La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1004 — novembre 2000

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N° 1004 — novembre 2000

Rien à faire ?    (Afficher article seul)

Inventons la démocratie pour que soient défendus les Droits de l’Homme.

Utopies contre oppressions douces   (Afficher article seul)

Pression médiatique de l’oppression douce   (Afficher article seul)

L’oppression douce exercée par les médias et les discours officiels.

L’oppression douce   (Afficher article seul)

Sur les 35 heures chez les cadres   (Afficher article seul)

Battre le fer pendant qu’il est chaud   (Afficher article seul)

À propos de la listériose et de la maladie de la vache folle.

Mon beau-frère, celui qui est devenu croque-mort   (Afficher article seul)

Extraits du livre de Roger Mercier.

Mon papa, il a dit…   (Afficher article seul)

… et lancé une start-up.

À la trappe, les palotins !   (Afficher article seul)

La santé : une marchandise ?   (Afficher article seul)

À propos du choix de son activité   (Afficher article seul)

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Éditorial

Rien à faire ?

par M.-L. DUBOIN
novembre 2000

Face à la violence, la force brute, la déraison et tous les intégrismes, la réaction est, du moins peut-on l’espérer, le dégoût, la réprobation de la plupart de nos concitoyens. Mais leur réflexe est souvent de dire « je n’y peux rien ». Quand il s’agit de la violence qu’on montre en direct, comme ces soldats qui tuent des enfants qui lancent des pierres, ou cette foule qui lynche un soldat, l’argument est :« c’est trop loin et je n’y suis pour rien. » Quand il s’agit de la violence couverte par les autorités et qu’on n’apprend qu’après coup, (massacre d’Algériens jetés dans la Seine à Paris il y a un demi siècle, pogrom des immigrés d’El Ejido en Andalousie, en février dernier) l’argument est « on ne pouvait pas savoir ». Quand il s’agit de la violence permanente qui consiste à affamer des peuples maintenus sous embargo, à en massacrer d’autres, à en maintenir en esclavage sous la tutelle d’intégristes, le prétexte pour prétendre qu’on n’y peut rien devient« c’est dans la nature humaine et le fait qu’il y a toujours eu des guerres prouve qu’il y en aura toujours ». Ou la charge est reportée sur l’autorité :« il faudrait que les gouvernements donnent à l’ONU les moyens de faire respecter les Droits de l’Homme », mais sans chercher comment les citoyens pourraient imposer ces droits officiellement et universellement reconnus, sinon en rêvant qu’un gouvernement mondial serait plus sage que ceux des actuels états de droit qualifiés de démocratiques.

Le citoyen ne commence en général à réagir que lorsque le souffle du boulet passe un peu plus près de lui. Quand il apprend qu’une mafia s’est organisée pour financer les campagnes électorales en prenant l’argent destiné aux biens publics ou aux logements sociaux, par exemple, il sent qu’il a été berné, mais il réagit par un « tous pourris, tous les mêmes, je ne vote plus. » Il faut que la magouille le touche d’encore plus près pour qu’il ait envie de réagir. Avec l’affaire du sang contaminé ou celle de l’amiante, cela se rapproche, mais il y a des mailles au filet. C’est quand il s’agit de sa bouffe de tous les jours, quand son beefsteack peut être mortel, que le problème lui paraît sérieux. Les consommateurs se découvrent alors citoyens, mais pas tous de la même façon. Il y a ceux qui réagissent en protégeant leur assiette « je veille sur les miens. Pour les autres, vive la liberté ! » Certains théorisent cette attitude en expliquant « le plus urgent est de se transformer soi même, l’amélioration pour les autres suivra… sûrement… ou peut-être ». Heureusement, il y a aussi ceux qui ont conscience d’appartenir à une société et donc cherchent comment y agir en citoyens responsables. Pour les en dissuader, on essaie bien de les démoraliser [1], mais soit leur nombre augmente, soit ils s’organisent mieux, en tout cas, ils commencent à se faire entendre.

Et s’il fallait d’abord créer chez nous une véritable démocratie, donnant la priorité aux droits de l’Homme sur les “lois” économiques et sur tous les autres intégrismes, pour qu’elle puisse s’étendre au monde ?

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[1] par exemple en les traitant d’utopistes.

Dans notre dernier numéro , J.Auribault a tenté d’appréhender le sens du vocable “utopie”, tant galvaudé actuellement, par effet de mode. L’interprétation abusive de J-F Revel, confrontée à l’histoire des utopies, relève plus d’un point de vue passionnel que d’une analyse objective des œuvres utopiques ou des faits historiques.

L’importance des utopies reste toujours d’actualité et aux 3èmes Rendez-vous de l’histoire à Blois, du 13 au 15 octobre 2000, les historiens devaient même se prononcer sur « Les utopies, moteurs de l’histoire ? »

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Dossier : l’utopie (suite du N° 1003)

L’esprit utopique ne demeure-t-il pas, au seuil du troisième millénaire, le seul rempart face aux idéocraties naissantes, fondées sur les “bienfaits ”de la “Nouvelle économie” ?

Utopies contre oppressions douces

par J. AURIBAULT
novembre 2000

Jean-Pierre Le Goff, dans un livre [1] paru en 1999, concluait que « la barbarie douce » constituait « le point aveugle de la modernisation des entreprises et de l’école ». Selon lui, la “société globale” vers laquelle nous sommes entraînés, de gré ou de force, résulte du libéralisme économique aussi bien que d’une gauche moderniste qui gère les états sociaux-libéraux, en toute connaissance de cause. Les déclarations de Blair ou Schrœder sont claires à ce sujet, la formule de Jospin « oui à l’économie de marchés, non à la société de marché » demeure ambiguë… Le Goff a raison de souligner que cette dérive des démocraties occidentales trouve son origine dans le climat de décomposition culturelle qui règne depuis plus de vingt ans.

« N’utilise-t-on pas, aujourd’hui comme hier, la lassitude démocratique, la nausée devant le néant, la confusion devant le désordre comme prétextes pour une nouvelle situation historique d’exception, qui requiert un nouvel autoritarisme persuasif, unificateur des gens devenus clients et consommateurs d’un système, un marché, une répression centralisée. »
Manuel Vazquez Montalban

Cependant, je crois que le terme de “barbarie” appliqué à ces pays ne reflète pas tout à fait la réalité, plus fluide, et que “oppression” paraît mieux définir la situation. En revanche, il est flagrant que la barbarie sévit dans les pays extérieurs à l’Union européenne (Algérie, Afrique, Turquie, Moyen Orient…). Et cette barbarie, due aux régimes militaires ou dictatoriaux, en un mot totalitaires, résulte d’une néo-colonisation économique des pays riches, ceux du fameux G7 (dont la France fait partie !)

À l’abri des frontières de l’Europe, nos pays occidentaux connaissent une paix relative, par rapport au passé mouvementé. C’est pourquoi le climat délétère, qui s’instaure progressivement, incline plutôt à y déceler la montée d’une oppression douce.

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[1] La Barbarie douce. Jean-Pierre Le Goff, La Découverte.

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Dossier : l’utopie (suite du N° 1003)

Précédant la rentrée parlementaire, les laudateurs du libéralisme français ont lancé leur offensive médiatique : Alain Minc, le Conseiller des princes (de la finance, s’entend), est apparu, par deux fois, sur notre petit écran : dans l’émission de Bernard Pivot du 29 septembre, sur le thème “la nouvelle économie” et le ler octobre dans Agapé, consacrée à “l’Evangile contre la mondialisation”.

Pression médiatique de l’oppression douce

par J. AURIBAULT
novembre 2000

• BOUILLON DE CULTURE… LIBÉRALE

Après La mondialisation heureuse, A.Minc y présentait sa nouvelle profession de foi www. Capitalisme.fr, en compagnie de Jean-Marie Messier qui n’a pas hésité à intituler son premier livre J6M.com [1]. De tacites connivences semblaient lier nos deux compères pour nous démontrer qu’il ne fallait pas avoir peur de la nouvelle économie, la seule possible, et qui, de surcroît, fonderait la meilleure des nouvelles sociétés. L’idéologie était prêchée par Alain Minc, avec son charisme habituel, et la praxis [2], exposée par J6M. Face aux deux complices, le sociologue Alain Touraine et Jean Gadrey [3] tentaient de porter la contradiction. Rendre compte du débat serait une gageure tant il avait, à certains moments, une tonalité surréaliste.

