La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1108 - avril 2010

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N° 1108 - avril 2010

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon fait un rapide tour d’horizon sur l’emploi, de plus en plus rare, le “patriotisme” ( ?) des financiers, les déboires de la concurrence et l’impuissance européenne.

Pour une TTF… ou contre la PPP ?   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin s’étonne qu’une association comme Attac persiste à faire rêver sur ce que des miettes prélevées des transactions financières permettraient de financer, au lieu d’expliquer pourquoi la paralysie des pouvoirs publics rendrait une TTF inopérante.

Les retraites et l’histoire    (Afficher article seul)

Willy Soudan explique comment il voit le financement des retraites.

Le temps de vivre, une idée urgente   (Afficher article seul)

Guy Evrard retrouve cette idée, toujours d’avenir, du progrès social comme vraie solution à la crise.

Travail d’hier et travail d’aujourd’hui   (Afficher article seul)

Paul Vincent témoigne de son expérience en soulignant certains effets des licenciements massifs et du chômage.

La ville, reflet du corps social   (Afficher article seul)

Michel Berger, rappelant l’importance de la ville dans la société, montre qu’avant de penser à toute réforme dans l’urbanisme, c’est tout le système économique et social qu’il faut revoir en profondeur.

L’agriculture biologique peut-elle nourrir le monde ?   (Afficher article seul)

François Chatel, s’appuyant sur des études récentes sur l’agriculture biologique, conclut que dans une économie distributive, les citoyens étant mieux informés, c’est ce type d’agriculture qu’ils choisiraient.

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
28 avril 2010

Quelques chiffres

Aux États-Unis, le taux d’inemploi réel (prenant compte des “travailleurs découragés”, qui ont cessé de rechercher un emploi) atteint 18,5 % et le taux de chômage de longue durée touche 6,5 millions de personnes. La crise a supprimé 7,3 millions de postes.

En France, fin 2009, le chômage touchait 10 % de la population active (et 24 % chez les jeunes) et ces chiffres étaient en augmentation au premier trimestre 2010.

Selon l’économiste et historien Nicolas Baverez1 (qui fournit les données précédentes) cette “déstabilisation” du marché du travail est appelée à durer parce que « la reprise reste fragile, notamment en Europe où elle est en passe d’avorter » et que « la croissance plafonnera pour une décennie dans le monde développé autour de 1 % en raison du désendettement. Le retour aux créations d’emplois sera lent compte tenu de l’intensité des gains de productivité et du mouvement de restructuration des entreprises ». Baverez, qui est pourtant loin d’être un gauchiste invétéré, en déduit que « l’installation d’un chômage de masse et la raréfaction des emplois vont créer une nouvelle question sociale dans les pays riches ». Comme le sauvetage des banques et l’enrayement de la désinflation se sont traduits par une augmentation de la dette publique des pays développés représentant aujourd’hui 31 % de leur PIB et 110 % en 2014, il va falloir procéder à une réorientation totale des politiques publiques mais les solutions classiques (priorité à la croissance et à l’emploi et, même, audace suprême, changement de la régulation du capitalisme) que préconise Baverez ne sont plus adaptées à la gravité de la situation.

Plus que jamais l’instauration pour tous d’un revenu garanti de niveau suffisant pour vivre décemment est d’actualité. Mais cela ne peut se faire qu’en socialisant le système bancaire.

Les nouveaux émigrés

Selon une étude du site eFinancialCareers.fr, 58 % des banquiers et professionnels de la finance seraient prêts à partir à l’étranger si la taxe exceptionnelle prélevée sur les bonus de 2009 devenait récurrente. Bel exemple de patriotisme donné aux “nouveaux Français”, après le débat sur l’identité nationale !

Les joies de la concurrence

Depuis presque trois ans, le marché français de l’électricité a été ouvert à la concurrence.

Sans grand succès car, de fait, EDF continue à conserver un quasi monopole de la fourniture d’électricité. Pour la Commission Européenne, c’est insupportable, elle a donc pressé la justice et le gouvernement français de mettre fin à cette “injustice”. Ayant échappé à une lourde amende de Bruxelles qui aurait pu atteindre 10 % de son chiffre d’affaire (66,3 milliards d’euros en 2009), EDF s’est engagée à ouvrir chaque année à la concurrence 65 % en moyenne des volumes d’électricité qu’elle produit. Et en outre, pour que ses concurrents en France (GDF-Suez, Poweo, Direct Énergie, etc.) puissent vendre du courant à un prix compétitif, une loi prévoit qu’EDF leur cède à bon prix environ 30 % de sa production d’électricité nucléaire … Il va devenir difficile pour certains de faire de la publicité pour “l’électricité verte” !!

En attendant, les concurrents d’EDF s‘impatientent. Le cas de Poweo, passé en 2009 sous le contrôle du groupe autrichien Verbund, est particulièrement révélateur : après avoir subi cette même année une perte de 93,5 millions d’euros, son patron vient de déclarer que la société ne pouvait pas couvrir ses coûts sur le marché de détail et que s’il n‘y avait pas de réforme, Poweo abandonnerait tout simplement ses 400.000 clients français et les rendrait à EDF.

Ah, que c’est dur de vouloir être un apôtre de la concurrence !

Le dieu entreprise

C’est sous ce titre que le journaliste Philippe Arnaud fait l’analyse [1] du livre Pouvoir, finance et connaissance, un essai d’Olivier Weinstein, profeseur émérite à l’Université Paris XIII, qui écrit : « Jamais sans doute l’entreprise n’aura été autant placée au centre de la société ; jamais le système de l’entreprise et “l’esprit d’entreprise” qu’il recouvre, le culte de l’entrepreneur ou celui de l’efficacité managériale n’ont été autant présentés comme modèle social qu’ils ne le sont aujourd’hui ». L’entreprise est « l’acteur central du progrès économique ». Elle est une « institution sociale majeure ». Mais, selon Weinstein, « la financiarisation de l’économie a contribué à établir un nouveau pouvoir managérial et financier, bénéficiant dans les faits d’une autonomie d’action sans précédent ». On assiste ainsi depuis quelques années au déplacement du pouvoir de l’État vers l’entreprise et à la domination souveraine de celle-ci. Pour Weinstein, il faut repenser le rôle du management et considérer que « les grands groupes ne doivent pas être au service des actionnaires mais devenir des institutions au service de la société ». Il faut aussi nous poser la question de « la rationalité et du caractère durablement soutenable de cette économie de la connaissance à domination marchande dans laquelle nous sommes désormais entrés ».

Un répit pour les fonds spéculatifs

Au sein de l’Union Européenne, une régulation “sévère” des fonds spéculatifs (hedge funds) est en débat. Le principal point de discorde est d’accorder ou non à des gestionnaires domiciliés hors de l’Union de proposer leurs produits en Europe.

La négociation s’annonce difficile parce que le Royaume-Uni, qui abrite la majorité des hedge funds opérant en Europe, a une position beaucoup plus souple que la France et l’Allemagne. Les Britanniques proposent un système de “passeport intérieur” qui permettrait à un fonds, autorisé dans un pays membre (le Royaume-Uni par exemple), de solliciter les investisseures du reste de l’Europe …

L’Union Européenne vient d’accorder un répit aux gestionnaires de fonds … pour cause d’échéances électorales : la négociation a été reportée après les élections législatives britanniques de mai prochain.

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[1] Le Monde Économie, 09/03/2010.

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Éditorial

Pour une TTF… ou contre la PPP ?

par M.-L. DUBOIN
29 avril 2010

La crise financière a révélé à beaucoup de gens le rôle joué par la spéculation. Quand on découvre que le montant global des transactions financières serait de l’ordre de 6.000 milliards de dollars par jour, ou que celui de la spéculation est estimé à environ 10 fois le PIB mondial, on se prend évidemment à rêver d’une taxe sur les transactions financières (TTF) et aux bonnes œuvres où les miettes ainsi récoltées [1] trouveraient emploi, dans ce monde où un milliard d’êtres humains souffrent de malnutrition.

Alors pourquoi une telle taxe n’a-t-elle pas été instituée dès que les marchés dérivés [2] se sont développés ? Pourquoi la taxe Tobin, qui ne concerne qu’une partie de ces transactions (celles entre monnaies), n’a-t-elle pas été votée, alors que l’association Attac, créée à l’origine [3] pour l’exiger, avait, au plus fort de ses affectifs et de son efficacité, réussi à mobiliser bon nombre de députés ?

Pour une seule raison que Le Monde Diplomatique de mars dernier décrivait en un titre : les gouvernements sont maintenant sous la coupe des banques. Nos “décideurs” ont démissionné de leur fonction, même élective, quand, par idéologie, il a été admis qu’il fallait laisser faire le marché.

Ils ont capitulé au point que même s’ils parvenaient, ici ou là, à promouvoir une loi pour limiter la souveraineté de la finance, celle-ci dispose maintenant de tous les moyens de contourner une telle loi, et dans le plus grand secret.

