La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1101 - août-septembre 2009

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N° 1101 - août-septembre 2009

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon a glané dans la presse quelques faits qui montrent que si Outre Atlantique les milieux financiers estiment que pour eux la crise est passée, leur optimisme est loin d’être partagé !

Pour un été utile   (Afficher article seul)

II. L’imposture capitaliste - La fin de l’histoire   (Afficher article seul)

Bernard Blavette voit, dans les bouleversements que nous vivons, une évolution du capitalisme qui mène à une tout autre fin de l’Histoire que l’idéal selon Fukuyama.

L’idée d’égalité économique n’est plus un tabou   (Afficher article seul)

Les institutions et l’économie distributive   (Afficher article seul)

Pour François Châtel, il reste une lueur d’optimisme, une alternative aux systèmes économiques qui ont montré leurs effets catatrophiques, c’est la démocratie d’une économie distributive.

Thèmes de réflexion d’Attac   (Afficher article seul)

L’art contemporain mis à nu   (Afficher article seul)

Christian Aubin révèle un aspect rarement souligné du capitalisme : la montée en puissance d’une “économie culturelle” a fait de l’art contemporain un produit de marché comme un autre et une arme idéologique.

Adresse au PS par un de ses militants   (Afficher article seul)

Militant du PS, Willy soudan critique le combat de carriéristes qui conduit son parti à l’échec électoral.

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
31 août 2009

Ce n’est plus la crise…

En tout cas, pas pour tout le monde : Bank of America a réalisé un bénéfice net de 3,2 milliards de dollars au deuxième trimestre, supérieur aux attentes, grâce notamment à des résultats record dans les activités de courtage ; Citygroup, qui n’avait plus été bénéficiaire depuis le troisième trimestre 2007 et qui avait été renflouée à hauteur de 45 milliards de dollars par l’État fédéral, a affiché un bénéfice net de 4,27 milliards de dollars au deuxième trimestre, grâce, elle, à la plus-value dégagée par la cession partielle de ses activités de courtage Smith Barney [1].

Mais la “performance” la plus étonnante est celle réalisée par la banque d’affaire Goldman Sachs qui vient d’annoncer un profit de 3,4 milliards de dollars pour le deuxième trimestre 2009 et un chiffre d’affaire record de 13,7 milliards de dollars [2], alors qu’elle vient à peine de rembourser l’aide publique de 10 milliards de dollars reçue à l’automne 2008. Ces bons chiffres n’ont cependant pas été réalisés dans “l’économie réelle” mais par des activités de financement sur les marchés financiers : « Le gros des bénéfices provient de commissions perçues sur des émissions de dettes d’entreprises, d’activités de marché et d’investissements réalisés pour son compte propre ». En d’autres termes, c’est reparti, comme avant la crise, grâce à des activités spéculatives. Tout cela fait un peu grincer des dents car on vient aussi d’apprendre que Goldman Sachs a mis de côté depuis janvier quelque 11 milliards de dollars « pour récompenser ses équipes » et on pense que les primes versées en 2009 pourraient atteindre 20 milliards de dollars, soit 700.000 dollars par salarié !

Pour couronner le tout, le Financial Times a révélé que les dirigeants de la banque avaient vendu pour 700 millions de dollars d’actions entre septembre 2008 et avril 2009, alors que la banque recevait encore des “secours” de l’État fédéral.

Pas étonnant donc qu’aux États-Unis, notamment dans les milieux financiers, des voix expliquent que le pire de la crise est passé, que la crise de 2008 n’était que l’éclatement d’une bulle du crédit, que la purge est désormais faite et que les choses vont repartir comme avant. Les banques n’ont-elles pas déjà remboursé les aides publiques ? Les bonus ne sont-ils pas de retour ?

Revenons sur Terre

Si les bénéfices inattendus de Goldman Sachs ont fait bondir les Bourses, l’annonce d’autres résultats a fait l’effet d’une douche froide : le déficit budgétaire du plus gros débiteur mondial, le gouvernement américain, vient de dépasser les 1.000 milliards de dollars et devrait atteindre 1.800 milliards en fin d’année fiscale [2].

On vient d’apprendre [1] aussi que l’État californien, l’État le plus riche et le plus peuplé des États-Unis, la huitième puissance économique mondiale, était en “état d’urgence budgétaire” : les finances sont désastreuses, les parlementaires n’ont toujours pas voté le budget et le gouverneur, le célèbre Arnold Schwarzenegger, refuse de signer un budget prévoyant un déficit de 26,3 milliards de dollars. Et, par référendum, les Californien ont refusé toute augmentation des impôts.

En attendant, le gouvernement applique des mesures d’urgence : des factures sont réglées avec des reconnaissances de dette en papiers intitulés “je vous dois“ et des mises en congé sans solde sont prévues pour les fonctionnaires. De fortes réductions budgétaires sont annoncées dans les domaines de l’éducation, de la protection sociale des enfants, des services sociaux, administratifs et légaux, etc.

Cinq autres États américains ont aussi des difficultés à boucler leur budget.

Doutes européens

De ce côté-ci de l’Atlantique, bien avant que les nouvelles qui précèdent soient connues, les propos tenus étaient généralement plus moroses. Lors des 9ème rencontres d’Aix en Provence [3], organisées par le très orthodoxe Cercle des économistes, les quelque cent cinquante intervenants dont une soixantaine d’étrangers, ont, dans leur grande majorité, tenu des propos alarmistes. Il faut dire qu’ils venaient de prendre connaissance des chiffres publiés par l’OCDE : d’avril 2008 à avril 2009, le chômage a crû de 40 % dans les pays les plus riches et de 2007 à 2010, il devrait même y avoir 26 millions de chômeurs en plus, un bond de 80 % sans précédent sur un si bref intervalle de temps.

« Le plus gros de la détérioration reste à venir », a prévenu Martine Durand, responsable de l’emploi.

Et Patrick Artus (Natixis) a enfoncé le clou : « Les emplois perdus le sont de façon irréversible […] On fabriquera moins de voitures et moins de biens durables. Où seront créés les emplois de demain ? On ne sait pas ». Même l’inénarrable Jean-Claude Trichet, président de la BCE, s’est mis à douter : « Nous avons créé une entité nouvelle, l’économie mondialisée, dont nous découvrons la fragilité […] L’avenir n’est écrit nulle part en ce moment… » Selon les prévisions de Patrick Artus, dans trois ou quatre ans, la dette des pays de l’OCDE va dépasser leur PIB et « il va falloir diminuer la protection sociale, le nombre de fonctionnaires et augmenter les impôts ».

Il faudrait que les pays européens aient une politique économique commune. Mais une telle solution collective semble bien loin : la France et l’Allemagne se tournent le dos, la Commission européenne ne fait rien et les Britanniques, ne pensant qu’à sauver la City, tentent de tuer dans l’œuf toute tentative de régulation.

Quant à Robert Reich, ancien Secrétaire d’État au travail de Bill Clinton, il juge le poids des lobbies [4] trop puissant pour que Barack Obama puisse vraiment gagner contre Wall Street !

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[1] Le Monde, 20/7/2009.

[2] Le Monde, 16/7/2009.

[3] Le Monde, 7/07/2009.

[4] L’industrie pharmaceutique américaine emploie à elle seule 1.814 lobbyistes à plein temps au Congrès.

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Pour un été utile

31 août 2009

L’été offre souvent l’occasion de faire des rencontres, d’entamer des discussions avec de nouvelles connaissances.

Et depuis un peu plus d’un an La Grande Relève, en se renouvelant, en ouvrant ses colonnes à de nouveaux rédacteurs, offre encore plus de sujets de discussion et de réflexion entre amis, encore plus d’arguments pour défendre l’économie distributive, cette économie de raison et de partage, cette démocratie économique, tellement nécessaire à notre monde en train de se suicider.

Ce numéro, qui arrive au moment du repos estival, suggère, par ses nombreuses références à des articles ou à des livres, des lectures complémentaires.

Nous espérons donc que nos lecteurs vont utiliser ces moyens pour renouveler leurs efforts d’information, bref, que cet été, ils vont se mettre en quatre … et multiplier par 4 le nombre d’abonnés distributistes !

Que faire du capitalisme ?

L’association Attac-France organise sa dixième université d’été, qui se tiendra en Arles, au Palais des congrès, du 21 au 25 août :

La crise financière et ses conséquences sociales, notamment en termes d’emploi, montrent l’impasse et les dangers de la finance dérégulée et du néolibéralisme. Alors que nos dirigeants, le G20 en tête, parlent de refonder le système, la période actuelle fournit une opportunité de proposer de véritables alternatives. Bâtir une société plus juste, plus démocratique, plus solidaire et plus respectueuse de l’environnement. Dans un tel projet, que faire du capitalisme ? C’est la question centrale qu’Attac vous invite à débattre.

