La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 997 — mars 2000

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N° 997 — mars 2000

10 01 00, naissance de Big Brother ?   (Afficher article seul)

Les ententes pour monopoliser les autoroutes de l’info sont plus menaçantes que l’AMI.

Au fil des jours   (Afficher article seul)

La “net-économie”   (Afficher article seul)

Exemples des conséquences de l’économie de la communication dans le système ultralibéral.

L’après Seattle   (Afficher article seul)

Questions aux pétroliers et à Politis   (Afficher article seul)

À l’Ouest rien de nouveau   (Afficher article seul)

P.Vincent montre les dégâts qu’a déjà fait l’idéologie de la libéralisation des marchés dans le monde

Catastrophes artificielles   (Afficher article seul)

J.Auribault montre que c’est l’idéologie libérale qui est à la source de ces catastrophes.

Davos : un forum mystificateur   (Afficher article seul)

À toi qui n’es pas encore né(e)   (Afficher article seul)

Le dernier livre d’Albert Jacquard

Mon papa, il a dit…   (Afficher article seul)

Il faut trouver un emploi… même le plus stupide ?

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Éditorial

10 01 00, naissance de Big Brother ?

par M.-L. DUBOIN
mars 2000

La fusion entre AmericaOnline (AOL) et Time-Warner est une affaire certainement plus lourde de conséquences que ce qui a valu, naguère, la mobilisation internationale contre les accords de l’AMI et le “round” de l’OMC préparé à Seattle. C’est un événement plus pervers et encore plus ambitieux, mais il relève de la même idéologie : la marchandisation de toute activité humaine, y compris celles qui sont encore légitimement, naturellement, libres.

De quoi s’agit-il ? Ni plus ni moins que de la précipitation forcée de notre monde dans cette société de l’information contrôlée qu’on désigne par le mot à la mode de “nouvelle économie”, ou “cyber économie” : celle qui passe par le réseau internet ou “La Toile”. Ne croyez surtout pas que cette fusion n’est qu’une entente commerciale du même type que toutes celles qu’on apprend quotidiennement et qui serait seulement la plus importante de tous les temps [1]. L’important est son enjeu : c’est une vaste entreprise de mise sous tutelle payante des esprits, incluant l’information (la presse, les télévisions, la surveillance [2], les contrôles), le téléphone, le courrier, la culture (l’éducation, les livres, le cinéma), le commerce, la publicité, la science, etc. C’est donc Big Brother qui vient de naître, le 10 janvier dernier. Sauf si, par chance, ceux qui tiennent à la liberté d’accès à internet, service public, s’entendaient pour l’imposer.

Ce n’est que la logique du capitalisme ultralibéral qui se poursuit, mettant toutes les technologies nouvelles au service de son profit. Quand la production agricole selon la méthode ancestrale a cessé d’être rentable, la population a été poussée vers la production industrielle. Maintenant que l’ère industrielle est également dépassée, que le retour sur investissement des entreprises des pays industrialisés n’atteint pas les taux à deux chiffres [3] qu’ils exigent, les investisseurs financiers et autres gros actionnaires, qui décident de l’avenir du monde, cherchent ailleurs. Alors, d’une part, ils font pression pour que les pays les moins avancés se laissent industrialiser par eux et pour eux (c’était à l’ordre du jour de l’AMI et de Seattle). D’autre part, ils s’entendent pour orienter toutes les activité humaines possibles vers l’usage des “autoroutes de l’information” pour lesquelles ils ont décidé d’investir de façon gigantesque (ils en ont les moyens), mais qu’ils veulent rendre à la fois obligatoires et payantes : ils ont fait un énorme pari, soutenu par les médias qu’ils possèdent. On peut mesurer l’ampleur de cette hystérie collective aux sommes qui sont misées, et aussi au fait que de toutes petites entreprises nouvelles, qu’on appelle en français moderne des “start up” et qui n’ont jamais fait leurs preuves, sont de toute évidence surcotées dès qu’elles sont introduites à Wall street.

Cette orientation se traduit pour l’économie américaine par ce qui est présenté comme leur victoire sur le chômage, mais ne masque pas la précarité des nouveaux emplois, comme le montre ci-dessous J-P Mon, ni ne comble le déficit du commerce extérieur des états-Unis. à terme, et dans ces conditions, leur balance commerciale sera peut-être rétablie, mais quant à prétendre que c’est la mondialisation de la prospérité, il faudrait d’abord démontrer comment les quelque trois milliards de pauvres qui ont à peine 10 francs par jour pour survivre pourront leur payer l’accès au multimedia. Comment se brancheront les centaines et les centaines de millions de gens qui n’ont même pas l’électricité ?

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[1] Il est vrai que la capitalisation boursière du nouveau monstre, 1.800 milliards de FF, est équivalente au budget de la France !

[2] pour l’espionage, y compris des particuliers, c’est déjà fait par échelon, le mouchard au service des Anglo-saxons… et de l’institution américaine en priorité. Bruxelles étudie en ce moment le rapport qui lui a été remis sur ce sujet.

[3] plus de 10% par an.

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
mars 2000

Nouveau record

Selon les chiffres publiés le 18 février dernier par le Département du commerce, le déficit commercial des états-Unis a atteint en 1999 le niveau record de 271,3 milliards de dollars, soit 65% de plus qu’en 1998.

Les importations ont en effet augmenté de 12% alors que les exportations n’ont crû que de 3%. Ce déficit inquiète les économistes car il pourrait conduire à une chute brutale du dollar, pour relancer les exportations.

Nous ne nous étonnerons donc pas si les états-Unis remettent rapidement la pression sur l’OMC pour tenter d’élargir encore leurs marchés à l’exportation [1].

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Pourquoi toutes ces fusions ?

Voici une information permettant de répondre, en partie, à cette question : les banquiers d’affaires qui ont aidé de leurs conseils, pendant trois mois, le groupe pharmaceutique américain Pfizer à négocier sa fusion avec Warner-Lambert, ont été payés la bagatelle de 50 millions de dollars. Il est vrai que ce pactole n’est que 0,05 % du montant de la transaction qui permettra au nouveau Pfizer d’avoir une « force de vente inégalée de l’ordre de 10.000 visiteurs médicaux. » Comment un Américain moyen pourrait résister à tant de souci pour sa santé ?

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Coca Cola

Pour retrouver la confiance de ses actionnaires, Coca Cola dégraisse : 6.000 emplois supprimés, soit 21 % des effectifs en un an. L’entreprise, plus que centenaire, n’avait jamais vu ça, pas même lors de la grande crise des années 30 !

N° 1 mondial des boissons sans alcool, présente dans 160 pays, l’entreprise avait des taux de croissance de 10 à 15 % par an au début des années 90, et pourtant 40 % des effectifs vont disparaître de son siège d’Atlanta.

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Principe de précaution

Personne au monde ne peut dire quels sont les dangers des OGM [2]. A ce sujet, une seule chose est sûre : des producteurs de céréales transgéniques, qui sont essentiellement aux États-Unis, au Canada et en Argentine (le groupe de Miami) sont décidés à tirer de gros bénéfices en vendant leurs produits au monde entier.

“Dans le doute, abstiens-toi” dit le bon sens populaire. Cette attitude de réserve, sous le nom de principe de précaution, est celle de l’Union européenne et des pays en développement. Ils voudraient qu’il soit au moins possible de savoir, quand on achète une céréale, si oui ou non ses gènes ont été manipulés. Il faudrait pour cela qu’une mesure permît d’identifier les OGM, ce que leurs producteurs refusent, ou bien que la distribution d’OGM suivît une filière séparée de celle des céréales “naturelles”.

Une conférence vient d’avoir lieu pour en débattre réunissant à Montréal des délégués venus de 138 pays. Les négociations, très dures, ont duré une semaine. Il en est sorti… la signature d’un texte baptisé “protocole de biosécurité” qui devrait permettre ( !!) à un pays de refuser l’importation d’OGM “en cas d’incertitude scientifique” mais qui n’oblige toujours pas les exportateurs d’OGM à créer une filière séparée. Quant à pouvoir identifier les OGM, pas d’étiquetage imposé, il est simplement stipulé dans cet accord (dont on ne peut pas dire si l’OMC le suivra) que “la documentation” accompagnant les OGM devra les identifier comme tels, ce qui est vague, et seulement deux ans après la date d’entrée en vigueur du protocole. Autrement dit, c’est encore une fois le profit des producteurs qui l’a emporté sur le risque sanitaire pour les consommateurs !

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Précarisation

En France, l’emploi intérimaire occupait 601.300 personnes fin novembre 99, soit +11,7 % par rapport à fin octobre et + 22,2 % sur un an.

Cependant, l’indice qui évalue le chiffre d’affaires dans l’industrie a atteint son plus haut niveau historique en 1999.

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Changement de cap ?

Au cours de la conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement qui vient de se tenir à Bangkok, Michel Camdessus, le directeur démissionnaire du FMI (mais qui, en novembre 99 jurait dans une émission de télévision qu’il n’était pas question qu’il démissionne !), a déclaré dans une interview à l’International Herald Tribune : « Je tire la sonnette d’alarme auprès de nos pays membres pour leur dire que nous prenons le risque d’une nouvelle crise financière » et, changeant de cap dans sa philosophie, il a précisé que, désormais, la croissance ne suffit plus : c’est “la haute qualité” d’une croissance centrée sur les êtres humains qui constitue une indispensable nouvelle donne. Dans son intervention à la conférence, après avoir condamné les écarts de richesse “moralement outrageux”, il a appelé à la lutte contre la pauvreté, « ultime menace à la stabilisation d’un monde en processus de globalisation ».

