aux citoyens, publié par l’association Global Chance [51].

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[24] Philippe Rekacewicz, Changements climatiques : le grand tournant, Le Monde Diplomatique, Les blogs du Diplo, 04/12/2009.

[25] Interview de Claude Lorius, à propos de son livre avec Laurent Carpentier, Bienvenue dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, blog Le Monde.fr, 14/01/2011. C. Lorius est glaciologue, membre de l’Académie des sciences.

[26] Revue de presse, Le changement climatique aurait contribué à la chute de l’Empire romain, blog Le Monde.fr, 19/01/2011.

[27] Wikipédia, Discussion : Controverses sur le réchauffement climatique. http://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion :Controverses_sur_le_r%C3%A9chauffement_climatique

[28] Hervé Le Treut, Le changement climatique. Réalité ? Conséquences ? Urgence ? Quelles mesures mettre en œuvre localement ? Conférence-débat organisée par le mouvement associatif (CADEB), le 09 février 2011, au Vésinet (78).

[29] Colloque international Controverses climatiques, sciences et politique, organisé conjointement par la Faculté des sciences de l’Université libre de Bruxelles et Sciences Po Paris, 27-28-29 octobre 2010. http://climatecontroversies.ulb.ac.be/francais http://www.iddri.org:80/Activites/Conferences-internationales/Controverses-climatiques-sciences-et-politique/

[*] * GIEC = Groupe d’experts inter gouvernemental sur l’évolution du climat.

[30] Naomi Oreskes et Erik Conway, Merchants of doubt. How a handful of scientists obscured the truth on issues from tobacco smoke to global warming, dans référence 29. La stratégie du doute fut conduite par quatre hauts responsables scientifiques américains, initialement impliqués dans le soutien au projet star wars (Strategic Defense Initiative) de Ronald Reagan. Robert Jastrow (astrophysicien), Frederick Seitz (physicien, président de la National Academy of Sciences) et William Nierenberg (physicien nucléaire), fondèrent le George C. Marshall Institute en 1984, à Washington DC, un think tank destiné à contrer le boycott de nombreux scientifiques américains contre le projet (une pétition rassembla 6500 signatures de scientifiques et d’ingénieurs, fait sans précédent aux Etats-Unis) ; ils furent rejoints par S. F. Singer (spécialiste des fusées, partisan de la guerre froide). Frederick Seitz était consultant auprès de la RJ Reynolds Tobacco.

[31] James Hoggan, Climate cover-up. The crusade to deny global warning, dans référence 29.

[32] Jane Mayer, Covert operations. The billionaire brothers who are waging a war against Obama, The New Yorker, august 30, 2010. http://www.newyorker.com/reporting/2010/08/30/100830fa_fact_mayer

[33] Pascal Acot, Climat, un débat dévoyé ?, éd. Armand Colin, 2010, p.93. Pascal Acot est philosophe et se consacre à l’histoire de l’écologie scientifique et des sciences environnementales au CNRS.

[34] Olivier Godard, Ce qui distingue expertise et controverses scientifiques de la campagne climato-sceptique en France, dans référence 29.

[35] Stéphane Deligeorges, Controverses climatiques. A propos du GIEC et des climato-sceptiques, émission de France culture, avec Stéphane Foucart, Olivier Godard et Michel Petit, le 25/10/2010, à 14 h. http://www.franceculture.com/emission-continent-sciences-controverses-climatiques-2010-10-25.html

[36] Stéphane Foucart, Le populisme climatique. Claude Allègre et Cie, enquête sur les ennemis de la science, éd. Denoël, octobre 2010.

[37] Voir La Grande Relève 1105, spécial Copenhague, janvier 2010.

[38] Comité anti-amiante Jussieu, Claude Allègre : un vrai danger pour la santé publique ! Communiqué de presse, 17 octobre 1997. http://amiante.eu.org -/ComPresse/971017comp.html

[39] Gilles Toussaint, Controverse climatique. Un climat de défiance, à partir des dossiers Notre planète de lalibre.be, 30 novembre 2010. http://changer-le-reve.blogspot.com/2010/11/controverse-climatique-un-climat.html

[40] Pierre Bacher et Michel Petit, Et si le GIEC n’existait pas ?, dans référence 23, page 299.

[1] Portail du GIEC : http://www.ipcc.ch/home_languages_main_french.htm 23. Présenté par Erik Orsena et Michel Petit, Climat, une planète et des hommes, éd. Cherchemidi, Paris, 2011.

[41] Olivier Leclerc, Chapitre 2 :Les règles de production des énoncés au sein du GIEC, dans R. Encinas de Munagorri, Expertise et gouvernance du changement climatique, Paris, LGDJ, coll. “Droit et société”, tome 51, 2009, p.59-92.

[42] Catherine Bourgain, Agnès Sinaï et Jacques Testart, Le peuple peut investir le débat scientifique, à condition d’être formé, l’Humanité dimanche, du 24 février au 2 mars 2011, pp.42-43. Les mêmes auteurs, Labo Planète, ou comment 2030 se prépare sans les citoyens, éd. Milles et une nuit, 2010. On doit à Jacques Testart les premiers succès de la fécondation in vitro en France.

[43] Association Fondation sciences citoyennes. http://sciencescitoyennes.org/

[44] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance (éd. Gallimard, 1979), Folio essais, 1986, Introduction. Métamorphose de la science, pp. 46 et 51.

[45] Voir par exemple :- Fédération des clubs CPN (Connaître et protéger la nature). http://www.fcpn.org/federation- Telabotanica, le réseau de la botanique francophone. http://www.tela-botanica.org/site :accueil - Institut de formation et de recherche en éducation à l’environnement (Ifrée). http://ifree.asso.fr/papyrus.php ?menu=11&site=1 Qui vient d’éditer un livret : Sciences participatives et biodiversité. http://ifree.asso.fr/UserFiles/Livret_Ifree_n2_Sc-participatives_Coul.pdf

[46] Yannick Rumpala, Le développement durable appelle-t-il davantage de démocratie ? Quand le développement durable rencontre la gouvernance, Vertigo, La revue électronique en sciences de l’environnement, vol.8, n°2, octobre 2008, pdf 20 pages. http://vertigo.revues.org/4996

[47] Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Pour une démocratie écologique, article dans La vie des idées, essais et débats, 01 septembre 2009. http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, Le citoyen, le savant et le politique, éd. du Seuil, collection La République des idées, octobre 2010.

[48] Guy Evrard, L’écologie, nouveau fondement de la démocratie ? GR 1106, p.9.

[49] Dominique Bourg, Pour une éthique planétaire, research*eu, magazine le l’espace européen de la recherche, n°52, juin 2007.

[50] Blog de Jean Gadrey, La « démocratie écologique » de Dominique Bourg n’est pas la solution, Alternatives économiques, lettre d’information du 22/11/2011. http://www.alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2011/01/18/la-%C2%AB-democratie-ecologique-%C2%BB-de-dominique-bourg-n%E2%80%99est-pas-la-solution/

[51] Les cahiers de Global Change, La science face aux citoyens, publié avec Politis, n°28, décembre 2010.