La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1106 - février 2010

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N° 1106 - février 2010

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon évoque les belles déclarations officielles tendant à faire croire que le Président de la République pourrait moraliser la finance !

Penser la démocratie    (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin montre que plusieurs événements récents, qui sont évoqués plus loin, convergent vers l’idée que seule une véritable démocratie peut résoudre les problèmes actuels.

Haïti : cas typique de “dette odieuse”   (Afficher article seul)

Sophie Perchellet rappelle comment les pays riches, qui proclament leur souci de reconstruire Haïti, ont d’abord empêché ce pays de se construire.

Manipulations aux Sommets   (Afficher article seul)

Michel Muller soulève les dessous des réunions internationales.

Les chèvres de Mongolie   (Afficher article seul)

Bernard Vaudour-Faguet décrit sur un exemple, comment, par sa “rationalité” et sa “modernité”, le négoce assassine, en quinze ans, une zone pastorale qui vivait en bonne harmonie avec son environnement.

Dernier refuge   (Afficher article seul)

L’écologie, nouveau fondement de la démocratie ?   (Afficher article seul)

Guy Evrard se penche sur un article publié récemment par les philosophes Bourg et Whiteside : « Pour une démocratie écologique ».

Gagné !   (Afficher article seul)

Fabienne raconte comment quelques citoyens sont parvenus à obtenir la suspension d’un projet aberrant, un circuit de courses de F1 à Flins.

La Semaine de la richesse à Dieppe   (Afficher article seul)

Jacques Billière-George commente un forum citoyen local.

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CHRONIQUE

Au fil des jours

par J.-P. MON
28 février 2010

Cause toujours…

On sait que l’ardeur réformatrice de Sarkozy ne connaît pas de bornes. Désormais, “réformer” la France ne lui suffit plus : il veut maintenant remettre de l’ordre dans le chaos permanent du système de changes international, mettre fin à ce « désordre monétaire insupportable » qui affecte la compétitivité française en faisant baisser le dollar. A priori, cela semble une mesure de bon sens. Encore faut-il en avoir les moyens. C’est loin d’en être le cas, car, comme nous l’explique [1] l’économiste Pierre-Antoine Delhommais « les grands pays n’interviennent plus directement sur le marché des changes » depuis que les banques centrales n’achètent plus et ne vendent plus de devises étrangères sur ordre des gouvernements, comme elles le faisaient dans les années 1980-90 pour faire monter ou descendre le cours de leur monnaie. La principale raison est que les pouvoirs publics ont constaté qu’ils n’avaient plus les moyens d’affronter un marché des changes devenu gigantesque, où on échange quotidiennement quelque 5.000 milliards de dollars, soit plus de deux fois les réserves des banques centrales des pays industrialisés. « Gouvernements et banques centrales ont donc fini par laisser les cours des devises vagabonder en toute liberté dans une sorte de “laisser-flotter” absolu au gré de l’offre et de la demande et de l’humeur des spéculateurs » [1]. C’est encore un recul devant “les forces du marché” ! « Mais là, dit Delhommais, se pose une autre difficulté de taille pour Nicolas Sarkozy, c’est qu’aucun intervenant du marché des changes ne prête la moindre attention à ce qu’il dit. Sa parole monétaire ne porte pas au delà du périphérique parisien ».

Le moraliste impuissant

« Je voudrais que chacun comprenne qu’il ne peut y avoir d’économie sans morale »… c’est ce que proclamait haut et fort notre Président de la République en mars 2009 à Saint Quentin en Yvelines pour faire comprendre aux opérateurs financiers français que c’en était fini des bonus et des rémunérations faramineuses (comme si la morale avait eu un jour sa place en économie !). Quelques mois plus tard il enfonçait à nouveau le clou devant les banquiers réunis à l’Élysée : « L’opinion publique n’acceptera pas qu’après la crise que nous avons connue, le monde redevienne comme avant. Elle n’acceptera pas la spéculation qui n’enrichit que quelques uns en faisant prendre des risques à tous ». On avait ensuite essayé de nous faire croire qu’au sommet de Pittsburgh le G20 avait sévèrement encadré les bonus des traders et autres banquiers. Mais en fait tout continue, ou presque, comme par le passé : les grandes institutions financières annoncent d’excellents résultats pour 2009 et des bonus en conséquence pour leurs traders. Comme nous le rappelle, le journaliste Gérard Courtois, « sauvés de la débâcle à l’automne 2008 par les États, les banquiers ont repris la main, empruntant de l’argent très bon marché aux banques centrales avant de le prêter nettement plus cher aux États pour financer leurs dettes creusées par les plans de relance » [2]. À croire que nos ministres des finances et nos gouvernements en général ont perdu tout bon sens politique.

Comment en sont-ils arrivés là ? Ne serait-il pas plus simple et plus logique que les gouvernements reprennent leur pouvoir régalien de création monétaire au lieu de le laisser aux mains des banques ? Ils ont bien su sauver les banques de la faillite, mais ils ne savent pas financer ni les investissements, ni les dépenses publiques, ni la politique sociale !

En attendant, les traders employés à Paris et par les filiales françaises d’établissements étrangers vont toucher en mars entre 900 millions et un milliard d’euros de primes, soit en gros quelque 500.000 euros chacun, les “meilleurs” percevant des primes supérieures au million d’euros [3]. Le montant de ces bonus représente l’équivalent de ce que touchent 62.000 smicards pendant un an. C’est tout simplement obscène, comme l’a dit Obama pour qualifier ce que vont recevoir leurs collègues américains.

Ajoutons qu’en France, l’intention claironnée par le gouvernement de taxer ces bonus à 50% (en 2009 uniquement, rassurez vous !) a fait hurler les “libéraux” qui ont qualifié cette mesure de « démagogique » qui « va brider aussi bien le talent des financiers que la liberté d’entreprendre ». Rien que ça ! Décidément il y en a qui ne manquent pas d’air, et ce ne sont pas les mesurettes annoncées « qui vont les dissuader de poursuivre leurs parties de poker planétaire » [2].

Le suspense Proglio

Comme l’a confirmé le gouvernement le 19 janvier, Henri Proglio sera bien, comme prévu, Président d’EDF et Président non exécutif de Véolia Environnement, son ancienne entreprise. Mais devant le scandale provoqué par le cumul des traitements correspondant à ces deux fonctions, Proglio, après s’être entretenu avec son ami Sarko [4], s’est finalement décidé, le 21 janvier, à renoncer à ce cumul… Ce qui ne l’empêchera pas de bénéficier de la “retraite complémentaire” acquise par ses 37 ans passés chez Véolia et qui se monte à 13,1 millions d’euros. On peut donc s’attendre à de nouveaux rebondissements, d’autant plus que le cumul des deux fonctions peut générer des conflits d’intérêt entre EDF et Véolia. Il ne faut pas non plus oublier qu’il occupe des sièges d’administrateur à CNP-Assurances, chez Lagardère, chez Natixis, chez Dassault-Aviation… C’est beaucoup pour un seul homme !

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[1] Le Monde, 17-18/01/2010.

[2] Le Monde, 19/01/2010.

[3] Le Monde, 16/01/2010.

[4] Voir Fil des jours GR 1105, janvier 2010.

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Éditorial

Penser la démocratie

par M.-L. DUBOIN
28 février 2010

Il y eut l’affaire Jean Sarkozy : sa nomination par son père à la tête de l’Établissement Public d’Aménagement de la Défense était tellement arbitraire que l’opinion s’en est émue (voir encadré ci-dessous) et, contre le soutien des godillots de la république “modernisée”, elle a finalement été entendue.

En décembre dernier, notre gouvernement était tout aussi unanime pour justifier les prétentions d’Henri Proglio, qui, passant de la direction de Véolia à celle d’Électricité de France, entendait ne pas voir ses revenus baisser. Toute la Cour sarkozyste l’a soutenu : depuis le Premier Ministre, François Fillon, qui expliqua que ses vertus irremplaçables justifiait un salaire aussi élevé, jusqu’à la Ministre de l’Économie et des Finances, Christine Lagarde, qui fit valoir que ce pauvre malheureux, avec un salaire de deux millions d’euros à Véolia, gagnait déjà moitié moins que la plupart de ses homologues des autres pays (entendez états-uniens, surtout). Il a été, bien sûr, défendu aussi par ses semblables, tel ce PDG d’une grande banque, à qui un journaliste demandait s’il ne trouvait pas exagérées ces énormes disparités de salaires, et qui répondit qu’elles sont tout à fait justifiées, en prenant exemple sur les sommes que perçoivent certains footballeurs… dont le talent serait donc comparable à celui de Proglio !! Celui-ci a même reçu un soutien qu’on n’attendait pas, celui du secrétaire général de la CGT [1].