De tels propos ne sont pas étonnants dans la bouche d’un catholique pratiquant, mais on peut se demander pourquoi il n’a pas appliqué ces préceptes lorsqu’ayant la pleine responsabilité du Fonds monétaire international, il prescrivait l’austérité économique et la libéralisation à outrance aux pays qui faisaient appel au FMI. Ce n’est tout de même pas parce qu’il a reçu une tarte à la crème quelques minutes avant son discours à la conférence ?

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[1] Le Monde 20-21 février 2000.

[2] OGM = organismes génétiquement modifiés

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Emplois précaires, cadences de travail infernales, délocalisations, la Net-économie n’est pas la panacée.

Jean-Pierre Mon en donne quelques exemples :

La “net-économie”

par J.-P. MON
mars 2000

Les centres d’appel

Ce sont des permanences téléphoniques mises en place par les entreprises qui font du commerce à distance (par téléphone d’abord, puis de plus en plus par internet). Ces centres se développent très rapidement grâce à l’évolution technologique qui permet à la fois de faire baissr le prix des composants et les tarifs des télécommunications. De plus en plus d’activités sont concernées par ces centres d’appel : télécoms, banques, assurances, commerce… si bien que, selon le cabinet d’études Yankee Group, ils connaissent dans le monde une croissance annuelle de 30 à 40%.

En France, on en compte actuellement plus de 2.000 dont un tiers ont été créés depuis 1996. Ils emploient 70.000 personnes et on prévoit la création de 2.500 nouveaux centres dans les trois prochaines années, ce qui représenterait environ 100.000 nouveaux emplois. De quoi réjouir Martine Aubry qui pourra ainsi dégonfler un peu plus ses statistiques du chômage ! En fait, ces emplois sont des emplois précaires : 60% d’entre eux sont des CDD dont 50% sont d’une durée inférieure à trois mois et 40% sont à temps partiel. Il ne s’agit donc pas de vrais emplois mais de petits boulots. On s’aperçoit en outre que ces créations d’emplois se font au détriment d’emplois permanents détruits par la libéralisation. C’est notamment le cas dans les télécommunications.

Qui plus est, les conditions de travail dans les centres d’appel sont souvent difficiles : il n’existe pratiquement pas de couverture sociale conventionnelle ni, pour la plupart, de perspectives de promotion ; les rémunérations sont faibles malgré des rythmes de travail accélérés (dans certains centres, le temps qui s’écoule entre deux appels s’est réduit à cinq secondes !)

Il n’est donc pas étonnant que le taux de remplacement soit important (30 à 40%). Selon une responsable syndicale, « les employés rêvent tous de partir. Et rien n’est fait pour les retenir, au contraire. Les sociétés favorisent le “turn-over” : quand un employé est nouveau, jeune en plus, il la ferme, il accepte les bas salaires, les horaires abracadabrants, il accepte tout sans broncher, d’autant plus facilement qu’il se dit qu’il n’est pas là pour longtemps… Et, vu les conditions de travail, ils n’ont aucune raison d’avoir ce qu’on appelait autrefois l’esprit-maison ».

Pour couronner le tout, les entreprises délocalisent facilement leurs centres d’appel d’un pays à l’autre suivant la souplesse des législations sociales. C’est ainsi, par exemple, que, début 1999, Telecom New Zeland a décidé de sous-traiter ses centres d’appel à la société américaine Sitel avec pour conséquence le “départ” de plusieurs milliers d’emplois aux Etats-Unis. Mais là-bas non plus ça n’est pas le paradis, pas même dans la fameuse Silicon Valley. Les prolétaires de la “net économie”

Parmi les vedettes du commerce électronique qu’elle a contribué à lancer, on trouve la librairie “en ligne”, Amazon.com [1], dont le siège se trouve à Seattle, et qui a fondé sa philosophie sur la vitesse : cadences de travail caractérisées par un minimum d’interruptions et un maximum d’efficacité. Mais cette vitesse dont elle s’enorgueillit implique pour la majorité du personnel un travail répétitif : emballage jour et nuit des livres dans les centres de distribution de la librairie, réponse au courrier électronique… « Si les salariés extrêmement qualifiés reçoivent de grosses primes [2], ils ne représentent qu’une partie infime des effectifs » fait remarquer un des responsables de la centrale syndicale AFL-CIO. Le plus grand nombre de salariés est affecté au “service”, c’est à dire aux caisses et aux centres d’appel ; ils touchent des salaires qui vont de 10 à 13 dollars (66 à 85 FF) l’heure … Pas étonnant donc si Amazon.com connaît de fortes tensions sociales « entre chefs enthousiastes et employés mécontents [3], entre machines hyperrapides et rythmes humains, entre millionnaires en stock-options et collègues mal payés… »

Amazon. com n’est pas une exception dans la Silicon Valley : la plupart des entreprises des NTIC [4] ont recours au travail temporaire malgré le manque de main d’œuvre qualifiée. Cela leur permet de réduire leurs coûts de production et de s’assurer une parfaite flexibilité. C’est notamment le cas de Microsoft dont un tiers des employés sont des travailleurs temporaires. Parmi eux, certains restent suffisamment longtemps pour être qualifiés de “permatemps” (travailleurs temporaires permanents). Selon le syndicat Washtech [5] qui vient d’être créé par des travailleurs temporaires, les entreprises de logiciel de Seattle finiront par fonctionner avec 90% de travailleurs en contrats temporaires. D’autres entreprises, comme Cisco, n°1 des infrastructures de réseaux, sous-traitent une partie de leur production à des familles d’immigrés, travaillant à domicile, qui sont payées à la pièce et gagnent la plupart du temps moins que le salaire minimum.

Vivre, ou plutôt survivre, au paradis des “start-up”, ces entreprises qui se lancent en espérant valoir quelques milliards de dollars au bout de quelques mois, n’est pas chose facile pour la grande majorité des gens, même s’ils ont un emploi.

La vallée des inégalités

Dans la Silicon Valley le fossé entre riches et pauvres ne cesse de se creuser. Les inégalités y sont si criantes que Bill Clinton, au cours d’une soirée de Novell-informatique, a exhorté les “grosses huiles” locales à ne pas oublier les laissés-pour-compte de la société américaine : « Nous ne devons pas nous voiler la face. Tout le monde ne partage pas cette croissance économique ». Qu’on en juge : Suivant le quotidien San Jose Mercury News, dans le comté de Santa Clara, un habitant sur neuf “pèse” plus d’un million de dollars, sans compter la valeur de ses biens immobiliers ; plusieurs centaines de résidents ont plus de 25 millions de dollars en banque et la vallée compte au moins treize milliardaires qui, ensemble, totalisent 45 milliards de dollars. Sur les six premiers mois de 1999, le salaire annuel moyen était d’environ 75.000 dollars (en gros, 500.000 FF). Mais, dans ce même comté, « en 1995 (dernière année pour laquelle on dispose de statistiques), 13% des enfants vivaient en dessous du seuil de pauvreté et dans les six dernières années, le nombre d’élèves forcés de quitter le système éducatif n’a cessé d’augmenter… En 1997, Second Harvest, la plus grande banque alimentaire de la vallée, a fourni 9.000 tonnes de nourriture aux plus défavorisés. Il en sera probablement de même cette année. Plus de la moitié de cette aide alimentaire sera allouée à des familles dont au moins un des parents est salarié. La brutalité du monde économique de la Silicon Valley apparaît vite aux nouveaux arrivants. Qu’ils soient professeur, policier, ouvrier de chantier infirmière, médecin ou avocat, certains ont bien du mal à surnager au milieu de ce déluge de richesses » [6].

Cela n’a pas toujours été le cas. Dans les années 70, il y avait une classe moyenne dans la Silicon Valley dont l’économie dépendait en grande partie “des budgets gouvernementaux et non des fluctuations de Wall-Street”. On y trouvait des professeurs, des garagistes, des charpentiers, des VRP, des employés dans les industries de la défense. Mais avec le boom économique et la flambée de l’immobilier, la classe moyenne a disparu. On trouve maintenant des gens qui avec un salaire annuel de 50.000 dollars sont obligés de vivre dans des caravanes car ils ne peuvent pas acheter un logement dont le prix moyen de 450.000 dollars est le double de ce qui est demandé dans le reste des Etats-Unis. Que faire alors quand on gagne beaucoup moins que 50.000 dollars par an ? — Comme ce chauffeur qui travaillant pour une agence de coursiers a un salaire mensuel de 2.400 dollars, ou encore comme cet employé d’Hewlett-Packard qui dirige la distribution des nouveaux produits sur le campus de la société : loger dans un foyer pour SDF. C’est presque devenu la règle [7].

Bien sûr, ceux “qui ont réussi” défendent le système : « La Silicon Valley est une méritocratie où n’importe qui peut réussir quelles que soient sa race, sa couleur de peau ou sa croyance religieuse [8] ». Mais en fait, les réussites sont l’exception : « La majorité des “start-up” qui s’installent dans la vallée échouent. Et pour celles qui réussissent, 85% des actions de base appartiennent aux fondateurs de l’entreprise et à des investisseurs privés, ce qui ne laisse que 15% aux employés [6]. » Cela permet bien évidemment de distribuer des “stock-options” à quelques cadres ou salariés privilégiés qui pourront ainsi rejoindre le club des riches. Mais à quel prix ? — Au prix de semaines de travail de quatre vingts heures pour les dirigeants, de soixante heures pour les cadres moyens et même pour certains employés, le tout dans un climat exécrable où toute protestation est impensable puisqu’elle paraît nuire à la rémunération future de l’ensemble des travailleurs. Peut-on encore appeler cela “vivre” ?

Peut-on trouver meilleure conclusion que celle de Todd Dwyer, professeur d’économie : « La Silicon Valley risque de s’effondrer sous le poids de sa propre prospérité » [9].