L’art d’être un jeune patron libéral

Alain Minc joua le rôle du faire valoir de J-M. Messier, grand nouveau patron, à l’ambition légitime puisque le chef d’entreprise doit être « mono maniaque, obsessionnel » (A.Minc, sic, !). à la question de Bernard Pivot « Votre ambition professionnelle est d’être le N°1 ou rien ? », J6M, avec une bonhomie souriante, se contenta d’affirmer qu’il voulait « Vivendi au moins N°2 mondial de la communication ». Pour obtenir ce résultat il n’avait pas eu “le syndrome de la limousine”( !) comme d’autres patrons, et, lors de négociations difficiles, si les rapports de forces conduisaient à des moments de vive tension, il n’avait pas pour autant la tête du “tueur”, tel qu’on l’avait caricaturé. La séduction opérant, même Alain Touraine se faisait piéger à ce jeu de rôles, reconnaissant au grand jeune patron (43 ans) le mérite d’être « un capitaliste entrepreneur, dans un secteur nouveau ». Capitaliste certes, entrepreneur sans doute, mais j’ajouterais, financier surtout ! Car on a vite oublié que l’achat des nouvelles filiales du Groupe Vivendi (US Filter, Havas, Seagram) n’a pu se faire que grâce au pactole de la Cie Générale des Eaux [4]. Cette société privée (comme la Lyon-naise des Eaux) a, depuis des années, su gérer la contribution des abonnés français pour l’alimentation en eau potable (et l’assainissement). Jouant sur une certaine ambiguïté de la situation des distributeurs d’eau en France (sociétés privées exerçant la fonction de service public, via des concessions), ceux-ci ont toujours considéré qu’ils vendaient l’eau comme tout autre bien marchand. On ne saurait le leur reprocher, puisque les gouvernements de droite ou de gauche étaient d’accord. La CGE s’est ainsi constitué une rente sans risques, et une saine trésorerie (les investissements lourds étant assurés par les Collectivités locales ou l’État). Cette capacité financière lui a ainsi permis de mobiliser quelque 35 milliards de francs pour des opérations immobilières hasardeuses. Fort heureusement J6M, succédant à Guy Dejoigny, a remis de l’ordre dans les comptes et défini une nouvelle stratégie, en larguant les amarres des filiales construction (à risques et faibles profits) pour se reconvertir dans les technologies nouvelles à marges nettes élevées.

Malgré le changement de nom du groupe [5], quoi de nouveau ? Ni plus ni moins qu’une gestion capitaliste d’un groupe qui restructure ses activités pour obtenir un maximum de profits afin de satisfaire ses actionnaires (dont, en premier, les fameux fonds de pension). Même le couplet de J6M sur “l’actionnariat salarié et le plan d’épargne Groupe”, qu’il présenta comme une forme de “capitalisme équitable” n’était pas une innovation, les salariés de la Cie Générale des Eaux bénéficiant de ces avantages depuis longtemps. Cette possibilité d’accès des salariés au capital n’est pas un geste philanthropique, puisqu’il permet à la Direction de mieux maîtriser une OPA sauvage en cas de raid en Bourse. (Ce n’est pas une fiction, l’évènement s’est produit il y a 18 ans).

L’insignifiance des formules libérales

Je me suis permis d’insister sur le contexte de Vivendi car dans cette émission, l’essentiel était dans les non dits. Les formules qui jaillissaient au cours du débat, pouvaient paraître séduisantes pour des téléspectateurs non habitués aux questions économiques ou aux réalités des entreprises. Mais, les « assertions sans contrôle, et trop intéressées pour être accueillies de confiance » [6] d’un grand patron ou d’un maître es-économie, trahissaient, quand même, une démagogie langagière trop voyante.

Quelques exemples :

• « Internet est de gauche, c’est un ascenseur social. Car, celui qui a une idée peut concurrencer la plus vieille des entreprises ».

La déconfiture de nombreuses “start-up” en est effectivement une démonstration !

• « Les Français sont de moins en moins citoyens et de plus en plus consommateurs, car les nouvelles techniques de communication et d’information entrent dans la vie quotidienne du citoyen. Les entreprises doivent répondre à la demande croissante de ces citoyens, et ne pas se substituer au rôle de l’état. Celui-ci doit protéger les hommes des aléas de la vie et favoriser l’égalité des chances. »

C’est évident puisque l’économie de marché, en vertu du sacro-saint principe d’une concurrence salutaire [7], crée l’inégalité et se traduit dans les entreprises par la compétition parfois sauvage entre les hommes. J6M est expert en la matière, puisqu’il a été l’heureux gagnant de la compétition interne à la Cie Générale des Eaux [8] !

• « Il est certain qu ‘il y a un manque d ‘État, José Bové ou les ONG posent les vrais questions. »

(J6M, sic, mais le baron E- A Seillière partage-t-il cette opinion ?)

• « Aussi la société doit-elle se structurer autour de la société civile, ce qui implique des confrontations inéluctables avec cette société civile ». Donc acte !

La cerise fut placée sur le gâteau par Alain Minc : « Le triomphe du Marché est dû au fait qu’on a longtemps cru à un autre système [communiste]. Mais l’économie de marché est un état de nature [!!!] et la nouvelle économie résulte de trois événements : informatique, fin du communisme, finance planétaire ». La concomitance de ces trois révolutions débouche sur une « révolution heureuse pour nous les enfants de la Crise, car nous entrons dans un nouveau cycle de croissance ! […] On ne peut incriminer le Marché de créer des inégalités, dans la mesure où 50% du PIB est mal redistribué par l’État… La situation inégalitaire est due à la faiblesse de la société elle-même, car il n’y a pas de contre-pouvoirs ou de forces sociales. » Sans commentaire. Et pour finir : « Dans la dynamique du marché, la mort d’entreprises fait la vie des autres. La Bourse est une histoire de fous, mais qui dit quelque chose »…Venant de ce théologien du libéralisme, on pourrait dire qu’il n’y a que la foi qui sauve. Car que peut bien nous dire la Bourse ? Que l’indice CAC 40 se porte bien et que le volume des transactions est important ?

Critiques de la nouvelle économie

Face à cet assaut, le point de vue des deux sociologues ne pouvait qu’être différent.

Bien qu’il soit enthousiaste pour les nouvelles technologies, Alain Touraine estime que l’analyse de J-M Messier est celle de la société de la technologie informatique et de la communication et non celle de la société. L’argumentation aboutit finalement à une théorie purement capitaliste. Ce point de vue fort est celui de quelqu’un qui détient un pouvoir et fait abstraction du problème de la distribution [9]. Ce système engendre plus que des inégalités, il tend à opposer finalement les classes dirigeantes aux autres. C’est « la morale du Roi, ce n’est pas dans la nature des choses. »

Jean Gadray, pas convaincu d’assister à une “révolution heureuse”, s’interroge sur la formule “internet de gauche” de J6M, et regrette qu’A.Minc considère la création d’inégalités comme des “dommages collatéraux”. (Cela rappelle effectivement de facheux souvenirs, mais Minc n’en est pas à une formule cynique près…). Il conteste (d’après un rapport américain) le bien-fondé de l’argumentation selon laquelle Internet et les nouvelles technologies de communication ont créé des emplois nouveaux aux États-Unis. Il constate que l’argumentation d’A.Minc ne repose que sur les notions de « concurrence/compétition qui devraient être les moteurs de la vie sociale ». Il exprime alors son désaccord total sur ce glissement vers un type de relations humaines uniquement marchandes. La compétition ne peut être comprise que dans le sens d’émulation (comme cela existe encore dans la recherche fondamentale). Si l’on veut éviter une “fragmentation de la société” il ne faut pas sacrifier, mais développer les organismes existants de coopération ou de mutualité ; toutes formes de gestion autonome, responsable et non marchande. Car il y a de nombreux facteurs non économiques qui déterminent l’économie. Quant au capitalisme populaire, Jean Gadray avoue son scepticisme : il n’y voit qu’une nouvelle forme de paternalisme. En réalité il s’agit de transférer une partie de l’augmentation des salaires vers le capital, de continuer d’assurer un rendement de 15% aux fonds de pension et de faire partager aux salariés les risques d’entreprise. Les risques, et surtout les erreurs de management !