Dans ces deux cas, l’opinion ayant été informée, l’affaire a fait du bruit. Des voix indignées ont fini par être entendues. Jean Sarkozy continue donc, peut-être, c’est de son âge, ses études de deuxième année de Droit. Et le salaire qu’Henri Progio recevra d’EDF ne sera pas 170 fois plus élevé que celui d’un de ses employés, mais “seulement” 130 fois. Une autre histoire a fait moins de bruit dans les grands médias, mais est tout aussi exemplaire : celle du projet d’installer un circuit de courses automobiles de Formule 1, à Flins, dans les Yvelines. On en trouvera plus loin dans ces colonnes le témoignage de Fabienne, une militante locale. Retenons que, quelques citoyens s’étant pris en main, la résistance a pu s’organiser pour défendre la population et son environnement contre de gros appétits dévastateurs. Dans cet exemple, c’est la démocratie participative, donc au niveau local, qui l’a emporté, au moins provisoirement.

Mais, comme le rappelle Bernard Vaudour-Faguet, enseignant en géographie, en évoquant un exemple peu banal, celui des chèvres de Mongolie, les gravissimes problèmes soulevés par la crise actuelle, à la fois d’ordre économique et financier, social et écologique, se situent maintenant à l’échelle mondiale.

Leur solution ne peut donc être trouvée qu’au niveau de la planète.

Or le Sommet de Copenhague vient de montrer l’incapacité des Grands Décideurs à les aborder. Alors que cette réunion au sommet était présentée comme émanant des “démocraties” aujourd’hui pratiquées au niveau des États, elle n’a été en mesure ni de prendre la moindre inititive sérieuse pour empêcher l’industrie humaine d’accélérer la dégradation de l’environnement et le pillage des ressources naturelles, ni d’aborder la question de la répartition des richesses, qui est scandaleuse comme Sophie Perchellet le démontre ci-dessous à propos de Haïti.

Il faut bien en conclure que c’est l’institution démocratique qu’il s’agit de repenser (panser ?), et d’instaurer dans tous les domaines, jusqu’au niveau mondial.

C’est à cette réflexion que Guy Evrard, alerté par la lecture de philosophes auxquels il fait sérieusement référence, voudrait amener nos contemporains. Réflexion difficile, certes, une vraie gageure, mais elle est absolument nécessaire.

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[1] soulevé par F.Lemaître dans Le Monde, Voir Fil des jours GR 1105, janvier 2010.

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Actualités

Le séisme qui a ravagé Haïti est un désastre inimaginable. Les médias en montrent les images apocalyptiques et témoignent de la détresse de la population. Ils font appel à la solidarité individuelle en donnant les adresses où envoyer de l’argent, et ne manquent pas de citer les aides financières apportées par de généreux États pour reconstruire ce pays « où la pauvreté et la malédiction s’abattent ». Cette présentation révolte Sophie Perchellet, du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) [1] : au lieu de faire croire que la pauvreté y serait un coup du sort, elle préfère en rappeler les causes, la façon dont les institutions financières internationales permettent aux riches d’exploiter les pauvres par l’intermédiaire de la dette :

Haïti : cas typique de “dette odieuse”

par S. PERCHELLET
28 février 2010

“L’une des plus grandes opérations d’aide de l’histoire”, selon certains médias, risque fort de ressembler à celle de l’après tsunami de 2004 si un modèle de reconstruction, radicalement différent, n’est pas adopté.

On s’intéresse à Haïti, mais aucun des commentaires ne va au-delà du tremblement de terre. La grande presse dit que c’est l’un des pays les plus pauvres de la planète mais, n’expliquant pas pourquoi, elle fait croire que la pauvreté y est venue comme ça, que « c’est la malédiction qui frappe » !

Il est indiscutable que cette catastrophe naturelle entraîne des dégâts aussi considérables qu’imprévus et qu’une aide d’urgence est donc nécessaire.

Mais les Haïtiens n’ont pas attendu le séisme pour avoir de réelles difficultés à l’accès à l’alimentation, aux soins médicaux, aux infrastructures sanitaires, aux logements La pauvreté et la misère ne sont pas nées de ce tremblement de terre. On parle de reconstruire le pays, oubliant que, dépossédé de ses moyens, il a été empêché de se construire. Haïti n’est pas un pays libre, ni même souverain. Sa politique intérieure est celle d’un gouvernement qui exécute des ordres venus de l’extérieur.

Il faut rappeler qu’au XXème siècle, ce pays a connu des périodes d’instabilité politique alternant avec celles où il appartenait à des créanciers qui y soutenaient un régime dictatorial. Haïti est traditionnellement dénigré et souvent dépeint comme un pays violent, pauvre et répressif. Peu de commentaires rappellent sa bataille symbolique pour l’Indépendance, acquise de haute lutte en 1804 contre les armées françaises de Napoléon. à l’époque, on préférait taire cet événement afin de ne pas détériorer l’image de la France et de contenir le risque de contagion aux autres colonies. Alors qu’on aurait dû souligner leur combat pour les Droits de l’Homme, on a choisi de caractériser les Haïtiens par la sauvagerie. E. Galeano parle de la “malédiction blanche” : « à la frontière où finit la République dominicaine et commence Haïti, une grande affiche donne un avertissement : El mal paso (Le mauvais passage). De l’autre côté, c’est l’enfer noir. Sang et faim, misère, pestes » [2].

S’il faut revenir sur l’émancipation du peuple haïtien, c’est parce qu’en échange de cette double révolution, anti-esclavagiste et anti-coloniale, le pays a hérité de “la rançon française de l’Indépendance”. Le Roi Charles X a déclaré que « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse fédérale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité. Nous concédons, à ces conditions, par la présente ordonnance, aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue, l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement » [3]. Cette somme était à l’époque l’équivalent du budget annuel de la France, elle équivaut aujourd’hui à environ 21 milliards de dollars. Ainsi, dès le départ, Haïti a dû payer le prix fort. Cette dette sera l’instrument néo-colonial pour entretenir l’accès à ses multiples ressources naturelles (le café par exemple).

En 2004, il aurait été possible d’assumer les douloureuses responsabilités du passé. Mais le rapport de la Commission R.Debray a préfèré écarter l’idée d’une restitution en prétextant qu’elle n’aurait pas été “juridiquement fondée” et aurait ouvert une “boite de Pandore”. La France a rejeté les requêtes du gouvernement haïtien en place : pas de réparation qui tienne, ni de reconnaissance d’une dette d’indépendance.

Le gouvernement français a annoncé qu’il voulait œuvrer pour l’annulation totale de la dette d’Haïti envers les créanciers du Club de Paris, ce que le CADTM demande depuis sa création en 1990. Ces annonces sont bienvenues, mais c’est insuffisant. La totalité de la dette publique extérieure d’Haïti est un cas typique de dette odieuse : elle doit donc être annulée immédiatement et sans condition.

La “dette odieuse”

Issue du droit international, la doctrine de la dette odieuse reconnaît la nécessité de prendre en compte la nature du régime qui a contracté les dettes et l’utilisation qui a été faite des fonds versés. Ce qui implique la responsabilité directe des créanciers, qu’il s’agisse des IFI [4] ou de tout autre organisme privé. Si un régime dictatorial est remplacé par un régime légitime, ce dernier peut prouver que les dettes n’ont pas été contractées dans l’intérêt de la nation ou qu’elles l’ont été à des fins odieuses. Dans ce cas, elles sont frappées de nullité, les nouvelles autorités n’ont pas à les rembourser, les créanciers n’ont qu’à se retourner vers les dirigeants de la dictature, à titre personnel. Tout créancier, (FMI, Banque mondiale ou autre) est tenu de contrôler que les prêts qu’il octroie sont licitement utilisés, surtout s’il ne peut ignorer qu’il traite avec un régime illégitime.