Quantité de faits récents en font la preuve, même s’il faut aller chercher l’information (elle ne fait pas souvent la Une des grands médias). Par exemple, dans son dernier livre La face cachée des banques [4], le journaliste Éric Laurent décrivait, avec une foule de témoignages à l’appui, et après l’avoir observée de près pendant de nombreuses années, la façon dont les banques font pression sur l’administration américaine. Dans l’article du Diplo cité plus haut, l’économiste Frédéric Lordon, après avoir évoqué des coûts cachés du sauvetage de la finance, montre que celle-ci « n’hésite pas à faire, comme par le passé, la leçon aux États, impécunieux et définitivement irresponsables » ; à nouveau florissantes grâce au soutien public, les banques n’ont aucun scrupule à spéculer désormais contre les États : elles poussent le culot jusqu’à faire monter le coût des emprunts publics, aggravant ainsi les déficits dont elles sont à l’origine.

S’annonce ainsi tout « un programme de démantèlement de l’État d’une ampleur encore jamais vue… en proportion même de l’explosion des dettes et déficits publics ». La voix des “experts” de la finance prophétise le désastre et appelle l’opinion publique “à l’effort”. The Economist se permet de prodiguer ses conseils impératifs : on pouvait y lire le 23 janvier, sous le titre Stop ! : « Dans le monde de l’entreprise, réduire les effectifs de 10 % est monnaie courante. Il n’y a pas de raison que les gouvernements ne le fassent pas également… Les salaires du secteur public peuvent être baissés… et les retraites y sont bien trop généreuses ».

Dans le Financial Times du 10 février, un économiste de la Deutsche Bank avertissait : « Si les pays européens “périphériques” choisissaient une approche keynésienne, ils seraient massacrés par les marchés ».

Alors en Irlande les salaires dans le secteur public ont été abaissés de 10 %. En France, après que les services publics (enseignement, hôpitaux, justice, etc.) se seront effondrés sous l’avalanche des licenciements systématiques de fonctionnaires, tous les salariées vont subir la réforme de leurs retraites. Le principe est de diminuer les impôts des plus riches (le bouclier fiscal) et ceux des sociétés (exonérées de 30,7 milliards d’euros de cotisations sociales en 2008), puis de dire qu’il faut bien réduire les dépenses sociales sous peine de déficit budgétaire.

Ce qui se passe en Grèce est particulièrement éloquent quand on découvre le rôle qu’y a joué la banque d’affaires américaine Goldman Sachs : elle a d’abord vendu, pour plusieurs millions, ses conseils à l’État pour habiller la présentation de sa dette afin qu’elle colle aux exigences européennes, puis d’autres conseils sur les moyens de financer sa dette… et pour finir, elle a spéculé, à l’aide de contrats de risques de défaut (les fameux CDS) pour gagner sur cette même dette. Et le gouvernement s’est vu contraint d’imposer au peuple grec d’assumer ces frais !

Le plus édifiant sur la paralysie des pouvoirs publics (la PPP !) est le travail [*] que le juge Jean de Maillard vient de publier en janvier sous le titre “L’arnaque. La finance au-dessus des lois et des règles”. Interviewé pour le dossier intitulé « Que peuvent les États contre la spéculation ? » du Monde Économie du 17 mars, le juge tirait ainsi la conclusion de ses observations : « La sortie de crise doit tout d’abord passer par une reprise en main du système financier qui a échappé au contrôle des États. Il ne peut plus fonctionner que par la création de bulles et d’enrichissement artificiel… Les vraies questions à se poser sont le manque de visibilité de la finance de marché ainsi que sa nuisance économique, voire politique. »

On ne comprend donc pas l’acharnement d’Attac à utiliser la méthode Coué pour affirmer que, pour ralentir la spéculation, une TTF est faisable, au lieu de s’attaquer au vrai problème : c’est la paralysie du pouvoir politique qui la rendrait inopérante.

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[1] S.Schulmeister a calculé qu’une TTF au faible taux de 0,1 %, outre qu’elle ralentirait la spéculation, rapporterait 917 milliards de dollars par an

[2] Rappelons que ces seuls marchés spéculatifs concernaient 516 milliards de dollars en juin 2007, 684 en juin 2008, et encore 605 en juin dernier.

[3] Nos fidèles lecteurs se souviennent que c’est en juin 1998, que nous avions salué avec enthousiasme sa création. Voir GR 989

[4] Nous l’avons recommandé à nos lecteurs dans GR 1105 page 12.

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Donnons la parole à un lecteur qui fait le point sur le financement des retraites, question épineuse, qui revient d’actualité, et qu’en son temps, juin 1999, la GR 989 avait analysé à fond :

Les retraites et l’histoire

par W. SOUDAN
29 avril 2010

Une fois de plus, il est question de réformer les retraites, et l’unique solution que l’on veut nous imposer est la prolongation du travail au-delà de soixante ans. C’est curieux de constater combien l’idéologie et son matraquage paralysent nos capacités de réflexion ! Et même de raisonnement, car il est normal que le temps consacré au travail dans une vie, aille en diminuant : comment peut-on exiger plus d’années de travail à des salariés usés par une vie de plus en plus stressante, sous prétexte que la durée de vie se prolonge ? La vie est plus longue, oui, mais pas pour tout le monde !

Revenons à l’histoire de la retraite par répartition. Elle a été mise en place après la Deuxième Guerre Mondiale, à une époque où la réflexion du Conseil de la Résistance était orientée par une politique de contrat social. L’industrie était alors en plein développement, le chômage n’existait pas, il y avait environ 10 actifs pour un retraité, les contributions des actifs suffisaient donc à financer les retraites. Avec entre 2 et 3 actifs pour 1 retraité, cet équilibre est aujourd’hui rompu. Ce serait donc l’occasion de développer le champ d’action des spéculateurs en imposant la retraite par capitalisation, mais cela ne passe pas encore. On en reparlera sûrement, faisons confiance aux forces du capital. Alors, en attendant, on nous affirme qu’il faut retarder le départ en retraite.

Rappelons-nous qu’après l’époque du plein emploi, on a commencé, un peu à la fois, à remplacer des ouvriers par des machines. Pas uniquement parce que les machines étaient plus performantes, mais parce que leur production était moins onéreuse que les salaires des ouvriers. Les progrès des technologies ont favorisé ce remplacement. Mais il est complètement faux de dire que l’apport des technologies est responsable de ce mouvement inéluctable. La preuve, c’est qu’aujourd’hui, alors qu’ils disposent de toutes les technologies possibles, les capitalistes confient des productions entières à une main d’œuvre sous payée : chaque jour, arrivent dans nos ports des tonnes et des tonnes de produits fabriqués manuellement dans des conditions inhumaines, voire même par des enfants, mais à ces ouvriers, pas question de payer une retraite.

C’est ce à quoi nous arriverons, à force de retarder toujours un peu plus l’âge du départ en retraite, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de retraite que par capitalisation, mais pour ceux qui pourront.

Alors que faire ? Quelles propositions ? Redéfinir un nouveau contrat social ! En prenant en compte les situations de plus en plus diverses, celle des jeunes qui entrent de plus en plus tard dans la vie professionnelle, ceux qui font des travaux pénibles ou des travaux précaires. Il faut refonder un régime de solidarité, ce que signifiait bien cette idée de la retraite par répartition : les actifs travaillent pour tous, y compris pour les inactifs, qu’ils soient encore trop jeunes, malades, ou retraités.

À l’époque du plein emploi, le financement du régime de retraite était constitué d’une part des cotisations ouvrières et d’autre part des cotisations patronales, et cette part patronale était une sorte de retenue sur les revenus. C’est cette retenue sur les revenus qui s’est esquivée peu à peu. Il n’y a d’abord jamais eu de retenue sur les bénéfices procurés par les machines, ce que nous aurions dû exiger. Aujourd’hui, d’une autre façon, c’est ce mouvement qui se répète. Le niveau d’industrialisation est le même qu’il y a dix ans, il n’a pas progressé. Après avoir remplacé les ouvriers par des machines, on remplace les industries par la spéculation, ce qui rapporte encore plus.

Prolonger le temps avant de pouvoir prendre sa retraite n’entraîne pas seulement des problèmes de santé et de mal être pour les intéressés. Les conséquences en sont lourdes pour le vivre ensemble dans une société où les injustices et la violence progressent. On présente les retraités comme une bande de profiteurs, de paresseux et d’inutiles, alors que beaucoup d’entre eux sont engagés dans la vie associative et font vivre bénévolement de nombreuses actions humanitaires et culturelles. Ils ont très souvent des activités d’entraide et de socialisation que l’État ne prend pas en charge.

Mais retarder l’âge de la retraite ce n’est pas seulement casser une action de socialisation, dans cette société “libérale” où le vivre ensemble est déjà bien en régression. C’est aussi un mauvais coup porté sur le plan économique, par la destruction d’initiatives qui ont une place importante dans le PIB.

