La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 981 - octobre 1998

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N° 981 - octobre 1998

Économistes ou magiciens ?   (Afficher article seul)

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Rappels à propos du réseau BIEN   (Afficher article seul)

Véritable tournant ou simple versatilité médiatique ?   (Afficher article seul)

Le billet de Paul   (Afficher article seul)

Totalitarisme de droite   (Afficher article seul)

Haute criminalité financière   (Afficher article seul)

Souteneurs, receleurs et dealers contribuent aussi à la richesse d’un pays   (Afficher article seul)

Où va l’euro-machin ?   (Afficher article seul)

Question pratique à propos de la monnaie distributive :   (Afficher article seul)

Une banque mondiale et populaire ?   (Afficher article seul)

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EDITORIAL

Économistes ou magiciens ?

par M.-L. DUBOIN
octobre 1998

Venant de participer à Amsterdam au VII ème congrès international de BIEN [1] — Basic Income European Network — nous constatons que ses membres éminents ne voient plus maintenant que la magie pour parvenir à leur objectif, lequel est toujours de mettre fin, par une allocation universelle, à la pauvreté qui progresse de façon intolérable dans notre monde de plus en plus riche.

Il y a deux ans, à Vienne, j’avais suggéré qu’à propos du financement de cette allocation, le prochain congrès aborde l’idée de distribution au lieu de REdistribution… J’ai eu quelque l’espoir d’une évolution en voyant qu’au programme d’Amsterdam la séance où j’allais intervenir était intitulée (je traduis) :”l’allocation universelle dans une perspective distributive”. Hélas, dès le discours d’ouverture, prononcé par un membre éminent du Conseil National Italien de l’Économie et du Travail, le Pr. E.Morley-Fletcher, nous avons découvert à quel point les mécanismes du système capitaliste sont ancrés dans les esprits, même ceux des responsables de BIEN, au point de leur faire perdre non seulement toute imagination constructive, mais aussi tout bon sens ! Ce co-Président de BIEN nous a en effet annoncé une découverte sensationnelle, la panacée de toutes les difficultés rencontrées pour promouvoir l’allocation universelle : il se référait à un livre qui va bientôt sortir aux États-Unis, signé par un savant “très connu”, Bruce Ackerman et par Anne Alstott… De quoi s’agit-il ? D’associer à l’allocation universelle une réserve qui serait créée par une taxe de 3% sur le capital, mesure présentée comme inspirée de Thomas Paine. Ce fonds, distribué ensuite également entre tous les citoyens américains, serait de 80.000 US $ [2] pour chacun, selon les calculs d’Ackerman. L’idée ajoutée par ce “savant” et qualifiée de plus originale par son présentateur est que ce fonds devrait être remboursé par les citoyens tout au long de leur vie, ce qui reconstituerait une réserve nationale pour les générations suivantes, et réduirait jusqu’à finalement supprimer le besoin de prélever toute taxe foncière. L’avantage de cette mesure aux yeux d’E.Morley-Fletcher est que les fonds nécessaires seraient ainsi les fruits d’un capital possédé par les citoyens et qu’il n’y aurait donc plus d’impôt à prélever pour financer l’allocation universelle. Et il explique, sans manifester l’ombre d’un doute, ce miracle par, je cite, “the magic of compound interest” ce qu’on peut traduire par “la magie des intérêts composés”.

Comment peut-on à ce point perdre les pédales ? Comment un économiste peut-il se faire illusion et compter sur la magie des chiffres pour régler un aussi grave problème que celui de la pauvreté qui s’étend ? Comment peut-on encore confondre les signes monétaires, qui n’ont plus aucune valeur et n’ont pour garantie que la confiance que nous leur accordons, avec la richesse réelle, celle qui est produite, vraiment produite, celle qui sort des entreprises ?

…Le co-président de BIEN avait à peine fini son discours inaugural qu’on apprenait que la société Alcatel venait de perdre en un jour près de 40% de sa valeur : croit-il vraiment que 40% des usines de fabrication avaient été détruites par une tornade ? Il devrait savoir que l’ouragan qui faisait rage, c’était les bailleurs de fonds américains, riches de l’épargne des travailleurs (leurs “fonds de pension”) qui avaient décidé de les retirer d’Alcatel dont les bénéfices annoncés n’étaient pas suffisants à leurs yeux. Cette leçon spectaculaire n’ayant pas servi, revenons à la magie évoquée. La loi des intérêts composés, terme enseigné autrefois au niveau du brevet élémentaire et que les financiers ont conservé, et que, plus poétiquement mais de façon très pertinente, A.Jacquard appelle [3] “l’équation du nénuphar”, n’est autre que la loi exponentielle en mathématique, c’est-à-dire la multiplication répétée par un facteur constant. Ainsi, théoriquement, une somme donnée sera multipliée chaque année par 1+(5/100) si elle est placée à 5% l’an. Par exemple, pendant 20 ans, elle sera multipliée 20 fois par (1+0,05), soit par (1,05)^20, ce qui fait par 2,65.

Mais l’économie et la société ne sont pas les mathématiques, en ce sens qu’il faut que la somme ait été confiée à une entreprise capable de générer, par ses ventes, un profit d’au moins n% l’an pour pouvoir verser un intérêt de n% à ses actionnaires-investisseurs. Dire qu’on va pouvoir placer un capital à un taux donné suppose donc que la vente va croître au moins à ce taux là, et à valeur constante de la monnaie. Passer ces énormes conditions sous silence, comme si elles ne soulevaient pas l’ombre d’un doute ou d’un problème, relève d’un irréalisme, d’un manque de bon sens, profondément choquants.

Il est vrai que la production mondiale a augmenté en volume entre 1960 et 1990 au point d’être multipliée par 2,5 par habitant, ce qui correspond à une croissance énorme de 8,7% en moyenne. Mais à quel prix pour l’environnement  ? Il devrait être devenu évident pour tous, pas seulement pour les écolo, et aussi pour les économistes, politiciens et sociologues, qu’une croissance aussi rapide (et sur laquelle est basé tout le système capitaliste, rappelons-le au passage) est un tel danger qu’il ne peut plus être question d’envisager qu’elle continue indéfiniment. Or, pour financer l’allocation universelle par la rente d’un capital qu’il suppose acquis, au départ, par une taxe foncière (ce qui, au contraire, est loin d’être acquis, mais passons), E.Morley-Fletcher calcule qu’il faudrait un intérêt à long terme, donc une croissance moyenne, de 5%… En rentrant d’Amsterdam par l’autoroute, de nuit, sous une pluie battante, complètement aveuglés par les torrents d’eau que projettaient sur nous, sans répit, un nombre incroyable d’énormes poids lourds, fonçant dans ce brouillard à plus de 100 km/heure, nous nous demandions comment on pouvait imaginer que ce cauchemer pourrait être multiplié encore par 2,65 en 20 ans.

Et si c’était possible, si c’est ce que proposaient déjà des gens de la notoriété de Thomas Paine (1737-1809) et James Maede (Prix Nobel de “sciences” économiques en 1977), pourquoi ceux qui tiennent les rênes de notre société ne l’ont-ils pas fait pendant ces trente ans-là, quand la croissance de la production était, non pas de 5, mais de 8,7% l’an ?

Il est plutôt temps de se poser cette question.

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[1] pour nos nouveaux lecteurs, l’essentiel sur cette association est rappelé plus loin.

[2] l’équivalent d’environ 80.000 FF

[3] Voir la Grande Relève N°976, p13.

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CHRONIQUE

Au fil des jours

par J.-P. MON
octobre 1998

Suppressions d’emplois [1]

• Le groupe américain Rockwell va supprimer 3.800 emplois sur 48.000 d’ici à fin 1999 dans les automatismes et l’avionique.

• Le groupe suédois SKF, N°1 mondial des roulements à billes, va supprimer 4.000 emplois

• Ansaldo Energia, filiale du groupe public italien Finmeccanica, met en place un plan de restructuration prévoyant 800 suppressions définitives d’emplois et 895 autres, partielles.

• Le groupe américain TRW a annoncé le 29 juillet un plan de restructuration de son activité d’équipements pour automobile prévoyant la fermeture de 10 à 15% de ses 137 usines, la suppression de 7.500 emplois sur 54.000 et la réduction de moitié du nombre de fournisseurs.

• Le géant allemand de l’électrotechnique Siemens a annoncé le 31 juillet la fermeture de son usine britannique de semi-conducteurs de North Tyneside, à cause de la chute des prix mondiaux. Cela entrainera la suppression de 1.100 emplois.

• Le fournisseur britannique de gaz, BOC, (la plus grande compagnie de gaz présente en Asie et dans le Pacifique) va supprimer entre 3.000 et 4.000 emplois dans le monde dont 1.000 en Grande-Bretagne [2].

• Le constructeur d’automobiles ROVER, proporiété de la société allemande Bayerische Motoren Werke AG, va supprimer 1.500 emplois en Grande-Bretagne [2].

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Corée : Bravo, le FMI !