L’annulation de la dette des pays en développement gagne du terrain, au Sud comme au Nord. En 2007, le Président de l’Équateur s’est emparé du concept d’audit de la dette pour faire annuler une partie importante de la dette de son pays [5]. Deux ans après il déclarait que cela signifiait « un gain de plus de 300 millions de dollars annuels durant les prochaines vingt années, sommes qui serviront non aux portefeuilles des créanciers mais au développement national »6. Voila un exemple à suivre par d’autres pays en développement, comme Haïti. Dans ce pays, la violente dictatutre des Duvalier, père et fils, largement soutenue par les pays occidentaux, a sévi près de 30 ans. Sa dette extérieure, entre 1957 et 1986, a été multipliée par 17,5, elle atteignait 750 millions de dollars au moment de la fuite de Duvalier. Entre 1995 et 2001 le service de la dette, à savoir le capital remboursé et les intérêts payés, a atteint, selon la Banque Mondiale, la somme considérable de 321 millions de dollars. Et, avec le jeu des intérêts composés et autres “pénalités”, la dette extérieure de Haïti dépassait 1884 millions de dollars en 2008. Destiné à enrichir le régime mis en place, et loin de servir à la population, qui s’est appauvrie, cet endettement constitue donc une dette odieuse.

Une enquête récente a montré que la fortune personnelle de la famille Duvalier (à l’abri sur les comptes des banques occidentales) s’élève à 900 millions de dollars, soit plus encore que l’endettement de Haïti au moment de son exil. Une affaire est en cours devant la justice suisse pour la restitution à l’État haïtien des avoirs et des biens mal acquis de la dictature Duvalier, mais ces avoirs sont gelés par la banque suisse UBS, qui avance des conditions intolérables quant à la destination de ces fonds [6].

Selon les dernières estimations, plus de 80% de la dette extérieure d’Haïti est détenue par les IFI [4]. Ceux-ci, avec le Club de Paris, ont accepté, en 2006, que l’initiative dite “Pays Pauvres Très Endettés”(PPTE) soit appliquée à Haïti : les prêts anciens, directement relatifs à la dette de la dictature, ont été remplacés par de nouveaux prêts soi-disant “propres” [7]. Résultat : la dette extérieure totale, qui était alors de 1.337 millions de dollars, est passée en 2009, à l’achèvement de l’initiative, à 1.884 millions. … Ces deux chiffres montrent le rôle joué par les IFI : le blanchiment d’une dette odieuse.

Les “plans d’ajustements structurels”, appliqués par le gouvernement haïtien, ont fait des ravages, notamment dans le secteur agricole où ses effets ont atteint leur paroxysme lors de la crise alimentaire de 2008, quand l’agriculture paysanne haïtienne a subi le dumping des produits agricoles états-uniens. Ces plans ont été remaquillées en “documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté” : en échange de la reprise de ses emprunts, on concède à Haïti quelques annulations ou allègements de dette insignifiants, mais qui donnent une image bienveillante des créanciers. Une annulation de dette de 1.200 millions de dollars est décidée pour, selon leur terme, « rendre la dette soutenable ». Mais les politiques macroéconomiques soutenues par Washington, l’ONU, le FMI et la Banque Mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du développement et de la protection du marché national, leur seule préoccupation est l’exportation vers le marché mondial. On peut être inquiet quand le FMI annonce qu’il « se tient prêt à jouer son rôle avec le soutien approprié dans (ses) domaines de compétence ».

Bref, cela signifie que toute l’aide financière annoncée à la suite du tremblement de terre est déjà perdue dans le remboursement de la dette ! Ces “généreux dons” proviennent pour la majorité des créanciers… qui feraient mieux d’annuler immédiatement, totalement et sans condition, les dettes d’Haïti à leur égard. Peut-on parler de don alors que cet argent servira, en majeure partie, soit au remboursement de la dette, soit à l’application de “projets de développement nationaux” décidés selon les intérêts de ces mêmes créanciers ? Les futures grandes conférences internationales, G8 ou G20, élargis aux IFI, ne feront pas avancer d’un iota le développement d’Haïti : comme lors des récentes initiatives d’allègement de la dette, elles ne chercheront qu’à reconstruire les instruments qui leur servent à asseoir le contrôle néo-colonial du pays, qu’à assurer la continuité du remboursement, base de la soumission.

Indépendamment de la question de la dette, il est à craindre que l’aide prenne la même forme que celle qui a accompagné l’après-tsunami en Asie ou l’après-cyclone Jeanne en Haïti en 2004 : soit des promesses non tenues, soit des fonds destinés à enrichir des sociétés privées étrangères. En Indonésie, l’aide de la communauté internationale a surtout favorisé la privatisation d’entreprises et d’infrastructures publiques. Le développement du tourisme est préféré à une réforme agraire qui éviterait aux paysans de subir les conséquences dramatiques d’un deficit alimentaire.

Les Haïtiens ont besoin d’une reconstruction de leur pays mais aussi et surtout d’une amélioration durable de leurs conditions de vie. Pour cela, leur gouvernement doit rompre avec la politique néolibérale, donner la priorité aux investissements dans le secteur agricole et lancer un processus de reforme agraire favorisant l’accès des petits paysans à la terre. Il faut changer les orientations des accords commerciaux et rompre avec cette politique qui exclut les femmes, premières victimes de la pauvreté. L’enjeu fondamental pour qu’Haïti puisse se construire dignement est la souveraineté nationale. L’annulation totale et inconditionnelle de la dette doit donc être le premier pas vers une démarche plus générale, un modèle de développement, remplaçant les politiques des IFI et les accords de partenariat économique, est absolument nécessaire et urgent.

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[1] La Grande Relève a souvent cité et décrit les travaux et publications du CADTM. Par exemple :
• Menons l’enquête sur la dette GR 1075 p. 5 ;
• Les crimes de la dette, GR 1082, p.8 ;
• Quelle banque du Sud ? GR 1085 p.9 ;
• 60 questions et 60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale ; En campagne contre la dette GR 1093 p.12.

[2] Voir sur le net : http://www.haitijustice.com/jsite/i

[3] Voir sur le net : http://www.google.com/hostednews/af

[4] Les IFI regroupent le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM).

[5] Voir Grande Relève N° 1076, page 12.

[6] Voir sur le site du CADTM : http://www.cadtm.org/Le-cadtm-exige

[7] Le-CADTM considère néanmoins ces nouveaux prêts comme partie prenante de la dette odieuse puisqu’ils sevent à payer cette ancienne dette.

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Dans notre dernier numéro, qui était consacré au Sommet de Copenhague, nous avons souligné qu’alors que les responsables des États étaient supposés s’y réunir pour débattre avant de décider, en fait, les jeux étaient faits d’avance. Pour avoir été professionnellement bien placé pour observer de près d’autres “sommets”, Michel Muller en témoigne :

Manipulations aux Sommets

par M. MULLER
28 février 2010

Des négociations dans la discrétion ; des discours solennels face à une assemblée de dirigeants du monde entier ; des organisations non gouvernementales associatives, officieuses ou “officielles” ; des groupes de pression (pseudonymes désignant les multinationales financières et autres) ; un ou plusieurs “contre-Sommets” ; des manifestations de rue avec leurs provocateurs infiltrés dont les agressions servent à brouiller la compréhension des véritables enjeux par des images spectaculaires de violences : un Sommet International.

Cet apparent rituel, qui a pris forme au cours des vingt dernières années, préside, à première vue, aux rencontres planétaires des Nations Unies, mais aussi à celles des plus puissants (G8, G20 etc.), OMC ou encore au récent Sommet de l’OTAN, qui fut révélateur de l’utilisation par la propagande officielle des provocations soigneusement protégées par la police...

Qui décide ? Et quelle est la portée des décisions ?

Les Sommets sont, avant tout, la tribune mondiale par excellence où, d’une manière ou d’une autre, les aspirations des peuples s’expriment… plus ou moins. Mais cette tribune est largement manipulée : les engagements pris (aide aux pays dits du “Sud”, désarmement, développement, diminution et suppression de la pauvreté, préservation de la planète, etc.) sont destinés la plupart du temps, et notamment par les puissants, à produire un effet d’annonce.

Ainsi, par exemple, les États-Unis ont approuvé le texte fondant les Droits de l’enfant lors de la Conférence sur l’enfance qui s’est tenue à New-York en 1992. Mais partant du principe que “rien” ne doit porter atteinte à la “souveraineté” US (en l’occurrence l’interdiction de recruter des enfants soldats de moins de 16 ans), le Congrès États-unien n’a toujours pas ratifié la Convention Internationale sur les droits des enfants.