La Grande Relève y disposera d’un stand. Nous espèrons donc y retrouver beaucoup de nos lecteurs.

Jacques Duboin redécouvert

« MIR est une aberration économique, … un projet éditorial utopiste » disent eux-mêmes de leur revue ses deux hardis et courageux éditeurs indépendants “Ikko”. Car leur deuxième numéro, qui est sorti en juin, est un monument. Et très “ouvert” : 55 auteurs, près de 600 pages, une très grande variété de présentations, plein d’innovations, beaucoup de réflexion et fort imprégné de poésie.

Le sommaire en a été structuré, expliquent-ils en préface, autour d’un événement trop occulté : « la Commune de Paris dont les témoignage et les analyses sont encadrés par le Manifeste des Égaux de S. Maréchal, compagnon de G.Babeuf qui nous ramène aux principes d’égalité de la Révolution française… Une égalité que l’on retrouve également défendue, sur son versant économique, par Jacques Duboin… »

Ils ont choisi de reproduire le huitième chapitre d’Égalité Économique, ainsi résumé par son auteur :

Esquisse du régime économique et social de l’abondance. - La production fonction sociale. - Le service social. - L’État utilitaire. - L’éducation du peuple. - Les vraies richesses.

En complément de cette réédition, Marie-Louise Duboin rappelle dans MIR le contexte dans lequel le livre avait été écrit (1936) puis souligne combien ses analyses sont encore d’actualité et les changements proposés plus que jamais nécessaires.

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Dans son premier article sur L’imposture capitaliste, Bernard Blavette soulignait, dans La Grande Relève de juillet, les mystifications théoriques sur lesquelles repose l’idéologie capitaliste, cette dernière n’étant rien de plus qu’un nouveau système de domination. Le titre du second, ci-dessous, fait référence à la théorie de Francis Fukuyama, mais il la détourne du sens voulu par son auteur, pour qui le néo-libéralisme constitue un horizon indépassable : Bernard Blavette tente d’exposer quelle pourrait être l’évolution du capitalisme face aux bouleversements que nous vivons.

D’aucuns ne manqueront pas de trouver ce texte extrêmement pessimiste. Cela est vrai. Cependant, même si ce scénario possède un degré de probabilité non négligeable, il n’est en aucune manière écrit d’avance. Nombre d’évènements imprévisibles peuvent survenir, et, surtout, la résistance des peuples peut s’avérer plus farouche que tout ce que l’on peut prévoir aujourd’hui, leur imagination féconde peut engendrer d’autres possibles.

II. L’imposture capitaliste - La fin de l’histoire

par B. BLAVETTE
31 août 2009
« Choisir entre le monde à détruire et ce thé à prendre ? Je n’hésite pas : périsse la terre pourvu que je boive toujours mon thé ! »
Féodor Dostoïevski,
Notes écrites dans un souterrain.

La tragédie n’est pas à venir, elle est présente parmi nous. Nous ne la voyons pas, nous refusons de la voir comme les trois petits singes souvent figurés sur les temples hindous dont l’un se bouche les yeux, l’autre les oreilles et le troisième se bâillonne.

La tragédie sature nos esprits, aveugle nos sens, imprègne nos corps, dicte nos comportements. Elle est en nous, elle fait partie de nous….

Danse macabre sur le volcan…

« Nul ne se souciera qu’il soit arbre ou oiseau De voir exterminé jusqu’au dernier des hommes Et le printemps lui-même en s’éveillant à l’aube Ne soupçonnera pas notre éternelle absence. »
Ray Bradbury,
Chroniques martiennes.

Philosophes, scientifiques, artistes, citoyens clairvoyants, on les nomme les “lanceurs d’alertes”. Leur rôle est d’analyser le passé, de scruter le présent et les brumes de l’avenir pour pointer les dangers, les écueils, les abîmes qui peuvent nous engloutir, de sonner le tocsin comme cela se fait depuis des siècles lorsqu’une catastrophe menace.

Pour la première fois dans l’histoire, le risque est planétaire et nous concerne tous. La tâche est donc immense pour que la clameur d’alerte résonne par-delà les mers et les montagnes, plane sur les villes et les villages, forçant chacune et chacun à lever le nez, à tendre l’oreille, à abandonner ses préoccupations quotidiennes, à accourir pour participer au sauvetage…

Écoutons, écoutons le vent qui se lève, la rumeur qui enfle. Écoutons ce que les lanceurs d’alertes ont à nous dire…

Course éperdue…
…dans un labyrinthe

Notre espèce ne s’est pas engagée dans une impasse, mais dans un labyrinthe : elle avance en aveugle, elle ne sait où elle va, elle ne peut revenir en arrière.

Notre espèce n’est pas parvenue à s’extraire des systèmes de domination dont le dernier en date, le capitalisme, nous a conduit à la crise la plus grave de l’histoire humaine : la question écologique.

L’écologie pose la question des limites : limite des sources d’énergie non renouvelables, limite des matières premières, des terres cultivables, de l’eau potable disponible, limites à nos activités diverses qui génèrent des pollutions multiples. Ces contraintes sont strictement antinomiques avec la recherche de l’accumulation infinie, l’orgueil et la démesure qui caractérisent le capitalisme. Cette idéologie est semblable à un cycliste engagé dans une course folle. Peu lui importe la direction, le but, son seul impératif est de pédaler sans cesse, car il sait que si le mouvement s’arrête il s’effondrera. Et le cycliste frénétique nous entraîne tous à sa suite vers un futur de tous les dangers…

Refus de partager

Les données du problème auquel nous sommes confrontés sont simples : notre écosystème planétaire ne peut supporter les prélèvements actuels effectués par le milliard de consommateurs des pays riches et qui sont, à plus forte raison, impossibles à étendre à l’ensemble des habitants de la planète. Le “développement”, tel que le conçoit le capitalisme, c’est-à-dire fondé sur une consommation effrénée de biens matériels génératrice d’immenses profits, ne peut donc être réservé qu’à une élite de privilégiés. À moins d’instaurer un partage équitable, et une certaine sobriété pour les plus riches.

Mais la notion de partage des biens disponibles est une notion étrangère au capitalisme, dont nous savons que la force réside dans sa réactivité lorsqu’il se sent en danger. Sa réponse est donc prête : le “capitalisme vert” (dénommé aussi parfois éco-fascisme), dont la mise en place a largement commencé. Cette réponse est aussi simple dans son principe que l’énoncé du problème : puisque l’écosystème planétaire ne peut supporter les prélèvements actuels des pays riches, réduisons le nombre de privilégiés qui pourront se partager les ressources disponibles et les fractions de la bio-sphère encore préservées. 700 millions ? 500 millions de privilégiés ? Nul ne sait encore où se situera le point d’équilibre. Mais ce que savent déjà les oligarques dominants c’est qu’il faut maintenir les pays pauvres dans la misère et casser les classes moyennes des pays riches. Il n’y a là rien de vraiment nouveau, les dominés ayant toujours constitué la variable d’ajustement du capitalisme [1].

Le contrôle des pays pauvres pourra se poursuivre facilement par le maintien au pouvoir d’élites corrompues qui autorisent le pillage du patrimoine de leurs peuples moyennant une place autour de la table du festin.

Le traitement à appliquer aux populations des pays riches est plus délicat, il demande de la progressivité et du doigté. Car ces peuples sont parvenus, grâce à des luttes incessantes, à obtenir une certaine aisance matérielle ainsi qu’une forme minimaliste de démocratie et ils ne se laisseront peut-être pas dépouiller sans résistance. Il faudra donc avancer masqué, maintenir le plus longtemps possible la fiction d’un simulacre de démocratie, corrompre les opposants (il est facile de présenter une compromission comme un honorable compromis), présenter les mesures les plus réactionnaires comme des “réformes” rendues indispensables par un prétendu “progrès”, enfin ne pas hésiter à reculer temporairement sur tel ou tel point qui rencontrerait une trop forte résistance, quitte à remettre sur la table le projet maquillé différemment un peu plus tard.

Dans la phase actuelle, un maître mot domine : précariser. Car la précarisation engendre la peur qui détruit les solidarités et facilite la domination.

La précarisation des seniors est déjà effective avec la réforme des retraites, celle de la population active va bon train avec le chômage de masse et la casse du Code du Travail, dont l’autorisation du travail le dimanche n’est que le dernier avatar, celle de nos jeunes enfin, dont les velléités de révoltes seront contenues par la difficulté à trouver une source de revenus stables, même pour les plus diplômés.

La précarisation c’est aussi la destruction programmée des services publics, de façon à mettre fin à leur rôle de redistribution et à faire entrer dans l’orbite du profit de nouveaux secteurs de l’économie, le remplacement de l’actuel système de Sécurité Sociale par des assurances privées par exemple.