La seule solution juste pour financer les retraites n’est donc pas de prolonger la durée du temps de travail, c’est d’abord d’imposer les actionnaires qui profitent du travail mais ne participent pas au financement de la retraite des travailleurs, alors que, par les hauts niveaux de rendement qu’ils exigent, ils sont responsables de fermeture d’entreprises et de chômage. C’est ensuite taxer les hauts revenus, et particulièrement les revenus provenant de la financiarisation de l’économie. Un impôt sur chaque transaction financière serait le point de départ de la mise en place d’une société moins inégalitaire, mais comment se focaliser sur ce seul moyen alors que se développent toujours des paradis fiscaux, des spéculations qui n’apportent rien à la société mais contribuent à la détruire ? Si l’on veut développer une société faite pour les humains, il va falloir se battre. Seule l’union des forces de progrès pourra faire gagner un tel combat pour l’Homme.

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Eh bien oui, à ceux qui renient les 35 heures face à la crise, Stephen Bouquin, sociologue et historien, oppose une autre vision : « Avec la semaine de quatre jours, retrouver le temps de bien vivre ».

Bien sûr, pour ceux qui défendent le projet d’une économie de partage, ce n’est pas une idée nouvelle. Mais Guy Evrard veut souligner que c’est toujours une idée d’avenir, à condition de sortir du capitalisme :

Le temps de vivre, une idée urgente

par G. ÉVRARD
29 avril 2010

Aux sources de la pensée de Jacques Duboin [1] et du projet d’économie distributive, il y avait cette évidence que les progrès scientifiques et techniques, en permettant une augmentation de la productivité du travail et à la condition que le bénéfice en soit partagé, devraient alléger la peine des hommes et réduire la durée d’activité nécessaire à assurer leur subsistance. C’était la Grande Relève de l’homme par la machine, prometteuse de voies nouvelles vers la culture, privilège de l’humanité.

Au fil des ans, la GR a continué, bien sûr, de se faire l’écho des chercheurs défendant une société où le travail ne serait plus synonyme d’aliénation, notamment A.Gorz [2], D. Méda [3]… S’il est besoin de justifier cette ambition, évoquons Le droit à la paresse, écrit en 1880 par P.Lafargue [4] (gendre de K.Marx) et citant A.Thiers (exécuteur de la Commune de Paris en 1871) en avant-propos de son essai : « M. Thiers, dans le sein de la Commission sur l’instruction primaire de 1849, disait : “Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme de jouir” ». Déclaration qui semble inspirer de nouveau aujourd’hui le sommet de l’État. En réponse, revoyons plutôt ces images des premiers congés payés arrachés sous le gouvernement du Front populaire en 1936.

De la naissance des inégalités à la crise globale

Première étape majeure, la révolution néolithique [5] qui vit les chasseurs-cueilleurs se sédentariser pour devenir agriculteurs, d’abord dans le Croissant fertile entre 10.000 et 8.000 ans avant notre ère, puis indépendamment dans d’autres régions du monde. En Europe occidentale, diffusant depuis le Moyen-Orient, la néolithisation aboutit vers 4.000 ans avant notre ère. Dégageant des surplus, l’agriculture autorisa un accroissement démographique et vit se former des “catégories sociales” qui n’étaient plus occupées à la production des ressources alimentaires. On y associe l’émergence des sociétés hiérarchiques et inégalitaires. En fait, dès cette époque, les agriculteurs consacrèrent davantage de temps à la production de nourriture que les chasseurs-cueilleurs précédents à la collecte. L’idée a été avancée que seul le paléolithique connut des sociétés d’abondance [6].

Quelques milliers d’années plus tard, il y a environ 200 ans, un nouvel élan de la productivité accompagna les débuts de l’industrialisation et la paysannerie pauvre vint grossir peu à peu le prolétariat des villes industrielles. Dans la vieille Europe et notamment en France, après la féodalité, l’ancien régime céda la place à la révolution bourgeoise. Le peuple laborieux continuait cependant d’être spolié d’une part importante des richesses qu’il contribuait à créer, même si sa condition évoluait, d’abord grâce aux luttes sociales au cours des 19ème et 20ème siècles, mais aussi parce qu’il fallait bien écouler les marchandises produites en quantités toujours plus grandes.

En cette première décennie du 21ème siècle, la mondialisation capitaliste, à la poursuite d’une accumulation sans fin du capital, élargit les mécanismes marchands à la fois à l’ensemble de la planète et à l’ensemble des activités humaines, s’attaquant à tous les services publics, à la culture, aux besoins vitaux et à l’essence même de la vie. Dans la socialisation maximale des processus de production, la recherche obsessionnelle du moins-disant à chaque étape se traduit par la délocalisation des entreprises vers les pays socialement les moins avancés et par la régression sociale pour les autres, perpétuant la confiscation de l’essentiel des gains de productivité et l’aliénation des travailleurs. La même logique est ainsi à l’œuvre après le servage, la colonisation et l’esclavage, puis la néo-colonisation, qui connaît d’ailleurs de nouvelles formes avec le pillage à grande échelle des ressources naturelles et l’appropriation de terres agricoles dans les pays pauvres du sud pour alimenter les pays émergents ou les pays riches du nord.

Cette logique productiviste, prédatrice, qui réduit la nature à un centre de ressources, et l’homme aux seules fonctions de producteur et de consommateur, dans une boucle sans fin, se heurte cependant aujourd’hui à une crise majeure, liée à la finitude de notre biosphère, déjà pressentie par Arrhenius [7] depuis près d’un siècle, puis clairement appréhendée par le Club de Rome fondé en 1968 et bien d’autres auteurs dans la seconde moitié du 20ème siècle, sans que les apprentis sorciers qui dirigent le monde consentent à reconnaître la faillite de l’économie de marché comme moteur d’une humanité durable. En effet, aujourd’hui, à l’échelle de la planète, comment développer des marchés dans des sociétés de moins en moins solvables, tant les revenus du travail sont réduits au minimum et devenus insuffisants pour être partagés, accentuant les inégalités ? Comment bâtir une humanité exclusivement basée sur la croissance des biens matériels alors que les ressources s’épuisent ?

La boucle s’est ouverte, et peut-être définitivement. L’illusion d’une financiarisation de l’économie comme nouvelle source d’accumulation du capital, au moyen d’outils sophistiqués de “l’ingénierie financière”, sans création de richesses, le travail devenant un simple accessoire, sinon un alibi, a fait long feu dans l’éclatement d’une gigantesque bulle que les États s’efforcent maintenant d’écraser sur le dos des populations. Eric Le Boucher, en chroniqueur patenté du système, résume la situation avec une certaine lucidité dans Les Echos [8] : « Après la crise financière, puis la crise économique, s’ouvre la vraie crise : la crise politique. (…) Elle met les gouvernements entre deux feux, celui des marchés financiers, créditeurs des États, et celui des opinions publiques, à qui on demande maintenant de payer pour les pots cassés par ces mêmes marchés ».

Résister à la crise et après ?

L’Humanité des débats du 30/1/2010 soulève cette question un peu inattendue : « Crise : faut-il se contenter de résister ? », se demandant comment les forces progressistes doivent adapter leur stratégie : « Les objectifs émancipateurs doivent-ils être revus à la baisse, sous la contrainte d’une réalité plus dure, de reculs sociaux et de civilisation à l’œuvre dans tous les pays européens ou, au contraire, faut-il affirmer avec plus de force un projet de rupture avec la logique néolibérale ? ». On ne compte plus, en effet, les attaques contre les avancées sociales du siècle dernier, la dernière à se profiler menaçant les retraites. Quelle est donc cette logique qui voudrait que les progrès scientifiques et techniques aillent à l’encontre du progrès social, sinon celle des détenteurs du pouvoir économique qui veulent accroître toujours davantage leur part dans la répartition des richesses ? Concernant justement les retraites, un raisonnement pertinent est de considérer que le capital se nourrissant de plus en plus des mécanismes financiers spéculatifs, il y a là un élargissement potentiel de l’assiette des cotisations qui permettrait de compenser les conséquences de l’évolution démographique. Car enfin, la finance continuera d’avoir besoin de l’alibi du travail, pour développer ses activités. L’esprit qui a prévalu à la mise en place de notre système de retraite par répartition ne serait en rien trahi !

Parmi les différentes contributions au débat, celle de Stephen Bouquin [9] m’a semblé plus prometteuse d’un réel projet de rupture. Au lieu de l’habituelle culpabilisation du “travailleur nanti”, l’auteur propose de rechercher les solutions à la crise dans de nouvelles avancées sociales : « Avec la semaine de quatre jours, retrouver le temps de bien vivre ». C’est bien un discours qui dépasse le bruit de fond habituel, dont il anticipe les limites. « Comment s’attaquer au chômage de masse, à la précarisation et à la paupérisation ? Il faudra relever les minima sociaux et garantir des droits. Il faudra chercher de nouveaux gisements d’emplois, verts de préférence. Et trouver les ressources financières pour les faire exister. Remplacer ensuite tous les départs à la retraite et réhabiliter les services publics. Mais tout cela ne suffira pas […]. C’est pourquoi nous avons également besoin d’une réduction massive du temps de travail ». S.Bouquin défend alors le bilan des 35 heures et interroge : « Est-ce que les discours de Nicolas Sarkozy sur la valeur travail ont symboliquement disqualifié l’idée de travailler moins ? Peut-être, mais qui n’a pas encore compris que travailler plus d’heures pour compenser des salaires trop bas est une arnaque sans fin ? ».