À Vienne en 1993, à l’occasion de la Conférence mondiale sur les Droits de l’homme fondant le droit humain au développement, comme d’ailleurs lors de la Conférence mondiale de l’alimentation de 1996 à Rome, les États-Unis, tout en approuvant les résolutions finales, y ont ajouté des codicilles sous la forme de “non papiers” (terme conventionnel qui affirme, à la fois, que le document n’existe pas et qu’il faut tenir compte de son contenu) précisant qu’elles n’avaient, selon eux, aucun caractère contraignant. Les exemples de ce genre sont multiples, allant jusqu’à des situations où les États-Unis se retrouvent du même côté que les régimes les plus rétrogrades, notamment lorsqu’il s’agit d’affirmer le droit inaliénable des femmes à disposer d’elles-mêmes (IVG) comme au Caire en 1994 lors du Sommet sur la population et à Pékin en 1995 à l’occasion du Sommet sur les droits des femmes.

Dans le même temps, avec l’irruption du mouvement social dans le débat planétaire (écho et, à la fois, acteur des aspirations populaires), les forces dominantes ne sont plus à même de maîtriser intégralement à leur profit les aspirations des peuples.

L’échec à Seattle, en décembre 1999, de la conférence ministérielle de l’OMC (organisation que les grandes puissances du système capitaliste devenu universel veulent transformer en centre de la gestion du monde, avec son “directoire” G2, G7+1 ou G20) est révélateur d’un processus de rupture. Un an plus tôt, en France, après une bataille populaire acharnée, le gouvernement mettait fin à la participation de la France aux discussions de l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) [1]. Dans sa réponse du 14 octobre 1998 à un député du groupe communiste, le Premier ministre, Lionel Jospin, affirmait pourtant : « La France proposera à ses partenaires de reprendre les négociations sur les problèmes d’investissements sur des bases totalement nouvelles et dans un cadre associant les pays en voie de développement. Ce cadre, à nos yeux, est tout naturellement l’OMC, dont les modes de travail, l’approche progressiste et le caractère universel garantissent un examen sérieux et équilibré ».

Oui vous avez bien lu !

Le mouvement social, avec toutes ses limites (dont notamment le refus de l’engagement politique en tant que tel), avec les pays du Sud, victimes du mépris du “Nord,” a conduit à l’échec de Seattle. De la même manière, l’échec de Copenhague signe l’incapacité dans laquelle le système capitaliste dominant est tombé : les opinions publiques ont de moins en moins confiance (ce qui est tragique pour le développement d’une véritable démocratie participative planétaire) et, dans le même temps, les pouvoirs politiques se dévalorisent, pour autant que leurs démagogies humanistes ne soient plus crédibles.

Alors qu’en l’espace d’une soixantaine d’années, l’Organisation des Nations Unies est devenue le cadre incomparable de l’élaboration d’un puissant corpus mondial des droits des êtres humains, universellement reconnu par les opinions publiques, la véritable “communauté internationale”.

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[1] Nos fidèles lecteurs se souviennent que nous avions lancé l’alerte à propos de ce “faux AMI” dès le numéro de mars 1998 (GR 975).

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Les chèvres de Mongolie

par B. VAUDOUR-FAGUET
28 février 2010

Quel est l’intérêt (géographique ou économique) de parler d’un pareil troupeau perdu là-bas sur les hauteurs d’une montagne asiatique ? À priori la motivation intellectuelle est faible… Qu’elle soit théorique ou scientifique ! Voilà des caprins qui pâturent à des milliers de kilomètres de notre Europe : rien dans notre quotidien ne nous invite à examiner ce problème agricole avec attention. Au contraire ! Convenons que notre planète-monde actuelle regorge de difficultés dramatiques, de crises brûlantes, de terrorismes sournois, de malaises à grande échelle : autant de sujets qui méritent davantage de vigilance que l’étude annexe de quelques milliers d’animaux à cornes (même si leur toison dorsale est d’une magnifique beauté !).

Erreur ! C’est justement ce détail biologique qui compte ! Cette esthétique animale a des impacts sur un commerce florissant (celui du Cachemire) et ce commerce nous implique directement dans un vaste mécanisme de vente parce que l’allure, la finesse, l’aspect attirant de ces poils ont depuis longtemps séduit les clientèles des pays riches. Clientèles qui aiment particulièrement le contact avec ce matériau si doux… Il existe effectivement un circuit marchand fort ancien portant sur des foulards ou des pulls, lesquels vêtements possèdent une qualité d’allure assez exceptionnelle. Depuis de longues années les bourgeoisies aisées d’Occident ont, par goût du luxe, pour le plaisir du toucher, acquis ce genre d’objet raffiné. Cependant l’habitude d’avoir un tricot de ce type restait un signe de distinction sociale : le nombre de clients était relativement confidentiel. À l’exportation le produit fini coûtait cher à l’unité : les volumes de vente étaient limités.

Un équilibre agro-pastoral

De sorte que, sur place, dans les zones pastorales concernées, il existait un certain équilibre agro-pastoral entre les ressources en herbage et le cheptel. N’oublions pas qu’il s’agit de steppes herbeuses froides et que le rapport entre le nombre de têtes et la ressource verte est forcément précaire. Le nomadisme extensif traditionnel formait une réponse adaptée à cette contrainte ; il ne “poussait” pas les rendements. Les bergers vivaient sur une gamme de productions animales (laitages, viande, fromages) qui autorisaient la subsistance (ou la survie) sans épuiser la nature du sol. Les tissages constituaient seulement un apport supplémentaire exceptionnel : en rien ils ne ciblaient une priorité ou une finalité dans cet élevage.

L’entrée en lice de la modernisation (et de la mondialisation) va bouleverser de fond en comble l’organisation de ce schéma romantique ancestral. En déclenchant une cascade d’absurdités et de désastres successifs. La globalisation marchande, cyclone vampirique, foudroie soudain les minces pelouses de Mongolie… Car les négociants de la filière textile ont flairé l’intérêt de ce trésor. Initiés aux rudesses sauvages du profit ou de la rentabilité à court terme, les grossistes du Cachemire, inspirés par le business international, s’emparent de ce périmètre rural. En quelques années la “rationalité” modifie tous les principes locaux : augmentation de la taille des troupeaux, pose d’enclos, importation de nourriture artificielle (tiges de maïs), accélération des cadences… “L’usine” du Cachemire génère un courant d’affaires troubles. Les modestes nomades se métamorphosent en prolétaires de la misère agricole ; ils travaillent à la chaîne pour des compagnies prédatrices qui vont exploiter sans vergogne les bêtes, les sols, les femmes, les hommes…

Le négoce

En très peu de temps les spécialistes du négoce colonisent ces plateaux : l’économique, le rendement, la production intensive, les cadences sans modération sur cet élevage finissent par établir une loi impitoyable. Le scénario catastrophe approche à grands pas !

Le troupeau de chèvres se multiplie à un rythme exponentiel. L’écoulement de la marchandise ne pose aucune difficulté particulière : ce sont les distributeurs européens et américains qui se mettent à vendre des pulls à la classe moyenne (avide de singer par imitation les anciennes aristocraties de l’argent). Les vêtements en Cachemire, expédiés par containers entiers débarquent dans les capitales ou les métropoles occidentales. Ce produit ressemble déjà à un vulgaire habit de prêt-à-porter ; les acheteurs de Londres, Paris et Boston ignorent le contenu exact du trafic qui se joue à une vaste échelle…

Il importe à présent d’examiner les modifications géo-économiques qui frappent ce milieu d’altitude. Les étendues pauvres de cet univers montagnard sont balayées par des bises gelées, des bourrasques glacées (les poils très élaborés de ces animaux correspondaient à une adaptation biologique du cheptel caprin).

Arrive le pire : les “batteries d’élevage” destinées à accélérer le processus de fabrication. Derrière les unités agricoles de masse se montent de gigantesques manufactures de tissage pour traiter la matière première. Les malheureuses victimes (les jeunes femmes) sont arrachées à leurs montagnes afin de servir d’esclaves sur les machines d’assemblage (travail en grande partie manuel). Ces personnes déplacées dégradent leurs yeux sur des manipulations miniatures et se brisent le dos à cause d’un travail harassant et oppressif. Elles perdent leur liberté, leur dignité (sans protection sociale ni contestation syndicale élémentaire).