Cependant la soumission, de préférence volontaire, ne peut s’obtenir sans une propagande. C’est le rôle dévolu aux grands médias et à la publicité : travestir la réalité, mais aussi et surtout nous préparer à accepter l’inacceptable. Car ne nous leurrons pas, le programme du Capitalisme vert ne se réalisera pas sans violences symboliques (au sens de Pierre Bourdieu) et physiques. Il s’agit donc de formater des individus privés de toute autonomie de pensée, des êtres, selon le philosophe Michel Terestchenko, gouvernés par une « absence à soi » qui génère « des individualités défaillantes, inconsistantes, prêtes à succomber à toutes les formes de domination, d’asservissement, de passivité » [2].

Émissions de télévision et publicités ineptes, amoncellement de gadgets débiles, laideur des lieux de vie et de travail, nourriture industrielle sans goût et polluée, jeux vidéos violents et abêtissant pour nos jeunes, écoles destinées à former exclusivement des producteurs et surtout pas des citoyens conscients, la liste pourrait être allongée à l’infini qui nous façonne les zombis d’aujourd’hui et de demain.

Et déjà nous acceptons…

Nous acceptons le retour des murs après avoir célébré en chœur la chute du mur de Berlin : mur entre Israël et la Palestine, mur entre les Etats-Unis et le Mexique, bientôt mur entre l’Inde et le Bengladesh pour se prémunir contre les réfugiés qui risquent de déferler en Inde à la suite de la submersion d’environ 15 % du territoire du Bengladesh du fait de la montée du niveau des océans, murs dont les riches entourent de plus en plus souvent leurs demeures pour se protéger contre les “classes dangereuses”.

Nous acceptons le retour des camps pour les nouveaux boucs émissaires, les réfugiés illégaux, que l’on criminalise alors qu’ils ne cherchent qu’à survivre. Aujourd’hui, les réfugiés étrangers, et demain, pourquoi pas les syndicalistes, les opposants réfractaires à la séduction, les déviants, les citoyens trop remuants ?

Nous acceptons l’effrayante misère des pays pauvres et le retour en force de la pauvreté dans nos propres pays européens.

Nous acceptons le cancer de l’idéologie sécuritaire qui mine de l’intérieur des pratiques démocratiques déjà précaires, qui nous ramène jour après jour, insensiblement, 70 ans en arrière vers des doctrines et des régimes dont nous pensions le retour impossible.

Le capitalisme vert

Car le Capitalisme Vert aura plus que jamais besoin de maintenir l’ordre, de mater les inévitables révoltes…

En juin 2008 était publié le Livre Blanc sur la Défense. Prenant la parole peu après à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (HESS) le général Georgelin, chef des armées françaises, évoquait, avec un courage certain, sa « préoccupation de soldat » face au mélange des genres voulu par le Président Sarkozy, entre « les menaces internes et les menaces externes, entre la sécurité et la défense » : « Je reste convaincu que la confusion de ces deux types de situations et de logiques est source de plus de risques que d’avantages pour nos institutions. Un délinquant, c’est quelqu’un qui a enfreint une loi, ce n’est pas un ennemi […]. L’armée a été progressivement déchargée du maintien de l’ordre interne. Revenir sur ce point ce serait réintroduire la figure de l’ennemi au cœur de la cité » poursuivait le général [3]. On ne saurait mieux dire. Et pourtant l’armée française (comme toutes les armées des grands pays développés) poursuit des entraînements de type AZUR (Actions en Zones URbaines), officiellement pour intervenir dans les grandes métropoles du Sud, mais qui pourraient être aussi utilisés contre les populations du Nord dont on criminalisera la résistance sociale [4].

Les forces de l’ordre seront secondées dans leur tâche par l’utilisation massive des Nouvelles Technologies de la Communication et de l’Information (NTCI) : puces électroniques implantées dans les nouveaux documents d’identité ou même directement sous la peau comme cela se pratique déjà aux États-Unis [5], biométrie, multiplications des caméras de surveillance ( ainsi le plan “1000 caméras pour Paris” préparé par Bertrand Delanoë)… Simultanément, le fichage des populations se poursuit allègrement, malgré quelques reculs tactiques et provisoires : fichiers de type STIC, EDVIGE ou dernièrement PERICLES (qui permet pour la première fois un croisement de l’ensemble des autres fichiers) pour les adultes, et BASE ELEVES pour les enfants et les adolescents.

Enfin le dispositif de contrôle social est complété par un durcissement général du Code Pénal, dont l’introduction de la loi dite de « rétention de sûreté » constitue probablement la pièce maîtresse. Ce type de loi fut inauguré en 1934 en Allemagne par le Chancelier du Reich Adolf Hitler. Elle permet de maintenir un individu indéfiniment en détention en se fondant sur la notion de “dangerosité”, c’est-à-dire sur les crimes et délits qu’il serait susceptible de commettre. Elle permit au Führer d’envoyer en camps de concentration, avec un semblant de légalité, une première vague de détenus dont les communistes et sociaux-démocrates allemands formaient l’essentiel [6].

Jusqu’à un transhumanisme ?

Corruption, précarisation, destruction des services publics, délires sécuritaires forment les pièces d’un puzzle qui, une fois correctement assemblées font apparaître l’image d’une caste de privilégiés, l’hyperbourgeoisie internationale, bien sûr décidée à augmenter ses profits immédiats, mais aussi et surtout inquiète, inquiète des pénuries qui s’annoncent, prête à mobiliser toutes ses composantes (pouvoirs financiers, groupes de pressions, “think tanks”, complexe militaro-sécuritaire, complexe médiatico-publicitaire) pour n’avoir pas à partager, pour défendre ses privilèges.

Mais pour être complet nous ne pouvons omettre d’évoquer le projet grandiose que caressent un certain nombre de fanatiques : le transhumanisme. Il ne s’agit rien de moins que de ressusciter l’idée d’un surhomme débarrassé des contraintes naturelles qui pèsent sur le commun des mortels, et capable de vivre dans un environnement totalement artificiel, ce qui pourrait se réaliser grâce au mariage de la cybernétique, des biotechnologies et des nanotechnologies [7]. L’être humain prendrait alors le contrôle de sa propre évolution donnant naissance à une branche supérieure de l’être humain (les post-humains) et l’Homo Sapiens pourrait à terme disparaître comme ce fut le cas de l’homme de Neandertal. Cette “dystopie” (ou utopie négative) se rencontre dans certains milieux scientifiques notamment aux États-Unis [8].

Oui, il y a complots

À la lecture de ce texte certains ne manqueront pas de crier à la paranoïa, de dénoncer la « théorie du complot ». Alors disons-le tout net : oui, il y a complot, et il est aisé de trouver dans le passé des situations à peu près similaires ayant à chaque fois débouché sur des catastrophes humaines et sociales de grande ampleur. Par soucis de concision nous prendrons simplement deux exemples récents :

• À la suite de l’ouverture de nouvelles archives concernant la seconde guerre mondiale, l’historienne Annie Lacroix-Riz publie presque simultanément deux ouvrages particulièrement édifiants : Le choix de la défaite en 2006 et L’assassinat de la IIIe République en 2008 [9]. Elle y démontre de manière irréfutable, archives à l’appui, que la défaite des armées françaises en 1940 fut organisée, planifiée par la droite réactionnaire effrayée par la Révolution Soviétique de 1917 et les succès du Front Populaire en France, afin de mettre en place dans notre pays, avec l’aide de l’Allemagne nazie, un régime de type fasciste. Les capitalistes français, mais aussi allemands et ceux d’un certain nombre d’autres pays d’Europe où la résistance fut très faible (notamment le Danemark et la Norvège) firent donc le choix délibéré du pire pour défendre leurs privilèges, qu’ils estimaient menacés.

• Quelques années plus tard, dans la deuxième moitié du XXème siècle, la décolonisation bat son plein et, les uns après les autres, les pays de ce que l’on appelait alors le Tiers Monde s’affranchissent de la tutelle des pays riches. Ces derniers voient leur échapper d’immenses richesses, des ressources dont ils ont un besoin vital. La parade est trouvée rapidement : à partir de la deuxième moitié des années 1960 et jusqu’à la fin des années 1970 les pays pauvres vont être incités à s’endetter avec la complicité de leurs propres élites soigneusement corrompues. Dès le début des années 1980 les pays riches en position de créanciers auront restauré leur domination et seront en mesure d’imposer des Plans d’Ajustement Structurels aux effets dévastateurs sur les peuples [10].

S’il ne s’agit pas là de complots visant à imposer la domination, les profits et les privilèges, il faut alors revoir le sens de ce mot.