Les syndicats de la métallurgie sud-coréenne ont déclenché des débrayages et des mouvements de grève massifs pour protester contre les licenciements de personnel prévus par le gouvernement en contrepartie d’un prêt de 57 millions de dollars du FMI.

Car, comme toujours, les accords passés avec le FMI imposent d’importantes restructurations et des licenciements à grande échelle [3].

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Raisonner autrement

« Une nouvelle façon de penser pourrait éviter une Grande Crise ». Tel est le titre qu’a donné Paul Krugman, Professeur d’économie au MIT, à un de ses articles parus dans The New York Time s [4]. Analysant la crise qui secoue les places boursières du monde entier, Krugman s’inquiète : « Le vrai danger pour le monde économique vient non pas de mauvais “fondamentaux” mais d’idéologies rigides -— idéologies qui peuvent empècher les décideurs politiques de répondre ou même de mal réagir si une crise économique mondiale commence à se développer. Une de ces idéologies est la croyance qu’une monnaie forte est le signe d’une économie forte et que des prix stables assurent la prospérité. Ce scénario est celui que mettent en avant la Banque du Japon en relevant ses taux d’intérêts pour défendre le yen et la Bundesbank en refusant de baisser les siens parce qu’elle ne veut pas encourager le laxisme de la Banque Centrale européenne qui doit lui succéder. Ces deux actions sont complétement folles. Hélas, connaissant la rhéthorique japonaise du yen fort et la rhétorique allemande des prix stables, ces deux actions sont tout à fait plausibles. Dans son ouvrage classique “Liens Dorés”, Barry Eichengreen, économiste à l’Université de Berkeley, a montré que l’extension de la Grande Crise de 1929 était due avant tout à l’obstination de nombreuses nations à vouloir conserver l’étalon-or à tout prix. Aujourd’hui, plus personne n’utilise l’étalon-or, mais le désir de défendre la pureté monétaire reste inébranlable, quelle que soit l’économie réelle.

Une autre de ces idéologies est de blâmer les victimes. On entend dire à propos de l’Asie qu’elle ne doit pas tenter un redressement économique rapide par l’expansion monétaire et fiscale parce que cela retarderait la correction des défauts structurels fondamentaux. Il est facile d’imaginer qu’une action efficace contre la crise économique puisse être entreprise trop tard simplement parce que ses étapes initiales ont été considérées comme une juste punition de péchés économiques. Bref, il est très facile d’éviter une crise économique mondiale. Elle ne peut survenir que si les gens qui ont le pouvoir de la prévenir ne la prennent pas au sérieux en continuant à s’accrocher à des idéologies héritées d’une époque plus calme ».

On croirait presque lire la Grande Relève !

* * *
È-U : taux de chômage au plus bas,
mais…

Selon un cabinet de chasseurs de têtes de Chicago, les suppressions de postes aux États-Unis cette année sont de 32% supérieures à celles enregistrées l’année dernière. Les travailleurs courent désespérément d’un emploi à l’autre, subissant en général une baisse de salaire à chaque changement. « Pour les postes qui restent bien payés, on charge de plus en plus la mule » [5].

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[1] Sauf précision contraire, ces chiffres sont extraits du journal Le Monde, des 1, 13, 21/7 /98 et 3, 11/8/98

[2] d’après le International Herald Tribune, 11 août 1998

[3] Le Monde, 16/7/98.

[4] reproduit par International Herald Tribune , 1er septembre 1998.

[5] The Nation, New York, juillet 98.

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SORTONS DE L’HEXAGONE

Rappels à propos du réseau BIEN

par M.-L. DUBOIN
octobre 1998

Le réseau Basic Income European Network, ce qu’on peut traduire par Réseau Européen pour une Allocation Universelle, a été créée en septembre 1986, en Belgique, à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve, à l’initiative du Professeur Philippe Van Parijs, qui nous y avait invités pour exposer les thèses initiées par Jacques Duboin. Nous avons ainsi, dès le début [1], exposé que l’allocation universelle, c’est-à-dire un revenu garanti à tous de la naissance à la mort, est, à nos yeux, un droit, celui pour quiconque vit dans ce monde riche, de recevoir sa part d’un héritage commun laissé par les générations précédentes, grâce auquel nous savons aujourd’hui produire à volonté. Mais il faut préciser que cette allocation, élément fondamental de nos propositions, doit être suffisante pour assurer les moyens de vivre décemment.

En participant à la plupart des congrès de cette association, nous avons observé son évolution. La très grande majorité des gens qui viennent commencent par décrire avec quel enthousiasme ils ont découvert et adhéré à l’idée d’un revenu assuré à tous ; ils disent leur conviction que ceci est un droit que beaucoup présentent maintenant comme la part de chacun à un héritage commun. À part quelques rares inconditionnels de Milton Friedman et de son impôt négatif, ils sont décidés à défendre l’idée qu’un revenu doit être versé par les États à tous les citoyens, sans obliger les pauvres à faire une demande humiliante pour prouver qu’ils ont besoin d’aide. Il a été dit et redit que ce sont ceux qui en ont le plus besoin qui seraient le plus incapables de faire ces démarches, et rappelé que, d’autre part, les riches auraient à rembourser par leurs impôts cette aide dont ils n’ont pas besoin. Ce sont maintenant des centaines de personnes qui, éparpillés dans le monde entier, et pas seulement en Europe comme au début, luttent pour l’instauration de ce revenu.

Dès le second congrès [2], nous avons mis l’accent sur l’incompatibilité entre le financement de cette allocation et les principes du système capitaliste libéral de marché. Et, en effet, les adhérents de BIEN font l’expérience que l’allocation universelle, si juste et si nécessaire qu’elle soit, ne “passe pas” dans notre système économique actuel parce que les États ne disposent que de l’argent des impôts et autres taxes pour établir un peu de justice dans la répartition des revenus qui résulte du marché. Toutes les taxes imaginables ont été envisagées, donnant souvent lieu à d’abominables calculs, assortis de graphiques compliqués pour faire plus sérieux et plus crédible. Cela n’empêche que demander plus d’impôts est impopulaire ; la politique s’oriente au contraire vers leur baisse parce qu’il est très difficile de faire admettre aux gagneurs qu’ils doivent se cotiser pour les perdants. Alors, depuis un ou deux congrès, sont apparues des propositions pour une allocation partielle, progressive, de l’ordre de 300 F par mois ! Autrement dit, dont le montant n’était absolument pas calculé en fonction des besoins, mais en fonction des miettes qu’avec beaucoup de difficultés on croyait encore pouvoir recueillir… Comme à chaque congrés, tous les deux ans, le point est fait pour chaque pays sur le travail accompli, on constate que tous ces militants continuent à tourner en rond autour de la redistribution nécessaire, et le dernier rapport vient d’apporter la preuve flagrante que nous avions vu juste : ce fut partout le constat consternant d’un très net recul. Pour ne citer que le représentant de l’Allemagne, parce que sa conclusion était faite sur un ton humoristique, style “Eurovision”, c’était “Germany, zero point, l’Allemagne, zéro point”.

En 1992, au congrès qui s’est tenu à Saint-Maur près de Paris, après avoir développé toutes les causes de l’impossibilité de ce financement par redistribution, nous avions conclu à la nécessité d’envisager une économie fondamentalement distributive, terme lancé par J.Duboin, et dont nous avions bien précisé le sens : il s’agit d’une économie dans laquelle la monnaie n’est plus capitaliste, elle n’est donc plus créée pour rapporter un intérêt à un capital et ainsi pousser à la croissance à tout prix. C’est en proportion de la valeur des biens créés et offerts au public., et au fur et à mesure de cette production, que la monnaie doit être créée, et sa masse doit être proportionnelle à la valeur des biens mis en vente. Cette monnaie distribuée entre tous, ne circule pas, elle est détruite lorsqu’elle a remplit son rôle qui est de donner aux consommateurs l’accès aux produits.

Nous avions également montré pourquoi cette réforme de la monnaie est devenue nécessaire, comment la monnaie distributive permettrait non seulement d’assurer un revenu décent à tous, mais aussi, puisque le salariat a fait son temps, d’introduire, par l’institution du contrat civique, la démocratie dans l’économie, la liberté pour tous de s’épanouir selon ses aptitudes et ses besoins, et ceux des autres.

Cela n’a donc rien à voir avec ce qui a été suggéré au congrès d’Amsterdam, cette distribution d’un capital, qui devrait ensuite, rapporter par le marché, en moyenne 5% par an, donc doubler en moins d’une génération, pour financer un revenu à tous.

J’ai encore [3] tenté de l’expliquer dans la session consacrée à la perspective distributive…

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[1] Guaranteed Income as an Inheritance, M-L Duboin, Louvain-la-Neuve, 1986.

[2] How to Finance Basic Income, M-L Duboin, Anvers, 1988.

[3] From Redistribution to Distribution, an Irrepressible Evolution, M-L Duboin, Amsterdam, 1998.