La dernière intervention d’A.Touraine résumait bien l’opinion des sociologues : « Admettons que le capitalisme cherche à élargir sa base sociale... Mais la réalité de la nouvelle économie est que la croissance (aux États-Unis, notamment) ne repose pas sur des mécanismes économiques, elle est tirée uniquement par les gains en bourse et l’anticipation sur la valeur des sociétés. En fait, le monde financier dirige l’économie. Est-il sain qu’une économie dépende de l’enrichissement de quelques uns ? »

A.Minc, tout en reconnaissant qu’il pouvait exister un risque de basculement de l’économie si, comme aux États-Unis, l’épargne était exsangue et l’endettement trop important, restait optimiste pour l’Europe, en particulier pour la France qui a une tradition de l’épargne. Quand on a la foi du charbonnier, on n’a pas peur d’aller droit dans le mur avec la nouvelle économie !

• AGAPÉ : « L’ÉVANGILE CONTRE LA MODERNISATION ? »

La prestation d’Alain Minc au cours de cette émission fut moins brillante. Il faut dire que vouloir traiter, en moins d’une heure, la question telle que posée tenait du pari impossible. Notre chantre du libéralisme était épaulé cette fois par un politique, François Daubert, ex-ministre, député de Démocratie Libérale.

Face à eux, J-C Lavigne, dominicain et économiste, O. Abel, pasteur spécialiste d’éthique et Carole Dubrule d’Action contre la faim, représentant un collectif d’organisations non gouvernementales.

Minc nous gratifia, à nouveau, de ses aphorismes libéraux et proposa qu’une « dialectique positive s’instaure avec les contre-pouvoirs » ( ?) et répéta que le marché ne crée pas la pauvreté mais l’efficacité, tout en reconnaissant que les inégalités subsistent.

Pour François Daubert la mondialisation a permis le retour de la liberté par rapport au système cloisonné d’avant la chute du mur de Berlin. Elle apporte globalement la richesse et le libéralisme est un rempart contre la mondialisation sauvage. En dehors de cette médiocre argumentation, j’ai noté que F. Daubert n’était pas du tout partisan de la taxe Tobin. Allez savoir pourquoi ?

Je n’irai pas plus loin dans ce compte rendu du débat. Paraphrasant le titre du livre de Françoise Dolto, Les évangiles au risque de la psychanalyse, cette émission aurait du s’intituler “Les évangiles au risque de l’économie”. A.Minc, s’étant scandalisé d’entendre J-C Lavigne juger « l’ordre économique mondial au nom de la parole de Dieu », refusa d’entrer dans “un débat idéologique” ! Pour couronner le tout, et après avoir déclaré son athéisme, il osa annoncer que les contre-pouvoirs étaient dans la « trinité : juges-médias-opinion. »

Nous étions passés d’un bouillon de culture à une bouillie de culture. Qu’était venu faire notre chantre dans cette galère (spirituelle) ?

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[1] Rappelons que J-M. Messier est le Président du Groupe Vivendi (ex- Compagnie Générale des Eaux), surnommé dans le milieu professionnel, “J-M. Messier, Maître de Moi-Même et du Monde” (d’où : “J6M”, par auto-dérision ostentatoire !)

[2] Oui, je sais, la praxis est un terme marxiste ! Mais quelle est la différence entre « les lendemains qui chantent », néo libéraux et ceux de la défunte idéologie communiste ?

[3] Pour son livre Nouvelle économie, nouveau mythe , éd. Flammarion.

[4] Vivendi + Universal = 250 000 employés, chiffre d’affaires = 50 milliards d’euros, salaire de J6M = 7 millions de francs (+ montant des stock-options ?)

[5] Vivendi, coiffant CGE, Cegetel, Havas etc. permettait (d’après les milieux bien informés) de faire oublier certaines affaires politico-financières dans lesquelles était trop visiblement impliquée la Générale des Eaux ou ses filiales.

[6] La formule est de Jaurès

[7] à noter que cette concurrence est purement théorique dans le domaine de la distribution d’eau.

La Générale des eaux, la Lyonnaise des eaux ou la Saur (Bouygues), par accords confidentiels, s’étant partagé des zones d’activités depuis longtemps (voir les condamnations prononcées à leur égard, dans le passé, pour non respect de la concurrence).

[8] Voir les quelques pages, dans le livre de J6M, consacrées à l’éviction des “barons”, les cadres supérieurs de la Compagnie.

[9] Alain Touraine devrait s’abonner à La Grande Relève !

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Dossier : l’utopie (suite du N° 1003)

L’oppression douce

par J. AURIBAULT
26 mars 2009

L’oppression douce commence par le prosélytisme médiatique comme on vient de le voir. Mais, en réalité, elle est déjà présente, le discours libéral n’étant que la justification d’un processus déjà engagé. La liste des con-traintes, violen-ces par abus d’autorité et asservissements qui constituent l’oppression quotidienne serait longue à décrire. Elle n’est pas toujours visible car elle crée, comme l’écrivait Camus, « une muette hostilité qui sépare l’oppresseur de l’opprimé ». Questionnez les actifs, ils vous dirons que le temps de travail s’allonge et la densité réelle de la tâche s’alourdit. Toute activité fait l’objet d’audit, de gestion à flux tendu, de stratégie.

…et l’oppression forte :

Les 5, 6 et 7 février dernier, la communauté immigrée qui travaille dans les serres d’Andalousie a été victime d’un véritable pogrom, tenu sous silence.

Le Forum Civil Européen a réuni une commission internationale pour mener une enquête qui s’avère édifiante. Alors si vous voulez savoir dans quelles conditions (européennes et libérales) sont produits les légumes que vous trouvez hors saison dans les supermarchés, lisez son rapport en commandant la brochure (120 pages illustrées, 60 F )

El Ejido, Terre de non droit
au
Forum Civique Européen,
Mas de Granier, Caphan,
13310 St Martin de Crau.

Le chômage baisse d’après la courbe officielle, mais les emplois précaires augmentent (un CDD n’est-il pas une activité intérimaire déguisée ?). Pendant ce temps on manque de personnel qualifié dans de nombreux domaines… Ne serait-ce pas que la conséquence du nouveau concept libéral “d’employabilité” se subtitue à celui de métier ? Car apprendre un métier demande du temps et on est pressé… Face à cette agitation moderniste, à cette boulimie de changements dans les activités humaines, les informations non-stop sur les radios ou la télévision nous forcent à subir les cours oscillants de la Bourse en temps réel. Quant aux discours politiques, ils reflètent Le nouvel état d’esprit du capitalisme[[Titre de l’essai de Luc Boltanski et Eve Chiapello, NRF- essais, Gallimard], fait d’un amalgame de litanies managériales, de notions soixante huitardes récupérées pour le compte du capitalisme. C’est dans cet environnement médiatisé à outrance que s’opère l’oppression douce.

Les utopies contre l’oppression douce

L’oppression douce est-elle à l’origine du pessimisme ressenti par les Français lors de la dernière récente enquête sur leur moral, alors que l’économie affiche un taux de croissance élevé ? Il est vrai que, comme le disait Edmond Maire, « on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance »… Ce pessimisme des Français, qui semble s’opposer à l’enthousiasme faussement naïf de jeunes patrons ou d’économiste adeptes de la pensée unique, rappelle la fameuse “morosité” ressentie par les Français sous le gouvernement Pompidou, quelques mois avant 1968 ! On ne peut leur reprocher d’avoir un manque de visibilité (en jargon actuel !) sur l’avenir que proposent aussi bien les droites libérales que les socio-libéraux. Si l’oppression douce continue à son propre rythme, nous risquons d’aboutir, non pas obligatoirement à Big Brother, mais comme le redoutait Emmanuel Mounier, à « une société sans visage, faite d’hommes sans visage, où flotte parmi les individus sans caractère, les idées générales et les opinions vagues, le monde des positions neutres et de la connaissance objective. »