Cet auteur pense que la crise est l’occasion « de tordre le cou à l’idéologie mi-stakhanoviste et mi-religieuse qui fait du travail la source d’une nouvelle rédemption, celle de l’individu performant, créatif, épanoui et maître de son destin. Rien n’est plus mystificateur que cette idéologie ». Il observe que « le temps du capital (et de sa valorisation) s’est emparé des loisirs tout en assujettissant encore plus le temps du travail ». Et que, simultanément, pour ceux qui sont au chômage, « le temps se vide, la consommation s’arrête et la mobilité cède la place à l’immobilité ». C’est pourquoi il existe une aspiration sociale, à vocation majoritaire, à reconquérir la maîtrise du temps, à l’échelle de l’individu comme de la société : « Travailler quatre jours par semaine, en 32 heures, en préservant les revenus, permet de changer au quotidien les choses, dans et hors du travail ». Ce serait une avancée sociale répondant au besoin « de ne pas s’enfermer dans la seule activité laborieuse sans sombrer dans la frénésie consommatrice », donnant à chacun « les moyens d’exister dans plusieurs sphères sociales, celle du travail mais aussi la sphère publique et privée ».

Pour S. Bouquin, la crise serait donc l’opportunité d’une rupture : « La crise économique reflète un ralentissement du cycle d’accumulation du capital. Cette crise impose de penser non pas la relance de la machine infernale mais l’émergence d’un autre ordre social et temporel. Autrement dit, sortons du temps de la valorisation du capitalisme pour entrer dans le temps du bien vivre ».

C’est très exactement ce que redoutent ceux qui mènent aujourd’hui le monde, comme Thiers au 19ème siècle.

En 1936, avec les congés payés, la population salariée française découvrait “les trains de plaisir”.
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[1] Relire le numéro spécial de La GR, Jacques Duboin, sa vie, son œuvre, n°760, octobre 1978.

[2] Numéro spécial GR 1081, Trente ans de dialogue avec André Gorz, nov. 2007.

Voir aussi : André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, sous la direction de C.Fourel, avec D.Clerc, M.-L.Duboin-Mon, J.-B. de Foucauld, D.Méda, P. Van Parijs, C.Vercellone, P.Viveret et J. Zin, éd. La Découverte, 2009.

[3] GR 972, Numéro spécial La fin de quel travail ?, déc. 1997.

[4] Paul Lafargue, Le droit à la paresse, éd. François Maspéro, Paris, 1970.

[5] J.-P. Demoule, Les origines de la culture - La révolution néolithique, éd. Le Pommier / Cité des sciences et de l’industrie, 2008.

[6] Idem 5, pp.48-49.2008.

[7] Svante Arrhenius, Conférences sur quelques problèmes actuels de la chimie physique et cosmique, Université de Paris, avril et mai 1922. Chapitre 4, Les sources mondiales d’énergie, p.73, éd. Gauthier-Villars, Paris, 1922.

[8] Eric Le Boucher, La troisième crise, la vraie, Les Echos, 5/2/2010.

[9] Stephen Bouquin, “Avec la semaine de quatre jours, retrouver le temps de bien vivre”, L’Humanité des débats, 30/1/2010. Stephen Bouquin, sociologue et historien, est enseignant- chercheur à l’Université de Picardie Jules-Verne et directeur de la revue Les mondes du travail.

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Travail d’hier et travail d’aujourd’hui

par P. VINCENT
29 avril 2010

Quand j’ai commencé à travailler comme ingénieur il y a soixante ans on aimait bien tout chronométrer.

Dans une mine de fer on chronométrait chacune des opérations successives nécessaires pour extraire le minerai : forage de trous dans le filon, mise en place des explosifs, chargement dans les berlines du minerai abattu, etc... Il était plus aléatoire de déterminer le temps nécessaire pour aller se mettre à l’abri avant un tir ou combien il fallait attendre avant de revenir sur le chantier en étant sûr que les charges aient bien toutes explosé et que l’air y soit redevenu respirable.

On voit qu’il pouvait déjà y avoir conflit entre la rentabilité et les considérations de sécurité ou de santé. Quoi qu’il en soit, on pensait ainsi savoir calculer le “juste prix” de la tonne de minerai abattu et chargé pour pouvoir payer le mineur au rendement.

En fait ce prix était calculé pour que le mineur qui se donnait un peu plus de mal puisse arriver à gagner un peu plus que ses camarades mensualisés.

Il y avait malheureusement tricherie possible de part et d’autre.

D’abord, quand on le chronométrait, le mineur pouvait se retenir d’avoir des gestes trop rapides, de trop pousser sur la perforatrice ou de courir pour aller se mettre à l’abri, ce qui changeait lorsqu’il avait le souci d’améliorer sa fiche de paie.

Mais si le prix payé à la tonne avait été trop généreusement calculé et que les salaires lui semblaient grimper trop fort, le directeur de la mine pouvait de son côté se livrer à des coups tordus dont j’ai été personnellement témoin. Il suffisait d’arrêter le chantier sous un prétexte quelconque et d’envoyer les mineurs trop gourmands dans une autre galerie où les conditions n’étaient plus les mêmes et où on les soumettait à une nouvelle série de chronométrages.

Des différends surgissaient aussi quand on introduisait des perfectionnements techniques : de meilleures perforatrices, des explosifs plus performants ou un système de chargement mécanique. À qui devait profiter le gain de productivité : aux mineurs (« Après tout, disait un directeur, ils ne se donnent pas plus de mal qu’avant ! ») ou bien aux actionnaires qui avaient investi leurs bénéfices dans l’amélioration de l’outil de travail ?

Ces comportements avaient en fin de compte sur les mineurs ainsi traités un effet modérateur bénéfique : se rendant compte qu’on ne les laisserait pas dépasser un certain niveau de salaire, cela pouvait les dissuader de se tuer au travail.

J’ai eu plus tard le même réflexe lorsque, ayant adopté le statut de représentant industriel rémunéré à la commission, je me suis trouvé face à des patrons qui, devant des résultats dépassant leurs espérances, étaient malades de devoir me verser des commissions dépassant leurs prévisions et voulaient me forcer à accepter un taux de 3 %, voire de 2 %, au lieu des 5 % figurant dans mon contrat. Comme j’exerçais en multicarte pour simultanément six à huit employeurs, je ne me fatiguais plus à chercher de nouveaux marchés pour ceux-là qui trouvaient déjà que je gagnais trop et je me consacrais davantage aux autres, tout en gardant bien à l’esprit que le statut de représentant à la commission était un statut privilégié et que, dans un système où la règle générale était le salaire fixe, beaucoup d’employeurs auraient toujours du mal à accepter de verser des rémunérations variant dans les mêmes proportions que leurs profits. Par contre, cela les arrangeait en période de crise et c’est dans de telles périodes que j’avais obtenu plusieurs de mes cartes de représentation.

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Maintenant qu’il n’y a plus les “unités de production” que j’ai connues, j’imagine mal la nouvelle organisation du travail dans les “services”, mais j’en ai découvert récemment l’un des aspects grâce à une étudiante thaïlandaise dont le cas m’avait intéressé. Pour payer ses études, celle-ci avait trouvé un travail à mi-temps de télémarketing vers la Thaïlande pour le compte d’une fonderie suisse spécialisée dans le recyclage des métaux précieux. Le 15 juillet 2005 au matin, en arrivant à son travail, son licenciement lui avait été brutalement notifié au motif qu’elle n’était pas venue travailler la veille, une faute inexcusable vu que le 14 juillet n’est pas férié en Thaïlande. C’était l’application un peu prématurée de la directive Bolkestein.

J’ai eu entre les mains, à cette occasion, son contrat de travail, un document absolument extravagant où il était spécifié, entre autres, quependant son mi-temps de 4 heures, elle devait passer au moins 135 appels téléphoniques (ce qui représente moins de une minute et quarante sept secondes par appel) et obtenir un rendez-vous par heure pour les agents de la firme suisse chargés sur le terrain de la collecte auprès des bijoutiers. Ces exigences étaient difficilement conciliables et il devait y avoir de quoi devenir fou dans un bureau où travaillaient avec elle, dans des conditions semblables, une Française, trois Allemands, une Autrichienne et une Croate… !

*

J’ai vécu, une fois passée la guerre, une époque extraordinaire où les employeurs venaient vous offrir leurs services au sein même de votre École et vous retenaient quelquefois un an à l’avance pour quand vous en sortiriez. On recevait de certains patrons des billets en première classe pour aller visiter leur usine, et ils envoyaient leur chauffeur vous chercher à la gare quand ils n‘y venaient pas personnellement. J’avais eu pour ma part le problème de devoir choisir entre plusieurs propositions qui toutes m’intéressaient et c’est à regret que j’ai dû finalement envoyer à des gens, qu’il ne m’aurait pas déplu d’avoir pour patrons, des lettres leur demandant de m’excuser de n’avoir pas pu retenir leur candidature.

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Ce qui, par contre, a été terrible pour certains, ce fut plus tard le renversement de tendance avec l’apparition des licenciements et du chômage. En période de croissance, il était courant d’entendre proclamer que tous les chômeurs étaient des fainéants ou des incapables, avec l’assentiment de ceux qui, ayant bien réussi, attribuaient cette réussite à leurs seuls mérites, sans que l’idée du facteur chance ne les ait effleurés.