Lanceurs d’alerte

Au terme de ce texte nous remarquerons que ce scénario du pire ne devrait pas être pour nous une surprise, tant il hante depuis plusieurs décennies, de manière implicite ou explicite, les travaux de ces lanceurs d’alerte que nous évoquions précédemment. Qu’on en juge à partir de ces exemples non exhaustifs : en 1949 le philosophe Cornélius Castoriadis fonde la revue Socialisme ou Barbarie, en 1972 des chercheurs du MIT regroupés sous l’appellation du Club de Rome rendent public un rapport intitulé Halte à la croissance, en 1974 l’économiste et agronome René Dumont publie L’utopie ou la mort, en 1979 le philosophe allemand Hans Jonas dans son ouvrage Le principe de responsabilité déclare notamment « Le fait que tant de choses dépendent de l’homme est proprement effrayant », enfin, tout récemment, le biologiste de l’évolution et physiologiste américain Jared Diamond dans son dernier ouvrage au titre évocateur Effondrement [11] s’interroge avec angoisse sur les conditions de survie ou de disparition des sociétés humaines à partir des expériences du passé.

En fait, le capitalisme n’a jamais eu de vision, de projet, pour notre avenir collectif. Sans la moindre clairvoyance, depuis plusieurs siècles, il va de crises en crises, s’efforçant à chaque fois de colmater les brèches au jour le jour, totalement insensible aux souffrances qu’il provoque. Aujourd’hui, il semble être à nouveau tenté par le pire, ce qui pourrait déboucher sur une terrible régression, voire sur la fin de l’aventure humaine, la fin de l’histoire…

Mais cela n’est pas inéluctable. Loin des déclarations d’intentions des grandes conférences internationales et des multinationales repeintes en vert, nous allons devoir quitter la quiétude mortelle des chemins balisés par la pensée dominante, jouer notre va-tout comme l’on saute en marche d’un convoi devenu incontrôlable. Nous n’aurons pour bagages que quelques mots qui ne figurent pas dans les lexiques des grandes théories économiques, mais des termes lourds de sens, car ils représentent tout ce qu’il y a d’humain en l’homme : coopération, partage, respect de l’altérité, sobriété, gratuité…..

Ces valeurs, qui ont toujours peuplé les cauchemars des classes dominantes, sont, quoiqu’on en dise, présentes au moins à l’état latent dans l’imaginaire de l’immense majorité des êtres humains et peuvent être fondatrices…

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[1] Voir l’analyse de Christian Araud, revue Entropia n°4, printemps 2008.

[2] Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité La Découverte/Poche.

[3] Le Canard Enchaîné du 23/7/2008.

[4] Pour les détails sur la doctrine AZUR voir les sites officiels de l’armée de terre :

http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/doctrine/doctrine03/version_fr/doctrine/art16

http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/doctrine/no_spe_retex_prospect/version_fr/art_11

[5] La technologie utilisée est identique à celle des passes NAVIGO en usage à la RATP.

[6] Sur les graves dangers que font courir à notre démocratie le fichage des populations, les nouvelles technologies, les modifications du Code Pénal, on consultera avec profit le site internet de La Ligue des Droits de l’Homme www.ldh-france.org

[7] On rassemble sous le terme de nanotechnologies les ingénieries qui opèrent à l’échelle du nanomètre soit un milliardième de mètre.

[8] Il suffit de taper sur internet le terme transhumanisme pour voir apparaître nombre de délires souvent signés par des scientifiques reconnus.

[9] Les deux ouvrages sont publiés aux éditions Armand Collin.

[10] L’ouvrage de référence sur ce thème : La finance contre les peuples éd. Syllepse, 2004, a été analysé dans GR 1048 de nov 2004, page 13.

[11] Col. Folio/Essais 2005.

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Lectures

L’une de ces aspirations les plus étouffées par l’idéologie des dominants, mais aujourd’hui sans doute la plus nécessaire à la survie de l’humanité, est celle d’égalité économique. Or en juin, un chapitre d’égalité économique de J.Duboin était réédité, le 12 juillet la Fédération Protestante de Paris donnait L’Égalité pour titre à son émission sur France-culture et le pasteur O. Besse y faisait état d’une étude statistique montrant que c’est dans les sociétés les plus égalitaires que les gens vivent le plus longtemps, le 13 juillet l’Humanité publiait L’aspiration à l’égalité revient en force de Laurent Etre et Égalité et liberté de Maurice Ulrich. Tous ces faits récents ne sont-ils pas des raisons d’espérer qu’un des effets de la crise est de lever ce tabou ?

L’idée d’égalité économique n’est plus un tabou

par M.-L. DUBOIN
31 août 2009

Certes, le chef de l’État a senti venir le vent. Il tente donc d’imposer sa version personnelle de l’égalité. Il donne le change en mettant l’accent sur des expériences limitées, l’essentiel étant pour lui de ne pas rompre avec les fondamentaux du libéralisme. Par exemple, les “quotas ZEP” de Sciences-Po, ou bien des mesures de “discrimination positive” comme le quota de 40 % de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Il n’empêche, souligne Laurent Etre, que « le racisme peut être structurel, comme en témoigne la perpétuation d’une économie de type colonial dans les Antilles » et les femmes françaises qui travaillent perçoivent toujours des salaires inférieurs d’environ 21 % à ceux des hommes. Il ne s’agit donc pas là de faire progresser l’égalité entre hommes et femmes mais plutôt d’égaliser formellement l’accès au club de celles et ceux qui tirent profit d’un système social inégalitaire. Ce que confirme l’analyse d’un universitaire américain Walter Benn Michaels [1] : « Il n’y a aucune contradiction entre la perpétuation des élites et leur diversification : on s’efforce de les diversifier pour les légitimer, pas pour les faire disparaître ».

Parmi les multiples formes d’inégalités, la crise financière fait peu à peu découvrir celle des revenus.

Le grand public a même du mal à en concevoir l’immensité, qu’un dossier tel que celui du Canard enchaîné intitulé Les petits et les gros profiteurs de la crise montre dans son ensemble. Il faut le lire, car les références de ce journal sont soigneusement contrôlées, ses chiffres sont donc fiables. Citons quelques exemples. Salaires bruts : le patron de la banque d’affaires Goldman Sachs émargeait, au premier janvier dernier, à 53,5 millions de dollars. Primes : la banque Merrill Lynch ayant perdu 27 milliards (il s’agit toujours de dollars) a été achetée en janvier par la Bank of America (qui a reçu pour cela 45 milliards du Trésor public) mais on a appris début février que ses patrons avaient au préalable avancé la date du versement des primes, lesquelles s’élevaient à la bagatelle de 3,6 milliards (dont 121 millions pour seulement 4 salariés) ! Retraites dorées : le banquier Pierre Richard a démissionné en octobre dernier de son poste de Président du conseil d’administration du groupe Dexia en affirmant qu’il n’aurait pas de parachute doré, mais il touche depuis 2006 une retraite (ce qui ne signifie pas qu’il cesse toute activité), dite “sur complémentaire”, qui s’élève à 583.000 euros annuels et qui est provisionnée jusqu’en 2026 ! Prix du transfert d’un joueur de foot : avec celui de Ronaldo à Madrid on peut se payer 7.340 Clio, 2 Airbus, 5.929 années de smic mensuel, selon les calculs du Parisien du 12 juin …

Ces publications, bien que partielles, rendent plus difficile le discours vertueux des défenseurs de cette politique foncièrement inégalitaire. Le dossier du Canard raconte à quel point elles ne font pas du tout l’affaire de la patronne des patrons. Et son prédécesseur, Ernest-Antoine Seillière, en grinçant à un journaliste [2] : « Nous passons d’un monde où triomphait la liberté à un monde où domine l’égalité », a laissé échapper sa haine des valeurs de la République.

Alors que l’égalité n’est pas le contraire de la liberté, commente Laurent Etre : « Pour que l’égalité domine vraiment, il faudrait peut-être, justement, que la liberté triomphe, non pas la fausse liberté du maître de forge, bien dépendant de ceux qui travaillent pour lui, mais celle de se réaliser soi-même. Cela implique de passer du refus de l’inégalité à l’offensive pour une égalité positive ».

Ce journaliste nous rejoint tellement qu’il écrit : « parler égalité c’est parler démocratie » et qu’il évoque les luttes pour “la récupération des biens communs”, depuis celles d’Amérique du sud auxquelles de référait le manifeste des altermondialistes réunis à Belem en janvier dernier, jusqu’en France où une étude récente de l’INSEE montrait que les “transferts en nature” qui étaient réalisés par les services publics (santé, éducation, logement social) concouraient pour plus de deux tiers à la réduction des inégalités [3]. Soulignons que ce journaliste fait bien la distinction entre l’égalitarisme, que la droite brandit comme un épouvantail quand elle croit que ses privilèges sont remis en question, et l’égalité qu’il rapporte à l’intérêt général. Mais quand il ajoute : « la question de savoir qui est habilité à définir l’intérêt général ou l’utilité commune n’est pas tranchée », il montre qu’il ignore les propositions distributistes.