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[1] Paradoxalement, Amazon.com dont le chiffre d’affaires a dépassé un milliard de dollars en 1999, n’a encore jamais gagné d’argent depuis sa création en 1995.

Et malgré un déficit qui devrait atteindre 350 millions de dollars en 1999, ses actions font un tabac à Wall-Street !

[2] Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon.com, possède plus de 4 milliards de dollars d’actions de sa société.

[3] Ils mesuraient ma valeur, dit l’un d’eux, au nombre de messages électroniques auxquels j’étais capable de répondre. »

[4] NTIC = nouvelles technologies de l’information et de la communication.

[5] = Washington Alliance for Technology Workers

[6] Jeff Godell, Rolling Stone, New-York, février 2000.

[7] Le Consortium de logements d’urgence estime que 35% des personnes qui vivent dans des refuges pour sans domicile fixe occupent un emploi stable.

[8] T.J Rogers, PDG de Cypress Semi-conductor.

[9] Lettre au San Jose Mercury News.

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L’après Seattle

par A. PRIME
28 mars 2010

“C’est vrai, il y a un avant et un après Seattle”. Non, ce n’est pas José Bové qui parle ainsi. C’est Gérard Mestrallet, président du Directoire de Suez-Lyonnaise des Eaux. Le 21 janvier, cette multinationale organisait un colloque :“Exigences sociales de la mondialisation” où étaient conviés 150 dirigeants patronaux, politiques et syndicaux. Conclusion : « un univers qui se transforme, qui ne veut plus obéir seulement… à la logique des flux financiers ».

Autre son de cloche. J-C Bas, un des responsables de la Banque Mondiale, s’interroge : « Trois milliards de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour. Tout le monde en paie le coût. Le non-développement est un problème moral, mais aussi économique. Or, les entreprises, qui réalisent aujourd’hui les trois quarts des investissements dans les pays en développement, ont une part de responsabilité ».

On pourrait multiplier les réflexions de ce genre, émanant de défenseurs du libéralisme. Seattle a été le temps fort, le coup de semonce pour les forcenés du libéralisme, qui auraient pourtant dû être amenés à réfléchir après la mise en échec de l’AMI. Mais, pour quelques-uns qui commencent à s’inquiéter du “tout libéralisme”, la plupart vivent dans l’euphorie des Bourses qui ne cessent de grimper. Pour eux, comme pour Minc « La démocratie n’est pas l’état naturel de la société, le marché, oui ».

On ne peut plus ouvrir un journal sans qu’on nous parle de la « nouvelle économie, sortie des semi-conducteurs, qui apporterait un nouveau cycle de croissance, comme la machine à vapeur au XIXe siècle. » Les mots qui ont fait florès depuis dix ans s’entrechoquent dans les discours et écrits de tout genre : révolution libérale, déréglementation, délocalisation (souvent objet de chantage), mondialisation, globalisation, néolibéralisme, néotravaillisme, pensée unique, troisième voie, social-libéralisme, global libéralisme, global leaders, méga-fusions, stock options, start-up [1]. La liste n’est pas exhaustive.

Mais on trouve aussi global-pauvreté. Deux instituts de recherche indépendants, basés à Washington, démontrent qu’aujourd’hui il y a un rapport de 1 à 10 entre les revenus moyens des 20 % de foyers américains les plus favorisés et ceux des 20 % qui sont au bas de l’échelle. Ils notent : « La croissance économique que nous connaissons résulte de la contribution de tous, du travailleur au chef d’entreprise. Le fait que beaucoup de familles ne profitent pas de la prospérité est le problème économique le plus sérieux de notre pays ». Et Garry Burtless, économiste à la Fondation Brooking, constatait en juillet 99, que depuis le début des années 80 (années Reagan), « les inégalités des revenus s’étaient creusées aux États-Unis, malgré l’enrichissement global. Et il soulignait : « A partir de 1993, elles ont atteint des niveaux jamais vus depuis la grande dépression » (années 30). Les bas salaires ont baissé de 20 % au cours des 15 dernières années.

Last but not least, citons les propos d’Alan Greenspan, président de la FED qui, le 13 janvier, tenait ce discours : « Notre pays doit se pencher sur les dislocations qui le traversent, particulièrement chez les salariés qui se sentent insécurisés dans leur travail et dans leur vie. Une société ne peut pas s’épanouir quand une partie non négligeable perçoit son fonctionnement comme injuste ».

C’est une situation que l’on découvre dans tous les pays industrialisés. En résumé, les pressions qui se sont exercées contre l’AMI, puis contre l’OMC à Seattle, ont été payantes. Nous disions [2] que nous faisions confiance à ceux qui avaient su organiser Seattle et se battre pour poursuivre la lutte. Nous avons pu constater que la pression se poursuivait à Davos [3].

Il ne faut pas pour autant rêver. Les chantres de la “nouvelle économie” sont confiants dans sa pérennité. Elle s’appuie sur les nouvelles technologies de la communication. Alors que les gains de productivité sont très faibles dans les technologies classiques, qui ont opéré leur mue au cours des 20 dernières années, ils sont de 4 % dans les nouvelles technologies. Elles ont représenté jusqu’à 40 % de la croissance du revenu intérieur aux États-Unis, pour se stabiliser aux environs de 25 %, créant des emplois notamment dans la branche logiciels.

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Une étude de la Banque Centrale des États-Unis (la FED) a établi un lien entre la hausse des actifs et la consommation, qui explique en grande partie la “bonne santé,” tant vantée, de l’économie américaine. En juillet 1999 l’investissement des ménages atteignait 12.400 milliards de dollars (le PNB des États-Unis est de 7.921 milliards de dollars) alors qu’il y a cinq ans, il n’était que de 4.500 milliards de dollars ! La FED estime qu’une variation de 10 % du cours de ces actifs correspond à 50 milliards de dollars de consommation.

La moitié des Américains possèdent des valeurs boursières. Une analyse dont nous avons pu prendre connaissance récemment confirme ce que nous avancions le mois dernier : On estime à 4 ou 5 % le prélèvement sur les résultats boursiers (dividendes ou plus-values) consacré aux États-Unis à l’achat de biens, en plus des salaires (l’épargne y est quasi-inexistante). Ainsi, le capitalisme y compense les pertes de pouvoir d’achat dues à l’exclusion et à la stagnation des salaires par l’apport des fruits du capital. D’où l’optimisme des néolibéraux dans la nouvelle économie. On peut résumer le doute (ou la prudence) qui guide la réflexion des plus clairvoyants par la formule de Lionel Jospin : « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». Pour tous ces gens, gauche ou droite, le socialisme véritable est archaïque. Prononcer le nom de Marx est indécent. Vive la modernité, ce mot attrape-tout !

Il faut être bien conscient que le capitalisme n’a jamais rien octroyé : tout a été arraché par la lutte, parfois jusqu’à la mort, au cours des deux siècles passés. La même situation se retrouve au niveau mondial à l’aube du 21ème siècle. Et, comme par le passé, tout devra être arraché. C’est plus difficile à ce niveau : mobiliser les pays pauvres exploités, les masses exploitées des pays riches, ce n’est pas aussi simple que de mobiliser les travailleurs d’une usine, voire d’une nation. Et pourtant, il faut bien le faire, poursuivre Seattle. Car, en face, les capitalistes, s’ils se battent pour conquérir des marchés, sont unis sur l’essentiel : le maintien de l’ordre établi et des profits, et la certitude qu’il n’y a pas d’alternative au marché.

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[1] jeunes entreprises brillant dans les nouvelles technologies.

[2] GR-ED de janvier, “la reconquête”

[3] NDLR où des groupes locaux d’ATTAC se sont engagés, malgré la réticence d’ATTAC national en France.

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Questions aux pétroliers et à Politis

par G. P.
mars 2000

Vous qui lisez parfois Politis, vous avez peut-être remarqué comme moi une interview du représentant des armateurs français tendant à expliquer que le regrettable naufrage de l’Erika était dû à un niveau de frais journaliers devenu ridiculement insuffisant pour couvrir l’amortissement des pétroliers. Les chiffres cités m’ont donné envie de faire quelques hypothèses et je les ai adressées à Politis, afin que le journaliste, auteur de cette interview, puisse vérifier leur bien-fondé. Pas de réponse. Je suppose qu’il doit bien exister parmi les lecteurs un spécialiste de ces questions et s’il tombe sur les lignes qui suivent, peut-être pourra-t-il éclairer notre lampe (à pétrole) ?

Comme, pour une fois, des chiffres étaient donnés dans l’interview par Thierry Brun du délégué général du Comité Central des Armateurs de France (CCAF), il m’a paru intéressant de les faire parler. D’essayer tout au moins. Un pétrolier coûte 400 millions de francs. Amorti sur 28 ans (on peut supposer que c’est l’objectif des armateurs, puisque l’Erika, s’il n’avait pas coulé à l’âge de 25 ans, aurait peut-être “rempilé” trois ans de plus), cela donne une charge d’amortissement, disons de 14 MF par an. Le délégué du CCAF semble déplorer que les frais journaliers de ce type de transport soient tombés de 40.000 à 15.000 dollars par jour, soit un écart d’environ 150.000 F par jour. En supposant que l’exploitation d’un pétrolier permette de facturer aux affréteurs 200 jours par an, cet “écart” traduirait un “manque à gagner” de 30 MF par an, ce qui correspondrait à une durée d’amortissement réduite à 13 années de navigation.

Haro sur les responsables ?