Après une dégringolade imméritée, ceux-là n’ont parfois pas davantage su prendre en compte le facteur malchance et ont sombré dans une culpabilisation injustifiée, d’où des suicides aussi déconcertants que l’avait été celui de Vatel. J’y ai perdu un de mes plus anciens collègue et ami. Un ingénieur ayant fait presque toute sa carrière chez Renault raconte dans ses Mémoires [1] que, déjà dans les années 70, il avait connu dans son seul département trois suicides d’ingénieurs chevronnés, clairement motivés par des désillusions professionnelles.

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Un avantage de la triste situation actuelle en matière d’emploi, c’est qu’il n’y a plus de honte à connaître des déboires et à se retrouver chômeur. Au début de son mandat notre Président pouvait encore les stigmatiser et se proposait de les faire disparaître en les obligeant à accepter n’importe quel emploi ou une nouvelle formation « dans une branche qui recrute » mais s’il y en a, au contraire, un demi-million de plus aujourd’hui, il en connaît la provenance et il sait que ce ne sont pas des fainéants ou des incapables.

Paul Vincent
(inspiré dans ces réflexions par Christophe Dejours)
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[1] Chers Collègues, par Georges Hufschmitt éd. La Brèche 1992.

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L’urbanisme, voila un sujet qui n’a plus été abordé dans la Grande Relève depuis très longtemps. Merci donc à Michel Berger de nous rappeler ici l’importance de la ville dans la société actuelle [*] :

La ville, reflet du corps social

par M. BERGER
29 avril 2010

La politique de la ville fait régulièrement l’objet de grandes envolées, consultation d’architectes médiatiques, lancement d’études, “Banlieue 89”, “Grand Paris”, etc. qui tombent quelques mois plus tard dans un oubli à peu près total, sans avoir résolu les vraies difficultés de nos villes. Si les politiques et les urbanistes ont un rôle dans l’organisation et le développement des villes, ce rôle est limité par notre dépendance à un modèle social et économique dominant.

Je tenterai ici de montrer que les dysfonctionnements que l’on vit quotidiennement dans notre vie urbaine sont l’image de ceux du système libéral qui nous est imposé. La ville n’est que le reflet du corps social, et il est un peu vain de vouloir changer la société en changeant la ville.

L’urbanisation dns le monde et en France

L’expansion urbaine est générale. La moitié de la population mondiale habite en ville et cette proportion s’élève à 80 % dans les pays développés.

Les villes concentrent la grande majorité des pouvoirs économiques : le PIB de la seule ville de Tokyo (environ 35 millions d’habitants) est équivalent à celui de la France entière ; celui de New-York, à celui de la Chine et celui de Paris à celui de l’Inde. Ce qui montre à la fois l’importance capitale des villes dans le monde moderne, leur dépendance à l’égard du système économique dominant et les disparités considérables entre les pays dits développés et les pays émergents.

En France, la population est passée en 50 ans de 40 à 60 millions d’habitants, la population rurale étant restée à peu près stable, les 20 millions supplémentaires se sont répartis dans les villes. Celles-ci sont donc en majeure partie de construction récente, et elles matérialisent dans l’espace tous les dysfonctionnements de notre vie sociale, et en particulier les inégalités. Situation que l’on retrouve dans les pays émergents, où les distorsions sont flagrantes entre les plus riches, qui vivent dans des quartiers relativement bien équipés, et les pauvres, dans des bidonvilles qui, dans ces pays. occupent la plus grande partie du territoire urbain.

Dans les pays développés, cette situation n’est pas nouvelle, mais elle a explosé à l’époque industrielle avec le développement du salariat. À Paris, la riche bourgeoisie s’est installée dans les quartiers centraux, en particulier dans les quartiers neufs Haussmanniens, et la population ouvrière dans les banlieues industrielles.

Cette ségrégation s’est poursuivie de nos jours, sous une forme un peu différente, la désindustrialisation progressive des banlieues a permis de récupérer des terrains au bénéfice des classes moyennes, les plus favorisées restant dans les centres. De même la désaffection pour l’habitat collectif médiocre des années 70 a généré une demande massive d’habitat individuel modeste répandu sans mesure autour des villes.

La mixité sociale est une ambition généreuse, souvent mise en avant par les politiques et les urbanistes, mais elle est toujours déjouée par le jeu du marché (celui des valeurs foncières), par les pratiques : la répugnance des classes favorisées à côtoyer les moins aisées, et aussi par les enjeux électoraux qui conduisent les élus locaux à s’intéresser davantage aux couches sociales où se recrutent en majorité leurs électeurs.

La volonté de répartir l’habitat dit “social” sur toutes les communes, et en particulier sur les plus aisées, est explicable, mais elle se heurte à de nombreuses réalités, en particulier à la difficulté de faire un choix parmi les demandeurs de logements sociaux dans les communes les plus favorisées où, plus qu’ailleurs, la demande excède largement l’offre.

Autre interrogation : l’habitat social n’est-il pas seulement une réponse au scandale d’une société de plus en plus inégalitaire ? On traite ainsi les effets et non les causes. Dans une société idéale, le logement social serait inutile. Réclamer la mixité sociale revient, dans un certain sens, à accepter les inégalités. On se heurte à un éternel conflit : les besoins à court terme sont évidemment à satisfaire, mais leur traitement retarde parfois les transformations nécessaires du long terme.

L’uniformité de l’habitat social a aussi été trop longtemps une marque, sinon infamante, au moins dévalorisante par le déni d’un droit trop négligé et qui fait cependant partie de la liberté des individus : le droit à la différence. Uniformité désenchantée qui touche aussi les classes moyennes, soumises à la pression des promoteurs, victime d’un bombardement publicitaire qui n’a d’autre but que d’unifier les comportements.

Corrélations entre ville et société

On observe dans l’histoire des villes un certain nombre d’invariants, comme la présence partout et à toutes les époques, à la fois d’espaces collectifs accessibles à tous, et d’espaces privés dans lesquels chacun peut revendiquer une certaine liberté. La ville est l’expression spatiale d’une vie sociale à la fois collective et individuelle. Elle est une dialectique entre l’espace public constitué de rues, de places, d’équipements publics, lieux d’élection des relations sociales, et l’espace individuel, celui de l’habitat ou du travail. Cette dialectique est gérée par la loi qui trouve dans la ville une de ses manifestations les plus universelle.

Dans nos sociétés complexes, cette distinction entre espaces privés et publics n’est plus aussi tranchée. Des espaces semi-publics sont apparus, correspondant au rôle croissant des intermédiaires dominants de la sphère économique : promoteurs, sociétés de construction, grande distribution commerciale. Ils se matérialisent dans les copropriétés, les lotissements, les centres commerciaux. Ces espaces, de statut privé mais de fréquentation publique, vont de pair avec la privatisation progressive des services publics dont ils sont le reflet… Dans la ville, cet abandon progressif des espaces publics s’accompagne d’une spécialisation outrancière de ceux qui demeurent, pour l’essentiel, limités à un usage appauvri et strictement monofonctionnel : celui de la voiture.

Dans la sphère commerciale, les distributeurs se sont imposés entre les producteurs et les consommateurs. Situation qui a pour corollaire dans la ville l’expansion exacerbée des grandes surfaces de distribution.

Dans la sphère économique c’est l’accroissement du rôle des agents financiers, banques, spéculateurs, fonds de pension, etc.…

Dans la ville c’est la mainmise des promoteurs, des agents immobiliers, des grandes entreprises monopolistiques à la source des nouveaux lotissements ou des grands ensembles immobiliers.

Les plans d’urbanisme ne définissent plus les mêmes objets. Autrefois on dessinait des espaces de relations, avenues, places, perspectives urbaines. Aujourd’hui ce sont des périmètres d’opérations immobilières correspondant à l’influence croissante des intermédiaires urbains.

La ville est devenue une accumulation d’objets, mis seulement en relation les uns avec les autres par des réseaux routiers, au prix d’une dégradation des rapports sociaux, autrefois apanages de la vie urbaine.

Cette séparation des fonctions urbaines a été théorisée par toute une école d’urbanistes dans la mouvance de Le Corbusier. École qui a fait florès au milieu du XXème siècle. La Charte d’Athènes résumait les actions humaines à quelques archétypes très simplistes : « Habiter, travailler, se récréer et se déplacer ». Théorie qui a justifié l’urbanisme du zonage, dans lequel s’est engouffrée notre économie : le zonage simplifiait le rôle des promoteurs, n’obligeait pas à s’occuper des nuisances industrielles, satisfaisait le lobby automobile à la source de la croissance économique de la fin du XXème siècle.

La substitution des formes nouvelles d’urbanisme à celle des villes anciennes a donné lieu à des projets souvent irréalistes, parce que trop ignorants des possibilités économiques et oublieux de la valeur symbolique des villes anciennes. Elle a toutefois été faite dans les quartiers nouveaux parce que ces nouvelles formes urbaines s’adaptaient bien à la sphère économique.