Derrière l’oppression douce, les menaces sont déjà réelles : destruction de l’environnement naturel, discriminations génétiques, fin de la vie privée, domination des esprits. Il faut en être conscient : l’oppression capitaliste est en marche. Son véritable objectif est d’intégrer de plus en plus d’activités humaines dans sa sphère financière. Que reste-t-il au citoyen qui se veut libre et autonome ? L’insubordination active, qui ne peut se manifester que dans des utopies créatrices d’une société où “l’exploitation de l’homme par l’homme” deviendra une formule archaïque. L’économie distributive demeure sans doute encore une des utopies les plus réalistes, mais le chemin est bien long pour convaincre…

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Témoignages

« Questionnez les actifs ! », vient d’écrire Jean Auribault. Mais ils nous apportent d’eux-mêmes leur témoignage ! Voici justement celui que nous a adressé un cadre qui a découvert notre mensuel depuis peu de temps :

Sur les 35 heures chez les cadres

par E. H.
novembre 2000

J’aime beaucoup votre joumal qui a l’immense mérite de remettre en question le mode de pensée unique qui gangrène peu à peu notre liberté d’action. Ce qui contribuera, je l’espère, à le propulser un jour sur le devant de la scène pour un débat urgent et salutaire sur le devenir de la société…

En attendant, les exemples au quotidien ne manquent pas pour souligner la nécessité de faire évoluer les mentalités. Ainsi dans mon entreprise, comme sans doute dans beaucoup d’autres, la difficulté d’application de la loi sur les 35 heures met bien en relief le besoin de changer l’idéologie de nombre de cadres et de dirigeants. On ne peut que frémir en effet quand on constate simplement que ceux qui pourraient le plus bénéficier de cette avancée sociale, les cadres, souvent victimes du dépassement horaire et soumis à la pression du “marché”, n’osent pas réclamer leurs droits légitimes, subissant le diktat d’opinion imposé tacitement par nos dirigeants dénaturant ainsi le caractère social de cette loi.

Ce ne sont pas là des paroles en l’air : quiconque a déjà travaillé en entreprise sait qu’il est usuel d’en rajouter sur son investissement personnel, ce qui se traduit dans les faits par un temps de présence accru : non pas pour se faire remarquer, pour courir après la reconnaissance, mais plus couramment par absence de choix, pour se protéger et éviter d’attirer négativement l’attention du supérieur hiérarchique, souvent enclin à assimiler la distinction dans ce domaine à un manque de motivation. Ce dernier sait aussi que les cadres eux-mêmes, en réaction à cette insécurité diffuse, entretiennent parfois une suspicion pesante, créant un climat communautaire perverti où tout manquement aux horaires ou aux us et coutumes de l’entreprise se traduit par des allusions, des attaques “frontales” masquées sur le ton de la bravade. Travail de sape au quotidien sournoisement entretenu par le discours officieux des ressources humaines, dont la défense de l’image d’une “entreprise familiale” cache mal ses vues étroites sur l’investissement maximal et son allergie vis-à-vis du temps partiel ou du congé parental. Dans ce climat où il est de rigueur d’afficher avec constance l’apparence d’une motivation sans faille, faisant fi de tout problème personnel ou plus généralement des aléas de la condition humaine (dans un disneylien “I feel good” à l’américaine !), tout cadre proclamant un quelconque intérêt pour une activité (formation, projet personnel ou associatif...) autre que celle de l’entreprise devient inévitablement suspect. à tort, car l’ouverture d’esprit et la bonne santé mentale induite par la conduite de plusieurs activités est à mon sens des plus bénéfiques pour le “rendement” professionnel de tout un chacun.

Mais tant que nos dirigeants seront intoxiqués par une idéologie dominante basée sur le “tout travail”, orientée vers le profit à court terme, cette loi restera lettre morte dans son esprit : on touche ici aux limites des lois humaines, lorsqu’elles butent sur les résistances de l’ordre établi et des traditionnelles “vues de l’esprit”.

Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la loi sur les 35 heures ait du mal à s’imposer chez les cadres : le chef de mon service, par exemple, adepte de l’uniformité de la pensée néolibérale, a fait savoir personnellement qu’il veillerait à ce que tous ses subalternes soient soumis au même régime de travail, un forfait annuel sans décompte horaire ! Le texte de l’accord précisant malgré tout qu’il doit s’agir d’un choix entre employeur et employé, on n’ose imaginer le sort de celui qui sera assez téméraire pour réclamer (légitimement, donc) un véritable aménagement du temps de travail…

Ai-je besoin de rappeler que les bénéfices du “sans horaire” sont loin d’être démontrés (surtout pour la santé de ceux qui le subissent !) et ne sauraient justifier cette attitude irrespectueuse du droit de chacun, bafoué jusque dans sa définition même (certains considèrent que les concessions légales obtenues par des patrons sur la “flexibilité” nous renvoient au XIXème siècle) ?

Il faut s’opposer à cette vision unilatérale du rapport hiérarchique, non seulement pour faire avancer la loi sur les 35 heures, mais aussi pour changer des mentalités guère disposées à évoluer vers l’économie distributive.

E.H.,Paris

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Témoignages

D’un autre horizon, le témoignage suivant nous est parvenu d’une lectrice qui se présente comme paysanne et pour qui « la santé paraît une priorité en face de la finance… j’ai noté, dit-elle, pour tenter de sortir la masse de son individualisme, quelques unes de mes interrogations sur des sujets actuels évoqués, sans vraie clarté, par trop de médias. Car j’ai de la peine à faire admettre que nos campagnes sont le vase d’expansion de la ville et que la terre est un ultime recours possible… comme l’escalier, quand l’ascenseur est en panne. »

Battre le fer pendant qu’il est chaud

par M. LAURENT
novembre 2000

Dans un monde déjà sciemment dépolitisé par le bruit fait autour des scandales financiers (sans faire, d’ailleurs, la distinction entre l’enrichissement personnel et le financement des partis politiques, longtemps non réglementé) les médias éloignent encore le peuple de la réflexion profonde sur ses graves problèmes actuels.

À se pencher sur l’ignorance populaire généralisée, vis à vis d’une action comme celle de José Bové et de ses partenaires, en face du délire national suscité par la victoire française à la finale du foot, on peut craindre revenir à l’aberration des Romains ne demandant que “du pain et des jeux” à la veille de l’effondrement de leur empire !

Bon psychologue, José Bové a pourtant trouvé un sujet susceptible de réveiller les Français : la bouffe. Son livre connait un succès que nous devons encourager… Il faut profiter de sa lutte écologiste - mais aussi politique - pour la valorisation d’une nourriture saine, produite par une agriculture échappant à l’industrialisation, au productivisme à tout prix (au mépris de la santé, parfois de la vie) pour montrer qu’une autre économie est possible. Au travers de la défense des marchés (tués par les grandes surfaces), de la vente directe, ou en circuit court, des produits alimentaires, il faut prouver qu’une autre société peut naître. échappant à la main mise totale de la grande distribution (en aval sur la consommation, et en amont sur la production, sur le revenu des producteurs, sur les salaires…), cette société, plus saine physiquement, pourrait aussi être plus conviviale. On a mangé, bu de bonnes choses à Millau, mais il n’y a pas eu de hooligans ; on ne s’est pas battu : on a ri, on a chanté !

Je connais bien, à la fois, la ville (j’y ai vécu le temps de mes études) et le milieu rural pour avoir exploité une très modeste ferme (toujours financièrement sur la brèche) avec mon mari. Celui-ci a participé longtemps, et avec beaucoup d’intérêt, aux travaux de la Commission nationale agricole du PS, que j’ai suivis à travers lui. Et je dois dire que les solutions gouvernementales envisagées pour rassurer la clientèle sur les dangers présentés par exemple par la listériose ou par l’encéphalite spongéiforme… me laissent parfois sceptique quant à leur efficacité mais aussi sur les répercussions qu’elles peuvent avoir sur la petite agriculture.

La listériose

A) Problème de l’alimentation animale chez les producteurs de lait.

Dans un élevage intensif, tenaillé par la concurrence et la compétitivité, la distribution importante d’ensilage est indispensable pour atteindre les performances recherchées. Or, s’il n’est pas d’une qualité parfaite (très difficile à obtenir), le fourrage ensilé offre un terrain très favorable au développement de la listéria. Il n’en faut pour preuve que l’expérience de M. L Rochet, à Valencin (Isère), il y a une vingtaine d’années, dont toutes les chèvres sont mortes ou ont dû être abattues, pour cause de listériose, après avoir consommé de l’ensilage. Celui-ci était bien supporté par les vaches, sans pour autant que leur lait soit indemne de germes, en très faible quantité, le laissant normalement commercialisable, mais prêts à se développer rapidement, dans les produits laitiers transformés.