Il est tout de même singulier de voir mise en cause une série de présumés responsables qui n’ont fait qu’observer la règle d’or du libéralisme : maximisation des gains par compression des coûts, liberté pour chacun de faire n’importe quoi en faveur de la “croissance” aux retombées dispensatrices de tous les bienfaits. Légion, pourtant, sont les victimes du profit et celles de la “marée noire” sont partiellement la conséquence de cette course à l’argent qui doit faire feu de tout bois pour former et accumuler les revenus.
L’affaire de l’Erika ne fait qu’illustrer, une fois de plus, l’un des aspects du conflit permanent entre rentabilité et qualité, rentabilité et moralité, rentabilité et utilité, conflit inhérent à ces structures économiques auxquelles les “Trilatéraux”, flanqués de 30 chefs d’État, réunis à Davos, célébrent au cours de leur traditionnelle grand-messe, l’éclatante réussite financière. Éradiquer le profit responsable au premier chef de tant de catastrophes, de tant de détresses, en lutte perpétuelle contre les débordements de l’offre face à la demande limitée des marchés ? Il faudrait pour cela une révolution monétaire substituant à notre monnaie-furet, une monnaie de consommation…

Henri Muller.

A supposer toujours qu’un pétrolier naviguant 200 jours par an, transporte, à raison de cinq rotations annuelles, 150.000 tonnes de mazout, les 30 millions à payer pour prix de la sécurité auraient une incidence de 20 centimes par litre de mazout. Je ne sais plus quel est le prix actuel du baril, et il serait intéressant de vérifier mes hypothèses et de refaire ce calcul sur des bases réelles. Mais je pense qu’on devrait retrouver ces ordres de grandeur, et si c’était le cas, qu’on ne vienne pas nous dire qu’il est impossible de faire une petite place à ces 20 centimes entre le prix du brut et celui de mon litre de super à la pompe. On pourrait même sans doute payer correctement les marins et leur assurer une couverture sociale.

La conclusion du délégué des armateurs recueillie par T. Brun : « il y aura toujours des pépins pétroliers, à moins de renoncer collectivement à transporter le pétrole par mer. Est-ce que les consommateurs et les électeurs sont d’accord pour ça ? » prend dans ces conditions des allures de fatalisme, ou de menace absolument insupportables. On aurait aimé un commentaire de Politis à ce sujet, tant il apparaît que les compagnies pétrolières prennent délibérément ce risque, considérant qu’un tel désastre aura moins d’incidence sur leurs résultats que le coût de couverture du risque écologique et humain, qu’ils feront largement partager à la collectivité.

(envoi de G.P., St Frézal de Ventalon)

NDLR. Et si au lieu de faire payer, soit aux riverains le coût écologique et humain du risque, soit aux consommateurs un supplément, c’était le bénéfice des armateurs et/ou des compagnies pétrolières qui en était diminué ? Aux mêmes experts, nous demandons quel est (en pourcentage par exemple) le “retour sur investissement” d’une telle cargaison pour un armateur ou ses actionnaires. Et à combien le ramèneraient les mesures nécessaires à prévenir ces risques ?

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Sortons de l’hexagone

Le mot d’ordre lancé aux négociations de l’OMC était : « Il faut libérer le commerce international de toute entrave », sous prétexte que la prospérité serait ainsi assurée, y compris dans les pays les moins développés. Si l’échec de Seattle a un peu retardé ces négociations, c’est que tout le monde n’a pas été dupe.

Paul Vincent rappelle en effet que l’expérience a déjà montré ce que signifie une telle “libéralisation” :

À l’Ouest rien de nouveau

par P. VINCENT
mars 2000

Libéralisme et mondialisation, tels qu’on les voit mis en œuvre, semblent conduire à un monde standardisé dans lequel il n’apparaît pas indispensable que nous figurions à plus de six milliards d’exemplaires.

Un tel projet de société n’est pas nouveau, il peut pourtant susciter des adeptes extrêmement enthousiastes, et pas seulement en Amérique.

En 1933, Gabriel Hanotaux s’extasiait de voir déjà ce projet se réaliser sous ses yeux grâce à l’action civilisatrice de la France « appelée, par un ordre providentiel, à un devoir particulier dans l’évangélisation du globe. Et le résultat, qui apparut peu à peu, de cet effort pour surélever l’humain jusqu’au divin, fut que la route fut préparée pour l’unificafion intellectuelle et morale du monde : aujourd’hui tous les habitants de la planète s’habillent de même, lisent les mêmes nouvelles, s’amusent aux mêmes films, reçoivent et acceptent les mêmes modules de pensée [1] ».

Dans ce bilan un peu prématuré d’une évangélisation réussie, vous introduisez les jeans, les Nike, MacDo, Hollywood, CNN et Microsoft et vous en avez la version américaine actuelle. Ce qui est novateur chez les Américains, ce sont des idées comme celles de l’AMI ou de l’OMC, bien plus efficaces que le colonialisme, et qui, du temps de Gabriel Hanotaux, auraient pu nous emmener plus loin et plus vite. Dans ce texte qui est son testament politique, celui-ci s’impatiente en effet de ce que ce projet n’avance plus, alors qu’il « reste la moitié du monde à coloniser… Des terres immenses sont vides de travail et d’hommes : on leur apportera du travail qui multipliera les travailleurs, et ainsi de suite, spirale montante et sans fin. Travail, travail, c’est la loi de l’homme [1]… »

Un magnifique programme pour la France, que d’autres appétits allaient bientôt contrecarrer ! Sur le libéralisme commercial comme alibi de desseins hégémoniques ou d’intérêts inavou-ables, je suis par ailleurs en train de lire un intéressant travail de thèse, où il est expliqué comment les Anglais se sont comportés avec les Pays du Sud-Est asiatique. Ils en colonisèrent plusieurs, mais agirent plus subtilement avec d’autres. En 1855, ils avaient envoyé à Bangkok Sir John Bowring, leur gouverneur à Hong-kong, représentant en direct la reine Victoria, escorté de deux navires de guerre. Et les Siamois signèrent sans grande résistance un traité de libre-échange qui, sous le nom “d’accords Bowring” allait régir durant des décennies les relations commerciales anglo-siamoises. Ces accords donnaient aux grandes Compagnies britanniques le droit de traiter librement avec les commerçants du pays, sans que l’état pût intervenir autrement que pour encaisser une taxe d’importation des plus modeste : 3% ! Sous l’afflux d’articles bon marché venant des manufactures anglaises, où l’on ne se gênait pas à l’époque pour faire travailler les enfants, des catégories d’artisans s’appauvrirent puis disparurent.

Ainsi des savoir-faire ancestraux furent perdus.

Cet exemple montre combien il est important d’instaurer des clauses de sauvegarde telles que notre “exception culturelle ”.

Si les capitaux occidentaux permirent par ailleurs d’accélérer l’exploitation des richesses du Siam, il faut se demander au profit de qui. En 1939 ses habitants ne possédaient plus que le quart des concessions forestières, les Anglais en détenant 58%, les Français 7%, les Danois 6%. En ce qui concerne l’étain, toujours en 1939, sur 60 exploitations minières, 38 étaient entre les mains de Britanniques, 13 appartenaient à des Français. à la faveur de la dernière guerre, du passage des Japonais et du reflux de la colonisation, le Siam, devenu entre-temps la Thaïlande, s’est réapproprié ses richesses, ou plutôt ce qu’il en restait, car aujourd’hui il n’y a pratiquement plus d’étain et la déforestation, dont continue malheureusement à souffrir le pays, a beaucoup accru la gravité des inondations.

Ceci est la parfaite illustration du fait que l’on peut dépouiller un pays tout en ayant l’air de l’aider et en lui laissant croire à son indépendance. C’est ce pour quoi l’on commence à nous mettre en garde contre les fonds de pension américains, mais généralement avec l’arrière-pensée intéressée de voir les Français davantage investir en Bourse et accepter eux aussi un système de retraites par capitalisation.

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Revenons sur un autre aspect des accords Bowring. Ils avaient obligé le Siam à s’ouvrir à l’importation d’opium, un point sur lequel Sir John Bowring avait été d’autant plus intransigeant que lui et son fils aîné avaient des intérêts importants dans la Jardine, Matheson & Co Ltd, la plus grande société commerciale de l’époque faisant campagne pour la libéralisation du commerce et en même temps le plus grand dealer d’opium en Extrême-Orient.

Qu’au nom de la liberté du commerce les Canadiens veuillent aujourd’hui nous interdire d’interdire cet autre poison qu’est l’amiante et que les Américains adoptent la même attitude pour leur veau aux hormones n’est donc pas non plus un phénomène nouveau. Il est quand même cocasse que le slogan de mai 68 il est interdit d’interdire soit devenu celui de l’OMC ! D’où l’évolution inverse de Gunter Grass, que celui-ci confessait récemment dans un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu. Les plus fous des anarchistes qu’il avait naguère côtoyés n’auraient jamais pu rêver, disait-il, d’un effacement de l’état tel que celui auquel on assiste. Mais comme cet effacement a lieu, non pas au profit des libertés de l’individu, mais des intérêts d’une mafia internationale de plus en plus puissante, il disait aspirer aujourd’hui à une restauration du rôle des Etats.

Même dénonciation de ces nouveaux anarchistes par le prix Nobel d’économie Maurice Allais, qui s’est permis l’an dernier d’écrire ceci dans Le Figaro : « Cette évolution s’est accompagnée d’une multiplication de sociétés multinationales ayant chacune des centaines de filiales, échappant à tout contrôle, et elle ne dégénère que trop souvent dans le développement d’un capitalisme sauvage et malsain. Au nom d’un pseudo-libéralisme, et par la multiplication des déréglementations, s’est installée peu à peu une espèce de chienlit mondialiste laissez-fairiste. »

A défaut d’avoir eu un Siècle de Lumières, ces déclarations d’intellectuels, et bien d’autres allant toutes dans le même sens, en éclairent un peu les derniers instants. Mais quel en sera l’impact pratique ?