Encore un livre pour l’été ! Il s’agit des mémoires de Jean Grave [*] publiées aux éditions du sextant. La “quatrième de couverture” dit de son auteur que ce militant, qui vécut enfant la Commune de Paris, restait à la fin de sa vie « persuadé que les idées d’égalité, de liberté et de bien-être pour tous reviendront un jour en force ». Je n’ai encore que commencé à le lire, mais j’ai déjà été séduite par la sobriété du style : ces Mémoires d’un anarchiste m’ont donné l’impression que je recevais une lettre envoyée de son XIXème siècle par un ami proche, pour me donner de ses nouvelles.

Ce même journaliste est pourtant l’auteur d’un entretien [4] avec le président du Conseil national des sociétés coopératives de production, qui était intitulé « Une véritable démocratie économique se doit d’être décisionnelle », et qui est joindre à notre présentation [5] des “Révolutions silencieuses” à partir de l’étude “Produire de la richesse autrement” du CETIM. En effet, à sa question : « Pourquoi parle-t-on aujourd’hui plus volontiers de démocratie économique que d’autogestion » ?, son interlocuteur lui a clairement répondu : « La démocratie économique va beaucoup plus loin que l’autogestion, son champ ne se limite pas à l’entreprise. La démocratie économique concerne certes les salariés, mais aussi les citoyens. Par ailleurs, en renvoyant à l’idée d’une entreprise où tout le monde s’occuperait de tout, où il n’y aurait plus de hiérarchie, l’autogestion a pu être facilement dévoyée dès qu’il s’agissait de passer à la pratique. Les SCOP sont des exemples concrets de démocratie économique. Ce sont des sociétés où perdure une “hiérarchie”, une division du travail, comme dans les entreprises classiques, mais où les dirigeants sont élus et donc révocables, et où surtout, les richesses créées sont réparties d’une manière équitable. La Révolution française a posé le principe de la citoyenneté politique avec “un homme, une voix”. Le mouvement coopératif, né quelques années après, introduit ce principe dans l’entreprise. Ce sont les premiers pas de la démocratie économique ».

Soulignons également cette autre réflexion de Gérald Ryser : « Aujourd’hui, ce qui fait le cœur d’une entreprise, c’est son capital. Celui qui détient ce capital décide de tout, de la vie de l’entreprise et du sort de ses salariés. Cette réalité, de mon point de vue, ne peut être dépassée par la seule exigence de droits nouveaux pour les salariés, dans les comités d’entreprise… La question est de savoir si l’on veut une démocratie consultative ou une démocratie décisionnelle dans l’entreprise. Dans le premier cas, on n’attaque en rien la logique capitaliste ; dans le second, on ouvre au contraire sur une autre forme de propriété collective des moyens de production… Doit-on limiter l’enjeu des luttes à l’obtention de davantage de droits dans le cadre de l’entreprise capitaliste classique, ou bien poser d’emblée la question du pouvoir de décision ? ».

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[1] La diversité contre l’égalité, éd. Raison d’agir, 2009.

[2] Journal du dimanche 29/3/2009.

[3] Portrait social de la France, INSEE, 2008.

[*] 540 pages, 28 euros

[4] L’Humanité des débats, 4/07/2009.

[5] GR 1099, page 3.

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Les institutions et l’économie distributive

par F. CHÂTEL
31 août 2009

Ce début de vingt et unième siècle est marqué par un accroissement de messages d’alerte quant à l’impact dévastateur que l’humanité imprime sur son environnement. Miser sur une croissance perpétuelle, donc infinie, au sein d’un monde fini (limites définies, ressources limitées) est une absurdité : puiser chaque jour davantage dans un panier sans veiller à sa capacité de régénération, c’est inexorablement le vider. La mondialisation d’un système économique qui stimule la production de biens matériels, qui prône, comme valeurs suprêmes, le profit individuel et l’enrichissement financier, produit un gâchis énergétique et une dilapidation sans précédent des ressources naturelles désastreux pour la planète. Elle déstabilise aussi l’équilibre mental de ses habitants : en encourageant la compétition et l’individualisme elle entraîne la violence sous toutes ses formes, elle favorise le consumérisme de compensation et même la prise de substituts pour fuir le mal-être.

Et sa responsabilité est d’autant plus criminelle que les moyens d’éviter cette misère sont disponibles.

Excédé par une si monstrueuse bêtise, il y a de quoi désespérer de l’humanité, cette espèce animale qui se conduit comme un parasite sur une planète magnifique.

Une lueur d’optimisme subsiste pourtant. Car, telle une bouffée d’air pur, simple et tellement évidente, une solution existe. Qu’attend donc l’humanité pour cesser de dédaigner l’économie distributive qui lui offre cet oxygène dont elle a le besoin si urgent ? Et qui a tous les atouts pour répondre au souhait universellement exprimé d’une solution alternative aux systèmes économiques qui, du communisme étatique à la domination universelle du capitalisme, ont prouvé leurs effets catastrophiques, tant sur l’environnement que sur la vie humaine.

Un vrai changement

Il faut admettre que les conditions d’un réel changement passent par une remise en question des institutions néfastes dont ces systèmes défaillants s’accompagnent.

Personne ne veut d’une bureaucratie d’État, d’un pouvoir économique centralisé, de la dictature d’un parti qui supprime les libertés individuelles.

Et si le libéralisme a séduit en inondant les populations de joujoux en tout genre, force est de constater que sa promesse d’un bonheur général, toujours remise à plus tard, n’était qu’un leurre, ses crises successives, qui affectent à la fois la gestion de la société et ses rapports avec le monde extérieur, sont de plus en plus graves : ce système, instable par essence, ne peut que dériver davantage ; il cherche à se débarrasser de toute intervention économique de l’État (sauf s’il a besoin de la solidarité pour sortir le pouvoir financier d’une crise qu’il a provoquée), mais il essaie en même temps d’imposer un pouvoir politique favorable à la caste capitaliste. C’est ainsi que règnent, dans les nations occidentales, des oligarchies chargées de maintenir l’ordre établi, de promouvoir la consommation et les technosciences garantes de la croissance productiviste au profit des possédants.

La démocratie en question

Pour construire une société plus solidaire et moins injuste, c’est une tout autre démarche économico-politique qui est nécessaire. Se libérer de l’emprise de l’État ne doit pas consister, comme aujourd’hui, à brader les services publics, mais plutôt à supprimer tout centralisme du pouvoir, toute oligarchie, tout accaparement de la police, de l’armée, de la justice et de l’information, et à instaurer une démocratie plus participative, plus directe, appliquée au sein de circonscriptions ayant des dimensions humaines. Il est grand temps que le peuple se réapproprie la maîtrise de son présent et de son avenir, et pour cela il faut mettre un terme à toute délégation en ce qui concerne les grandes orientations et les choix économiques déterminants. Un régime parlementaire, tel qu’il fonctionne dans le système actuel, n’est pas une véritable démocratie : le rôle politique de chacun y est pratiquement nul. Alors que l’égalité de traitement, l’augmentation du temps libéré de l’emploi et une formation civique suffisante permettraient à chacun de tenir son rôle de citoyen, plutôt que le déléguer à des professionnels aux motivations … diverses.

Le philosophe Ivan Illich, dans sa critique acerbe des institutions politico-économiques en vigueur, s’exprimait ainsi : « Nous avons quasiment perdu le pouvoir de rêver un monde où la parole soit prise et partagée, où personne ne puisse limiter la créativité d’autrui, où chacun puisse changer la vie. »

L’organisation économique que nous proposons

La création de la monnaie, le financement des projets, la production et la distribution, sont des domaines trop importants pour les laisser aux mains d’entreprises privées sur lesquelles le peuple ne peut exercer aucun contrôle.

En ce qui concerne la production, la coopération économique fondée sur la propriété collective des moyens de production et la gestion associative de ces moyens, permettraient à la fois de tenir compte des besoins, des capacités de l’environnement et des risques à éviter …

Dans une économie distributive supprimant le salariat, toute entreprise, tout organisme, toute profession devient un service rendu par chacun à la collectivité. L’offre s’adapte à la demande en sauvegardant à l’individu son autonomie et sa liberté d’entreprendre.

Ceci est-il compatible avec la théorie du “laisser-faire, laisser-passer” chère au libéralisme issu de Gournay, Smith et Quesnay ? Comment “laisser faire”, c’est-à-dire tenir compte du respect de la liberté individuelle en matière de choix et de prise de responsabilité au sein d’une économie distributive ? — L.Von Mises, dans l’Action humaine, répondait en ces termes : « Permettez à chaque individu de choisir comment il veut coopérer dans la division sociale du travail ; permettez aux consommateurs de déterminer ce que les entrepreneurs doivent produire. »

L’abolition du salariat permet en effet une totale liberté du choix d’une profession. Son exercice dépend ensuite d’entretiens avec une commission chargée d’en établir les modalités et de mettre les moyens nécessaires à disposition. Dans la description par Ivan Illich de la société conviviale : « À la menace d’une apocalypse technocratique, j’oppose la vision d’une société conviviale. La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l’égale liberté d’accès d’autrui » n’est-ce pas le contrat civique de l’économie distributive qui est décrit ?