B) Problème de la température à laquelle doivent être conservés les produits laitiers.

a) Chez nous, le lait de vache, réfrigéré à la traite dans un tank unique, n’est ramassé, par économie de transport, que tous les trois jours. Après une collecte, dès la deuxième traite, du lait sorti à 38° du pis de la vache, est donc mélangé, automatiquement, à du lait ramené à 4°. N’y a-t-il pas, ainsi qu’aux deux traites suivantes, rupture de la chaîne du froid ?

Les services compétents se seraient penchés sur ce problème et envisageraient d’imposer l’utilisation de tanks réfroidisseurs à deux cuves communicantes, pour ne mélanger le lait qu’au moment où le dernier obtenu serait à 4°. Mais qui paiera ce coûteux équipement ?

Si les pouvoirs publics continuent à accorder, sans plafonnement, des aides (50 milliards) dont bénéficient essentiellement de riches propriétaires terriens, plutôt que d’accorder des subventions à de petits exploitants pour s’adapter, à travers les contrats territoriaux d’exploitation, aux exigences nouvelles de la production, de la transformation, de la distribution, ce sera une fois de plus le triomphe de l’agriculture industrielle avec ses dangers !

Soumis, comme le reste de notre production, à une concurrence européenne et même mondiale, totalement déréglementée, le lait, ainsi que ses dérivés, est consommé souvent à des milliers de km et après moult échanges. Pourquoi ? Et si son prix moyen est fixé, comme en 2000, à 1,80 F le litre, les petits producteurs des zones défavorisées n’auront qu’à se retirer et leur village se transformera en désert !

b) D’ailleurs, même si l’on refroidit convenablement le lait, même si les usines qui l’utilisent, les magasins de vente et les réfrigérateurs familliaux remplissent toutes les conditions sanitaires imposées … comment ne jamais rompre la chaîne du froid ? Comment préserver totalement des produits dits stériles, mais dépourvus d’anticorps naturels, donc particulièrement sensibles à la contamination ? Les ménagères auront-elles un sac, un petit caddie et une malle d’auto à la fois frigorifiques et cloisonnés hermétiquement pour passer, parfois après un très long trajet, du point de vente à leur frigo ultra-sûr ?

c) Que penser, également, si elle est encore pratiquée, comme je le crains, de la surgélation suivie de décongélation en vue d’une consommation largement retardée ? Je l’ai vue pratiquer il y a une vingtaine d’années dans une fromagerie industrielle, assurant le débouché d’un élevage, industriel lui aussi, de 500 chèvres, installé dans le centre de la France. En période de surplus, le caillé était congelé, puis, au moment où la production laitière diminuait (normalement) il était décongelé et mélangé à du caillé frais pour confectionner des fromages dont certains étaient consommés environ deux semaines après. Où était alors la sécurité alimentaire ?

Les grandes firmes agro-alimentaires ont trouvé la solution capable de les débarasser de la concurrence des petits producteurs en s’assurant le monopole de la fabrication et de la distribution des produits laitiers : faire interdire à travers l’Europe les fromages fabriqués avec du lait cru, yaourts compris.

En arrivera-t-on là un jour ?

Les problèmes de la viande

Ces problèmes se posent pour moi depuis l’apparition des cas de “vache folle”. La maladie chez les bovins a été attribuée, uniquement d’abord, à l’alimentation carnée de certains ruminants pour augmenter leurs performances (laitières notamment). C’est possible… Mais :

— Pourquoi a-t-on fait le silence sur les marques d’aliments utilisés en Angleterre, d’où semble partie la maladie, comme en France où elle a suivi ? Alors que, chez nous du moins, les propriétaires de troupeaux atteints ont été photographiés, montrés à la télé, cités par la radio et les journaux.

— Pourquoi n’a-t-on pas été surpris par le nombre stupéfiant de cadavres (laissant supposer de “big” épidémies dans de “big” élevages) utilisés pour enrichir des tonnes et des tonnes de granulés pour des bovins, des porcs, des volailles, des poissons dans de nouveaux “big” élevages ? Alors que depuis le XVIIIème siècle (et peut-être avant) on sait que des troupeaux de moutons sont décimés par des maladies neurologiques transmissibles, pourquoi l’idée n’est-elle venue à personne que des tonnes de viande séchée, provenant d’animaux morts ou malades, aient pu être fournies au Royaume-Uni, au titre du Commonwealth, par un pays tel que l’Australie, pour entrer ensuite sur le continent européen et, au titre du marché commun, en France ?

Et si ce trafic a existé, a-t-il pris fin ?

Pour rassurer la clientèle sur la qualité de la viande, on insiste sur la “traçabilité”, sur l’affichage de sa provenance, de sa race… Or, si chez nous (il n’y a pas de règlement sanitaire commun à l’Europe et encore moins à l’Amérique d’où nous sont importées d’importantes cargaisons de viande), une carcasse est relativement facile à suivre grâce au marquage des animaux (imposé par les services vétérinaires et les groupements de défense sanitaire du bétail, mais malheureusement parfois encore truqué), il n’en est pas de même quand il s’agit de la découpe. Comment distinguer, contrôler sur l’étal la provenance de deux petits morceaux de viande de même catégorie, absolument semblables ?

— Que dire aussi de la sécurité des produits, notamment en charcuterie, portant la mention “transformé en France” ? D’où vient cette viande, quelles transformations sécurisantes a-t-elle subies ?

J’ai bien conscience de la difficulté, dans certains ministères, celui de l’agriculture en particulier, d’agir avec un esprit vraiment social, car des intérêts diamétralement opposés s’affrontent, et les puissants achètent souvent les plus pauvres avec les miettes de la table (à travers le mammouth FNSEA), tandis que s’opposent les remèdes aux dangers de la grande production et de la grande consommation. Sinon, je serais tentée de dire : Mais de qui se moque-t-on ?

Finalement les meilleurs produits alimentaires restent ceux offerts sur des marchés par de petits producteurs locaux ou distribués par de petits commerçants s’approvisionnant autant que possible sur place, et ceux achetés directement et fidèlement par des restaurateurs à des producteurs connus, déclarés et sérieusement contrôlés.

Pourquoi alors cette série de mesures prises récemment dont l’application stricte aurait pour conséquence la disparition des marchés et des petites boutiques (déjà rares) au profit des grandes surfaces, qui bénéficient déja d’inexplicables et injustes privilèges (en particulier, celui du paiement des produits avec un crédit de 90 jours, sans intérêt) ? Au siècle passé on a construit des halles (seulement couvertes comme à La Mure, parfois fermées, comme à Grenoble). Les marchands de plein air étaient, avec les petits magasins, des lieux de convivialité. Cela est si vrai qu’actuellement les habitants du quartier de l’Ile verte à Grenoble s’insurgent contre l’implantation d’une simple superette ! Le marché Hoche, à Grenoble, essentiellement “bio”, connait un vrai succès !

Au moment où la convivialité est ce qui manque le plus à notre société, surtout dans les banlieues surpeuplées, pourquoi, lors d’aménagements territoriaux, n’y conserve-t-on pas une large Place du marché, avec prises de courant électrique, points d’eau, sanitaires pouvant être utilisés, même en début de soirée, sous protection et surveillance adéquates ? Cela sauverait beaucoup de petites fermes qui ne peuvent survivre qu’en vendant directement des produits de qualité. Pourquoi notre tourisme ne se mettrait-il pas à la portée de “ceux qui ne partent jamais” en aménageant dans nos villages de nombreux espaces de pique-nique ? N’a-t-on pas été sainement heureux le long de la “Méridienne Verte” et cela malgré un ciel qui n’a pas voulu se mettre de la partie ?

… et falsifications chez Lactalis ?