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ACTUALITÉ

Véritable tournant ou simple versatilité médiatique ?

par J.-P. MON
octobre 1998

Se fondant sur le refus du gouvernement français d’autoriser le rachat d’Orangina par Coca-Cola, Martine Orange (est-ce un nom de circonstance ?) intitulait son article dans Le Monde [1] : “Le retour des États face aux compagnies mondiales” :« Coca-Cola bloqué dans son rachat d’Orangina par le gouvernement français, Microsoft en procès avec la justice américaine pour entorse à la politique antitrust, l’alliance British Airways et American Airlines menacée pour distorsion à la concurrence. Ces quelques exemples traduisent un retournement : la politique du “laisser-faire économique” n’est plus de mise. Après des années d’abstention, les États sont de retour dans l’économie et osent affronter le pouvoir des compagnies mondiales ». Et de rappeler l’essentiel de l’entretien accordé par D. Strauss-Kahn à Libération en juillet dernier : « La puissance publique doit établir les règles du jeu, c’est-à-dire déterminer très clairement la place de la concurrence dans la régulation économique des différents secteurs et définir les conditions dans lesquelles elle jouera en sorte de favoriser la croissance et concourir aux missions de service public, et de préserver la solidarité. C’est cette approche que nous devons suivre sans complexe mais avec constance ». Et M. Orange concluait son article : « Au moment où les interrogations sur les avantages de la mondialisation et du tout libéralisme se multiplient, avec l’aggravation de la crise financière et économique mondiale, cette réappropriation d’un rôle d’arbitre économique par les États se justifie. Au nom même de la préservation de l’économie de marché ».

Surprenante évolution quand on connaît l’orthodoxie des économistes du Monde !

Plus étonnant encore, l’hebdomadaire américain Newsweek du 27 avril dernier titrait dans sa page de couverture “L’Amérique a épousé le Marché.” [*]. Suivaient dix pages chantant les louanges de Wall-Street, dont un article de l’économiste R.J.Samuelson expliquant « pourquoi nous sommes tous (les américains) mariés au marché : Main Street [2] et Wall Street étaient jusqu’ici très isolés l’un de l’autre. Mais la hausse à vous couper le souffle des actions a inextricablement lié la Bourse à l’économie réelle. Même si vous gardez votre argent sous votre matelas, votre santé financière est liée à la cloche [3] ». A peine cinq mois plus tard, Newsweek illustre sa une d’un globe symbolisant un monde « fatigué et malade » et se demande « si le monde est dégoûté du marché capitaliste  ». Et Samuelson s’interroge « Est-ce la fin du capitalisme mondial ? ». Selon lui, la chute des Bourses mondiales ces dernières semaines véhiculait un message voilé : « le capitalisme mondial dont le triomphe semblait jusqu’ici inéluctable est maintenant en peine déroute, peut-être pour plusieurs années ». L’exemple de Hong Kong est révélateur : « Même les “seigneurs” de Hong Kong, citadelle de l’idéologie du marché libre, lassés des remous des places financières mondiales, ont demandé l’intervention du gouvernement chinois qui a dépensé plus de 14 milliards de dollars pour acheter des actions et soutenir le marché. Cela peut réussir ou pas, mais c’est sûrement le signe de leur désespoir et de leur désillusion ». Qui aurait pu penser cela ?

Le rêve évanoui

Avec la fin de la guerre froide, dit Samuelson, la mondialisation offrait une vision idyllique de la prospérité mondiale et, en fin de compte, de la démocratie. Les compagnies multinationales et les investisseurs déverseraient technologies et capitaux dans les régions les plus pauvres, créant ainsi un marché de masse transnational de consommateurs de classe moyenne qui conduiraient des Toyota, regarderaient CNN à la télé, mangeraient des Big Macs et, accessoirement, demanderaient plus de liberté. Le commerce mondial et les investissements se sont en effet développés, mais pas comme on l’espérait. La mondialisation déstabilise les économies des pays pauvres et inflige de lourdes pertes aux investisseurs des pays riches. Acôté de la chute du Dow Jones aux États Unis, et de la plupart des Bourses mondiales, les économies de nombreux pays sont en train de s’effondrer un peu partout dans le monde. A Hong Kong le PIB diminuera de 5% dans l’année en cours et le chômage aura doublé ; en Corée du Sud le taux de chômage est de 7,6% alors qu’il n’était que de 2,1% en octobre 97 ; en Indonésie le PIB pourrait chuter de 20% en 1998 et on signale des pénuries de nourriture. La seule bonne nouvelle pour notre économiste est que la plupart de ses confrères américains pensent - peut-être naïvement - que les États-Unis éviteront la récession. Mais des menaces apparaissent : les exportations pourraient décevoir car les économies du Canada et des pays d’Amérique Latine faiblissent. Or, avec l’Asie, ces pays achètent à peu près les trois quarts des exportations des États Unis. On peut aussi craindre que la chute des marchés ne démoralise les consommateurs qui dépenseront moins. Quoi qu’il en soit, le concept de mondialisation à l’américaine, c’est à dire l’ouverture des marchés au commerce et aux investissements étrangers, est désormais battu en brèche. Des Bourses ont été fermées, des contrôles des changes ont été imposés, la Russie a suspendu le remboursement de certaines dettes extérieures et, horreur suprême, va imprimer de la monnaie pour sauver ses banques, enfin, comme on l’a vu plus haut, la Bourse de Hong Kong a sollicité l’intervention de l’État. Ces changements de règles brutaux effrayent les investisseurs.

Que s’est-il passé ?

A un premier stade, on peut donner l’explication élémentaire suivante : les pays sont devenus dépendants de capitaux étrangers, qui, y étant entrés en masse, en repartent tout aussi massivement lorsqu’ils ne rapportent plus assez. Seuls des taux d’intérêts élevés pourraient convaincre les investisseurs de conserver leurs capitaux en monnaie locale. C’est pourquoi les taux à court terme sont maintenant d’environ 15% à Hong Kong et de 36% à Mexico. Mais de tels taux pénalisent lourdement les économies locales. Lorsqu’il n’y a que quelques pays qui sont confrontés à cette situation, on peut dire que c’est leur problème, mais lorsque c’est le cas de nombreux pays, cela devient le problème de tout le monde. C’est ce qui est en train d’arriver aujourd’hui. La crainte de voir fuir les capitaux a plongé de nombreux pays dans l’austérité, ce qui provoque une crise économique mondiale. La boucle se referme : la faible croissance économique a fait baisser le prix de vente des matières premières [4]. Gagnant moins à l’exportation, les pays concernés freinent leur production pour importer moins. Cela déprime les exportations américaines et les profits des compagnies multinationales qui opèrent dans ces pays. C’est ainsi que la misère du Tiers Monde menace la prospérité et les Bourses du Monde Occidental.

Mais fondamentalement, l’échec de la mondialisation capitaliste demande une explication plus approfondie. Il est largement admis, en théorie, que le capitalisme est le meilleur système pour assurer une répartition efficace des investissements. Or, dans le cas présent, il ne l’a pas fait. En fait, le capitalisme de marché n’est pas uniquement un système économique (c’est toujours Samuelson qui parle). C’est aussi un ensemble de valeurs culturelles qui met en avant les vertus de la compétition, la légitimité du profit et la liberté. Ces valeurs ne sont pas universellement partagées. Nombre de pays ont organisé leur système économique suivant d’autres politiques et un autre ensemble de valeurs. C’est pourquoi, vouloir diffuser mondialement le capitalisme n’est pas un simple exercice d’ingénierie économique. Il implique l’attaque des politiques et des cultures des autres nations. Ce qui conduit presque à tout coup à un affrontement. Même lorsque certains pays adoptent quelques atours du capitalisme, ils n’en embrassent pas pour autant les valeurs fondamentales qui font marcher le système. C’est ce qui est arrivé. Guidées par les États- Unis, les agences mondiales, comme l’Organisation Mondiale du Commerce ou le FMI, ont essayé de persuader les pays les plus pauvres à s’ouvrir davantage au commerce et aux capitaux internationaux. Tout naturellement, ces pays ont tenté de maximiser les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de cette politique, tout en minimisant les changements de leur politique et de leur commerce. D’où une déception mutuelle. Des pays comme la Corée du Sud et la Russie prétendaient qu’ils changeaient leur système plus qu’ils ne le faisaient. Les banquiers, les chefs d’entreprises, les responsables politiques américains, européens et japonais confirmaient ces changements ou disaient qu’ils étaient imminents. On a donc accordé des prêts sur la base de rapports financiers faux ou incomplets. Ou bien on les a accordés en pensant que, si un prêt devenait douteux, quelqu’un (le gouvernement, le FMI) couvrirait les pertes. Le capitalisme mondial est ainsi devenu un dangereux hybride. D’un côté, les investisseurs envoyaient de très grosses sommes en espérant en tirer d’importants profits, tandis que de l’autre, l’argent parvenait souvent, par l’intermédiaire de prêts bancaires, d’émission d’obligations et d’offres d’actions, à des emprunteurs qui ne travaillaient pas avec de strictes règles d’efficacité, de pertes et profits. Ce capitalisme allait de pair avec la corruption. Mais les capitaux circulaient librement… Les banques récoltaient les intérêts de leurs prêts. Les fonds mutuels des “marchés émergents” s’envolaient parce que les Bourses locales étaient dopées par de nouveaux investissements monétaires. Comme tout le monde faisait du profit, personne ne s’inquiétait. C’est maintenant qu’il faut payer l’addition. La fuite des capitaux a obligé la plupart des pays en voie de développement à se bousculer pour conserver quelques rares devises étrangères. Le FMI, qui accorde temporairement des prêts en monnaies fortes, s’est polarisé sur des “réformes” qui pourraient permettre à ces pays d’attirer de nouveaux capitaux. Autant dire que l’austérité sera de mise dans ces pays… mais sans grands résultats.