Il y eut bien sûr des tentatives pour échapper à la pression du zonage et à la dévaluation des espaces publics.

Ce fut le cas par exemple des villes nouvelles de la région parisienne. On y avait tenté une mixité sociale et fonctionnelle, et un traitement des espaces publics non dévolus à la seule automobile ; avec, en prime, l’accent mis sur la facilité des dessertes en transports en commun.

Mais ces tentatives se sont heurtées à des difficultés :

• celle de faire venir des activités dans des espaces inachevés,

• la différence de mobilité entre l’habitat et l’activité. L’objectif qui consistait à équilibrer les emplois et les logements, afin de réduire les migrations domicile-travail, s’est vite révélé impossible à atteindre. Les actifs, dans le système économique qui est le nôtre, se trouvant contraints de changer beaucoup plus souvent d’emploi que de logement, les migrations alternantes sont vite devenues la règle. On peut noter à cet égard la contradiction du discours politique qui clame la nécessité de la mobilité du travail… tout en favorisant la propriété individuelle, donc la pérennité du lieu d’habitat.

La loi SRU, avec l’obligation de répartir l’habitat social sur toutes les communes, traduit la même volonté de mixité, mais elle se révèle difficile à respecter car elle ne tient compte ni de la disparité des valeurs foncières ni de la difficulté pour les communes les plus denses de trouver des terrains libres. Comme signalé ci-dessus, elle s’attaque aux effets des inégalités sociales et non à leurs causes.

La ville dans la crise

La ville moderne, issue de l’ère libérale, est totalement inadaptée à un monde obligé de réduire sa consommation énergétique. Ceci pour plusieurs raisons bien connues :

• Dans la périphérie des villes, la diffusion de lotissements individuels interdit toutes les dessertes en transports en commun au profit de l’automobile, beaucoup plus consommatrice d’énergie. Cette diffusion se traduit par la très faible densité des extensions du XXème siècle par rapport à celle des villes anciennes. À titre d’exemple, la densité de la ville de Paris intra-muros s’élève à 20.000 hab./km2 (2.150.000 habitants sur 105 km2). Pour le reste de l’agglomération, dont l’essentiel est de construction récente, elle ne dépasse pas1.600 hab./Km2 (9.800.000 habitants sur 6100 Km2). Soit un facteur de 1 à 12 !

•L’habitat dispersé est difficile à isoler thermiquement, en raison des surfaces d’échange beaucoup plus importantes avec le milieu extérieur.

• Le mode de distribution commerciale répandu dans les 30 dernières années, fondé sur la fréquentation exclusivement automobile d’équipements de plus en plus gigantesques est dispendieux en énergie. (Pour 200 ménages, à raison d’un panier de 30 Kg par unité, la consommation énergétique s’élève à 4 KEP (Kilo-Equivalent-Pétrole) en magasin de proximité, à 19 KEP en livraison à domicile et à 251 KEP dans les grandes surfaces périphériques. Soit un facteur multiplicateur de plus de 60. Mais la sphère économique et libérale est plus rapide à réagir que la sphère politique. Exemples : les promoteurs de surfaces de bureau anticipent l’évolution des localisations d’activités en s’installant de plus en plus en périphérie immédiate autour des stations de transports en commun ; les grands groupes de distribution commencent à se replier dans les centres villes, dans des surfaces commerciales plus réduites et plus accessibles à une fréquentation piétonnière.

Que faire ?

Tenter d’agir sur la forme de la ville n’est pas totalement inutile, mais restera vain si les opérateurs privés continuent de s’approprier les territoires urbains, alors que la puissance publique abandonne ses responsabilités et se borne à quelques arbitrages sans portée véritable. Dans la dialectique évoquée ci-dessus entre espaces publics et propriétés privées, les premiers sont des biens communs dont l’usage doit être garanti à tous. Cela signifie en particulier que le secteur public, État et, surtout, collectivités locales reprennent un pouvoir sur la propriété foncière. Les dernières décennies ont été marquées par une explosion de la spéculation financière, il en a été de même pour la spéculation foncière. La première est une source d’enrichissement sans cause et le système foncier ne lui cède en rien : comment justifier qu’un propriétaire voit doubler, ou tripler la valeur de son bien, simplement parce que la collectivité installe une ligne de transport en commun à proximité, ou crée des équipements publics de qualité ?

Il faut donc remettre en vigueur les outils fonciers dont la législation française dispose. À la fois pour créer de nouveaux espaces et équipements publics, et pour s’atteler avec vigueur à la résorption de la spéculation foncière et à la récupération progressive des espaces dilapidés par la dispersion de l’habitat individuel.

Il faut en effet redensifier la ville. Actuellement pour la région parisienne, la distance moyenne entre le centre et la périphérie est de 40 km. Si on quadruplait la densité, on diviserait la surface par 4, et on réduirait cette distance par 2, au bénéfice d’une desserte en transport deux fois moins longue, en moyenne. De plus, l’aménagement des réseaux urbains serait beaucoup moins coûteux. Et la densification ne se traduirait pas forcément sous forme de tours. Même l’habitat individuel permettrait d’y parvenir. Des “maisons de ville” de deux ou trois niveaux, élevées sur des parcelles étroites, consommeraient beaucoup moins d’espace que les pavillons individuels isolés les uns des autres. De petits immeubles collectifs de 5 à 6 niveaux tels que ceux des quartiers Haussmaniens du XIXème siècle, permettent sans difficultés des densités très élevées. Mais la fonction résidentielle est loin d’être la seule cause de gaspillage de terrain. L’automobile en est en grande partie responsable. Dans les quartiers nouveaux d’immeubles collectifs, le coût du stationnement souterrain est trop élevé, les voitures restent en surface, et occupent une superficie supérieure à celle de l’habitat.

L’opposition entre tours et immeubles bas est un faux débat si on le relie à la densité urbaine. Il s’agit plus de mesures d’art urbain que de politique. La tour est avant tout un élément symbolique, destiné à montrer la puissance de son propriétaire. Ce n’est pas nouveau, mais de San Geminiano à Manhattan les motivations sont sensiblement les mêmes : témoigner de la force militaire ou de la vigueur économique. Après tout, la tour de Babel n’a pas été autre chose qu’un défi lancé au ciel !

Récupérer des terrains actuellement dilapidés permettrait de réintroduire une agriculture de proximité. Voire même une réindustrialisation, que le coût croissant des transports, lié au coût tout aussi croissant de la main d’œuvre des pays émergents, risque de rendre indispensable.

La redensification ne suffira pas, il faut remettre en cause toutes les structures de production, et en particulier nos rapports au travail. Retrouver une stabilité des emplois pour la rendre comparable à celle des logements. En même temps, introduire de nouvelles formes d’exercice pour des emplois de plus en plus tertiarisés, fondés davantage sur des transferts d’informations que sur des échanges matériels. Ces nouvelles formes sont compatibles avec le télétravail ou l’usage d’hôtels d’entreprises, répartis dans le milieu résidentiel.

Avant de penser à réformer la ville, il faut donc revoir en profondeur tout notre système social et économique, car parmi d’autres dégâts, le système libéral a tué la ville, et elle ne ressuscitera pas sous son règne.

Comment le faire ?

Il faut une volonté politique forte. Et surtout des outils d’aménagement à remettre en marche. Certains ont en effet existé au moment des grandes crises du logement des années d’après-guerre ; ce fut le cas par exemple des filiales de la Caisse des Dépôts et Consignation, qui existent toujours mais sont de plus en plus soumises aux exigences du marché. Or le marché concurrentiel et le souci de rentabilité à court terme ne peuvent qu’exacerber la spéculation foncière, et donc pénaliser toutes les formes publiques d’aménagement urbain.

Enfin il faudra mieux utiliser les outils fonciers qui existent, mais qui sont de plus en plus négligés.

C’est le cas des procédures d’aménagement différé qui permettent de bloquer la spéculation aux alentours des nouvelles opérations, ou du droit de préemption urbain qui autorise les collectivités à acheter tous les biens immobiliers dès lors qu’ils sont mis en vente. Ce droit de préemption, trop peu utilisé, permet à la fois de maîtriser bien mieux la spéculation foncière, de faire bénéficier la collectivité de surfaces construites qui pourraient être utilisées au bénéfice de tous et de mettre en place des aménagements nouveaux.

Un financement mis entre les mains d’un outil public permettrait de gérer plus facilement le réinvestissement par la collectivité des espaces publics qui font partie de notre bien commun. Des outils de ce type existent déjà, comme, en région parisienne, l’Agence Foncière et Technique, ou d’une manière plus générale la Caisse des Dépôts et Consignation, qui est encore une banque publique. Mais leurs moyens et leurs objectifs sont trop limités.

La remise en valeur de la ville ne peut s’accomplir sans une reprise en main du système foncier, lui-même dépendant des moyens de financement public. Il ne s’agit pas nécessairement d’une augmentation de la fiscalité, mais d’une intervention volontaire sur le système financier et bancaire. La crise économique aurait pu en être une occasion, malheureusement perdue.

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[*] Article initialement écrit pour le bulletin d’Attac 92.