Pour couronner le tout (à savoir cet ensemble considérable de dégâts humains, ruraux et sociologiques) on assiste rapidement à l’installation d’un autre cauchemar : la stérilisation rédhibitoire des écosystèmes. Les pâturages, assez maigres sur ce type de couverture, s’avèrent surexploités, surpiétinés.

Conséquence fatale de cette ineptie : la désertification frappe la totalité de ces domaines. Ajoutons à cela les effets du réchauffement climatique : les calamités sont à leur maximum de plénitude scélérate. C’est l’arrivée de vents tourbillonnants qui s’emballent sur des terres transformées en zone aride. Les particules les plus légères sont arrachées en surface après plusieurs sécheresses successives ; elles sont véhiculées en nuages noirs sur les pentes du piedmont. La présence de l’homme, des animaux, des ressources vitales s’apparente désormais à une aventure problématique. Bientôt, sur cette partie de Mongolie rurale les chèvres feront jaillir des larmes et du désespoir.

Un coup de maître

L’ignorance crétine, la cupidité, l’insouciance, viennent de montrer leur redoutable capacité de nuisance. Les voyous de la finance internationale ont réussi sur ces hauteurs lointaines un véritable coup de maître : assassiner en moins de quinze ans une portion complète de notre univers biologique.

N’oublions pas d’ajouter, toutefois, que ces meutes carnassières ont rencontré sur leur chemin des auxiliaires précieux : tous les “civilisés” de Milan ou de Lyon, de Berlin ou de Copenhague qui ont déployé sur ce dossier, une intelligence de bigorneaux. Les consommateurs, sans réflexion critique, ont facilité le pillage en brisant l’intégrité et l’identité d’une région.

L’orgueilleuse Chine croit fermement à son étoile, à sa croissance, à son hyper-développement. Elle exhibe la gloire de son nationalisme, ses capacités d’expansion et de rayonnement international. Une gloire palpable ; et combien éphémère ! Les vicissitudes noires que nous venons de croiser sur ces plateaux lointains ne sont pas uniques dans leur spécificité.

La Chine pulvérise, dans le silence le plus impressionnant, une bonne partie de sa paysannerie et de ses paysages environnementaux. Les tourbillons de folie qui errent en altitude dans ce pays transportent un message terrifiant : ils ramènent (au cœur de l’impérialisme le plus puissant de la terre) une menace assassine qu’aucune Muraille de pierres ne pourra stopper. Les cyclones d’argile, de silice, de quartz, qui descendent en bourrasques depuis ces gradins élevés risquent bien de briser les ambitions triomphalistes d’une monumentale dictature oligarchique. Et les armées capables de résister à une telle horde déchaînée ne sont pas encore nées ! La Chine conquérante, qui rêve d’acquérir une souveraineté sur le XXIème siècle, s’enferme en ce moment dans un piège minéral et géologique mortel.

De quoi méditer sur les obscurantismes périlleux de notre avenir proche !

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Dernier refuge

par A. SANTIAGO
28 février 2010

Ces photos ont été prises dans la vieille filature de coton de Pordenone dans la région du Frioul, en Italie.

Ce complexe industriel, situé pratiquement au centre de la ville, est abandonné depuis sa fermeture au début des années 70. Plus de 2.000 ouvrières y travaillaient.

Plusieurs projets de reconversion ont été envisagés mais aucun n’a été réalisé.

Les bâtiments se sont progressivement détériorés et ont été vandalisés. Vu l’état actuel des lieux, même une reconversion partielle semble difficile. Ce qui est fort dommage car cela aurait pu être une superbe restructuration d’architecture industrielle. Depuis plus de 40 ans la nature a repris ses droits et petit à petit a gagné du terrain.

L’introduction de photos d’animaux sauvages, dont certains se font de plus en plus rares dans leur milieu naturel, en renforce la vision apocalyptique et en fait un “dernier refuge”. Ces photos ont été présentées dans une exposition collective à Pordenone.

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Les philosophes Dominique Bourg et Kerry Whiteside écrivaient récemment [*] : « Notre consommation ne cesse d’augmenter et la planète est exsangue. Confier notre salut au progrès technologique et à l’économie relève de l’illusion. Car la solution est politique : c’est à la refondation de notre démocratie représentative qu’il faut tendre ». C’est cette façon peu fréquente d’aborder la question écologique qui inspire ici Guy Evrard :

L’écologie, nouveau fondement de la démocratie ?

par G. ÉVRARD
28 février 2010

De la conquête de la Terre à la fuite en avant, deux siècles d’industrialisation accompagnée d’un fort accroissement démographique ont suffi, à ce stade de la course, pour que l’humanité bute sur la finitude de la planète [1]. Et quelques années jusqu’à la crise globale actuelle pour qu’elle en prenne définitivement conscience. La grande utopie émancipatrice du siècle des Lumières [2] doit désormais emprunter d’autres chemins. Egrenant les ressources qui s’épuisent, la réduction accélérée de la biodiversité, la dégradation des services écologiques que nous procurent les écosystèmes et les manifestations du changement climatique, Dominique Bourg et Kerry Whiteside, en évoquant les mises en garde de Bertrand de Jouvenel [3] dès les années 1950, nous placent devant cette évidence : « Face à la finitude sur presque tous les fronts […], nous savons maintenant que nous ne serons jamais maîtres et possesseurs de la nature ». À ceux qui voudraient croire que le génie de l’homme vient à bout des plus grands périls, ils rappellent, avec Jared Diamond [4], que ce ne fut pas toujours vrai puisque des civilisations entières ont disparu au cours de l’Histoire : les Mayas, les établissements Vikings du Groenland, la société pascuane, etc. Et puis, observant la logique des sociétés de marché qui cherchent, on pourrait dire par définition, à satisfaire des besoins relatifs infinis (au sens de Keynes), mais ignorent les besoins absolus des hommes, les auteurs en appellent à une conscience renouvelée de la responsabilité des citoyens : « Il va falloir inventer un nouvel équilibre entre les droits de l’individu et ce qui conditionne leur exercice, les biens publics et plus largement l’intérêt collectif ». L’analyse puise alors chez Benjamin Constant : De la liberté des anciens, comparée à celle des modernes [5].

L’État libéral, garant de l’intérêt collectif ?

L’actualité de ces derniers mois nous a montré que les adeptes du libéralisme, qui fustigent d’ordinaire toute entrave aux mouvements de la main invisible du marché, se tournent vers les États lorsqu’ils se trouvent confrontés à une crise majeure. Certes, parce qu’ils craignent pour leurs affaires la désorganisation du monde qu’ils ont eux-mêmes provoquée par leur stratégie de dérégulation, mais aussi pour en faire payer aux peuples les conséquences. Face à un tel constat, il est légitime et opportun que les citoyens s’interrogent, à un moment certainement décisif pour l’avenir de l’humanité, sur le rôle qu’ils entendent voir jouer à l’État et plus généralement à la puissance publique.

Si l’État demeure, dans l’acception commune, l’instance supérieure censée préserver et promouvoir l’intérêt général, encore faut-il qu’il veille effectivement à « la hiérarchie des fins », empêchant « qu’une partie du corps social n’instrumentalise le reste de la société à son seul profit et ne transforme ainsi l’ensemble du corps social en simple moyen au service de sa seule fin », comme le précisent sans ambiguïté Bourg et Whiteside. Le récent sauvetage des banques mériterait d’être analysé sur ces bases, mais il se trouvera toujours de beaux esprits pour affirmer que ce sont d’abord le tissu économique, les emplois et les économies des petits épargnants qui ont été ainsi sauvés. Dans ces conditions, on comprend que l’accès légitime au pouvoir de l’État soit l’enjeu de rudes affrontements politiques dans une société qui respecte certains mécanismes démocratiques mais où l’antagonisme des classes sociales reste une évidence. Des classes sociales qui n’ont pas la même perception de l’intérêt général.