J’applaudis à la divine surprise de l’échec de Seattle et me réjouis de la montée en puissance de joyeux corsaires tels que José Bové ou le nouveau Coluche américain Michael Moore. Des gens comme cela, c’est bon pour le moral. Mais je crains qu’ils ne puissent avoir davantage d’influence sur la chute du capitalisme que des personnages pourtant beaucoup plus médiatisés comme Soljenitsyne, Sakharov et autres éminents contestataires n’en ont eu sur la chute du communisme. Le système capitaliste peut heureusement lui aussi s’effondrer de lui-même : déséquilibres commerciaux colossaux, fortunes purement comptables aussi illusoires que celle de l’ancien Crédit Lyonnais, krach boursier pouvant se déclencher comme une avalanche sur un incident imprévu ou une rumeur infondée. Pour une lueur d’espoir de diminution du chômage faisant craindre une possibilité de reprise de l’inflation qui pourrait à son tour conduire à remonter les taux d’intérêt, c’est déjà l’affolement. Or la Bourse connaîtra certainement de plus graves et plus brutales contrariétés. Ce qui est inquiétant aussi pour le capitalisme, c’est qu’il ne suscite pas des rancœurs seulement parmi les chômeurs, les RMlstes, ou autres encore plus déshérités, que d’ailleurs l’on n’entend guère, mais en son sein même et de la part de personnes ou de groupes d’intérêts possédant une toute autre capacité de riposte. Les hommes les plus riches du monde font peut-être encore rêver quelques lectrices de magazines, mais ils suscitent surtout beaucoup de jalousie, voire de haine dans leur propre camp. Il suffit pour être édifié d’avoir pu suivre l’an dernier le feuilleton de la lutte sans merci, à coup de millions de publicité, d’abord entre les patrons de deux grandes banques puis entre ceux de deux grandes compagnies pétrolières. Même indemnisés au niveau de quelques dizaines ou centaines de millions, ceux qui se sont trouvés exclus de la cour des grands avaient plutôt l’air en colère et bien décidés à refaire parler d’eux. J’ai vu dans mon enfance, où ce jeu était à la mode, beaucoup de parties de monopoly mal se terminer. Qu’en sera-t-il de celle que nous regardons en ce moment et dont les joueurs restant en piste sont de plus en plus riches, mais de moins en moins nombreux ?

Ce qu’il faut espérer, c’est qu’on pourra un jour prochain jouer à autre chose et tous ensemble. Ne plus continuer de la même façon avec quelque nouveau vizir Iznogoud qui aura voulu être calife à la place du calife, comme chez nous après chacune de nos glorieuses révolutions, successivement récupérées par Bonaparte, Louis-Philippe ou Louis-Napoléon Bonaparte, et partout ailleurs où, même sans oser le proclamer comme au Mexique, tant d’autres révolutions sont devenues “institutionnelles”, c’est-à-dire conservatrices.

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Il nous en est resté une reconnaissance des “Droits de l’Homme”, droits bien appréciables sur le plan civil ou sur le plan politique, là où ils sont respectés. Mais la vraie révolution qui reste à faire, concernant la définition de droits et de devoirs sur le plan économique permettant à chacun de s’épanouir, c’est un “Contrat Social” dont on pourrait emprunter le terme à Jean-Jacques Rousseau. C’est là qu’il y aura un grand rôle à jouer et auquel il est bon dès maintenant de réfléchir, comme on le fait à La Grande Relève, sans attendre l’arrivée de capitalistes réformateurs ou de capitalistes repentis.

On ne peut pas infliger au monde, encore une fois, les mêmes désillusions qu’après la chute du communisme.

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[1] Gabriel Hanotaux (1843-1944), membre de l’Académie française, historien et ancien ministre des Affaires étrangères, dans Pour l’Empire Colonial Français , édité par la Société de l’Histoire Nationale, Les Petit-fils de Plon-Nourrit, 1933.

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Réflexions

Les événements marquant le passage d’une année sur l’autre furent imprévus. On attendait le bogue, c’est le vent qui « semble une brute raffolant de nuire à tout le monde », comme l’a chanté Brassens, qui nous rappela à la dure réalité. Succédant aux inondations qui avaient déjà éprouvé le Minervois et les Corbières, la tornade des lendemains de fête permit aux gazettes et aux télévisions de faire des scoops.

Catastrophes artificielles

par J. AURIBAULT
mars 2000

Sans doute insatisfait des catastrophes naturelles, l’homme, ce gaspilleur de la planète, ne peut s’empêcher d’en rajouter. Au jeu de la bataille navale l’Erika coula sans avoir été touché, de mort naturelle en somme. “Naufrage Total” déclarèrent les chansonniers sur un ton badin. Plus sérieusement, disons que c’est la triste conséquence de la concurrence non réglementée qui règne sur le marché des transports maritimes. Frères de la Côte, je partage votre exaspération devant ces catastrophes artificielles, hélas à répétition. Sachons maintenant qu’un pétrolier en détresse peut en cacher un autre ! Aussi j’enrage de devoir prédire que le prochain échouage est déjà programmé. Tant qu’il y aura des pavillons de complaisance pour rôder près des côtes ou des dégazages sauvages (pratique courante), adieu “Belle-Ile en mer, Marie Galante...” (vous connaissez la chanson !) Devra-t-on élever les ratons-laveurs de Prévert, pour assainir en permanence le littoral ?

L’OMC serait bien inspirée d’inscrire à son programme le marché du transport maritime. Car c’est actuellement le marché le plus archaïque, malgré les progrès techniques réalisés sur les bateaux. Ses règles (on devrait plutôt dire ses us et coutumes), datent de la marine à voile. Sachez qu’une cargaison (le fret) est sous la responsabilité du “chapeau du capitaine”, ce qui explique qu’il soit le premier à être mis en examen s’il réchappe d’un naufrage. Mais il n’est qu’un exécutant dans ce monde obscur de l’affrètement d’un bateau : vous avez pu constater que la recherche des responsabilités, dans le cas de l’Erika, est digne d’une enquête de Maigret [1].

En fait, le marché du transport maritime est comparable à celui des marchés financiers. Les ports d’attache complaisants sont les paradis fiscaux de la caste des propriétaires ou des armateurs, qui tirent profit d’une nébuleuse maritime (Panama, Malte…). Malgré la concurrence, les profits augmentent régulièrement grâce à l’embauche de marins à salaires de misère (Indiens, Pakistanais...), à l’entretien minimal des bateaux et à la complaisance de certains organismes de contrôle. L’opacité du système est renforcée par la loi du silence qui règne dans la profession. Cette situation permet de proposer aux transnationales des coûts de fret intéressants, le transport maritime devenant l’une des composantes de la trop fameuse compétitivité [2].…

Licenciés de chez Moulinex, allez nettoyer nos plages, les exploités de Taiwan, Macao ou Hong-Kong travaillent pour vous ! Mgr. Pierre Molières [3] dénonce à juste titre « l’irresponsabilité de certains détenteurs de la finance et du commerce international qui transforment ce secteur en un marché juteux et parfois mafieux, qui envoient les pauvres gens au large sur des bateaux anciens dans le seul but de faire de l’argent [4]. » Mais qu’importe les critiques, pour les compagnies transnationales, les armateurs et affréteurs aux pavillons exotiques, autant en emporte le vent du large… libéral.

Rassurez-vous cependant, Total offre 400 millions de francs pour le pompage. Cette offre paraît généreuse, mais ce n’est que le montant des stock-options, siphonnées par P. Jaffré lors de son éviction de PDG d’Elf. Même si l’on parle d’un coût final de 600 millions de francs payé par Total pour dépolluer, qu’est-ce auprès des 310 milliards de francs mobilisés dans l’OPA de Total sur Elf en 1999 ?

EDF ne peut garantir l’énergie …
distributive en France !

Comme beaucoup de Franciliens, je n’ai pas soufflé les bougies de Noël 99, elles se sont consumées jusqu’au chandelier. Quatre jours (et quatre longues nuits) m’ont ramené cinquante six ans en arrière, lorsque l’électricité et le chauffage faisaient défaut. Fort heureusement, éole a épargné ma toiture, qui n’a pas dû revêtir une toile provisoire (laquelle toile se faisait d’ailleurs rare, même sur Internet !).

Le courant rétabli, les commentaires télévisuels allaient bon train. Aux éléments déchaînés répondaient l’outrance des chaînes… Les morts furent vite enterrés (les blessés, on ignore encore leur nombre). Par contre, les présentateurs nous abreuvèrent de leurs lamentations forestières. Et très tôt, l’économie prit le pas et rien ne nous fût épargné concernant les 90 millions de m3 de bois tombés, le coût de leur évacuation, le prix de la reforestation… Passons sur les interviews presque indécentes des “pauvres sinistrés” et l’horrible expression “coût humain” pour parler des 88 morts ! Les images marquantes qui resteront, je l’espère, dans nos mémoires, seront celles des acrobates électriciens réparant les lignes EDF, et tous les gestes d’authentique solidarité des anonymes ; un peu de chaleur humaine enfin retrouvée. Mais au-delà de l’événement, une question subsiste, posée par Claude Sérillon au Directeur d’EDF, avec une naïveté (feinte ?) : « Aurait-on pu limiter les dégâts si les lignes avaient été souterraines ? » La réponse fût évasive : on devait d’abord réserver les liaisons souterraines pour des impératifs esthétiques, c’était techniquement impossible pour les lignes haute et moyenne tension et enfin, des raisons de coûts… (ce coup là, termine toujours les arguments technocratiques !).