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Un article récent (GR 1105) de Jacques Hamon faisait le tour des différentes menaces qui résultent de l’exploitation outrancière des ressources naturelles mondiales. Pour répondre à la question Comment produira t-on dans un siècle ? l’agriculture biologique n’y était que rapidement évoquée. François Chatel y revient pour montrer qu’en économie distributive, les citoyens, avertis, soutiendraient ce type de culture parce qu’il est une solution prometteuse et qui respecte l’environnement :

L’agriculture biologique peut-elle nourrir le monde ?

par F. CHÂTEL
30 avril 2010

L’alerte qu’a lancée Jacques Hamon est fort justifiée, tant l’économie des générations futures est menacée : la dilapidation, surtout depuis deux siècles, des ressources offertes par la planète a été si démentielle et irraisonnée qu’elles seront privées, à échéance très courte, des matières premières non renouvelables avec lesquelles le monde humain actuel a été façonné. Cependant, dans son article, il écartait l’agriculture biologique comme alternative crédible, alors que des études et des expérimentations sérieuses montrent que ce type d’agriculture, qui se caractérise par l’absence d’intrants chimiques, de pesticides, d’engrais de synthèse et de manipulations génétiques, et qui peut se passer des énergies fossiles carbonées, présente des résultats prometteurs pour l’alimentation mondiale dans un respect nettement accru de l’environnement.

Les expérimentations qui ont déjà été réalisées, par exemple les travaux de Ph.Desbrosses, ceux de B. Halweil et les expériences de P.Rabhi, permettent de dépasser le stade de l’espoir ou de la “croyance”. Certains cultivateurs estiment en effet posséder les preuves suffisantes pour investir leur confiance en ce mode de culture et concurrencer avantageusement les OGM en ce qui concerne tant l’indépendance des paysans que les risques d’impact irréversible sur l’environnement.

Je cite ci-après ce qu’en disent les rapporteurs d’expériences et d’études réalisées en agriculture biologique : « Le vieil argument selon lequel le rendement de l’agriculture biologique représente un tiers ou la moitié du rendement de l’agriculture traditionnelle est basé sur des hypothèses biaisées et un manque d’information. Par exemple, la statistique souvent citée selon laquelle une transition vers l’agriculture biologique aux États-Unis ne permettrait de produire qu’un quart de la nourriture produite actuellement est basée sur une étude du Département américain de l’agriculture montrant que tout le fumier des États-Unis ne pourrait couvrir qu’un quart des besoins en engrais du pays – même si l’agriculture biologique ne dépend pas que du fumier. Ces arguments sont contredits par des recherches poussées. Par exemple, une étude récente menée par des scientifiques de l’Institut de recherche pour l’agriculture biologique en Suisse a montré que les fermes biologiques avaient un rendement inférieur de seulement 20 % aux fermes conventionnelles sur une période de 21 ans. En passant en revue plus de 200 études menées aux États-Unis et en Europe, Per Pinstrup Andersen (professeur à Cornell et lauréat du World Food Prize) et ses collègues sont arrivés à la conclusion que le rendement de l’agriculture biologique arrive environ à 80 % du rendement de l’agriculture conventionnelle.

Beaucoup d’études montrent une différence encore moins marquée. Analysant les informations de 154 saisons de croissance sur diverses cultures, arrosées par la pluie ou irriguées, Bill Liebhardt, scientifique agricole de l’Université de Californie à Davis, a découvert que la production de maïs biologique atteignait 94 % de celle de la production conventionnelle, celle de blé biologique 97 % et celle de soja biologique 94 %. La production de tomate biologique quant à elle égalait la production conventionnelle.

Plus important encore, dans les pays les plus pauvres où se concentrent les problèmes de famine, la différence de rendement disparaît complètement. Les chercheurs de l’Université d’Essex, Jules Pretty et Rachel Hine, ont étudié plus de 200 projets agricoles dans les pays en voie de développement et ont découvert que pour l’ensemble de ces projets – ce qui inclut 9 millions de fermes sur près de 30 millions d’hectares – le rendement augmentait en moyenne de 93 %. Une étude sur sept ans portant sur 1.000 fermiers cultivant 3.200 hectares dans le district de Maikaal, dans le centre de l’Inde, établit que la production moyenne de coton, de blé et de piment était jusqu’à 20 % plus élevée dans les fermes biologiques que dans les fermes conventionnelles de la région. Les agriculteurs et les scientifiques agricoles attribuent les rendements plus hauts dans cette région sèche aux cultures de couverture, au compost, au fumier et à d’autres pratiques qui augmentent la matière organique (qui aide à retenir l’eau) dans les sols. Une étude menée au Kenya a démontré que si la production de maïs biologique était moins élevée que la production conventionnelle dans les “zones à fort potentiel” (avec des précipitations au-dessus de la moyenne et une meilleure qualité de sol), dans les régions plus pauvres en ressources, en revanche, la production des agriculteurs biologiques dépassait systématiquement celle des agriculteurs conventionnels. » [1]

« Si, dans les pays occidentaux, les rendements s’avèrent en effet inférieurs de 20 à 25 % par rapport à ceux des agricultures conventionnelles et raisonnées, la situation s’inverse dans les pays pauvres où l’agriculture biologique obtient des résultats d’une efficacité remarquable par l’utilisation des ressources locales et la protection de l’environnement. » [2]

Et c’est dans ces pays que se trouvent les 2/3 de la population qui souffre de malnutrition. « L’utilisation des techniques écologiques représente une alternative crédible (moins intéressante il est vrai pour les multinationales) aux “miracles” promis par les partisans des OGM. Il faudrait se souvenir que c’est en Inde, dans les années 1930, qu’Albert Howard a établi les fondements de l’agriculture biologique et a montré l’efficacité de la méthode de compostage qu’il avait mise au point. Efficacité mille fois confirmée depuis. » [3]

Une étude récente [4], réalisée par plusieurs universités américaines et indiennes, fait la synthèse des résultats de 293 expérimentations comparatives entre la productivité de l’agriculture biologique et celle des fermes conventionnelles. Elle montre que l’agriculture biologique peut produire assez de denrées alimentaires pour nourrir la population mondiale sans augmenter la surface agricole actuellement cultivée. Ses rendements sont pratiquement équivalents à ceux de l’agriculture conventionnelle dans les pays du Nord et ils sont plus élevés que ces derniers dans les pays tropicaux. En plus, la fixation d’azote par les légumineuses peut remplacer l’azote synthétique actuellement utilisé. L’agriculture biologique pourrait donc contribuer durablement à l’offre alimentaire globale, tout en réduisant les effets négatifs de l’agriculture conventionnelle. C’est exactement la conclusion de la FAO [5] : « Ces modèles suggèrent que l’agriculture biologique a le potentiel de satisfaire la demande alimentaire mondiale, tout comme l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui, mais avec un impact mineur sur l’environnement ». Le rapport de la FAO invitait les gouvernements à « allouer des ressources à l’agriculture biologique et à intégrer ses objectifs et ses actions dans leurs stratégies nationales de développement agricole et de réduction de la pauvreté, en mettant l’accent sur les besoins des groupes vulnérables ». Il insistait aussi sur l’investissement pour le développement des ressources humaines et la formation en agriculture biologique dans le cadre des stratégies de développement durable.

À la question : « En 2050, nous serons 9 milliards d’habitants sur terre. Il faudra donc doubler la production alimentaire mondiale, cela est-il envisageable avec le bio ? » le Pr. M. Dufumier, de l’INA-PG, répond : « Oui, c’est possible. La faim et la malnutrition n’ont pas pour origine une insuffisance de disponibilités en calories alimentaires à l’échelle mondiale, puisque celles-ci sont d’ores et déjà équivalentes à 300 kg de céréales par personne et par an, alors même que les besoins ne sont que de l’ordre de 200 kg. C’est la pauvreté qui est à l’origine de la faim et de la malnutrition : les pauvres ne parviennent pas à acquérir les disponibilités excédentaires et ces dernières vont de préférence vers les seuls marchés solvables : l’alimentation du bétail pour nourrir ceux des riches qui mangent de la viande en excès, et l’abreuvement de nos automobiles en agro-carburants. »

Les seules personnes qui pensent que l’agriculture biologique peut nourrir le monde sont-elles des hippies à l’imagination délirante et des agriculteurs biologiques arrogants ? Non. Nombre de dirigeants de l’industrie agricole, de scientifiques spécialisés dans l’environnement et d’experts agricoles internationaux pensent qu’une transition à grande échelle vers l’agriculture biologique permettrait non seulement d’augmenter l’approvisionnement alimentaire mondial mais serait peut-être la seule manière d’éradiquer la famine. L’an dernier, un des meilleurs experts de la FAO en matière de cultures [6] avertissait : « Les agriculteurs du monde doivent se convertir sans tarder à des systèmes agricoles plus durables et plus productifs si l’on veut nourrir la population croissante de la planète et relever le défi du changement climatique … Les méthodes traditionnelles de culture intensive ont, dans de nombreux cas, contribué aux dommages occasionnés à l’environnement, faisant reculer les taux de productivité agricole… L’agriculture de conservation pourrait non seulement aider à relever les rendements mais aussi à fournir divers avantages importants pour l’environnement… Elle pourrait atténuer davantage les effets du changement climatique en aidant à piéger le carbone dans le sol et économiser 1.200 km3 d’eau par an d’ici à 2030, car des sols sains préservent mieux l’humidité et ont par conséquent moins besoin d’irrigation. »

Si certains lui reprochent d’exiger une extension des surfaces cultivées, à prendre sur les forêts existantes, il serait plus judicieux d’éradiquer la déforestation pratiquée au bénéfice de la culture de céréales destinées à nos élevages.