Quoi qu’il en soit, traditionnellement, « la fonction première de l’État est d’assurer l’existence de la communauté nationale face à ses ennemis potentiels ». Oui, mais aujourd’hui « le bien-être présent et futur de la communauté nationale, et même son existence future, ne sont plus seulement menacés […] par d’autres États, mais [aussi par le pouvoir que l’humanité a acquis sur la biosphère et ses mécanismes régulateurs. La préservation de ces mécanismes et plus généralement des biens publics environnementaux relève désormais de la défense de l’intérêt général ». Une évidence qui fait son chemin, mais nous avons affirmé dans deux précédents articles (GR 1102 et GR 1103) que le modèle économique productiviste, étendu à toute la planète, conduit inexorablement à la prédation et à la fragilisation de notre biosphère, entraînant l’humanité à sa perte. Or, la stratégie actuelle des États libéraux, en recherchant des solutions aux problèmes environnementaux seulement dans le cadre du marché, sans remettre en cause les fondements du système capitaliste, ne peut véritablement changer la situation. Par ailleurs, tous les observateurs, notamment scientifiques, prévoient que les conséquences de l’évolution climatique seront plus dures aux plus pauvres, en continuant de creuser les inégalités. Ainsi, puisque crise écologique, crise économique et crise sociale se fondent dans une même crise globale, résultat des stratégies politiques et économiques de ces dernières décennies, la question de l’État garant de l’intérêt général se pose avec une acuité nouvelle.

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Dans leur texte, qui replace au cœur de la démocratie représentative le devoir de défendre l’intérêt général, on cherchera pourtant en vain une condamnation sans équivoque du capitalisme. C’est davantage dans l’approche philosophique des excès et la conviction qu’il n’existe pas aujourd’hui de solution alternative crédible qu’il faut comprendre la motivation profonde des auteurs. Cette observation me semble étayée dans deux textes plus anciens de Dominique Bourg. D’abord, en 2002 : « Il n’existe à proprement parler aucun scénario révolutionnaire disponible, c’est-à-dire aucun projet de société alternatif élaboré et crédible. Les changements souhaitables sont même, en un sens infra ou supra politiques ( ?) : ils ne sauraient en effet résulter ni d’un changement des institutions, ni d’une distribution nouvelle des pouvoirs, mais bien d’un changement des modes individuels de vie et, plus généralement, de civilisation » [6]. Et, dans le même texte : « la durabilité du développement est étroitement liée à la réduction des flux de matières et d’énergie. L’objectif est alors de déconnecter la croissance des flux financiers (faute de laquelle nos sociétés ne peuvent que s’appauvrir), de l’augmentation des flux de matières premières et d’énergie. Il s’agit donc de préserver le dynamisme de nos sociétés, dû à l’évolution des connaissances, des institutions, des techniques, etc., sans pour autant continuer à détruire des pans entiers de la biosphère et à perturber de plus en plus fortement ses mécanismes régulateurs ». Puis, en 2007 (déjà cité, GR1092) : « Notre civilisation se détruit parce qu’elle s’est conçue comme devant transgresser toutes les limites dans tous les domaines. […] L’organisation libérale de la société se révèle en contradiction avec la gestion des biens communs environnementaux. Il nous faut donc inventer des modes de régulation économiques et politiques nouveaux » [7]. Dominique Bourg a-t-il rencontré l’économie distributive et étudié ses mécanismes ? On peut en douter si la croissance des flux financiers reste pour l’auteur une condition de l’enrichissement des sociétés.

Benjamin Constant : de la liberté des anciens comparée à celle des modernes

Benjamin Constant, dans son discours de 1819 [5], s’attache à clarifier la distinction entre la liberté des anciens (la Grèce antique, Rome…) et celle des modernes (les libéraux de l’époque), dans une volonté peut-être réductrice après la recherche de voies nouvelles pour la liberté des peuples pendant la Révolution française et prévoyant sans doute les luttes sociales qui allaient encore intervenir au cours du 19ème siècle : « Ainsi chez les anciens, l’individu souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est même dans les États les plus libres, souverain qu’en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, […] il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer ».

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Benjamin Constant admet que « Toutes les républiques anciennes étaient refermées dans des limites étroites. La plus peuplée, la plus puissante, la plus considérable d’entre elles, n’était pas égale en étendue au plus petit des états modernes. […]Poussés par la nécessité, les peuples se combattaient ou se menaçaient sans cesse » et observe que « la guerre est antérieure au commerce ; car la guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d’atteindre le même but, celui de posséder ce que l’on désire. […Le commerce] est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu’on n’espère plus conquérir par la violence ». C’est bien l’idée qui a été encore mise en avant au lendemain de la seconde guerre mondiale, aux débuts de la construction européenne. Benjamin Constant n’oublie pas non plus de convoquer Montesquieu « Les politiques grecs qui vivaient sous le gouvernement populaire ne reconnaissaient, dit-il, d’autre force que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses […] » pour déclarer avec force et justifier, de curieuse manière, la nécessité et l’intérêt d’un système représentatif : « Que le pouvoir s’y résigne donc ; il nous faut de la liberté, et nous l’aurons ; mais comme la liberté qu’il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir à la liberté antique ; dans celle-ci, plus l’homme consacrait de temps et de force à l’exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre ; dans l’espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l’exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse ».

Liberté individuelle et intérêt collectif dans un monde fini

Il est effectivement intéressant que Bourg et Whiteside aient choisi de s’appuyer sur cette analyse pour appréhender la construction politique la mieux à même aujourd’hui de faire reconnaître et défendre la préservation de la biosphère comme constitutive de l’intérêt général. Dans un monde où le libéralisme relègue ou instrumentalise l’État au service d’intérêts particuliers ultra minoritaires et revendique désormais un marché de l’environnement.

Les auteurs posent d’emblée : « De même que Constant soutenait que la liberté des anciens, avec sa condition, la démocratie directe, était inadaptée au monde moderne, nous proposons de montrer que la liberté des modernes et son corollaire, le gouvernement représentatif, sont impuissants à prévenir la catastrophe environnementale ». En effet, « Il y a de bonnes raisons pour supposer […] que la solution des problèmes écologiques globaux contemporains requerra des sociétés qu’elles acceptent des changements touchant la vie économique d’une portée considérable. Réduire l’usage des énergies fossiles ne peut qu’affecter le choix des lieux de résidence et de travail, ce que nous consommons et la manière dont nous occupons nos loisirs. Garantir le développement de nombreuses espèces implique d’économiser les espaces voués aux constructions humaines et de réguler les activités qui dégradent les habitats naturels. Atteindre des objectifs écologiques altérera significativement les modèles standards de consommation, précisément fondés sur la conception moderne de la liberté. Si l’on suit le raisonnement de Constant sur les liens entre consommation, liberté et représentation, la démocratie représentative apparaît doublement déficiente eu égard à l’ampleur des problèmes environnementaux. Primo, l’une des caractéristiques de la représentation moderne est précisément d’affirmer la liberté de consommer des individus. Loin de conduire les citoyens à réfléchir aux conséquences de leurs choix de consommation, le gouvernement représentatif soutient une conception de la vie politique pour laquelle une telle réflexion devient ipso facto suspecte, aux yeux des citoyens eux-mêmes. Le second défaut découle du premier : on peut douter de ce que les institutions représentatives modernes aient assez de légitimité pour légiférer de manière routinière sur des questions touchant les individus dans l’intimité de leur vie quotidienne ». Alors Bourg et Whiteside admettent-ils définitivement que le gouvernement représentatif et les institutions sont, dans un système libéral et au nom de la liberté moderne, irrémédiablement phagocytés par les tenants du pouvoir économique ? Ils ne le disent pas explicitement.

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Dans leur analyse, ces auteurs soulignent par ailleurs que la démocratie représentative, telle que nous la connaissons aujourd’hui, pose problème également face à la temporalité des phénomènes écologiques. Les Chambres basses8 des parlements rassemblent des élus pour un cycle relativement court et rechignent à traiter des préoccupations à long terme car elles ne sont pas celles, immédiates, de leurs électeurs actuels. Les Chambres hautes8, élues sur une durée plus longue, devraient mieux embrasser ces questions, mais elles sont au contraire plus conservatrices. La territorialité des représentations est aussi un handicap puisque, cantonnée à la nation, l’action pour la sauvegarde de la biosphère n’est bien souvent pas à l’échelle convenable si elle ne s’articule pas avec des initiatives continentales ou mondiales. Les débats, puis l’échec de la conférence de Copenhague l’ont abondamment illustré.