Depuis, m’est revenue en mémoire la publicité qui paraissait dans la presse, deux mois auparavant : « EDF alimente en énergie un million de Londoniens. » Le montant de l’achat par l’EDF d’une des compagnies d’électricité anglaise s’élevait à 13 milliards de francs. Sachant que 4 millions de foyers français ont été privés d’électricité et que le montant de leur ré-alimentation s’élèvera à environ 15 milliards de francs, qu’en déduisez-vous ? Qu’il est environ 3,4 fois plus rentable d’alimenter les Français que les Londoniens ? Non ! Alors, qu’EDF aurait dû investir nos dividendes dans la sécurité du réseau de distribution français, et même dans ses centrales nucléaires (le risque d’inondation de la centrale de Bugey avait été signalé deux ans auparavant dans un rapport interne, bien sûr confidentiel !) Cette prise de contrôle d’EDF en Grande-Bretagne était-elle finalement opportune ?

Mon propos peut paraître perfide à l’heure où, si l’on suit les directives européennes, le sort d’EDF est en jeu. Mais, tout compte fait, le management tant vanté d’EDF est-il à l’abri de toute critique ? Est-elle encore le Service public de l’électricité, ou une société nationale qui a déjà effectué sa mutation en compagnie à vocation commerciale et gestion privatisée ? La réponse est venue le 1er février, lorsque le gouvernement a décidé la déréglementation du marché de l’électricité en France. Cette modification ne concerne pas l’usager domestique (dans un premier temps ?) mais les gros consommateurs. La Direction d’EDF se réjouit car elle est actuellement le premier producteur européen et va pouvoir vendre en toute liberté dans les autres pays de la Communauté, privatisés à 100% dans ce domaine. (« Cocorico ! Vous voyez, chers abonnés, que nous avons bien géré vos investissements ! »)

Il faut savoir que l’objectif prioritaire d’EDF a toujours été la production, bien avant l’évaluation des besoins réels des consommateurs français. Et cette politique de produire toujours plus, nous a amenés à financer des programmes coûteux, conduisant à une surproduction qu’il fallait vendre à l’Espagne, à l’Italie, voire même à l’Allemagne. L’argument selon lequel la surproduction résultait de la baisse de consommation d’énergie due à la crise industrielle n’a jamais été justifié objectivement. En France même, rappelons-nous les campagnes de promotion du chauffage “tout électrique” auprès des ménages, alors qu’il est encore le plus coûteux par rapport aux autres énergies (gaz ou fuel). En fait, EDF vend son kW comme les compagnies pétrolières leurs produits, le rapprochement est purement fortuit !

La tempête a permis, au moins, de montrer la fragilité du réseau EDF. Il est vrai que les lignes haute tension posent problème (quoique leur tenue dépende des coefficients de sécurité adoptés dans les calculs, pour peu qu’on ne soit pas toujours obnubilés par les coûts !). Mais les raccordements abonnés, en zone urbaine (et qui ont représenté la grosse dépense des réparations dues à la tempête ) devraient être souterrains [5]. On pourrait aussi évoquer les réticences, pour ne pas dire l’obstruction systématique, pendant de nombreuses années, des dirigeants d’EDF à l’égard du développement d’énergies nouvelles (cogénération, énergies solaire ou éolienne), ou à l’implantation de micro-centrales sur de petits barrages en zone rurale (limitant ainsi les nombreuses lignes aériennes en province).

Autant nous pouvons louer le travail, remarquable, des agents EDF lors des derniers événements, travail réalisé avec un authentique souci d’être au service de la collectivité, autant doit-on réserver notre opinion sur la politique de l’équipe dirigeante. La catastrophe n’était pas aussi naturelle que l’on veut bien le dire. Si l’esprit jacobin, pour ne pas dire l’esprit de caste, n’avait pas prévalu dans cette société, si l’esprit mercantile n’avait pas été encouragé par l’État (afin de créer de la valeur ajoutée et des dividendes), peut-être que le montant de la catastrophe serait plus léger. Nous verrons bien (j’allais écrire : nous paierons bien…, en râlant, bien sûr !)

Une Assistance …de moins en moins Publique

S’il est possible de faire maintenant le bilan de la tornade de décembre 1999, les conséquences de la tempête qui sévit sur l’Assistance Publique sont encore incommensurables.

Une première bourrasque a soufflé le 17 décembre, lors de la réunion du Conseil d’administration du plus grand CHU d’Europe, celui de l’Assistance publique/Hôpitaux de Paris. Le budget 2000 a été rejeté par 37 voix contre 7, les élus du Conseil de Paris (socialistes compris) et les représentants des médecins et des syndicats ayant voté contre. (Il n’était proposé qu’une augmentation de 1,08% de ce budget.) Peu importe les manœuvres politiciennes de J. Tibéri dans cette attitude frondeuse vis-à-vis du gouvernement qui prône une économie drastique des dépenses de santé. On peut retenir cependant l’irresponsabilité de ce Conseil, qui a “botté en touche”, sans faire une contre-proposition solide. Le Ministère de la Santé devient ainsi seul juge de l’attribution et du montant des crédits. Les personnels hospitaliers seront alors contraints d’aller manifester sous les fenêtres de Martine Aubry et non sous celles de la Mairie de Paris. Depuis, d’autres conseils, en province, ont adopté la même position.

Malgré une certaine opacité du programme de réduction budgétaire annoncé au grand public, il apparaît qu’en pratique 20 hôpitaux de province et 6 hôpitaux parisiens doivent être fermés, et il est prévu la suppression de services ou/et la fusion (“à risques” selon les personnels hospitaliers) de 208 établissements. Ce n’est plus une restructuration de l’Assistance Publique mais un véritable raz-de-marée, auquel répond le ras-le-bol des personnels travaillant déjà dans des conditions scandaleuses, en particulier dans les services d’urgence. Selon l’opinion de gestionnaires d’hôpitaux cette restructuration n’est que l’application de mesures de “rationalisation” et de “rentabilisation” prévues par le gouvernement Juppé… et peaufinées par l’équipe de Martine Aubry.

Au moment même où le gouvernement annonce (timidement) qu’il existe une cagnotte (40 milliards de Francs ?) et prévoit un allégement de la fiscalité (sur 3 ans, il est vrai !), il serait temps de définir les priorités. Après la période des vœux de bonne santé, est-ce bien socialement correct d’annoncer (à des fins non dénuées de visées électoralistes) une réduction d’impôts, alors que la médecine publique voit ses moyens diminuer ? Il n’est pas sérieux de lancer un plan de restructuration d’une telle ampleur en le justifiant par de soi-disant dysfonctionnements et gaspillages des hôpitaux. Le manque d’effectifs est flagrant, et l’on connaît bien les méthodes de gestion des ressources humaines des hôpitaux. Elles n’ont rien à envier au secteur privé : médecins et infirmières en CDD reconductibles (par artifices administratifs, on contourne même les conventions collectives ou le Droit du travail).

Soyons clairs : veut-on gérer l’Assistance Publique selon la méthode Michelin, ou prépare-t-on un transfert déguisé du domaine de la santé, de l’Assistance Publique vers l’assistance privée ? De grands groupes sont sur les “starting-blocks” pour exploiter ce filon !

La santé a un coût, mais dans un pays où l’on a consacré 120 milliards de francs [6] pour se protéger du bogue 2000 (qui fut, en partie, un bluff informatico-commercial !) il n’est pas tolérable de lésiner sur les dépenses de santé ! Nous disposons d’un système social de santé que nous envient beaucoup de pays, ne laissons pas “la main invisible” le polluer.

Une volonté politique
… de plus en plus floue…

Le jeudi 20 janvier le vent révolutionnaire a évité le Parlement européen. Il s’en est fallu de peu (6 voix) pour que soit votée une demande d’établissement d’un rapport, par la Commission, sur “l’intérêt et la faisabilité” d’une taxe sur les mouvements spéculatifs des capitaux, dite taxe Tobin.

Hélas, une alliance objective entre la Droite européenne, une majorité de députés travaillistes et (oh ! surprise !) Arlette Laguiller (A.Krivine s’est abstenu), a repoussé la demande présentée par Harlem Désir et Francis Wurtz. « On n’est pas là pour améliorer le capitalisme » avait déclaré la suffragette de Lutte Ouvrière, qui sans doute attend toujours les lendemains qui chantent.

La date était peut être mal choisie. Alors attendons la nuit du 4 août (et un effet de serre ?), pour qu’un nombre suffisant de députés du PPE (Parti, dit Populaire, Européen), de Travaillistes et du binôme pseudo-révolutionnaire Laguiller/Krivine, soient en congé. Alors seulement nous saurons si les privilèges de la ploutocratie seront abolis par les représentants du Peuple !

…et une entropie “galopante”

Le pèlerinage annuel des 900 gros porteurs (d’actions, s’entend !) au sanctuaire du libre échange de Davos a connu un réel succès, avec Bill Clinton en vedette américaine. Le Président héliporté a cru bon d’exporter sa démagogie électorale en paraphrasant José Bové. On ne peut pas « construire notre propre avenir sans aider les autres à construire le leur », a-t-il déclaré. Il y eut quelques grincements de dents dans l’assemblée, parait-il, suivis d’une diatribe du Président mexicain à l’encontre des anti-OMC (curieux, n’est-ce pas ?).

La Montagne Magique [7] n’a finalement accouché que d’une souris, celle qui vous permettra d’accéder à Internet (car on ne parlait que de Toile dans les salons feutrés). Pour nous, il ne s’est agi que d’un non-événement, un échange de cartes de visite, une cérémonie de Césars sans remise de trophées. J’allais oublier d’indiquer que l’arrivée de Bill Clinton avait été précédée d’une dépression (Atlantique) sur l’Euro.