En conclusion de son analyse, Samuelson écrit : « Même si le pire ne se produit pas, le monde ne sera plus jamais le même. Le capitalisme mondial ne retrouvera pas rapidement son aura d’infaillibilité. La théorie n’était pas fausse. La liberté du commerce et la libre circulation des capitaux auraient pu, dans un monde où chacun aurait vénéré l’efficacité et le profit, enrichir toutes les nations. Malheureusement, nous ne vivons pas dans un tel monde ».

Néanmoins, Alan Greenspan, le directeur de la Réserve fédérale américaine, a passé une semaine à jouer au tennis dans une station privée du nord de la Californie. Il n’en est ressorti que le 11 septembre pour faire une conférence à Berkeley, dont le sujet était “Y-a-t-il une nouvelle économie ?” Sa réponse a été “améliorée oui, totalement neuve , non”.

Une troisième voie ?

C’est sur cette piste que l’ont précédé hommes politiques et intellectuels qui débattent depuis quelque temps des politiques qui pourraient remplacer à la fois les théories sociales et démocratiques de la gauche traditionnelle et l’idéologie du marché libre chère à la droite. Il semble en effet que « des deux côtés de l’Atlantique la vogue soit à une Troisième Voie [5] … Prononcez ces deux mots en ces temps de scepticisme et vous soulevez immédiatement une montagne de soupçons ». Les sceptiques se demandent si cette Troisième Voie est vraiment un ensemble d’idées nouvelles ou simplement un slogan publicitaire, si c’est un effort sérieux pour mettre en place une politique progressiste innovatrice ou si ce n’est, au contraire, qu’une capitulation devant la droite, le triomphe de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. N’est-ce pas tout simplement un nouvel emballage des approches qui ont permis à Bill Clinton et à Tony Blair de gagner les élections ? Est-ce juste un truc pour se distinguer des “autres” (l’extrême droite, la vieille gauche, etc.) sans avoir à définir vraiment ce que “l’on” est ? » Fondamentalement les partisans de la Troisième Voie se demandent « comment les gouvernements démocratiques peuvent agir sur une économie mondialisée qui, de plus en plus, ignore les frontières et les règlements nationaux ; comment corriger les inégalités économiques créées par le nouveau capitalisme “triomphant” ; comment préparer les individus à vivre dans une époque de compétition effrénée ; comment reconfigurer les dispositifs de protection sociale établis il y a 40 ou 60 ans ; comment tenir l’équilibre entre la nécessaire dynamique du marché et l’indispensable protection de la famille et des communautés locales menacées d’éclatement ? ». En bref, il s’agit pour les gouvernements démocratiques de trouver comment traiter la mondialisation de l’économie. Il n’y a qu’à voir les difficultés qu’éprouve actuellement l’État régulateur cher aux libéraux américains et aux sociaux démocrates européens pour faire respecter ses règles dans le marché mondial. Les multinationales et les investisseurs privés ont les main libres. Les lois sur le travail et l’environnement sont difficiles à faire appliquer par delà les frontières. Ce sera aussi de plus en plus vrai pour les impôts.

Dans son étude sur l’économie de la Troisième Voie, Diane Coyle, journaliste économique à l’Independent de Londres, remarque que « bien que les gens soient assez peu mobiles et que la plupart des salariés ne peuvent pas échapper au paiement de l’impôt sur le revenu, une part croissante des transactions se feront “en ligne” (sur internet) et seront soit difficilement repérables, soit facilement déguisées… Ce n’est pas que les gouvernements soient impuissants, mais plutôt que les vieux outils qu’ils utilisent n’ont plus rien à voir avec la question  ». Mais les nouveaux moyens d’action que pourraient mettre en oeuvre les gouvernements sont une source de clivages parmi les partisans de la Troisième Voie. Nombre de dirigeants s’en réclamant, comme Tony Blair ou Bill Clinton, ont adopté la mondialisation du marché et le libre échange, tandis que les socialistes français, derrière Lionel Jospin, sont plus sceptiques. Les adeptes du libre échange expliquent que la clé « pour agrandir le cercle des “vainqueurs” est le développement de l’enseignement et de la formation professionnelle ». A tel point qu’on risque même de croire que les partisans de la Troisième Voie sont des gens qui pensent qu’on peut résoudre tous les problèmes grâce à l’enseignement et à la formation professionnelle. D’autres, plus à gauche, pensent que ce n’est pas suffisant et que pour atteindre l’objectif d’une économie plus équitable, il faut de nouvelles formes de réglementations mondiales, particulièrement pour l’environnement et le travail et de nouveaux moyens de contrôle de la spéculation monétaire. La réforme des anciens systèmes de protection sociale constitue aussi un important motif de division parmi les partisans de la Troisième Voie. « Ce qu’on peut craindre, dit l’ancien Secrétaire d’État américain au Travail, Robert Reich, c’est que Tony Blair et Bill Clinton, au lieu de codifier une Troisième Voie, laissent la gauche progressiste en lambeaux et ne fassent rien pour corriger les injustices sociales du capitalisme moderne ». Cette crainte pourrait être justifiée si la Troisième Voie se révèle finalement n’être qu’un slogan. Mais si l’on en juge par les défaites subies par les partis conservateurs un peu partout dans le monde, il n’y a pas beaucoup d’autre chose à faire pour les partisans de la Troisième Voie que de s’approprier le marché libre et, en même temps, le réformer. « La Troisième Voie est une idée dont l’heure est maintenant venue tout simplement parce que les autres théories économiques ne marchent plus ».

Ce nouveau discours, bien répercuté par les médias, semble traduire une évolution des “politiques” face aux dangers de la mondialisation. Les mesures qu’ils se proposent de mettre en place ne sont guère que des rustines. Elles sont encore bien loin de celles développées dans la “Troisième Voie” que nous explorions dans notre numéro spécial de décembre 1996 (N° 961), et qui portait justement ce titre…

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[1] du 19/9/98

[*] Pour comprendre le premier de ces deux dessin s reproduits de Newsweek, il faut savoir que pour les boursiers, le marché est représenté par un taureau quand il monte et par un ours quand il descend.

[2] Main Street est à New York le quartier des industriels, de ceux qui fabriquent ce dont l’Amérique a besoin, de l’acier aux logiciels.

[3] La cloche qui annonce la fin des cotations à Wall-Street.

[4] Entre juin 1997 et août 1998, le prix du pétrole a baissé d’environ 30%, celui du café de 43% et celui de l’or de 17%.

[5] International Herald Tribune, 11/8/1998.

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Le billet de Paul

par L. THÉVENARD
octobre 1998

Les médias nous incitent à penser que, si la Bourse baisse, c’est la Crise ! Il n’en est rien. Que la Bourse baisse ou monte, les spéculateurs peuvent gagner autant : si elle est orientée à la baisse, il leur suffit de vendre au cours du jour (donc au prix fort, avant la baisse), ce qu’ils achètent à terme au prix de la prochaine liquidation mensuelle (le prix fort, après la baisse). Comment prévoient-ils cette baisse ? Il leur suffit de téléphoner à certains pantins déguisés en gourous, à quelques responsables de presse, pour que, tout d’un coup, on annonce un scoop, par exemple l’économie russe est malade… C’est ainsi que le tandem “Murdoch-Soros” gagna en un jour plus d’un milliard de dollars  : le premier, en répandant des nouvelles alarmantes pour faire chuter le cours de la Livre, et le lendemain, de bonnes nouvelles pour en faire remonter le cours. Le deuxième larron n’eut qu’à acheter puis vendre en mobilisant les énormes capitaux dont plusieurs milliardaires lui confient la gestion. La presse a révélé cet épisode pour nous faire croire à une manoeuvre exceptionnelle, alors que les gains par spéculation sont le fondement perpétuel de l’Economie Capitaliste !

Prenons un exemple simple : je ne possède aucune monnaie en espèces, mais la valeur de mes immeubles est un million de dollars. J’emprunte un jour à ma banque un million de dollars en espèces en mettant mes immeubles en gage. Le lendemain, en le payant avec ce million, j’achète un autre immeuble, que je pourrai offrir en garantie à une banque qui me prêtera encore un million de dollars, avec lequel je pourrai, le surlendemain, acheter un autre immeuble, etc. Pas besoin de “planche à billets” pour me créer du “pouvoir d’achat”. Ainsi les banques sont la planche à billets des spéculateurs. Et si les banques créent trop de pouvoir d’achat, au risque de déclencher une poussée inflationniste, on corrigera en réduisant le pouvoir d’achat des exclus, voire des classes moyennes si besoin.