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Pour démontrer qu’il s’agit bien d’établir de nouveaux fondements à la démocratie représentative, Bourg et Whiteside décrivent plus précisément le cadre des démocraties ancienne (celle des libertés publiques) et moderne (celle des libertés privées ou individuelles) : « La démocratie grecque nous paraît (…) profondément solidaire d’une cosmologie close et hiérarchisée, et plus généralement d’une métaphysique de la finitude. Le cosmos antique bornait en effet tout autant les désirs que les possibilités d’action des citoyens. […] L’art ou la technique, d’une manière générale, écrit Aristote, ou bien exécute ce que la nature est impuissante à effectuer, ou bien l’imite. […] L’homme et la technique ne sauraient s’élever au-dessus de la nature, ils lui sont au contraire totalement immanents et soumis. L’art n’aboutit pas davantage à […] dépasser la nature, mais il conduit plutôt à un détournement temporaire des êtres naturels ». En revanche « La démocratie moderne est inséparable des possibilités en apparence infinies de la puissance des technologies et du marché, et ce dans un contexte ouvert ; l’action humaine y est appelée à transgresser toutes les limites ». Jusqu’à cette comparaison métaphysique en forme de conclusion : « La démocratie antique n’a pas pour dessein de déloger les dieux de l’Olympe et elle s’inscrit au sein d’un cosmos fini qui impose son ordre aux dieux comme aux hommes. La démocratie moderne est en revanche inséparable d’un effort d’arrachement à la tutelle d’un dieu infini et tout-puissant, au sein d’un cosmos désormais muet et insensé ».

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Ainsi la tentation est grande de considérer que la démocratie ancienne serait mieux à même de satisfaire l’intérêt collectif, face à un monde fini dont la réalité objective rejoindrait au premier abord la vision métaphysique des anciens. Mais ce serait ignorer la capacité (nous voulons y croire) des hommes modernes à dépasser le libéralisme, devenu le capitalisme des 19éme et 20éme siècles, dont la vision égoïste du monde est tout autant rétrécie et ne saurait même plus justifier d’une quelconque profondeur philosophique. Ce serait aussi ignorer définitivement l’ambition des hommes à développer les connaissances scientifiques dans un autre but que celui de dominer la nature, cessant de confondre comprendre et maîtriser. Alors que ces connaissances peuvent être en réalité davantage les sources d’un épanouissement plus interactif de l’homme et de la nature.

Représentation et délibération pour un nouvel équilibre démocratique

Pour Bourg et Whiteside, la recherche de solutions à la crise appelle « de nouveaux contours institutionnels, de nouvelles pratiques, même si elles génèrent de nouvelles tensions ». Les fortes pressions populaires extérieures sur la conférence officielle de Copenhague, en faveur d’une réglementation internationale, en témoignent. Certes, « la représentation moderne ne va pas disparaître dans un avenir prévisible. Quelles que soient les formes que prendront les institutions internationales, elles coexisteront […] de façon concurrentielle, avec les institutions nationales ».

Les auteurs perçoivent deux voies pour la politique écologique dans ce contexte : « La première voie est la poursuite du développement d’institutions supranationales représentatives. L’Union Européenne offre la version la plus frappante d’un modèle dans lequel des institutions produisant un droit transnational se superposent progressivement aux gouvernements représentatifs modernes ». Mais dans son orientation actuelle, l’Union Européenne consolide toujours davantage le capitalisme. « La seconde voie, celle de la démocratie écologique, introduit systématiquement des organisations non gouvernementales dans les institutions délibératives ».

Comme l’a observé John McCormick [8], les ONG environnementales « ont contribué à l’élaboration d’une société civile mondiale au sein de laquelle des hommes ont appris à apprécier de plus en plus que la plupart des problèmes économiques et sociaux - et les problèmes environnementaux en particulier - sont une partie de l’expérience commune de l’humanité et doivent être traités en conséquence ». La Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement a particulièrement aidé à la reconnaissance de ces ONG. Le Grenelle de l’environnement, en France, a constitué également une expérience obligée. Les auteurs considèrent qu’elles peuvent être « des vecteurs de démocratie écologique ». C’est alors leur capacité délibérative, construisant des compétences, plus que leur représentativité, qui fait poids dans les décisions politiques.

Mais c’est la diversité des mouvements qui peut le mieux leur conférer cette représentativité.

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Evidemment, la question de la représentation des générations futures est un défi et ne peut être résolue par les modes de représentation classiques. « Ce qui est nécessaire, ce sont des institutions dont la mission est de se soucier du long terme et dont la structure est conçue pour protéger leur capacité à le faire ». L’idée d’une Chambre haute élue sur des programmes dédiés à cette charge est peut-être plus soutenable que celle d’institutions expertes du type Conseil Constitutionnel. En fait, les auteurs s’interrogent longuement sur la manière d’associer les citoyens au-delà d’un système représentatif, même évolué par rapport au système que nous connaissons aujourd’hui, tout en admettant la nécessité d’une expertise scientifique : « Une première proposition concentre l’orientation future de la société dans une institution particulière et organise la participation populaire au travers de la société civile organisée. La deuxième voie possible consiste à diffuser la fonction politique dans l’ensemble de la société et vise à accroître l’implication directe des citoyens dans des processus jusqu’alors dominés par le pouvoir de décision des experts.[…] Plus généralement, la démocratie écologique multiplie les possibilités de contribution du public à l’élaboration des normes environnementales, non seulement par le biais d’audiences de pure forme, mais grâce à des dispositifs tels que les sondages délibératifs et les conférences de citoyens. Dans ces forums, les gens parviennent à une réflexion sur les conséquences futures du développement et sur les décisions de réglementation prises en leur nom ».

Mais le champ reste évidemment ouvert : « Alors que les démocrates écologiques ne peuvent se permettre de sous-estimer la séduction exercée par la liberté moderne, ils ont pourtant raison de ne pas désespérer de la possibilité d’inventer de nouvelles perspectives pour la liberté ». Et, finalement, ce plaidoyer pour une démocratie écologique n’ouvre-t-il pas des pistes pour une nouvelle démocratie tout court ?

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[*] « Pour une démocratie écologique » dans La Vie des idées. Essais et débats, 01/09/2009 : http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090901_bourg.pdf

[1] Guy Evrard, Quel(s) équilibre(s) démographique(s) sur notre planète ? GR 1097, avril 2009.

[2] Voir, par exemple, Télérama hors série Les Lumières, des idées pour demain, 2006.

[3] Bertrand de Jouvenel, La terre est petite (1959), dans Arcadie. Essais sur le mieux vivre, éd. Gallimard, Paris, 2002.

[4] Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, éd. Gallimard, Paris, 2006.

[5] Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819 : http://www.panarchy.org/constant/liberte.1819.html

[6] Dominique Bourg, Quel avenir pour le développement durable ? Les Petites Pommes du Savoir, Ed. Le Pommier, 2002.

[7] Dominique Bourg, Pour une éthique planétaire, research*eu, magazine de l’espace européen de la recherche, N°52, juin 2007

[8] Ces deux Chambres constituent le Parelement ; en France la Chambre basse est l’Assemblée Nationale, la Chambre haute est le Sénat.

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Tribune Libre

Gagné !

par Fabienne
28 février 2010

« Dès le début, ce fut la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Beaucoup a été dit, écrit, argumenté sur les absurdités économiques, écologiques, environnementales de ce circuit. Face à une décision anti-démocratique, au mépris des avis et des besoins réels de la population locale, des centaines de citoyens très motivés, soutenus par des associations, des partis, des élus, se sont vraiment pris en main pour qu’on entende leur voix. Et cela a payé !

Il aura fallu des mois pour aboutir à ce qu’un projet aussi aberrant ait des chances de ne pas aboutir ! Mais ce travail a finalement fait mouche, et la bataille de l’opinion a été gagnée …

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… Ce que nous retiendrons et qui restera gravé, c’est le formidable élan citoyen que ce combat transversal et sociétal a fait surgir pour la démocratie réelle. Au travers de moyens classiques (pétitions, réunions, tracts, autocollants, courriers, communiqués, manifestations, exposition, site Internet... ), ils ont su collectivement les utiliser pour en faire des outils de démocratie participative au plus proche de la population... Et voilà comment de simples citoyens, souvent non engagés ailleurs, deviennent des experts citoyens résistants et de plus en plus pointus, réactifs, inventifs… de contre-propositions constructives… Ainsi chacun a pu expérimenter que le combat contre ce projet de F1 très “politique”, emblématique d’un type de société mortifère et destructeur, a amené tout naturellement à faire de la politique autrement, à mettre la volonté de démocratie réelle au poste de commande, pour le plus grand bien de tous.

… Mais déjà se profile, derrière ce projet de circuit abandonné ou pas, l’énorme machine de l’Opération d’Intérêt National en Seine Aval : un bétonnage-béton jusqu’au Havre… » !