Seattle a échoué. à Davos, rien de nouveau ! Par contre la globalisation bouillonne : AOL absorbe Time Warner puis, dans la foulée, EMI. En Europe on copie (plus modestement) : Vivendi épouse Videophone, pour contrer Manesmann ou absorber ses activités collatérales. Big Brother exulte !

Pendant ce temps, la menace d’un retour de l’inflation inquiète les banquiers centraux et perturbe les marchés financiers, une certaine nervosité du marché des changes ballote l’Euro.

Ainsi, les courbes climatiques et économiques semblent-elles sous l’emprise d’une même fonction, l’entropie [8]. Mieux que de caractériser la période actuelle par le chaos, l’entropie est très représentative de l’état de désordre d’un système : elle est croissante lorsque celui-ci évolue vers un état de plus grand désordre.

Quelle en est l’origine ? La seule réponse est tout entière dans la marchandisation du monde, cette nouvelle obsession de l’homme. Elle régnait dans l’industrie, elle gagne la santé, elle sera bientôt sans doute une orientation de l’éducation [9].

« Est-ce qu’une catastrophe quelconque (écologique par exemple) amènerait un réveil brutal, ou bien plutôt des régimes autoritaires ou totalitaires ? » Cette question, posée par Castoriadis, est d’une actualité brûlante au regard des événement qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher, la pollution de l’Erika et l’émergence de l’extrême droite en Autriche. Castoriadis constate seulement que « personne ne peut répondre à ce type de questions. » Mais, et ce sera la conclusion de ces libres propos « ceux qui ont conscience du caractère terriblement lourd des enjeux doivent essayer de parler, de critiquer cette course vers l’abîme, d’éveiller la conscience des leurs. »

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[1] Comment s’y retrouver dans le dédale des intervenants du transport maritime : entre l’armateur, qui peut d’ailleurs être propriétaire, mais n’est légalement qu’un commerçant se livrant à l’exploitation commerciale des bateaux, l’affréteur qui loue le bateau et parfois le transitaire assurant les opérations liées à l’exportation ou l’importation des marchandises ?

[2] Il serait peut-être urgent que la France s’inspire des nouvelles lois américaines concernant les pollueurs de haute mer, et que des aiguilleurs du ciel surveillent le fameux rail d’Ouessant !

[3] Président du Comité épiscopal de la mission de la mer.

[4] Voir l’éditorial de Dominique Gerbaud dans La Vie du 6/01/2000, « Les catastrophes n’arrivent pas toutes par hasard. »

[5] En Allemagne les deux tiers du réseau sont déjà souterrains.

[6] Même les dégâts catastrophiques de la tempête n’atteindront pas ce chiffre (prévisions actuelles : 75 milliards de francs ! )

[7] Titre du beau roman de Thomas Mann, dont le personnage, Hans Castorp, se fait hospitaliser pendant 7 ans au sanatorium de Davos, où il a le loisir d’observer une société cosmopolite, pour laquelle tout semble licite ! Actuel, non ?

[8] Rappelons que l’entropie est la grandeur que les physicines utilisent pour évaluer le degré de désordre d’un système.

[9] Comme l’écrit J. Darcanges : « Le ludisme infantile des images et des jeux du multimédia américanisé... c’est l’illétrisme cybernétique et la crétinisation de la planète assurés » L’entropie galopante des libéralismes, Éditions de l’Orne

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Mots d’humeur

Davos : un forum mystificateur

par H. MULLER
mars 2000

Leurs certitudes à peine ébranlées par l’échec de Seattle, les ténors de la mondialisation ont réaffirmé à Davos leur attachement aux thèmes porteurs de la doctrine libérale : priorité au profit dont les retombées sur le social, ce secteur maudit voué à la portion congrue, produiront tout leur effet à la Saint Glinglin, une fois abreuvés à refus, les appétits insatiables des grands gousiers de la planète. Aux victimes du profit de se montrer accommodantes et patientes dans l’attente des lendemains qui chantent. On leur prodiguera des flots de bonnes paroles, des promesses en-veux-tu-en voilà, du spectacle à gogo et quelques reliefs du festin en vue de les dissuader de nourrir de mauvaises pensées à caractère révolutionnaire, une stratégie désormais bien rodée, appuyée par les mouvements réformistes, propre à endiguer la marée des exclus révoltés contre tant d’injustice dans la répartition des richesses.

A Davos, comme à l’accoutumée, on a mis sous le boisseau le conflit inhérent au système libéral, qui oppose la rentabilité à la moralité, à la sécurité, à l’utilité, à la solidarité, à la qualité de la vie, de ses approvisionnements, de son environnement. Escamoté pareillement : le coût financier et humain du combat contre l’abondance-qui-tue-le-profit, origine de la plupart des “crises”, un combat quasi-permanent devenu l’une des pièces maîtresses de la politique économique des gouvernements, une politique soumise aux injonctions des lobbies qui règnent en maîtres dans les allées du Pouvoir à tous les niveaux. Installés dans le train de la mondialisation, ces libéraux impénitents, dérisoire minorité au regard de la population mondiale adulte, entendent lui imposer une “pensée unique” dont les ravages progressent de jour en jour.

Mettre un terme à cette parodie de démocratie ? « Je ne crois pas qu’il y ait de solution aussi longtemps que l’appât du gain sera le seul instrument utilisé pour répandre et partager la richesse et la compétence du monde. Il faut trouver quelque chose de meilleur [1] ».

Ce “quelque chose”, d’aucuns l’ont associé, depuis belle lurette, à une nécessaire révolution monétaire [2]. Réformes, “régulation”, bricolages fiscaux et autres potions ne sont que verbiage, de la bouillie pour les chats.

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[1] Tibor Mende

[2] Monnaie de consommation éradication du profit.

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Lectures

Albert Jacquard, savant généticien, grand humaniste, et infatigable militant en faveur des défavorisés, mal logés, émigrés, est aussi très clairvoyant sur les questions économiques et sociales. André Prime a lu son 22ème livre, il y a glané ceci :

À toi qui n’es pas encore né(e)

par A. PRIME
mars 2000

En ce début de l’an 2000, A. Jacquard décrit l’état du monde à l’intention de ses arrières petits-enfants [1] dont il situe l’existence aux environs de 2025. Voici d’abord, en quelque sorte, sa philosophie « Choisir est vain si l’on n’est pas capable d’agir ; agir est stérile si l’on ne comprend pas les processus qui font se succéder les événements. Transformer une réalité dans le sens que l’on désire n’est possible que si l’on a pénétré les mécanismes qui y ont abouti, si l’on a analysé ces mécanismes, découvert les forces en action, si l’on est devenu enfin capable d’utiliser ces forces pour provoquer une dynamique conforme à l’objectif que l’on s’est fixé… Ma génération a vécu une terrible désillusion. Elle a dû admettre qu’une avancée technique peut fort bien représenter un retour vers la barbarie ».

Puis l’auteur rappelle les principes de base de la Constitution de la République (juin 1793, article 35) « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour tout le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

Il dénonce les grands groupes promoteurs du transgénique, en cadrant le problème de la faim dans le monde :« Pour emporter l’adhésion des pouvoirs publics hésitants, les promoteurs de ces plantes transgéniques ajoutent que, grâce à elles, la faim dans le monde peut être vaincue. C’est l’argument de trop qui dévoile leur mauvaise foi, car la faim qui tue actuellement tant d’enfants n’est pas due à un manque global de nourriture ; les réserves nécessaires sont disponibles, mais l’acheminement vers ceux qui en ont besoin est rendu impossible par les guerres locales. Elle est aussi parfois la conséquence des “plans d’ajustement structurels” imposés aux pays pauvres pour qu’ils puissent rembourser leur dette … La faim dans le monde n’est pas aujourd’hui un problème agricole, elle est un problème politique. En fait, le seul moteur de ces entreprises supranationales est, comme pour toutes leurs semblables en régime libéral, la recherche du plus grand profit. Elles devraient avoir la décence d’en convenir et de ne pas camoufler cet objectif derrière de grands sentiments humanitaires. Il faut le constater, la logique libérale ne peut qu’ignorer l’éthique. La preuve en est donnée par le plan véritablement diabolique dévoilé actuellement par ces mêmes entreprises agro-alimentaires ; elles se préparent à fournir aux agriculteurs des graines qui donneront certes une très belle récolte, mais les grains ainsi récoltés seront stériles ».

Comme en écho à ceci, dans l’émission Capital de M6, un agriculteur américain cernait parfaitement le problème en ces mots : « Trop de pouvoir entre les mains de trop peu de monde ». C’est valable pour tout, de la politique à la culture…

La pollution est un autre problème qui tient à cœur à A. Jacquard :« Depuis le début de l’ère industrielle, cette concentration (de gaz carbonique dans l’atmosphère) a augmenté de 30 % [2]… Un petit quart de l’humanité, les pays industrialisés, se permet de modifier irréversiblement le climat dont dépendent le bien-être et peut-être la survie de l’ensemble. La situation actuelle est provisoirement supportable grâce au sous-développement des trois autres quarts ; mais, en s’efforçant de rejoindre le niveau de production des Occidentaux, ces pays déclencheront un déséquilibre climatique lourd de catastrophes. Au nom de quoi leur interdire ?

Une autre façon de présenter le choix qui s’impose est de poser la question : combien la Terre peut-elle supporter durablement d’humains ayant le comportement des Occidentaux actuels, comportement sur lequel la plupart des peuples rêvent de s’aligner ? ».

L’auteur ouvre une fenêtre originale sur la Méditerranée en décrivant l’écart entre le niveau de vie moyen des Méditerranéens européens et celui des autres, qui est quatre fois plus faible. Si rien ne change, on prévoit [3] qu’en 2025 ce rapport passera de 4 à 5. On imagine la pression que ces inégalités exerceront sur ces peuples démunis, poussés de plus en plus à envahir le Nord riche. Les problèmes que nous connaissons actuellement avec l’immigration seraient multipliés à l’infini.