L’alternative est claire : créer du pouvoir d’achat par les banques ou par la planche à billets. Devinez quelle solution préfère le FMI ?

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LECTURES

Totalitarisme de droite

par A. PRIME
octobre 1998

Sous le titre “L’Amérique totalitaire”, le livre récent de Michel Bugnon-Mordant, préfacé par Pierre Salinger, ex-conseiller de Kennedy, porte en sous-titre « Les Etats-Unis et la maîtrise du monde » [1].

L’esprit du livre est tout entier dans le titre et le soustitre. En 1916, Lénine publiait « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». A la lecture du livre de Bugnon-Mordant, on finit par penser que le totalitarisme est l’ultime étape d’un impérialisme devenu unipolaire après l’effondrement soviétique. Ce totalitarisme, pour moins voyant qu’il apparaisse, n’en est pas moins dangereux pour l’avenir des peuples et du monde.

L’objectif de l’auteur est de montrer la continuité de la pensée et le développement de l’action du peuple américain depuis les premiers colons jusqu’à nos jours. Très vite les émigrants, comme ceux du Mayflower en 1620, puritains, auront le sentiment 1- d’être le peuple élu par Dieu (la Bible est leur référence), 2- pour apporter au monde entier une civilisation universelle. Après la déclaration d’indépendance, en 1776, cette double certitude est à l’oeuvre :« En tête la conviction, plus que jamais ressentie, que le nouvel état avait été choisi par la providence. De ce choix découle ultérieurement l’obligation de mener à bien une mission planétaire ».

Deux siècles plus tard, Nixon, en pleine guerre du Vietnam, (guerre cruelle s’il en fut : défoliants, napalm, bombardements “de la terreur“ -sic), confirmait :« Dieu est avec l’Amérique. Dieu veut que l’Amérique dirige le monde » [2] . Aveu cynique, mais quel aveu-vérité !

La première image qui vient à l’esprit, c’est la pieuvre avec ses tentacules. Mais c’est peut-être plus subtil : c’est plutôt l’araignée tissant patiemment et méthodiquement sa toile pour y capturer, puis dévorer ses proies.

Bugnon-Mordant divise en cercles le développement de la toile d’araignée américaine.

Premier cercle : le territoire américain, la spoliation des terres des Indiens, ces sauvages “créatures du démon” (sic) et leur extermination par les maladies importées, l’alcool, la privation de leur nourriture de base (massacre des bisons) et le massacre des Indiens eux-mêmes [3]. Très vite, ce sera la longue marche vers l’Ouest, au fur et à mesure du peuplement des États-Unis. Mais dès les premières décennies du 19e siècle, cette marche se heurte au Mexique, alors beaucoup plus étendu qu’aujourd’hui. Le Texas, où se sont installés de nombreux colons américains, se sépare, sous leur pression, du Mexique ; mais après quelques années d’indépendance, il est purement et simplement annexé par les États-Unis (1845). La guerre continue et, en 1848, le Mexique doit leur céder la Californie, le Nouveau Mexique, l’Arizona, le Névada et l’Utah. Cerise sur le gâteau, il faut inclure, dans ce premier cercle, des incursions lointaines : en 1844, derrière les Anglais, les États-Unis vassalisent l’Empire du Milieu (commerce de l’opium) et obligent le Japon, sous menace de guerre, à ouvrir des ports, à commercer en abaissant les droits de douane ; à acheter armes et navires. L’Homo Americanus prend forme… Et le libéralisme avec lui.

Deuxième cercle : le continent américain. Le dessein de Jefferson d’intégrer le Canada échoue (1812). Reste l’Amérique méridionale. Dès la fin du 18e siècle, les États-Unis ont implanté agences et consulats. Mais le but est de supplanter l’Espagne. L’exemple de la révolution française et les menées en sous-main des Américains, vont susciter de nombreuses révoltes qui amèneront l’Espagne à perdre l’une après l’autre ses colonies.

En 1823, le Président Monroe adresse au Congrès un message qui deviendra “la doctrine Monroe”. L’Amérique du sud devient chasse gardée pour les États-Unis. Par différentes méthodes : force (invasion ou dictatures imposées), diplomatie et traités, implantation commerciale et financière de multinationales, comme l’United Fruit, toute-puissante, les États-Unis mettent la main sur Cuba, Porto Rico, Honduras, Guatemala, et Panama bien sûr, pour son importance stratégique entre les deux océans.

Il faut ajouter à ce deuxième cercle sud-américain, Hawaï, étape pratique sur la route de la Chine. Des colons américains s’y implantent et, après une révolte fomentée le 7 juillet 1898, les États-Unis annexent l’île purement et simplement : ce sera le 50e état de la bannière étoilée. Les États-Unis y disposent d’une base appelée à devenir célèbre : Pearl Harbour.

C’est précisément en cette année 1898 que le sénateur A.J.Beveridge résume la politique des États- Unis par ces mots :« Le commerce mondial doit être et sera nôtre… Nous couvrirons les mers de notre marine marchande ; nous construirons une flotte à la mesure de notre grandeur. De grandes colonies, se gouvernant elles-mêmes, battant notre pavillon et travaillant pour nous, jalonneront les routes commerciales. Nos institutions suivront notre drapeau sur les ailes de notre commerce. Et le droit américain, l’Ordre américain, la civilisation et le drapeau américains aborderont des rivages jusqu’ici sanglants et désolés mais qui, par la grâce de Dieu, deviendront bientôt resplendissants ».

On se croirait un siècle plus tard. L’auteur du livre note « A l’orée du 20e siècle, les États-Unis se trouvent en bonne position pour accéder à la domination mondiale ».

Troisième cercle : Au début du 20e siècle, l’Europe est puissante, mais en proie à de multiples rivalités. La guerre de 1914-1918, avec le recours des Alliés aux États-Unis, va marquer le début de sa dépendance vis à vis de l’Oncle Sam. L’Amérique qui n’entre en guerre qu’en 1917, vend ses marchandises. Son chômage disparaît et les revenus réels de ses travailleurs augmentent de 25 % ; alors qu’en Europe, 25 à 30 % des richesses nationales sont englouties dans la guerre et que 15 % de sa population masculine, la plus jeune, disparaît.

Une des grandes victoires des États-Unis sera morale « Grâce à l’éternelle faculté qu’ont les Américains d’offrir d’eux-mêmes une image positive, l’Europe va croire qu’ils ont franchi l’océan pour elle ».

Le traité de Versailles, puis la SDN vont leur permettre de parler en maîtres [4] et, comble d’hypocrisie, de fustiger le colonialisme. Forts de ces condamnations, nombre de nations vont commencer à se battre pour leur indépendance. Mais les Américains seront toujours là pour “combler les vides”.

La deuxième guerre mondiale était en germe dans les clauses du traité de Versailles. La crise de 1929, le chômage et la volonté de détruire le communisme soviétique (cf le livre d’Hitler Mein Kampf) vont accélérer le processus de guerre : celle-ci résorbera surplus et chômeurs et permettra peut-être d’en finir avec l’URSS.

La suite est connue : destruction de l’Europe et du Japon, aide massive des Américains qui font, partout, plus encore qu’en 1918, figure de sauveurs, puis de bienfaiteurs. Bretton Woods (1944), pour les masses qui ont d’autres soucis, est un accord de pure générosité !

En réalité, c’est l’apogée des “conquêtes du troisième cercle” pour les États-Unis. Leur domination va s’accentuer dans le demi-siècle qui va suivre, sur tous les plans : militaire, politique, diplomatique, économique et financier, culturel enfin. La veulerie de la plupart des gouvernants servira cette domination. Seul De Gaulle, pendant et après la guerre, tentera de résister aux Américains qui le tiendront à l’écart des grandes décisions. Mais que pesait-il face à la puissance américaine ?…

L’Europe est ruinée, mais les États-Unis sortent intacts et florissants de la guerre :« La guerre a mis fin à la crise économique, résorbé le chômage, révélé des capacités de production insoupçonnées. A elle seule, la production américaine représente les deux tiers de l’ensemble du monde » [5].