Tandis que Marguerite Laurent nous envoyait ses remarques, on apprenait qu’un rapport de gendarmerie, à l’autre bout de la France, avait conduit à la mise en examen de Lactalis pour falsification du lait que lui livrent les agriculteurs de la Mayenne. Lactalis est le premier groupe laitier européen qui vend ses produits sous les noms de marque Lactel pour le lait, Bridel pour le beurre, Président, Lepetit, Lanquetot, Roquefort Société pour différents fromages. L’enquête aurait établi en mai 1999 que 684 millions de litres de lait avaient été trafiqués en 1997, soit une fraude portant sur 70 % de la production du groupe. Des techniques modernes de fractionnement moléculaire étaient utilisées pour extraire du lait de consommation certaines protéines - dites nobles - et les utiliser dans la fabrication industrielle de fromages. Comme les agriculteurs-fournisseurs du lait reçoivent une plus value en fonction du taux de protéines, cette falsification les a sérieusement lésés et ils ont porté plainte. Mais cette dilution fut une tout aussi sérieuse baisse de qualité pour les consommateurs de lait… et ceux ci n’ont pas porté plainte. Manque d’information, d’organisation ? Ou démission ?

Encore un exemple qui montre que la vigilance des citoyens, telle celle dont fait preuve ici Mme Laurent, est absolument nécessaire. Mais il faut aussi que les citoyens s’organisent pour s’informer, dénoncer et combattre ces pratiques.

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Lectures

Nous avons apprécié cet extrait, envoyé par son auteur, d’un livre auto-édité. Nous vous suggérons donc de commander le livre à Roger Mercier, 22 rue Canterane, 33370 Bonnetan (Fax, téléphone : 05 56 78 35 93).

Mon beau-frère, celui qui est devenu croque-mort

par R. MERCIER
novembre 2000

Mon beau-frère n’est pas méchant. Il est devenu croque-mort pour gagner sa croûte. Au début, cela me choquait. Je pensais : ce n’est plus un beauf fréquentable. Mais au fil des mois, en y regardant de plus près, je me suis aperçu qu’il s’agissait d’un filon porteur : il en meurt tous les jours des vivants. Je me suis dit aussi qu’il fallait oser attaquer un tel filon. Peut-être n’avait-il plus d’autre choix que d’aller voir du côte des morts s’il y avait encore du travail ?

Il faut que je vous explique : mon beau-frère était chauffeur-livreur de bouteilles de Bordeaux... vides. à la suite d’un accident de travail et d’une restructuration menée tambour battant par le nouveau directeur, en l’occurrence une femme, il s’est retrouvé au chômage. Il l’avait toujours dit qu’une femme, c’est dangereux.

Les dernières années de son boulot de chauffeur, c’était tranquille. Il jouait souvent à la pétanque avec ses collègues en attendant que les commandes arrivent.

Un jour, elles ne sont plus arrivées.

Après vingt-quatre mois de chômage, un copain, qui croquait déjà, lui a proposé de venir croquer avec lui.

Savez-vous qu’autrefois le croque-mort croquait réellement ? En fait, il mordait le gros orteil gauche, je crois, pour s’assurer que le trépassé était vraiment très passé. Si la victime se manifestait par un gémissement ou un frétillement, elle était mise en attente.

Soit elle finissait par s’immobiliser, soit elle reprenait du poil de la bête, ainsi qu’un billet d’attente.

Aujourd’hui, avec l’accélération du rythme de vie mais également du rythme de mort, cette pratique n’a plus cours. Mon beauf, par conséquent, ne croque pas les orteils (je vous sens rassurés), il ne creuse pas non plus. Il se contente de nettoyer, recoller les morceaux, porter, attendre, suivre. C’est assez cool. Deux heures de travail par jour. Mais le revenu reste aléatoire car, en semaine, les vivants se retiennent de mourir. Le week-end, en revanche, c’est la bousculade à cause des accidents de voiture notamment, mais les papys eux-mêmes préfèrent attendre le jour du sabbat, question d’habitude. Je parle très peu de son nouveau métier avec mon beauf, mais si je le questionne, il avoue : « Dimanche dernier, j’en ai fait quatre, ça tombait comme des mouches. »

Qui pourrait imaginer qu’un jour son beauf deviendrait croque-mort ? Enfin, il paraît qu’il n’existe pas de sot métier. J’ai compris, en tout cas, qu’il accepterait tout de suite n’importe quel autre travail. C’est un bon vivant. Il préfère boire un coup, manger, rire avec les vivants. Mais les vivants ne sont-ils pas des morts qui s’ignorent ? Il le reconnaît : leur compagnie lui tient chaud au cœur.

Il ne recherche pas un métier illustre.

Ce qui l’intéresse, c’est de pouvoir continuer à becqueter peinard.

Si un jour vous allez voir outre-tombe, que vous soyez argenté ou miséreux, orgueilleux ou modeste, efflanqué ou ventru (il n’arrive pas à vous voir differents), vous le rencontrerez. Il sera heureux de vous rendre service, lui qui est moitié chômeur, moitié croque-mort.

Il n’est pas méchant, mon beau-frère. Il a simplement été rattrapé par le boulot qui fout le camp.

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Humour d’humeur

Mon papa, il a dit…

par R. LIADÉFRITE
novembre 2000

Ce soir-là, en rentrant à la maison, mon papa il a dit :

— C’est décidé. Nous allons créer une start-up !

Ma petite sœur, qui ne suçait pas son pouce à ce moment-là, profita de notre étonnement à ma maman et à moi :

— C’est quoi, une start-up ?

Avant de répondre, mon papa se racla la gorge comme chaque fois qu’il était embarrassé, sortit son calepin de sa poche et lut :

— Une start-up, c’est comme une petite entreprise qui démarre très vite, à la surprise générale même, et qui fabrique quelque chose qui n’a jamais été fabriqué, d’où son succès assuré !

— Qui c’est qui a dit ça ? avança d’un air soupçonneux ma maman.

— C’est Monsieur Guy Azar…

— … le fameux conseiller de ton patron d’Auchou ? ça ne m’étonne pas ! explosa ma maman. Celui-là, dès qu’il s’agit de jeter le trouble parmi les ouvriers, il n’a pas son pareil. ça te gênerait de ne pas assister au moins une fois à ses réunions mensuelles ? Dans quel guêpier tu vas encore nous fourrer ?

— Pas du tout, coupa mon papa avec superbe. Et Monsieur Azar a ajouté : la fortune sourit aux audacieux. Si vous ne voulez pas rester au bas de l’échelle toute votre vie…

— Comme les grenouilles, dit ma petite sœur.

— Oui comme les grenouilles, reprit machinalement mon papa. Eh bien, si on veut devenir patron, il faut encore de l’audace, toujours de l’audace, et profiter de la peur des autres pour se sortir du marécage.

— Comme les grenouilles, répéta ma petite sœur.

— Oui comme les grenouilles, dit mon papa dans un état second.

— Et tu as pensé à quoi ? Dis voir ! interrogea ma maman.

— Je vais vous demander toute votre attention, dit mon papa d’un air concentré.

— Il parle comme notre Président de la République, j’ai dit tout bas à ma maman.

— Voilà, j’ai beaucoup réfléchi…

— C’est encore plus ressemblant, j’ai ajouté.

— … et, l’autre soir, en mangeant mes frites, j’ai eu une idée que personne n’a eue jusqu’à maintenant, j’en suis sûr. Et si, je me suis dit, pour donner de l’appétit aux enfants, on coloriait les frites ? Elles sont pâles les frites. Elles font malades, dans notre assiette, elles ressemblent à des vers de terre, alors si on les coloriait en vert, en bleu ou en orange…

— Oh oui, s’exclama ma petite sœur, en orange, j’aimerais ça !

— Vous voyez ! triompha mon papa. On n’a pas besoin de faire un sondage. La vérité sort de la bouche des enfants. Des frites orange, ce serait génial !

— Oh oui, ce serait super, approuva ma petite sœur.

Ma maman et moi, on se regardait, avec la même pensée en tête : mon papa, ou il est fou, ou il est encore en train de nous faire avaler des couleuvres.

— Allez, maintenant, au travail ! dit mon papa.

Et à notre grande surprise, il déroula sur la table une grande feuille de papier transparent, pleine de lignes droites et de courbes.

— Voilà, c’est notre nouvelle usine !

Comme c’était l’hiver, il n’y avait pas de mouches, mais s’il y en avait eu, on les aurait entendu voler. Ma maman, elle, elle était toute pâle. Moi, j’essayais de comprendre ce qui était tracé sur le papier, tandis que ma petite sœur battait des mains, les joues toutes rouges d’excitation, sans doute à l’idée de manger bientôt des frites orange.