Le jeu de la recherche de gratification, de reconnaissance et même de concurrence aboutit alors à l’auto-régulation des activités de production afin d’adapter l’offre à la demande, satisfaire les besoins démocratiquement définis. Le mécanisme d’ajustement qui s’établit conduit à l’équilibre. Dans une société qui a évolué au delà du matérialisme et du consumérisme destructeurs, la reconnaissance et les gratifications ne se rapportent plus à l’Avoir, elles ne se concrétisent plus par l’attribution de valeurs monnayables ou conférant du “Pouvoir”, mais dans les satisfactions de l’Être, telles que la renommée, l’attribution de fonctions socialement importantes, etc. Si la concurrence participe à cette auto-régulation de la production, elle se révèle aussi source d’émulation, tant individuelle que collective, le profit recherché n’étant plus financier, mais orienté vers la notoriété, la réussite, qui sont manifestations de l’Être.

L’évolution nécessaire demande donc une gestion collective et démocratique de l’Avoir, en même temps que l’assurance de la liberté d’Être. Ce changement radical de considération entre l’Avoir et l’Être résulte de la séparation entre revenu et activité, entre moyen d’accès aux biens de consommation et participation à leur production. La garantie d’un revenu égal permet de désacraliser l’Avoir, de lui ôter toute capacité d’établir et de souligner des hiérarchies sociales.

Dans les conditions nouvelles propres à notre époque (demande énergétique, impact écologique, modifications climatiques, …) le “laisser passer” inconditionnel, effréné, du productivisme capitaliste, systématiquement orienté vers la croissance, doit faire place à l’exigence de réflexion approfondie avant toute entreprise. Et certaines mesures s’imposent : retour à une production agricole et industrielle au plus près des zones de consommation, recours au principe de précaution, gestion des ressources naturelles.

Ce changement radical des institutions s’avère donc nécessaire pour sauvegarder un environnement en péril, se débarrasser de ce fanatisme de production, se désintoxiquer du consumérisme et réaliser un authentique progrès qui redonne à l’homme ses lettres de noblesse dans des domaines relatifs à l’Être comme, par exemples, l’art, la rencontre, la création, la politique, la culture, l’association….

Dans cette gestion raisonnée et démocratique qu’est l’économie distributive, l’État, ou la nation, se résume à être un organisme de gestion, intermédiaire entre celles de la région et du reste du monde. Son rôle consiste donc à recenser les problèmes de niveau national et soumettre les questions soulevées aux citoyens pour qu’ils débattent et en décident, à appliquer ces décisions, à assurer le fonctionnement des services publics nationaux (énergies, transports, industrie lourde, éducation, santé, recherche …), à organiser les commissions d’évaluation et de contrôle et les consultations politiques au niveau national, et à représenter la nation aux débats concernant les décisions relatives à l’ensemble de la planète. Système d’organisation capable de réaliser la désacralisation de l’Avoir et l’avènement des préoccupations propres à l’Être, l’économie distributive permet de s’adapter aux réalités du monde moderne, de réconcilier la politique avec la démocratie directe, de créer les conditions favorables à l’engagement de tous afin d’assurer la production choisie dans l’intérêt général. Bref, d’utiliser au mieux les ressources et de partager équitablement les richesses sans discrimination.

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Thèmes de réflexion d’Attac

31 août 2009

La réflexion sur la démocratie, considérée comme un progrès social, est d’actualité. Ainsi l’association ATTAC propose-t-elle douze thèmes de réflexions, réunis sous le titre “Démocratie et transformation sociale”, dans le but de promouvoir un processus de “socialisation de la politique”. Allant dans le sens de la ré-habilitation du rôle de citoyen, on peut y relever, entres autres, les propositions suivantes :

• constituer tous les membres de la société en sujets politiques, en rejetant la réduction économiste du monde et des hommes sous la loi de l’accumulation du capital et du marché.

• ouvrir à tous les membres de la société la possibilité concrète de discuter et de décider les règles de l’organisation sociale, imposer la confrontation permanente entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être… les citoyennes et les citoyens participant effectivement aux décisions pour fixer les règles et les buts de la vie en commun.

• démocratiser, c’est entreprendre de déborder les limites du régime représentatif/délégataire, dans lequel chacun, une fois les élections passées, est méthodiquement exclu, ce qui peut purement et simplement trahir la souveraineté populaire : “l’aristocratie élective” gouverne en cultivant la passivité des citoyens.

• démocratiser c’est travailler à l’invention et à la mise en œuvre de nouvelles formes d’intervention directe du grand nombre sur la scène politique.

• démocratiser c’est tout autant imposer l’intrusion de la visée démocratique dans la sphère économique et ses institutions. Il s’agit d’inventer les moyens de poser politiquement et de traiter démocratiquement des questions aussi décisives que celles-ci : que produire ? Comment produire (choix des techniques, des modes d’organisations de la production mais aussi des formes de propriété et de gestion) ? Comment répartir la richesse produite ?…Dans les années à venir, transformer la socialisation cynique des pertes en avancées vers la socialisation démocratique de la monnaie, du système bancaire et de l’économie,… »

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L’art contemporain mis à nu

par C. AUBIN
31 août 2009

Maurizio Cattelan est l’un des artistes les plus chers du monde. À ce titre, il profita de la Biennale de Venise en 2001 pour convier un pool des plus gros collectionneurs planétaires et de personnalités représentatives de l’art contemporain, à visiter, par vol spécial, l’immense décharge à ciel ouvert de Palerme. Il leur montra ainsi sa dernière création : une reproduction en vraie grandeur de la fameuse inscription Hollywood en énormes lettres blanches, plantée sur les hauteurs du gigantesque amoncellement de déchets, en réplique à la célèbre colline de Los Angeles. « Les milliardaires burent le champagne et dégustèrent mille choses exquises au beau milieu des montagnes de détritus, desquelles on avait bien évidemment chassé les misérables glaneurs qui, en permanence, y cherchent leurs moyens de survie » [1].

Cette mise en scène, sur un mode que l’on veut croire facétieux, de la démesure et des fantasmes de l’économie capitaliste globalisée, illustre bien la dominante de l’art contemporain de marché, un art du gigantisme, apolitique et de type “post-humain”. Il fonctionne comme miroir du monde et comme marchandise, en se développant sur les ruines de notre culture sociale. C’est un produit de remplissage du vide culturel abyssal où plonge cette société dont les activités de toutes natures sembleraient promises, tôt ou tard, à un asservissement financier sans faille pour des profits faramineux.

La quête de placements de capitaux privés, mais aussi les choix des décideurs artistiques des budgets publics de la culture pilotés par la finance, provoquent la perdition de la majorité des artistes contemporains et de leurs créations, face à un marché spéculatif de l’art qui engloutit des fortunes considérables dans des œuvres écrasantes, mais vides.

L’enseignement des arts privilégie l’émotion et la liberté de l’individu plutôt que la recherche du sens et la critique sociale. Il est complété par le conditionnement approprié du public cible. Cet ensemble réussit à attirer les “consommateurs” vers les vitrines et les musées d’un prétendu “art de notre temps”.

De l’art moderne à l’art contemporain

Dans l’art du 20ème siècle, les frontières sont, de toute évidence, floues et interpénétrées. Mais entre l’art moderne marqué par Picasso, Magritte, Bacon… et l’art contemporain initié par les “ready made” de Duchamp, il apparaît clairement que le projet artistique a … changé de nature.

L’art moderne se voulait avant tout une pratique du sens, la défense de valeurs, un engagement social, une prise de risque, la lutte contre les aliénations individuelles et collectives. Dans son chef d’œuvre monumental Guernica, Picasso dénonçait la barbarie de la destruction de cette ville du pays basque espagnol, le 26 avril 1937, par les bombardement de l’aviation allemande faisant 2.000 morts. Il a rendu universellement perceptible la violence, la douleur, les cris… avec une force très impressionnante, symbolisant la culture opposée à la violence, la création artistique opposée à la destruction et à la guerre.

L’art contemporain, tout au contraire, se veut introspectif. Il s’interroge sur l’art lui-même, sur le musée, voire casse l’opposition de l’œuvre et de l’objet quotidien (exemple : l’urinoir de Duchamp ci-contre) ou interroge la figuration et la représentation (tel Malevitch et son « carré blanc sur fond blanc »). Aux États-Unis, tout le monde s’est arraché les œuvres de Pollock… qui les fabriquait en jetant au hasard sa peinture sur une toile. Quel artiste !