Dans la deuxième moitié de son livre, l’auteur démontre l’extension méthodique au monde de l’impérialisme américain, et ce, dans tous les domaines, pour aboutir en cette fin de siècle au totalitarisme… libéral ! Ce sont des problèmes que nos lecteurs connaissent bien et que la GR étudie constamment. Résumons seulement :
- militairement, les États-Unis font la loi, se souciant de moins en moins, comme d’une guigne, des opinions et même de l’ONU (guerres de Corée, du Vietnam, du Golfe) ; invasion de la Barbade ; bombardement de Panama (3000 morts innocents) ; frappes où bon leur semble : Lybie, Bosnie, Soudan. La liste est longue et ce n’est sans doute pas fini. Tout cela, au nom du droit et de la liberté, voire de Dieu (cf. plus haut Nixon).
Liberté, droit, Dieu = intérêts américains.
Avec leur puissance nucléaire, unique, et leurs satellites- espions, ils s’érigent en maîtres indiscutables.
- ÉCONOMIQUEMENT, les États-Unis dominent tous les organismes souvent créés ou inspirés par eux. Ils y dictent leur loi : Banque Mondiale, FMI, GATT (maintenant OMC), OCDE etc. Ils imposent à l’Europe l’entrée de leurs denrées sans droit de douanes (oléagineux), interdisent, sous menace de rétorsion, à des pays souverains, de commercer avec certains pays (loi Helms-Burton).
Cela a un nom : dictature.
- FINANCIÈREMENT. Nous l’avons vu maintes fois dans la GR, les États-Unis dominent le monde en créant des dollars à volonté, mais surtout par leur puissance boursière, notamment les fonds de pension (40 % de la Bourse de Paris [6]) qui font la pluie et le beau temps là où est leur intérêt. On s’en apercevra bientôt : la spéculation sur les places asiatiques n’a pas été innocente. Les États-Unis vont pouvoir racheter pour une bouchée de pain affaires et banques en difficulté : c’est bien parti en Indonésie.
- CULTURELLEMENT. Le titre de la quatrième partie du livre de Bugnon-Mordant est significatif : “l’asservissement des esprits”. La communication de masse, le cinéma, la télévision sont dangereusement, pour l’essentiel, entre les mains des États-Unis. Ils modèlent petit à petit les esprits sur “l’american way of life” dont la “supériorité” ne doit pas faire de doute. Il est vrai que, sans oublier la « mondialisation » du jean, du coca-cola, du hamburger, du t-shirt au nom d’universités américaines, on ne peut que constater la prééminence, dans tous les pays, des films et séries américaines, très bon marché parce que déjà amorties aux Etats-Unis [7]. Comme le note l’auteur, le téléspectateur inconditionnel risque de devenir “cérébralement infirme”.

Dans une cinquième partie « Peut-on en finir avec l’impérialisme américain ? », Bugnon-Mordant se montre plutôt sceptique. Face au défi de “l’hégémonie totalitaire américaine”, il préconise une « prise de conscience »… et indique que « le problème détaillé des solutions possibles sera traité dans un prochain ouvrage ». Nous l’attendons avec impatience…. En résumé, après l’effondrement des pays de l’Est, il y a dix ans à peine, l’aboutissement de la volonté des États-Unis de dominer le monde porte un nom : La pensée unique qui fait d’un prétendu libéralisme un véritable totalitarisme. C’est en somme la version revue de ce que Fukuyama, il y a quelques années, appelait “la fin de l’Histoire”. Il n’hésitait pas à écrire : « L’égalitarisme de l’Amérique incarne dans ses grandes lignes cette société sans classes dont rêvait Marx » !!!

Citations, faites par P. Kalfon, dans Allende (1970 -1973), de propos enregistrés

• en septembre 1970, lorsqu’Allende vient d’être démocratiquement élu :
Henry Kissinger — C’est demain l’installation d’un régime communiste au Chili.
Nixon à son ambassadeur au Chili — Il faut écraser ce fils de pute.

• Al’aube du 11 septembre 1973, la marine s’est soulevée à Valparaiso : à 8 h 30 : une Junte militaire proclame qu’elle va délivrer la patrie du “joug marxiste”.
à12 h 25 — dialogue entre Pinochet et le vice-amiral Carvajal qui avance la possibilité d’une négociation avec Allende :
Pinochet — …Pas question. Il faut tuer la chienne et l’affaire est réglée, mon vieux.
Carvajal — D’accord, reddition sans condition. On leur offre la vie sauve, si tu veux.
Pinochet — La vie sauve et on les expédie ailleurs...
Carvajal — D’accord. On lui offre toujours de quitter le pays.
Pinochet — Ou il sort du pays... et l‘avion s’écrase ensuite au cours du vol.
Carvajal — D’accord. (rires).

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[1] Éditions Favre, Lausanne. L’auteur, né en 1947, Docteur es lettres, enseigne à l’Université de Fribourg.

[2] Sur le ceinturon des soldats de Hitler était gravé « Gott mit uns » (Dieu avec nous)

[3] En 1776, les Indiens étaient 600.000. En 1910, 200.000.

[4] Même si, du fait du Sénat, l’Amérique n’adhère pas à la SDN.

[5] Philippe Masson. Cité par l’auteur.

[6] NOTE AU MOMENT DE LA MISE EN PAGE : bel exemple de ce que dit ici André Prime, la chute brutale d’Alcatel, qui s’est produite après qu’il ait écrit ce papier !

[7] Pour voir, j’ai pris au hasard le programme de télévision d’une après-midi :
- sur TF1 : cinq séries américaines, une allemande
- sur la 2 : six séries américaines, une allemande.

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LECTURES

Haute criminalité financière

par H. MULLER
octobre 1998

Luxueusement édité dans un format tout à fait insolite pour le genre, Un monde sans loi [1], de Jean De Maillard, prolonge, en le complétant, celui d’un autre magistrat, Thierry Jean-Pierre [2] et s’inscrit parmi la liste, déjà longue, référencée en bibliographie, des études traitant de la haute criminalité financière.

« Une évidence saute aux yeux, mais son énoncé même reste tabou : la finance moderne et la criminalité organisée se renforcent mutuellement. Elles ont toutes les deux besoin, pour se développer, de l’abolition des réglementations et de la suppression des contrôles étatiques… Installés aux commandes de l’État-Providence, les hommes et les femmes politiques n’ont plus que des manettes qui donnent dans le vide ». C’est une économie malsaine qui submerge peu à peu le monde financier. Il s’agit du domaine mafieux, de l’argent de la drogue, celui du racket, de la corruption, de la fraude, des trafics d’armes et autres activités illicites, masses considérables d’argent sale que des réseaux s’exercent à blanchir en toute impunité. Ces procédés de blanchiment, les uns simplistes, d’autres compliqués à dessein pour égarer ou décourager les contrôles, J. De Maillard les décrit avec minutie et clarté sur un mode hautement didactique, son texte assorti d’illustrations légendées résumant, en les soulignant, les phases successives des opérations de blanchiment.

On peut s’étonner que les services chargés de la répression, soient pareillement désarmés dans leur lutte, alors qu’ils n’ignorent rien des filières empruntées par l’argent sale. « La mondialisation financière a fait entrer le cheval de Troie de la grande criminalité au coeur même des démocraties… Laissez faire, laissez aller, c’est la doctrine actuelle de la mondialisation. Alors comment pourrait- on se doter d’une législation qui rendrait les paradis bancaires et fiscaux hors-la-loi ? »

L’appel de Genève ? Un espace judiciaire européen ? La réponse va bien au-delà des voeux pieux de l’auteur. Le fer est à porter dans les usages monétaires eux-mêmes, seul moyen de neutraliser cette pollution financière, ce monde sans loi venu se greffer sur les sociétés de droit. Une monnaie de consommation se substituant à la panoplie de nos outils monétaires, mettrait un terme au tournis de l’argent. Elle serait cet instrument miracle, le sésame d’une révolution économique et monétaire, prémices d’une société nouvelle exceptionnellement séduisante attendue de toutes les victimes, conscientes ou inconscientes, de l’économie de profits.

A sa propagande, Internet devrait pouvoir ménager une ouverture que les médias lui ont, à ce jour, solidement cadenassée.

En dénonçant avec beaucoup de talent l’irrésistible progression d’un monde sans loi au coeur de nos institutions décadentes, Jean De Maillard aura sans doute aidé les mouvements de réflexion à prendre conscience de l’urgente nécessité d’une profonde et décisive innovation monétaire.

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[1] chez Stock, 1998.

[2] Crime et blanchiment, chez Fixot, 1993.

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FINANCE

Souteneurs, receleurs et dealers contribuent aussi à la richesse d’un pays

Conformément aux volontés de Bruxelles, l’institut de la statistique italien a décidé d’intégrer l’argent du crime dans la comptabilité nationale. Reste à définir la méthode de calcul.
par J.-P. MON
octobre 1998

C’est par ces lignes que Courrier International (17-23/9/98) résume un article paru dans le quotidien économique et financier italien Il Sole/24 Ore, citonsle  : « l’Union Européenne a décidé qu’à partir de l’an 2.000, les activités illégales entreront officiellement dans les comptabilités nationales. Par illégales, on entend les activités interdites par la loi (la production de drogues, par exemple), et celles qui peuvent être légales en ellesmêmes mais qui ne le sont plus quand elles sont exercées en dehors du cadre prévu par la loi (comme l’exercice d’une profession par des personnes non habilitées)  ». L’Institut de la statistique italien annonce que « ces deux types d’activités devront figurer dans la comptabilité nationale, au poste production, à condition de générer des biens et des services pour lesquels il existe une véritable demande du marché. » Autre critère retenu  : « ne seront prises en compte que les transactions où il existe un accord entre vendeur et acheteur (outre la drogue, on pense à la marchandise volée et à la prostitution), tandis que les autres (extorsions, vols, cambriolages) en seront exclues. »

Bien entendu, la Commission Européenne a fait très peu de publicité pour ces nouvelles dispositions financières qui, dit-on, ne préoccupent que les spécialistes.