Voici comment A. Jacquard dénonce les spéculateurs :« Semblables aux marchands sans scrupules qui jouaient sur les différences entre la toise des Flandres et la toise de Paris, les spéculateurs peuvent donc s’en donner à cœur joie pour faire varier les équivalences. Ils ont mis en place des règles qui leur permettent de jouer avec les cours des diverses devises et souvent de faire fortune grâce à des transferts de capitaux qui n’ont plus aucun lien avec les échanges de marchandises ou de services mesurés par ces devises. Ces transferts représentent chaque jour des sommes cinquante fois supérieures à la valeur des échanges de biens. Les progrès de l’informatique aidant, les financiers ont créé un domaine virtuel au sein duquel ils manipulent des montants de monnaies qui ne correspondent à aucune véritable richesse ».

En espérant que l’humanité apportera, au moins, un début de solution aux terribles problèmes que le 20ème siècle lègue au 21ème, A. Jacquard passe en revue tous les domaines à l’intention de ses arrières petits-enfants, et à la nôtre également…

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[1] aux éditions Calmann Levy

[2] « La quantité totale de gaz carbonique provenant des activités humaines que la Terre est capable de recycler est de l’ordre de 18 milliards de tonnes par an, soit 3 tonnes par personne avec la population d’aujourd’hui, 2 tonnes avec l’effectif que la population atteindra au milieu du siècle. Actuellement, la Chine et l’Inde n’en produisent que 2 à 3 tonnes par personne et par an, mais la France en produit trois fois plus et les États-Unis huit fois plus. Il en est de même pour la plupart des gaz (méthane, protoxyde d’azote…) dont la dispersion modifie l’état de l’atmosphère. »

[3] « L’équilibre entre fécondité et mortalité est atteint au nord, l’effectif des quatre nations européennes sera encore proche de 165 millions lorsque tu me liras en 2025. En revanche, l’accroissement se poursuivra au sud et à l’est de la Méditerranée ; en 2025, l’effectif se sera accru de 50 % et dépassera 380 millions. Derrière la sécheresse des chiffres, il faut essayer de prendre la mesure des réalités humaines provoquées par ces évolutions. Accroître l’effectif d’une population de 50 % en une génération a nécessairement des conséquences sur toutes les structures sociales. Quant au niveau de vie, il est probable qu’il continuera à s’améliorer au nord et qu’il risque fort de se détériorer encore au sud, si les données politiques ne sont pas radicalement modifiées. Le rapport des richesses disponibles par habitant, actuellement de 4 à 1, passerait, selon ces prévisions, à 5 à 1 ou pire ».

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Créer à tout prix des emplois, occuper les gens à n’importe quoi pourvu qu’ils gagnent leur vie en étant “insérés” dans le système, même s’ils doivent faire pour cela un travail stupide, inutile, dégradant. On entend encore souvent ce refrain stupide…

Mon papa, il a dit…

par R. LIADÉFRITE
mars 2000

Vive le fiston ! Bravo ! Bravo ! Toute la commune est fière de toi ! J’en croyais pas mes yeux : il y avait des banderoles partout, dans mon village. J’étais aussi fier que bar tabac et aussi ému que les footballeurs du Racing Club de Lens quand ils ont ramené leur titre de Champions de France. Et il fallait voir mon papa ! Il serrait des mains à droite, à gauche. Il était heureux, quoi, et peut-être pour la première fois fier de son fiston. Et moi, donc ! Une telle gloire en si peu de temps !

Ah bien sûr, je vous dois une explication. Un soir, mon papa rentre de son travail à Auchou, range son portable et sa calculette et me dit :

— Ça y est, fiston, je t’ai trouvé du boulot ! Va voir P’tit Louis, ton copain de l’ANPE, il a quelque chose pour toi.

Le lendemain matin, après mon footing et ma douche, je cours à l’ANPE et je retrouve P’tit Louis

— Salut, l’fiston, qu’il me dit. Voilà. J’ai étudié ta situation. C’est pas facile car à 28 ans, les emplois-jeunes, c’est plus pour toi, c’est dommage, parce que tu en prenais pour cinq ans, sans compter la rallonge que Martine elle sera obligée d’appliquer si elle ne veut pas voir le chômage repartir. Alors, voilà. J’ai deux boulots qui me restent. A toi de choisir parmi ces deux associations, tout ce qu’il y a de plus sérieux, je peux te le garantir. Ou bien “l’Association des Enculeurs de mouches” ou bien “l’Association de Recherche et de Détection des Enfoirés”.

J’hésite pas une seconde. Je rejette la première parce que mon papa me dit souvent “mais enfin, tu vas pas passer ta vie à enculer les mouches”, et je dis à P’tit Louis “Bravo pour la deuxième !”, sans trop savoir ce qui m’attend au tournant.

Je rentre illico presto à la maison et j’annonce la nouvelle à mon papa.

— Top là, fiston, qu’il me dit. Tu as fait le bon choix, vu que les enfoirés, c’est pas ce qui manque et on n’a pas fini d’en trouver ! Alors je sors le grand livre que P’tit Louis m’a confié, avec dessus une belle étiquette : en grosses lettres « Registre des Enfoirés” et en lettres plus petites “Répertoire et Recherche”. Mon papa saute dessus et, heureux comme un gosse qui vient d’avoir sa première sucette, ouvre le registre à la première page. “Regarde, fiston, me dit-il. Je me penche et je lis au-dessus de son épaule :“Président d’honneur du Club : Cambronne”.

— Merde, dit mon papa, ils n’y vont pas de main morte !

Et, en dessous, un dossier qui représente le Père Ubu en train de jeter son bâton à merdre à la face de tous les enfoirés de la terre.

Et v’là que mon papa, il se met à tourner les pages à toute vitesse. C’est qu’il y en a des enfoirés, en veux-tu en voilà ! J’arrive à capter quelques noms au hasard des pages, avec les formules et les dates s’il vous plaît.

— Carthage doit être détruite”, Caton, 146 avant J.C.

— Veni, vidi, vici , César, 47 avant J.C.

— Je m’en lave les mains, Ponce Pilate, 2000 ans avant le Bogue de l’an 2000 .

— Je suis le maître d’un immense empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, Charles Quint, 1520 .

Puis, pressé, mon papa feuillette les dernières pages.

— Gott mit uns Hitler, 1933 .

— Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts, Paul Reynaud, 1939 .

— Je vous ai compris !Charles de Gaulle, 1958 .

— Grozny doit être détruite, Poutine, octobre 1999 .

— Il faut réduire les chômeurs de confort, c’est-à-dire les individus qui ne veulent pas travailler, Alain Minc, décembre 1999 .

“Ah ! l’enfoiré ! s’est écrié mon papa en jetant le registre par terre. Traiter les chômeurs de la sorte, c’est une honte !”

Pendant tout le souper, il n’a pas desserré les dents, mon papa, même que ma petite sœur, elle n’avait plus sucé son pouce. Il était furieux. Et tout le monde est parti se coucher sans dire un mot.

Le lendemain matin, j’ai ramassé mon registre et cette fois, je l’ai feuilleté moi-même. C’est qu’il y en avait des noms ! Des tas de noms d’enfoirés défilaient devant mes yeux : Mike Moore, Président de l’Office Mondial du Commerce, ; Michel Camdessus, ancien Président du Fonds Monétaire International ; Pascal Lamy, porte-parole à Sea Atoll de la France, de l’Europe et des États-Unis réunis, ah ! le traître ! Thierry Desmarest, PDG de Total Fina, pour travail au noir…

Soudain, le téléphone sonne.

— Allo ! l’fiston ?

— Oui, c’est moi.

— Ici José Bové. Tu m’connais ? C’est moi, le casseur de Mac’Do.

— Ah bon ! que j’réponds, pas très rassuré.

— J’ai eu tes coordonnées par ton ami P’tit Louis. C’est bien toi qui tiens le grand Registre des Enfoirés ?

— Oui, enfin…

— Eh bien, fais ta valise. Demain nous partons pour Sea Atoll : il va y avoir du boulot ! Rendez-vous à 9h30 à Roissy.

Et il raccroche.

Je vous passe les détails. Moi qui n’avais jamais quitté mon village, voilà que je m’retrouve en Amérique avec mon grand registre sous le bras droit, la laisse de la chèvre de José dans la main gauche et un kilo de roquefort dans mon sac à dos.

Le premier jour, on a bien fait rire les Américains : ils n’avaient pas vu un tel folklore depuis la dernière attaque des Sioux, mais huit jours après, ils faisaient grise mine. José, il avait inscrit une vingtaine de noms sur le grand registre des Enfoirés qui repartaient tous la tête basse, comme si Lafayette leur était à nouveau tombé dessus.

— Tu vois, me dit José, quand on a le droit pour soi et un peu de culot, eh bien, on arrive à les enculer ces enfoirés !

Je ne sais pas si vous avez bien regardé la télévision quand on est revenu de Sea Atoll, parce que les téléspectateurs, ils ne regardaient que José en train de descendre la passerelle de l’avion, mais mon papa, ma petite sœur, ma maman et tous les copains du village, ils m’ont bien aperçu derrière José, avec mon grand registre sous le bras, et quand je suis revenu dans mon village, ils m’ont fait une de ces fêtes ! Et maintenant, quand je traverse mon village, toutes les filles me saluent avec un grand sourire. Bien sûr, j’en ai du boulot pour mettre à jour mon grand registre, mais je trouverai bien le temps de faire une conquête et, qui sait, de me marier bientôt.

C’est que, il faut le savoir, faire la chasse aux enfoirés, ça rapporte beaucoup plus qu’on ne le croit…