Si nous poursuivons la bêtise de maintenir, et même d’accroître globalement, une alimentation carnée alors que l’humanité n’en a nullement besoin et même se porterait nettement mieux sans, il est certain que nous allons tout droit vers une catastrophe alimentaire et écologique, car les élevages industriels nécessaires à cette stupidité ne mettent pas en valeur nos prétentions humanistes. Quelle espèce animale sur Terre possède l’apanage d’être responsable de tels massacres organisés sans en avoir réellement besoin ?

Il faut 5.000 m2 de terre cultivable pour produire 70 kg de boeuf ou 10.000 kg de pommes de terre. Il faut entre 30.000 et 60.000 litres d’eau pour produire 1 kg de viande de boeuf, alors qu’il en faut seulement 800 pour 1 kg de blé. La production de viande utilise ainsi 60 % des réserves d’eau mondiale. Le bétail des pays riches mange autant de céréales que les Indiens et les Chinois réunis (2,5 milliards d’êtres humains). Près de 50 % de toutes les récoltes alimentaires dans le monde servent à nourrir le bétail et 64 % des terres cultivables servent à la production de viande (pâturages et fourrage).

Sachant que pour sa fabrication une protéine animale demande 5 à 20 fois plus de surface terrestre qu’une protéine végétale, il est certain qu’une alimentation principalement végétarienne basée sur une moyenne de 2.500 calories par personne permettrait l’implantation généralisée de l’agriculture biologique et améliorerait la santé de tous.

Nous ne pourrons pas tous manger de la viande. La viande, c’est la faim. Assurée. Garantie.

En 1997, le Pr. D. Pimentel estimait que les céréales distribuées au seul bétail états-unien seraient suffisantes pour nourrir 800 millions d’humains. Selon les statistiques fiables du World Resources Institute [7], plus de la moitié des céréales des États-Unis est consommée par le bétail et 75 à 80 % des terres agricoles sont utilisées par ou pour le bétail. En France, selon le très officiel rapport Dormont (2000), près de 70 % de la surface agricole utilisée hors jachère est consacrée à l’élaboration des aliments des animaux...

L’agriculture est au service de la viande [8].

D’après B. Parmentier [9], pour se nourrir un humain disposera en 2050 de 0,15 hectare (tout progrès considéré). C’est exactement la surface suffisante, d’après A. Méry [10], pour nourrir 10 milliards d’humains végétariens avec les 15 millions de km2 cultivés en 1999 [*]. Ces propos sont confortés par D. Guillet [11] : « De bonnes vieilles semences bien fortes et un sol très fertile font en effet des miracles. John Jeavons, avec son association Ecology Action en Californie, a prouvé, depuis trente ans, qu’un jardinage bio intensif peut nourrir annuellement une personne (végétarienne) sur seulement un dixième d’hectare, en climat tempéré… En climat tropical ou subtropical, on peut ainsi nourrir sur la même surface, deux personnes (végétariennes) à condition d’avoir de l’eau d’arrosage. Selon ces principes de jardinage bio intensif, les 150 millions d’hectares de terre arable qui sont disponibles actuellement en Inde pourraient nourrir trois milliards de végétariens ; où est le problème ? » « Les surfaces agricoles ne seront jamais assez suffisantes pour satisfaire l’explosion de la demande mondiale de viande. Les océans sont aussi mis à contribution, au point de déstabiliser des chaînes alimentaires stables depuis des dizaines ou des centaines de siècles…Mais il n’est pas question de seulement modifier le régime alimentaire des grands malades de la bidoche. »

Avant de considérer comme marginale une telle solution, qui présente d’aussi importantes capacités d’amélioration et de préservation de l’environnement, il convient, je pense, d’étendre ses expérimentations et lui offrir la possibilité de confirmer ses résultats. Pourquoi le permet-on aux OGM, alors que subsiste à leur encontre de sérieux doutes sur leurs capacités et surtout des risques de pollution irréversible et d’atteinte à la santé ?

Comparer les rendements des différentes agricultures paraît déplacé quand on sait le monumental gâchis qui est perpétré par la guerre des marchés et des agriculteurs pour vendre la surabondance aux pays solvables.

Comme de plus en plus de monde, P.Rabhi, pionnier de la révolution écologique, estime que « Produire et consommer localement est également un acte politique, écologique, éthique et un acte de résistance pacifique à tous les systèmes qui tirent leur puissance économique de la confiscation du droit des peuples à se nourrir par eux-mêmes… L’agroécologie est aujourd’hui la seule approche qui puisse vraiment permettre d’envisager le futur sur une véritable alternative agricole durable. » [12]

Cette agriculture réclamant plus de main d’œuvre : Ph. Desbrosses pense « que nous devons réhabiliter les paysans, en nombre suffisant, plutôt que de leur substituer les artifices polluants et coûteux de l’industrie chimique qui les a remplacés dans les champs depuis un quart de siècle. Il faut inverser cet exode pour un retour à la Terre, aux soins de notre patrimoine commun, à la préservation des ressources et aux bienfaits des productions durables, génératrices de millions d’emplois non délocalisables ». L’agriculture biologique « joue aussi le rôle d’un employeur national en générant des emplois dans les zones rurales, et maximise les services environnementaux globaux tout en étant mise au défi de contribuer à atténuer les changements climatiques. » Selon l’IFOAM [13], elle offre ainsi à l’Afrique la meilleure opportunité de briser le cycle de pauvreté et de malnutrition dans lequel elle se trouve depuis des décennies, et le Directeur du Programme des Nations Unies pour l’environnement conclut d’une étude que « le potentiel de l’agriculture biologique à nourrir le monde demeure sous estimé. »

Venons-en aux prix. En 1998, selon une étude de l’INRA, les produits issus de l’agriculture biologique étaient plus chers que les conventionnels, de 30 % en moyenne (mais non pas de 72 %), avec des écarts très variables selon le type d’aliments. En 2008, le bio aurait coûté le double des produits “premiers prix”, mais environ 18 % de plus que les produits de marque. Dans certains magasins spécialisés dans le bio, l’écart des prix avec ceux des produits bio des supermarchés (ayant le label AB, rappelons-le) est de 23 %.

Si cela présente un inconvénient, dans l’économie capitaliste d’aujourd’hui, qu’en serait-il si l’agriculture biologique bénéficiait de subventions équivalentes à celles que reçoit l’agriculture conventionnelle ?… Surtout si elle comptait un nombre suffisant d’exploitations pour répondre à une demande en forte croissance…

En économie distributive, où tout ce qui est utile et possible matériellement le devient financièrement, l’agriculture biologique connaîtrait un essor important. D’abord, à court terme, pour permettre d’éradiquer la faim dans les régions aujourd’hui nécessiteuses. Et aussi à plus long terme, parce qu’elle serait pour tous un bénéfice sur la santé, dont celle de l’environnement qui, indirectement, est la nôtre.

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[1] Brian Halweil, chercheur à l’Institut Worlwatch est l’auteur de Eat Here : Reclaiming Homegrown Pleasures in a Global Supermarket.

[2] Rapport de la SAFE-World Project de l’université d’Essex publié en 2001.

[3] Bio, raisonnée, OGM, « Quelle agriculture dans notre assiette ? ». Claude Aubert et Blaise Leclerc. éd. Terre vivante.

[4] Organic Agriculture and Global Food Supply, Badgley C et al., 2007.

[5] l’Agriculture Biologique et la Sécurité Alimentaire, Conférence Internationale, 3 -5/5/2007.

[6] Il s’agit de Shivaji Pandey qui s’adressait aux participants du IVème Congrès mondal sur l’agriculture de conservation, New Delhi, 4-7/2/2009.

[7] http://earthtrends.wri.org

[8] Bidoche. Fabrice Nicolino. Ed. LLL

[9] Nourrir l’humanité. Bruno Parmentier. Ed. La Découverte 2007

[10] André Méry. Cahier de l’Alliance végétarienne N°9

[*] NDLR : Dans GR 1099 (juin 2009, p.8) III. Quel(s) équiibre(s) démographiques sur notre planète ?, Guy Evrard rapportait des données de la FAO montrant que la production calorique sur la planète serait effectivement déjà suffisante pour nourrir 10 milliards d’habitants, sous réserve d’une répartition plus équitable, d’une alimentation moins carnée et… de ne pas détourner la production vers les agrocarburants.

[11] Dominique Guillet. Quelles semences pour nourrir les peuples ?. L’écologiste, n° 7

[12] Pierre Rahbi. Conscience et environnement, Ed. du relié.

[13] IFOAM = International Federation of Organic Agriculture. Movements. Bonn, 25 août 2008.