Un art assujetti à l’idéologie de marché

Une mutation fondamentale s’est donc opérée dans l’art du 20ème siècle, liée, à partir de 1945, à la montée en puissance d’une économie “culturelle” capitaliste, qui considère désormais l’art comme un produit de marché comme un autre et le façonne à son image. La relance économique et financière du capitalisme nord-américain, dopé par la guerre, et son ambition de domination idéologique et culturelle à vocation planétaire, ont assigné également à l’art contemporain une mission nouvelle, étrangère à tout projet artistique.

Ainsi, la naissance de l’art contemporain n’est pas étrangère au terrain “contre-révolutionnaire” de la guerre froide. Le critique d’art François Derivery l’exprime en ces termes : « À la fin de la 2ème guerre mondiale, la CIA a introduit en Europe, avec le plan Marshall, un art nord-américain animé d’une féroce volonté de conquête. L’hégémonie économique ne va pas sans domination culturelle. Les États-Unis viennent de faire le ménage chez eux, mettant un terme à leur expérience d’art “engagé”. Leur nouvelle politique culturelle entend imposer un art “neutre” complice et acteur de leur projet impérialiste. L’Art Contemporain de marché se développe à partir de ce premier modèle d’art trans-national, alors que le marché de l’art, qui se structure au niveau mondial, se cherche une référence esthétique.

La fonction de cet art sans frontière découle des circonstances mêmes de son avènement : outre son rôle économique d’objet de placement et d’investissement, il est mandaté pour diffuser les “valeurs” du libéralisme. » [2]

Nous voilà prévenus. Ce n’est plus seulement d’art dont il est question, s’agissant de l’art contemporain, mais d’une arme idéologique dont le capitalisme a besoin pour justifier sa domination et convaincre du bien-fondé de l’économie de marché comme modèle définitif et indépassable.

L’instrumentalisation de l’espace public pour le marché de l’art

Il semble bien qu’une énorme débauche de moyens soit nécessaire pour « faire ingurgiter la culture des exploiteurs aux exploités eux-mêmes ». Ce qui laisse à penser que tout n’est peut-être pas aussi simple que le système médiatico-politique le laisse entendre. Qu’en serait-il des œuvres “emblématiques” choisies par le marché ou les institutionnels d’aujourd’hui, sans les budgets, privés ou publics, considérables qui les soutiennent et par conséquent les intérêts qui s’y rattachent ?

C’est ainsi qu’à Paris, pour l’exposition Monumenta 2008, le Grand Palais fut confié à un artiste qui releva le défi herculéen d’occuper seul un espace immense conçu, à l’origine, pour une pléiade d’artistes présentés par les salons [3]…. Au final, “l’œuvre” fut constituée par cinq plaques de métal plantées comme des i au milieu de cet espace grandiose. Pour aider le public à se repérer dans ce vide culturel, le ministère de la culture a fourni audio-guides, documentation et “médiateurs” !… L’audio-guide indiquait que « les cinq plaques ne signifient rien…leur contenu est en vous…dans l’expérience que vous en faites en vous déplaçant à travers l’œuvre…le sujet c’est l’expérience…même si on ne comprend pas ». Le spectateur circulait librement, comme il le fait dans la rue. En fait d’œuvre, c’est un monumental « circulez, y’a rien à voir ! » et sans les médiateurs qui s’efforcent de vous convaincre de la réalité de l’œuvre plastique (par une véritable œuvre, verbale celle-là) vous auriez quitté cette imposture en ignorant tout des chiffres dont l’œuvre est constituée, pourtant dignes du livre des records : 17 mètres de haut, 4 de large, 13 cm d’épaisseur pour 75 tonnes par plaque…1.500 audio guides, 4.300 entrées dès le lendemain de l’ouverture pour 375 tonnes d’art !

C’est ainsi que le gigantisme et la démesure sont généralement appelés à compenser la nullité de l’argument : moins l’art parle, mieux il s’intègre au marché. Avec l’art contemporain nous n’avons plus affaire à des œuvres d’art, mais à des produits prétendus artistiques dont le statut et la valeur sont fonction des moyens financiers et médiatiques qu’ils mobilisent : coquille d’œuf de 2 mètres de haut, chien disneyen de 4 mètres de haut peint en violet fluo, étincelant le jour et éclairé la nuit par des projecteurs. Un incontestable impact visuel remplace ici le travail de sens ; bien souvent la régression infantile tient lieu d’argument esthétique.

Pour les très gros placements, on fait appel à la “créativité” d’artistes spécialisés. Damien Hirst n’en est pas à son coup d’essai. Après avoir vendu directement aux enchères chez Sotheby’s à Londres un zèbre, des requins, une licorne, un cochon ailé, tous préservés dans un bac de formol, ce fut le tour en 2008 de son veau blanc, également plongé dans un bain de formol, orné de cornes et de sabots d’or 18 carats et d’un disque d’or sur la tête. Il a été adjugé à 23,6 millions de dollars alors qu’il était estimé initialement à 15,8 millions de dollars [4]. Ce qui compte, dans ce type d’affaires, ce ne sont pas les considérations esthétiques ou la valeur artistique, mais que le prix puisse s’adapter exactement à la demande de “l’investisseur”.

Le bouquet : le conseil de la création artistique du président !

Si l’art contemporain “officiel” est désormais un produit conçu pour et par le marché, il est de plus, en France, le fruit d’un dispositif politique qui, dans ce domaine comme dans bien d’autres, se comporte depuis plus de 30 ans en institution vassale des États-Unis [5]. Menée par un corps tout puissant “d’inspecteurs de la création”, cette politique a consisté à consacrer 60 % du budget public destiné aux acquisitions d’œuvre d’artistes vivants, à l’achat dans les galeries new-yorkaises d’œuvres d’artistes « vivant et travaillant à New York ». Elle a ainsi conforté la place financière de New York et ruiné la place artistique de Paris, où des artistes du monde entier venaient aussi vivre et travailler.

À la tête de l’État français, on veille scrupuleusement à ce que les intérêts privés puissent, et dans tous les domaines, prévaloir sur l’intérêt général, conformément aux injonctions pressantes de l’Union Européenne !…Ainsi, le 31 janvier dernier, le Président de la République a créé par décret le Conseil de la création artistique. Et il s’en est auto-institué président. Il va sans dire que l’accord du Parlement n’a nullement été sollicité pour cette opération de “courcircuitage” : faute de pouvoir abolir le ministère de la culture, ce qui aurait pu causer des remous médiatiques, on l’enterre en douceur par ce tour de passe-passe. Ce qui n’a pas empêché la Ministre de la Culture et de la Communication de l’époque, Christine Albanel, de conclure en ces termes un rappel historique à propos de son ministère : « Bref, il fêtera ses cinquante ans en réaffirmant son autonomie, l’importance de son rôle et des missions que lui avait confiées Malraux ».

Ce Conseil de la Création Artistique, cette sorte de Medef culturel, dont le délégué général est le patron des cinémas MK2, Marin Karmitz, ne comporte … aucun créateur, mais une abondance de représentants des “industries culturelles” et des responsables d’établissements et d’instituts. Ils ne devraient donc pas avoir trop de difficultés pour faire le tri entre ceux que le pouvoir juge utiles et ceux qu’il juge inutiles, pour éliminer les petits, nommer ceux qui ont le droit d’exister dans notre société de liberté ! Bien entendu, “l’excellence artistique” qui constitue l’objet dudit Conseil, n’est qu’une blague de potache, car nul ne peut prétendre détenir les clés des valeurs esthétiques qui s’imposeraient à une nation au nom de l’intérêt général.

Dans cette approche politique des arts, comme il lui est demandé par décret, le Conseil devra dire les « bonnes pratiques » de la création… En tentant d’imposer une telle conception totalitariste, où l’art, obéissant à des procédures rigides et administrativement délimitées, serait placé sous la tutelle d’un président guidant nos choix, le pouvoir semble ignorer que l’art réel, celui qui nourrit nos parcours individuels et nous aide à construire notre représentation autonome du monde, est fait avant tout de liberté, de mouvement, d’inventions, d’expérimentations… Bref, de tout ce qui est au cœur de la vie et à quoi nous tenons.

Merci à Claude Rédelè et à ses amis du groupe Attac de Dieppe pour nous avoir fait part d’une intéressante documentation, qui a servi à cet article, et dont nous recommandons la lecture :

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[1] Amélie Pékin, L’art contemporain pour les surdoués !, collection artension, lelivredart, 2007.

[2] François Derivery, L’art contemporain de marché, vitrine du néolibéralisme, E.C. Editions, 2008

[3] Christine Sourgins, éCRItique 7, Monumenta ou l’art à la tonne, E.C. Editions, 2008.