— Mais, avec quel argent ? balbutia ma maman. Tu n’en as jamais parlé !

— C’est pour vous faire une surprise, voyons ! dit en riant mon papa. Et il reprit :

— Écoutez-moi tous. D’abord, on a une chance inouïe : mon patron d’Auchou, il veut bien être le parrain de ma start-up. Il m’a mis en relation avec Monsieur Trochu, son banquier, le patron du Crédit Ligotais (une banque tout ce qu’il y a de plus sérieux) et avec son architecte, Monsieur Pise (un homme bien droit, bien honnête) pour qu’il modifie notre hangar qui ne sert à rien au fond du jardin. Pour la somme de 550.000 F intérêts compris et remboursable en vingt ans, ce hangar on me le livre, refait à neuf, tout équipé, clé en main : c’est un prix d’ami, m’a confié mon patron d’Auchou.

— 550.000 F ! s’étrangla ma maman.

— Mais c’est pour rien ! dit en riant mon papa. D’après Monsieur Trochu, en deux ans, la somme sera amortie et, à partir de la troisième année, à nous les bénéfices ! C’est ça la nouvelle économie !

— Et pendant les deux premières années ?

— On peut tenir sans problèmes. Avec les économies que ta mère nous a laissées de son héritage, on amorce la pompe et le tour est joué.

— Pauv’ maman ! Si elle voyait ça ! Et qu’est-ce que tu mets dans les 550.000 F ?

— C’est bien simple. Il y a 200.000 F pour aménager le hangar et le mettre hors d’eau (moins de 50 m2 c’est pas la mer à boire) et 250.000 F pour les machines et objets nécessaires à la transformation des frites : cuve à ramollir, séchoir à ventiler, bac à colorier et machine à empaqueter.

— Il manque 100.000 F, j’ai dit à mon papa.

— Très bien , approuva mon papa. D’après vous, ils serviront à quoi ?

— à acheter les premiers kilos de pommes de terre , dit ma petite sœur.

— Bravo ! Et quoi encore ?

— Il faut les vendre ! ajouta-t-elle, ravie de trouver des solutions.

— Double bravo ! C’est ton grand frère qui va s’en charger. On va créer un emploi-jeune. Et l’fiston (c’est comme ça qu’il m’appelait mon papa) tous les mardis, jeudis et samedis matin, il ira faire les marchés. D’après mon patron d’Auchou, le succès va être foudroyant. Et pas plus tard qu’hier, il m’a dit : si tous les ouvriers avaient votre esprit d’initiative, Ernest, la croissance serait encore plus forte et il n’y aurait plus de chômage. Et il a ajouté : vous êtes le champion des start-up.

Mon papa prit alors ma maman par la taille et se mit à valser comme un fou, son visage rayonnait. Comme s’il avait tout compris, Popaul, notre canari, se mit à siffler, et, rassurée, ma petite sœur se remit à sucer son pouce, tout en caressant son chiot Zouzou et en rêvant sans doute à son premier repas de frites orange.

*

J’ai pas le souvenir d’avoir jamais vu mon papa pleurer. Mais ce soir-là, les coudes sur la table de cuisine, la tête entre les mains, il pleurait à chaudes larmes. Ses épaules montaient et descendaient par saccades, c’était pitié. Ma maman avait aussi des larmes plein les yeux :

— C’est une catastrophe, dit-elle. Qui c’est qui aurait pensé ça il y a six mois !

— Moi aussi, j’y ai cru, tu sais, mon papa. Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce qu’on va faire ?

Il a fallu de longues minutes pour que mon papa reprenne ses esprits et sèche ses larmes. Il pleuvait à grosses gouttes dehors et notre cuisine n’avait jamais été aussi triste.

— Je vais aller voir Monsieur Trochu pour essayer d’avoir une dernière rallonge, dit enfin mon papa. 50.000 F par exemple. Bien sûr, ce n’est pas la première et ça porterait notre découvert à 700.000 F. Mais il nous faut encore risquer une dernière fois : peut-être qu’en faisant les marchés en Belgique, l’fiston s’en tirerait mieux. Qui sait ? ça peut leur plaire aux Belges des frites orange…

Moi je me faisais tout petit dans mon coin. Seul le bouillonnement de la cafetière sur le feu à mazout rompait encore le silence. Je m’en voulais d’avoir tout raté. J’étais sans doute un mauvais vendeur, sinon pourquoi les acheteurs auraient éclaté de rire en voyant mes frites orange ? Je n’avais pas su me faire respecter. En deux mois, je n’avais vendu qu’une centaine de paquets et encore ! Plusieurs ménagères me les avaient rapportés dans une telle colère qu’elles me les avaient jetés à la tête, en me disant que le colorant orange s’était séparé de la frite à la cuisson et en me demandant de les rembourser ! Et ces dernières semaines, ils n’étaient plus achetés que par les supporters du Racing Club de Lens pour être lancés sur l’arbitre !

— Allons, dit mon papa semblant reprendre le dessus. Allons ! demain je vais prendre rendez-vous au Crédit Ligotais, auprès de Monsieur Trochu. C’est un homme à l’écoute des gens. Il me comprendra : Fiston, tu viendras avec moi, ça me donnera du courage. Et puis, après tout, c’est quand même nous les fers de lance de la start-up !

Deux jours après, mon papa et moi nous avions rendez-vous avec Monsieur Trochu. Il nous fit asseoir, puis se cala confortablement dans son fauteuil de cuir noir. Son œil aussi était noir. J’avais l’impression que tout était noir autour de nous. Après nous avoir observés fixement, il prit le premier la parole :

— Voyez-vous, mon jeune ami, dit-il à mon papa qui était pourtant plus âgé que lui, il y a deux catégories de gens : il y a ceux qui entreprennent et qui réussissent, et ceux qui entreprennent et ne réussissent pas. Pour simplifier, il y a les gagnants et il y a les perdants. Je vous observe depuis six mois : à l’évidence vous faites partie de la seconde catégorie.

Mon papa baissa la tête. J’étais rouge de honte.

— Parlons de vos pommes frites, reprit-il. Des frites orange ! Quelle idée !

— Mais vous saviez… osa mon papa.

— Avoir des idées, ce n’est pas difficile, coupa-t-il. Ce qu’il faut, c’est avoir la bonne idée. Or, des gens comme vous n’ont pas l’habitude de manier les idées, de les soumettre au banc d’essai de leur expérience, puis de les soupeser pour tester leur validité.

Je jure que c’est les mots qu’il a employés.

— Entreprendre, poursuivit-il, est réservé à une élite dont malheureusement, mon jeune ami, vous venez de faire la preuve qu’elle vous sera à jamais inaccessible.

Et, se tournant vers moi :

— Quand on sait pas faire du commerce, mon petit, on le laisse faire aux autres. Enfin, dit-il en fixant dans les yeux mon papa, vous aurez compris, mon jeune ami, qu’il ne peut plus être question, pour ma banque, de vous avancer le moindre centime. Contentez-vous de rembourser ce que vous devez. Montrez-vous honnête citoyen et nous oublierons ce que je qualifierais de déplorable malentendu.

Et il ajouta :

— Vous avez lancé une idée, une mauvaise idée, et elle vous revient dans la figure comme un boomerang.

— Comme une start à la crème, j’ai pensé en moi-même.

Sur ce, mon papa et moi, nous avons quitté le bureau, la tête basse et la rage aux poings. Est-ce bien vrai, me dis-je en moi-même, que des gens comme nous sommes condamnés à ne jamais réussir ? à rembourser des dettes leur vie durant ? et à subir la morgue de tous ces directeurs de Crédit Ligotais qui amoncellent impunément des milliards et des milliards de dettes ?

J’en étais là de mes réflexions quand nous sommes revenus, mon papa et moi, dans notre cuisine bien chaude. Ma maman nous avait préparé un bon bouillon avec un gros os plein de moelle comme je les aime. Et ma petite sœur sauta au cou de mon papa, lui appliqua un gros baiser sur la joue et lui dit à l’oreille :

— Tu sais, mon papa, on va pas te laisser tomber, on se serrera les coudes. Et puis, je vais te dire, elles étaient quand même bonnes tes frites à l’orange.