Il serait pourtant intéressant de savoir ce qu’en pensent les futurs candidats aux élection européennes de 1999 ?

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RÉFLEXIONS

Où va l’euro-machin ?

par P. VILA
octobre 1998

Enfin le boulon de la machine mondiale d’exploitation à outrance - modèle G7 - semblent prêts à sauter. Les machinistes-vautours n’ont cependant pas envie de réviser leurs règles de montage du super-pouvoir. Ils ont chargé leurs valets médiatiques (exemple Alain Minc) d’effacer toute curiosité publique à l’endroit des mystères bancaires.

Entre autres questions : La croissance est-elle si nécessaire au maintien du niveau de vie ? Quelle réalité recouvre la dette des nations ? Et le problème de fond qui inclut ces deux-là : l’origine du crédit bancaire.

On aurait pu espérer un débat pédagogique d’été, lorsque D.Rousset et J.Généreux ont entamé une série d’émissions sur l’économie avec trois experts sur le thème des 35 heures. Landernau hexagonal, incompétences politiques et syndicales de tous bords, effet douteux sur l’emploi, on semblait bien parti pour une analyse des modèles socioéconomiques de cette fin de siècle… Las, J. Généreux a rapidement viré au banquisme intégral. La série s’est achevée en bouquet final avec le PDG de l’ANVAR, P.Jorgensen, sophiste à toute épreuve, qui nous a démontré que l’Eurobank de Frankfurt était notre meilleure garantie d’une défense de tout ce qui manque aux Onze bientôt quinze de l’Europe. Cet état-major privé saurait répartir les finances du continent... Généreux lui-même était K.O., incapable de le faire revenir au réel de 1998.

Le 24 Août J.Delors est intervenu... Pour rejustifier Maastricht, Amsterdam et Dublin… A ses yeux, une seule urgence : « nous ne progresserons plus sans réforme politique  ». Inspiré par les schémas papaux-pétaino-gaullistes, il suggère que les hommes d’affaires soulagent la misère des peuples et que les hommes politiques cèdent sur la souveraineté, etc.…

Mais sur les conditions de la gestion sociale : santé, enseignement, soutien aux laissés pour-compte de “l’économisme”, il manque de conviction et invoque sa stratégie de l’engrenage. Probablement pour résister aux égoïsmes sacrés et aux théories du chaos (si bien poétisées par Adam Smith) ?… Et au passage il re-cite comme condition nécessaire la croissance économique.

Pourtant c’est bien sur le contrôle du crédit que devrait se jouer la réforme des régions-provinces de la petite Europe à onze. Et l’engrenage en passe de l’emporter, c’est malheureusement l’engrenage financier, qui restera aussi flou qu’incontrôlable, si nous laissons faire. Le crédit est le seul outil collectif des nations. Au cours des siècles, les langues et les cultures adaptées aux terroirs, aux climats et aux fluctuations de l’histoire ont légué à chaque morceau d’Europe son mode de gestion juridique, son énergie propre et ses atouts particuliers. Bien sûr tout cela évolue, et parfois trop vite. Mais jeter dans le même trou bancaire les produits d’échanges de tous ces climats, de toutes ces énergies humaines transformerait le rêve des grands fondateurs en cauchemar façon George Orwell 1984.

Pourtant c’est bien lui, J. Delors, qui a doté les accords de clauses de subsidiarité. Certes, il faut plus de pouvoir économico- social aux régions (il faudrait peut-être réduire leur nombre en France à moins de 10). Cependant les pratiques monétaires fonctionnent à l’échelle des nations, et abolir cela nous jetterait dans la confusion impériale.

Sur l’exemple Suisse on a puni trop tard les combines pronazies de “secret” des gnômes de Zurich après le désastre d’Hitler ; mais combien sage est ce pays de garder sa banque ! Rappelons nous qu’il n’était encore vers 1830 qu’une petite enclave montagnarde arriérée ; les transports, la cybernétique et l’Europe des riches ont permis le développement pondéré de ses vallées (jusqu’à l’invasion pharmaco-chimique).

Revenant à l’Europe, la réhabilitation en cours sera certes mieux orchestrée par une politique transnationale de dépollution, d’aménagements et de reconversions, pour pallier la folie des profiteurs du vingtième siècle. Mais la mise en oeuvre des directives appropriées n’est techniquement possible qu’à travers un suivi national et régional.

Sur l’économie des Onze, l’article de J-P.Mon [1] a parfaitement révélé les hésitations des experts : ils tremblent de devoir contredire le cours de M.Friedman... Nous ne sortirons de “la crise” que si nous maîtrisons l’équilibre production- consommation. Et cela ne se réussira qu’à l’échelle nationale.

Commençons par les nationalisations bancaires, les seules qui s’imposent : la réforme du crédit est liée aux conditions humaines de chaque nation. L’Europe ne la réclame pas encore ; elle reste paralysée par l’ignorance et l’impuissance de ses dirigeants politiques à tous les niveaux. J. Delors a raison si c’est cette réforme qu’il veut pour la “progression” de nos institutions. Mais avec la Banque Centrale par Maastricht, il a mis le boeuf derrière la charrue. Si on en reste là, tout le système va stagner, laissant aux prédateurs le contrôle invisible de nos destinées. Là où ils sont dérèglementés, là est le chaos !.. Le rôle de l’Europe est de soutenir les États contre les super pouvoirs économiques et financiers (au lieu de nous imposer de petites normes technologiques - façon “Gosplan”— exsoviétique) et de laisser à chacun la gestion bancaire de son économie. Car la vertu, le charme et l’atout-maître de notre continent, c’est cette diversité, qu’il faut respecter pour opérer les réformes radicales d’émission, de contrôle et de gestion du crédit-monnaie, les seules fondamentales…

Enfin, les discours “économistes” me semblent régulièrement infectés par le sous-entendu mythique de la nécessité d’une croissance commerciale pour préserver l’économie. C’est au nom du remboursement du “déficit” au système bancaire que “les experts” nous assènent cette condition. La survie des “plus riches” passe ainsi automatiquement par l’écrasement des autres... Tant que le pouvoir bancaire continuera de gérer l’humanité avec de telles normes, I’économie mondiale en restera au chaos des exponentielles, cassées en des points imprévisibles : les “phases aléatoires” des fluctuations boursières décrivent la roulette russe du monde moderne.

Le remède, c’est la modélisation et le chiffrage détaillés des échanges réels sur le marché, et l’émission de monnaie permettant d’investir, de produire les biens et services — donc de consommer — cette production réelle ; mais c’est obligatoirement la destruction des signes monétaires à l’instant de la consommation. Ainsi aucune inflation par les voies artificielles du système orthodoxe ne se produira. Et même les distorsions spéculatives, sur la monnaie et par les pouvoirs monopolistes, deviendront visibles et remédiables. Les experts restent muets sur toute proposition de ce type, car ils sont les employés de la construction monopoliste bancaire déguisée en “libéralisme”, parasite de l’économie depuis plus de deux siècles, jusqu’aux horreurs des dernières décennies…

L’Europe a les moyens d’enrayer la crise et de prouver l’équilibre !... Hâtons-nous de promouvoir la réforme distributiste du crédit !…

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[1] Sacrée OCDE, GR N° 980, p.3.

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TRIBUNE LIBRE

Question pratique à propos de la monnaie distributive :

octobre 1998

J’ai un ami qui croyait qu’en économie distributive les commerçants jetaient la monnaie à la poubelle une fois que les clients la leur avait versée. Pour lui, la monnaie de consommation qui se détruit à l’achat, ça voulait dire “à la poubelle”. Il en déduisait, avec raison, que puisqu’il n’y avait donc aucun contrôle, il y aurait forcément du coulage.

Je lui fis remarquer que sa version de l’économie distributive était une version simpliste, car on ne jette pas à la poubelle, on garde la trace en archive, comme le fait le système actuel avec la monnaie scripturale.

Du coup, il a eu peur que les choses soient beaucoup plus compliquées, parce qu’à présent il faudrait une armée de contrôleurs pour surveiller ces “traces” (ça ne sert à rien de consulter des archives si on ne les consulte pas) et dans ce cas on retourne au point de départ de la discussion, le risque de coulage.

J’ai évoqué la possibilité d’un contrôle informatique, donc automatique. Ce à quoi mon ami m’a répondu qu’il n’était pas pour le “tout informatique” (j’ai bien reçu l’argument, car moi non plus je ne suis pas pour le 100% informatique), et que de toute façon, la monnaie au porteur (circulante) était le moyen le plus simple d’éviter le coulage.

Donc l’économie distributive entraînerait des complications, ce que je ne peux pas croire, puisqu’il n’y a ni salaires, ni impôts, ni taxes : ce ne peut qu’être plus simple qu’actuellement.