[4] http://archeologie.over-blog.com/article-22816334.html

[5] Aude de Kerros, L’effondrement de “financial art”, LeMonde.fr,23/12/2008.

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Tribune libre

Un de nos lecteurs, Willy Soudan, militant du PS à Douai, nous a transmis les réflexions qu’il adresse à son parti au lendemain des récentes élections européennes, en voici des extraits :

Adresse au PS par un de ses militants

par W. SOUDAN
31 août 2009

Au lendemain des élections européennes, un travail d’analyse s’impose. Pourquoi ? Et comment ? Analyser pour faire dire que l’écurie pour laquelle on court est la meilleure et que les coupables de la défaite, ce sont les autres ? Cela reviendrait à dire qu’on n’a rien compris et surtout qu’on n’est pas prêt à entendre le message des militants et des électeurs. Comment analyser ? — En ne se référant pas uniquement à ses propres sentiments, mais en essayant d’adopter une méthode d’analyse à la fois rationnelle et en relation avec la complexité.

Permettez-moi de partir d’un sentiment, d’une hypothèse, que je tenterais d’étayer par la suite.

En ce qui me concerne, les résultats du PS sont des résultats excellents. Je m’explique. Bien entendu, par rapport à l’accession au pouvoir, les résultats sont mauvais. Il s’agit d’un échec du PS. Mais eussent-ils été bons, ces résultats, que nous n’aurions eu aucune chance de sortir de l’ornière dans laquelle le PS s’enlise depuis des années.

Aujourd’hui, grâce à ces mauvais résultats, nous avons une chance devant nous de sortir du marasme, de sortir de la compétition des chefs et de leurs écuries, de redonner de l’espoir et de la crédibilité.

Nous savons tous que ce qui gangrène le PS depuis des années, c’est la guerre des chefs. Bien sûr, il est normal qu’un parti politique soit le lieu d’enjeux de pouvoir. Mais nous assistons aujourd’hui à un combat de carriéristes, d’arrivistes dont les intérêts personnels passent bien avant l’intérêt général, et chacun de ces chefs s’attache une cour de sous-carriéristes qui espèrent profiter de la pseudo victoire de leur idole du moment pour obtenir un poste à sa cour d’abord, puis un poste électif. Et chacun de ces coursiers est prêt à changer de vedette si le vent semble tourner.

Le virus de la société individualiste, issue du libéralisme au pouvoir dans cette société de compétition, a infesté nos rangs. Certain des chefs vont jusqu’à affirmer que nous avons tort de critiquer le sarkosisme, parce que cela ne passerait pas, parce que cela serait mal perçu par les électeurs ! Et également, que nous serions trop à gauche !

Certes l’UMP a gagné. Mais quelle est donc l’ampleur de cette victoire ? Et surtout quel en est le sens ? L’UMP fait 25 %, mais 25 % des votants. Refaisons le calcul en tenant compte des abstentionnistes, et on trouve moins de 18 %. Cette réalité est moins impressionnante, même si les conséquences au niveau des décisions qui seront prises, augmentation de la souffrance des gens, sont bien plus alarmantes.

Qui a voté UMP ? Tout d’abord les gros riches, ceux pour qui l’UMP a été instituée, ceux qui ont le pouvoir de l’argent, ceux qui sont les bénéficiaires des manipulations et des tromperies organisées. Ensuite des cadres au service de ces riches et à qui la situation profite. Il y a également tout une population de gens qui gagnent bien leur vie et ne se posent pas de questions, et puis des commerçants, des artisans, des gens qui ont besoin de s’identifier aux riches pour se croire quelqu’un.

Et enfin, à la base, souvent, des personnes issues de la classe bourgeoise, et petite bourgeoise et parmi elles, beaucoup de personnes honnêtes, dont certaines s’occupent d’associations, des personnes charitables, heurtées, du fait de leur culture et de leur totale ignorance de la vie du peuple, par le langage revendicatif des syndicats et des partis de gauche. Ce sont ces gens-là qui forment le gros du bataillon des électeurs de droite, ceux qui croient l’UMP quand elle se dit être pour la justice, pour la régulation du capitalisme, contre les parachutes dorés, et que Sarko a bien travaillé au G20.

Il y a nécessité d’analyser le discours de l’UMP, car ce discours a changé depuis l’avènement de Sarko, et il faut faire l’analyse de son contenu.

Remarquons d’abord que tout intervenant UMP se sert de la même méthode, et pour le comprendre, le plus simple est d’écouter Xavier Bertrand. C’est lui le plus clair, le plus didactique.

Tout d’abord, un langage apaisé, doux pourrait-on dire, doucereux même. Et puis : « Nous sommes dans la crise la plus terrible de tous les temps » (c’est-à-dire : si quelque chose va mal, nous ni sommes pour rien). « Faire face à la crise n’est pas un problème français mais mondial et surtout européen. Pour la première fois dans l’histoire, le Président a réuni et convaincu ses partenaires […] Il n’y aura plus de parachutes dorées, il y aura régulations de la finance, il n’y aura plus de paradis fiscaux, etc… » (Vous voyez, le Président est un homme honnête et efficace). […] Les choses vont mal. Nous n’y sommes pour rien. Sarko a réussi à convaincre ses partenaires d’humaniser le capitalisme. Et pendant ce temps, en France, Sarko continue à mettre en place les réformes que les Français lui ont demandées. » (Vous voyez, Sarko est capable d’influencer les chefs d’États, il est écouté et il est pour le développement social). [… ]Et pendant ce temps là, l’opposition, qui n’a aucune proposition, s’oppose par principe mais n’a rien à dire. Etc… » (La cerise sur le gâteau est cette conclusion : l’opposition = des incapables obsédés qui ne savent que se battre entre eux.)

Ce n’est pas beau tout ça ? Et la base UMP se laisse convaincre du caractère messianique de ce Président envoyé du ciel.

Alors, pendant ce temps là, au PS, doit-on vraiment s’abstenir de démonter ce discours profondément malhonnête et qui apparaît à beaucoup comme une parole de justice ? Le PS n’est plus crédible. Le combat de chefs, la compétition des écuries, l’arrivisme, les critiques d’un programme qui serait trop à gauche, les tentations socio-démocrates, les tentatives pour convaincre un électorat de personnes honnêtes qui votent à droite de par leur culture, tout cela a éloigné de nous tout une partie de l’électorat qui s’est réfugiée dans l’abstention.

N’oublions pas, en France, en réalité, la majorité des inscrits est dans l’opposition à Sarko et aux droites. Alors comment peut-on penser que l’anti-sarkosisme serait inutile ?

Et dans les autres pays d’Europe, les PS, qui ont tous perdu les élections, étaient-ils vraiment des partis de gauche ? N’est-ce pas une leçon à prendre en compte ?

Nous devons maintenant sortir de la crise de confiance que nous traversons, et c’est une chance inouïe qui s’ouvre à nous aujourd’hui. Un sursaut est possible. Aucun “chef” ne peut affirmer qu’on peut continuer comme si de rien n’était. Pour cela, une refondation du parti est indispensable. Comment s’y prendre ?

En ce qui me concerne, je pense qu’il n’y a qu’une méthode : donner la parole aux militants. Je suis persuadé qu’en donnant la parole aux militants, nous avons un programme. Nous n’avons pas besoin des chefs. Les militants, qui, eux, sont de gauche, sont à même de définir un programme. La refondation doit passer par un grand débat national, dans toutes les sections, où il sera proposé aux militants d’écrire notre programme. Les responsables n’auront plus qu’à réaliser la synthèse des propositions ainsi produites. Pour réussir une telle opération collective, il est indispensable de suivre une méthode de réflexion en groupe qui soit rigoureuse et accessible. Il existe différentes méthodes susceptibles de répondre aux exigences d’un tel projet. Un vrai débat, méthodologiquement conduit, obligerait à analyser l’existant, à dégager les causes, à définir des valeurs incontournables, à rechercher des variables réductrices sur quoi on peut agir, à définir un but, à se fixer des objectifs, à accepter la distance irréductible entre objectifs et but.

Il reste une deuxième exigence. Les règles de fonctionnement de la structure doivent évoluer. Pour cela, un autre type d’organisation doit se mettre en place. Pendant que les militants travaillent dans les sections, il pourrait être demandé aux responsables de définir une constitution pour le parti. Si les manœuvres des chefs sont si néfastes au parti, c’est bien parce que les structures du parti les facilitent. Dans toute organisation, les structures influencent les rapports entre les personnes. Une autre structure est donc à définir par un débat entre responsables, et à soumettre ensuite par référendum aux militants.

La démocratie n’est-elle pas l’une des valeurs officiellement proposées par le parti ? Alors, n’hésitons pas, la démocratie c’est donner la parole à la base. Osons cette audace et notre défaite deviendra une victoire.