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Tribune Libre

Jacques Billière-George apporte un autre témoignage d‘effort pour une vraie démocratie, une manifestation-débat organisée à Dieppe il y a déjà quelque temps :

La Semaine de la richesse à Dieppe

par J. BILLIÈRE-GEORGE
28 février 2010

L’enjeu de “la semaine de la richesse” était, à mes yeux en tout cas, d’essayer de modifier, d’élargir l’appréciation de la situation économique et sociale au-delà de l’approche strictement économique et financière jusqu’ici privilégiée par Attac autant, paradoxalement, que par le capitalisme régnant. En circonscrivant son analyse au champ économique sinon “économiste”, en n’ouvrant d’autres “possibles” que quantitatifs, Attac reste dans les clous de l’idéologie dominante et s’interdit, à son insu peut-être, d’initier de l’alternative radicale, seule aujourd‘hui en mesure de répondre aux défis des crises du temps. Il n’y a pas d’alternative réformiste au libéralisme mortifère à l’œuvre. En s’interdisant d’intervenir clairement dans le champ politique des valeurs à partager démocratiquement, un champ à ne pas confondre avec le champ des pratiques de pouvoir, Attac a trouvé ses limites, d’où probablement la crise sourde qui le mine. En face, le capitalisme financier international s’appuyant sur l’outil médiatique à sa solde, remporte victoire sur victoire, y compris au coeur des salariés, en déplaçant et en viciant le combat de classe sur le terrain culturel, celui des valeurs qu‘Attac n’aborde que du bout de la pensée. C’est donc le terrain des valeurs (superbe notion capturée par le discours financier puisqu’étymologiquement çà veut dire “force de vie”) qu’il s’agit “d’investir”, un terrain laissé en jachère par toutes les “gauches” depuis 1983.

D’où en ouverture l’intervention de Patrick Viveret resituant, à travers une approche anthropologique, les trois dimensions de la crise actuelle : socio-économique, financière et écologique, la conjonction des trois ne s’étant jamais produite auparavant et devant déboucher sur une reconfiguration radicale de la planète.

Une reconfiguration architecturée autour :

• d’une nouvelle approche des relations internationales : de grands blocs d’États, plutôt que des nations : Europe, États-Unis, bloc asiatique bicéphale Chine/Inde, Pays émergents (Brésil, Afrique du sud, Nigeria, etc.), Amérique du sud, Afrique émergente, Afrique en panne, etc. Les périmètres se recoupent, s‘interpénètrent, glissent dans une dérive constitutive de nouvelles mutualités, de nouvelles solidarités. Ce mouvement n’est pas pris en compte par les institutions internationales en crise (Nations Unies, FMI, Banque mondiale, OMC, etc.). Un axe essentiel de la lutte anticapitaliste passe par le re-paramétrage et la démocratisation de ces institutions.

Les forums sociaux, à tous les étages des sociétés, sont un outil privilégié de cette bataille. Encore faut-il, à travers leur démocratisation, décupler leur ampleur par l’élargissement de leurs bases populaires. Le forum indien fut de ce point de vue exemplaire, il a pourtant laissé ses “initiateurs” décontenancés [1].

• D’une nouvelle approche des États et des services publics autour d’un enrichissement des procédures démocratiques, d’une sacralisation de leurs fonctions régulatrices, notamment en matière de préservation et d’élargissement du bien commun, du partage du patrimoine et des richesses et de la dynamisation des liens sociaux. Il n’est pas certain que pour l’heure ces questions déterminantes soient bien prises en compte, tant à Attac que dans tout le mouvement alternatif, sinon dans une perspective strictement défensive. En particulier, la première bataille à mener serait au niveau des institutions locales, départementales, régionales en marquant au corps dans notre pays la contradiction clé entre un État à droite et des élus locaux majoritairement “socialistes”. Cette fracture sociologique, qui débouche sur une fracture institutionnelle, est une opportunité pour exacerber les contradictions au cœur de la sphère des pouvoirs.

• D’une nouvelle approche des modes de vie à travers une reconsidération des fonctions du travail comme accomplissement et non comme marchandise, de son partage, d’une requalification des différents modes de consommation en fonction d’une hiérarchisation qualitative des besoins. La question étant moins d’opposer de façon binaire croissance et décroissance, que de donner un contenu éthique à la croissance en fonction tout à la fois de l’équité socio-économique et d’une relation raisonnable au patrimoine naturel, d‘une reconfiguration du temps du vivre ensemble par une réinitialisation des échanges comme moyen de construire/reconstruire du lien citoyen, d’inventer de la société épanouissante. Au plan français, la rencontre qui a eu lieu en 2007 à la Bourse du travail à Paris à l’initiative d’Attac entre organisations écologiques et syndicats fut un pas en avant.

La “semaine de la richesse” n’a pas reçu l’accueil qu’il aurait fallu, compte tenu de l’importance des questions soulevées et de leurs enjeux… Nous n’avons pas su intégrer “notre débat” dans le débat local. Nous avons été peu nombreux à nous investir dans la préparation de la manifestation et peut-être avons-nous été maladroits dans l‘intitulé du projet et dans nos relations aux tiers que nous aurions souhaité associer. Il y a eu évidemment la question de la subvention de la région, promise puis retirée, sur fond de politicailleries. Il y a eu le silence retentissant de tous les Attac de Normandie, le « j’y vais/j’y vais pas » de certaines associations, etc., l’absence des syndicats, de représentants politiques pourtant concernés… Il reste qu’une vingtaine de personnes se sont inscrites pour poursuivre de différentes manières le travail entrepris autour de cette question de la réappropriation des richesses. C’est une bonne base.

• Le débat avec Célina Whitaker sur la monnaie a été peu suivi, probablement du fait qu’il s’agit d’une question aride, moins évidente que celle du pouvoir d’achat, mais pourtant cruciale. La monnaie à réinventer, pas comme marchandise, voilà bien une façon pratique d’aborder la question du partage des richesses dans un périmètre de solidarité. Des expériences sont en cours à l’étranger comme en France. Elles se font en coopération avec des institutions locales, régionales avec un appui européen. C’est un terrain pratique où re-infuser du politique, de la solidarité, de la justice dans le champ économique. S’il s’agit de donner une suite à cette semaine de la richesse, il semble bien qu’il faudrait reprendre cette question, la creuser, et mettre en œuvre un dispositif innovant intégrant une démarche citoyenne dans une coopération avec les institutions locales. Une contribution concrète à la construction d’une démocratie locale !

• Le débat avec Jean Gadrey sur les indicateurs socio-économiques a permis tout à la fois de voir combien il était urgent de se donner des moyens démocratiques d’appréhender les situations socio-économiques avec d’autres outils que ceux instrumentés par le capitalisme (PIB, statistique biaisées du chômage, du niveau de vie, de la croissance, de la mesure des patrimoines, des effets de la fiscalité, etc.), combien à travers leur réévaluation (au sens étymologique du terme=quelles valeurs sont en jeu ?) il y avait là possibilité de se donner les moyens de redéfinir, à travers un authentique débat, un projet politique, et comment ce débat s’inscrivait dans une démarche internationale active, riche de débouchés si on voulait bien s’y impliquer.

• La table ronde a révélé un désir partagé de créer concrètement des liens de proximité de plusieurs ordres, d’être informé de tout ce qui se passait en manière d’alternatives concrètes, d’en initier des nouvelles.

Depuis des années, Attac accumule les analyses économiques pertinentes sur les vices du système capitaliste, concluant document après document qu’on allait dans le mur. On s’associe à tous les mouvements sociaux de défense ici du bien public, là des acquis sociaux, là encore des menaces pesant sur la démocratie, nos identités culturelles et j’en passe. Et cependant le char capitaliste continue à labourer nos espoirs et toute perspective d‘un monde de justice, les forces dites réformistes ferraillant dans leur marigot. C’est bien en se re-identifiant comme forces populaires (neuf français sur dix ont tout à perdre dans le système actuel), forces riches d’intelligence, d’imagination, de solidarités, dans la démocratie locale active et dans une articulation aux mouvements multiples du monde ; que l’on parviendra, laborieusement mais sûrement, à modifier le sens de nos avenirs sur une planète dont on préservera la pérennité, à condition cependant de s’extirper de la gangue économiste dans laquelle on est empêtré et d’en finir avec les modes d’organisation périmés et stériles où s’abîment les espoirs depuis des lustres.

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[1] sur ces forums lire Changer le monde, de Chico Whitaker, aux éditions de l’Atelier.