Néanmoins, la question posée par mon ami m’a paru très pertinente : Comment, avec une monnaie distributive qui se détruit au niveau du détaillant, assurer un contrôle efficace au niveau des livreurs, grossistes, usines, etc. sans tomber dans une bureaucratie extrêmement compliquée ?

J’ai trouvé la réponse : la monnaie distributive ne doit pas se détruire au niveau du détaillant. Il faut que celui-ci la transmette au livreur, qui va la transmettre au grossiste, qui la transmettra à un autre livreur, qui la transmettra à l’usine, et là elle peut même se scinder en plusieurs branches, par exemple si les pièces détachées sont fabriquées dans des usines différentes. La monnaie distributive remonterait ainsi jusqu’à la matière première et là, seulement, elle serait détruite.

Quelle serait donc la différence avec le système actuel ? C’est que la monnaie ne peut aller que du consommateur aux matières premières, la circulation est à sens unique, remontant par tous les stades de la distribution et de la fabrication. Et c’est aussi que la monnaie du consommateur ne constitue pas un bénéfice pour le commerçant, pas plus qu’elle ne constitue un salaire pour le livreur, car chacun perçoit son revenu social, basé sur la production et non plus sur le travail encore nécessaire pour fabriquer cette production.

J-P P, Château-Renault

RÉPONSE.

Le souci principal de ce correspondant est d’éviter le coulage. Ce souci est tout à fait légitime aujourd’hui, mais il y a lieu de penser que la tendance au coulage et à la “triche” viennent de la peur d’un manque, et que par conséquent, dans un régime d’abondance organisé en fonction des besoins de tous, cette tendance a de fortes chances de disparaître spontanément.

Mais, réfléchissons-y quand même.

La première idée qui vient est celle de notre correspondant  : il faut un contrôle à chaque étape, à chaque transfert. D’accord. Mais pourquoi ce contrôle devrait-il être fait par l’argent ? Voila encore une occasion de repenser le rôle de l’argent.

En fait, ce qu’il faut contrôler, et pas seulement par peur du coulage, c’est la quantité de biens transmis, tant de pièces, tant de kilos de ceci, tel volume de cela. Ce qu’il faut donc, c’est un inventaire permanent. Ce qui se fait dans toute entreprise bien gérée pour éviter les pertes et les manques. L‘ordinateur est généralement adopté pour ces inventaires parce qu’il constitue la façon la plus rapide (en fait, instantanée), très simple et très claire de se tenir à jour. Sinon, ceux qui préfèrent la bougie à l’ampoule électrique devront exiger à chaque transfert un reçu : « j’ai reçu ce jour telle quantité de ceci, livrée par un tel ».

Non seulement il n’y a pas besoin d’argent pour cela, mais cet inventaire est infiniment plus utile qu’un transfert d’argent. Dire « j’ai encaissé 1.000 F d’une livraison » n’est pas une information suffisante. Ce qu’il faut connaître, c’est le contenu de la livraison.

Tirons une idée claire de ce débat. L’argent n’est nécessaire que lorsqu’il s’agit de rendre un choix possible. C’est pour pouvoir exprimer son choix que chacun doit recevoir son pouvoir d’achat en monnaie. Ainsi 100 F pour l’un sera un repas, pour un autre, un vêtement, pour un troisième un livre, un CD ou un voyage. Par contre, pour tout ce qui est de la gestion de l’économie proprement dite, fabrication, transport, et distribution en gros ou en détail des produits, c’est une comptabilité qui est nécessaire, pour savoir non pas qui a consommé, mais quoi, et garder l’information nécessaire pour savoir, par exemple, ce qui doit être réapprovisionné.

Concluons : l’argent s’annule à l’achat, comme l’actuelle monnaie scripturale ou la monnaie électronique, ou avec une carte de crédit, quand le consommateur acquiert ce qu’il choisit.

Et pour qu’il puisse trouver ce qu’il veut, il faut un inventaire permanent de la production, une comptabilité la plus exacte possible des biens et des services fournis, et cela, bien sûr, à tous les niveaux, pour bien gérer notre patrimoine commun.

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TRIBUNE LIBRE

Les idées librement exprimées ici par Djémil Kessous, sous le titre Une banque mondiale et populaire ? dans notre N°978 a soulevé beaucoup d’objections. Voici cette fois celle de Louis Gohin :

Une banque mondiale et populaire ?

par L. GOHIN
octobre 1998

Une banque mondiale et populaire ? Il existe une banque mondiale et avec elle, la mondialisation de l’économie... bref, ce que les pseudo spécialistes nomment la loi du marché. Une seule banque impliquerait qu’il n’y a sur la planète qu’un seul peuple, un mode de vie uniforme. Par ailleurs les peuples en seraient très éloignés et il leur serait quasiment impossible d’intervenir de manière coordonnée sur sa gestion. La banque mondiale risquerait fort de tomber entre les mains de quelques “experts” copie conforme de ceux qui gèrent l’actuel FMI. Nous sommes pour le fédéralisme par delà les frontières sans omettre le fait identitaire. D. Kessous admet que « le pouvoir d’émission est tombé entre les mains de la grande communauté capitaliste internationale  ». Sincèrement, ce qui suit en est la contradiction- même en affirmant que “l’argent s’est démocratisé”...mais où ? et comment ? Les banques émettent de la monnaie scripturale. Cela ne signifie nullement que la monnaie se soit démocratisée, même si elle existe dans le porte-monnaie des contribuables. De tout temps il y a eu un étalon d’échange. Il faut même remonter à l’antiquité. Cet argent n’était qu’un élément d’échange. Que Kessous nous apporte la preuve tangible de la démocratisation de l’argent.

Je relève dans ce texte ce genre d’affirmations : « à présent presque toutes les grandes devises ont un cours libre ». Merveilleuses spéculations boursières qui permettent à une minorité de s’enrichir, alors que la majorité des gens du globe est, soit en état de survie, ou en chômage ou s’adonne à la guerre... parce que la guerre, pour les dirigeant, est un moyen d’évacuer les crises sociales. Et sous cette diversité se cache désormais une seule réalité planétaire, la mondialisation. « Il existe de facto, une monnaie mondiale, unique, universelle, qui ne demande qu’à naître officiellement »... donc il faut parler du dollar qui est indexé sur la planche à billets. C’est une monnaie fragile malgré les apparences, parce que d’autres monnaies concurrentes en Asie, puis en Europe, peuvent tomber dans un gigantesque krach...où sera donc cette « monnaie universelle » ? Naîtra-t-elle alors d’un coup de baguette magique ? Il faut faire preuve de réalisme, il est un fait que ce krach peut déboucher sur un “grand vide” au niveau des institutions et de la vie sociale. Je suis étonné que D.Kessous qui est, en principe, distributiste, n’abonde pas dans ce sens... ou alors qu’il nous dise ses conceptions précises sans se perdre dans l’énoncé de belles théories… Certes, je reconnais qu’il présente son texte avec conviction, mais ce n’est pas suffisant. « Faire naître une réalité humaine qui soit réellement planétaire, universaliste  ». Universaliste, est défini selon le dictionnaire : relatif au monde tout entier, à tous les hommes. Opinion qui ne reconnaît d’autre autorité que le consentement universel.

En tant que libertaire, et cela est différent, je ne vois que dans l’autogestion et le fédéralisme les clés de la société humaine future. Malheureusement nous en sommes loin. L’universalisme est une conception imprécise de la société. Elle englobe même des opinions diamétralement opposées par une forme de compromis qui, un jour ou l’autre, redonnera jour à une société hiérarchisée. Il convient donc de ne pas accoler au terme “libertaire” celui de “universaliste”. D.Kessous est citoyen du monde, je n’ai pas à porter de jugement à ce sujet au nom de la liberté d’opinion, religieuse ou politique. Je suis tout à fait d’accord pour l’abandon des souverainetés nationales, qui reste nécessaire par l’évolution du mouvement réel de l’histoire universelle. Là non plus, je n’abonde pas dans ce sens parce que l’évolution se traduit par la mondialisation économique, le processus de concentration du capital, la constitution d’oligarchies capitalistes mondiales. La puissance des États renaît, non pas en réaction à ces processus, mais tout simplement parce que les capitalistes mondiaux ont besoin des États en tant qu’organismes pour protéger leurs profits. Les États existent, en conséquence, mais sans être investis de la souveraineté du temps jadis. Les lecteurs, je pense, aimeraient savoir ce que signifie “la subsidiarité” [1]. En conclusion, la monnaie distributive devrait être fonction de la demande et de l’offre. L’informatique apporterait au consommateur les données économiques lui permettant de juger et décider en connaissance de cause.

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[1] NDLR : Subsidiarité est un terme beaucoup employé de nos jours et dont nous avons déjà rappelé le sens. Il s’agit de veiller à ce que les décisions soient prises à l’échelon le plus bas possible, et non pas imposées par un pouvoir hiérarchique alors qu’aucune utilité ne le justifie.