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Quand il s’agit de questions financières, les spécialistes n’ont pas peur de l’opinion des citoyens, ils parient qu’ils n’y connaissent rien !

Mais Paul Vila, lui, ne s’en laisse pas conter :

À la trappe, les palotins !

par P. VILA
novembre 2000

Comme modèle de lèche-bottes-à-phynance, je propose Michel Didier, de l’Institut International d’Économie Européenne. Il était interrogé récemment sur France-Culture à propos de l’offre de vente publique de la mini-banque Hervet, qu’il qualifia de « la dernière banque encore contrôlée par l’État français » (doit-on comprendre que la Banque de France serait privatisée ?). Ce fut pour lui l’occasion d’entonner une ode à la gloire des privatisations “salvatrices” telles que celles de Renault, Air France, Saint Gobain, Péchiney, CGE, Rhône-Poulenc, etc. j’ai dû rater France Télécom, et d’insister pour que cela continue avec les compagnies d’assurances et les banques, citant le Crédit National, le Crédit Foncier, le Crédit Agricole. En attendant bien évidemment nos grands services publics de l’EDF à la SNCF en passant par la Poste.

Notre héros faisait ainsi l’amalgame entre entreprises productrices de biens et de services (incluant les banques de dépôt et les banques d’affaires) avec les émetteurs de crédit. C’est une baliverne classique. Mais il déclara alors, et j’ai bien noté, je le cite :« un groupe privé peut exister avec une concentration de secteur public ». De quelle réalité du monde “économique”, dont j’ignorerais l’existence, s’agit-il ? Michel Didier voudrait-il faire prendre aux Français les opérations de banque pour des transactions “économiques” ?

Nous sommes prêts pour une vraie guerre des modèles de crédit. Le modèle classique s’avère de plus en plus fauteur d’inutiles destructions de valeur. Il convenait à une société de privilégies qui méprisait l’homme et la planète, mais respectait les dures “lois de l’économie”, incontournables comme le répétait à l’envi le petit -maître Alain Minc en 1990. Pour la France, seul un désengagement de l’État peut sauver cette sacro-sainte économie-là : il faut souffrir « pour rembourser au système bancaire les dettes de la nation », etc. Quand on compare ce modèle, dont les bases sont aussi horribles qu’illogiques, avec le système des États-Unis, bien mieux contrôlé, on se prend à espérer une révolution du crédit. La subtilité des opérations bancaires consiste en une spéculation sur la création de valeur, non pas opérée par la banque, mais utilisée par elle pour permettre l’échange. Le banquier rend un service de plus en plus virtuel depuis l’avènement des .com électroniques et, en échange de notre confiance dans ses pratiques comptables pour gérer notre crédit, il prélève un bénéfice, qu’il nous faut lui rembourser. Cela passe quand l’économie est en expansion, mais cela devient une obsession pour les producteurs, qui sont mis en concurrence par les experts économistes, tapis dans les rouages de la machine bancaire : le banquier dicte ses conditions de toujours plus à tous, producteurs, consommateurs, états.

Douce France, où un dixième de la population vit plus mal qu’en 1970, où l’énergie est gaspillée alors que les déchets urbains ne sont pas gérés, que ne mets-tu tes théoriciens en action pour définir un vrai Revenu économique ! Impose à ton Ministre des Finances un changement radical de ton système bancaire pour distribuer ce revenu comme un salaire à vie à tous tes ressortissants. Cela n’empêchera pas un vrai marché de jouer, pour sélectionner les meilleurs produits et services nécessaires. Au contraire, cela clarifiera le choix des consommateurs et ruinera bien plus vite les bobards commerciaux.

En attendant, les palotins de l’Institut International où sévit Michel Didier, de Bercy et d’ailleurs vont devoir changer de logique, sinon ils passeront à la trappe.

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Quant au service public, auquel nous avons consacré assez récemment un numéro spécial*, il est de moins en moins au service du public. Dans le domaine de la santé, Paul Vincent constate à propos du sida que la logique libérale passe avant la vie et Corine Lesnes, en décrivant la clinique des pauves, montre que cette idéologie ne fait pas mieux dans les pays qu’on dit riches :

La santé : une marchandise ?

par P. VINCENT, C. LESNES
novembre 2000

SIDA : Une nouvelle guerre géopolitique [*]

On y dévoile un autre méfait de l’OMC, à savoir les entraves qu’au nom de la protection de la propriété industrielle elle met à la possibilité qu’ont les pauvres de se soigner. Le patron du syndicat national de l’industrie pharmaceutique, Bernard Lemoine [1] présente un argument génial, mais d’un cynisme particulièrement antipathique : « Je ne vois pas pourquoi, dit-il, on exigerait de l’industrie pharmaceutique des efforts spécifiques. Personne ne demande à Renault de donner des voitures à ceux qui n’en ont pas. »

En dépit de tels propos et parce qu’elle est soucieuse de restaurer son image, l’industrie pharmaceutique a parfois consenti quelques concessions, mais elle préfère souvent faire appel au gendarme, un rôle qui convient parfaitement au gouvernement américain. Volant au secours du laboratoire Bristol-Myers-Squibb, celui-ci avait fait pression sur la Thaïlande par la menace de surtaxes prohibitives sur ses bois précieux et ses fabrications de bijoux, comme il en a maladroitement usé avec notre roquefort. Fort heureusement le gouvernement thaïlandais n’a pas cédé et il a décidé en date du 17 janvier 2000 que l’Organisation pharmaceutique du pays produirait elle-même un antirétroviral que des entreprises nationales avaient mis au point et pouvant remplacer celui dont Bristol-Myers-Squibb et quelques autres grands laboratoires mondiaux s’étaient assuré le monopole. Cette mesure permettra à la Thaïlande de soigner ses malades du sida pour 1,4 dollars par jour, ce qui est déjà cher dans sa situation, contre 3,7 dollars par jour avec des médicaments importés. Cela ne signifie sans doute pas que tous les malades pourront être soignés, mais avec un même budget on pourra quand même en soigner presque trois fois plus, et en faisant travailler l’industrie du pays.

Paul Vincent [**].

L’envers de la croissance américaine

À l’ombre du boom économique des États-Unis, 44 millions d’Américains vivent encore sans assurance médicale. Les employeurs américains recrutent de plus en plus à mi-temps pour éviter de payer l’assurance maladie, et cette tendance s’intensifie avec la “nouvelle économie”, si bien qu’aujourd’hui 57% seulement des employeurs paient la couverture sociale de leurs employés. Lorsqu’ils tombent malades, les non-assurés peuvent soit s’endetter, soit solliciter leurs amis au cours d’une soirée de “collecte de dons”, soit… attendre que le mal empire. Alors, « les gens vont aux urgences. Quand l’hôpital envoie la facture, ils ne paient pas. L’hôpital transmet le dossier à une agence de recouvrement, puis il finit par effacer la note. Mais l’hôpital répercute le coût des impayés et il augmente ses tarifs. Du coup, les assurances augmentent leurs prix et les employeurs sont de moins en moins chauds pour assurer leurs employés ». C’est ce qu’explique le directeur de la Clinica Campesina, un des 1029 centres de santé communautaires des États-Unis. Fondée en 1977 par une malade, cette clinique, au nord de Denver, a reçu 50.000 malades en 1999, soit 10 fois plus qu’il y a dix ans, et les médecins refusent 40 malades par jour. Financée par des fonds publics, ses patients (à 56% hispaniques), sont principalement des “working poors”, ouvriers du bâtiment, travailleurs agricoles ou employés de “fast-foods”.

Quand l’état du malade nécessite la consultation d’un spécialiste, la clinique fait appel à la bonne volonté des médecins qui ont accepté de figurer sur le fichier des volontaires. « Certains acceptent de prendre un patient gratuitement par mois, ou un tous les deux mois », explique l’assistante sociale de la clinique, « et quand le médecin a donné sa consultation gratuite, on inscrit les patients en liste d’attente pour le mois suivant. »

d’après Caroline Lesnes [***].
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[*] GR-ED N°984 Janvier 1999.

[1] Cité par Le Monde Diplomatique Janvier 2000.

[**] en s’appuyant sur les observations de la revue Ingénieurs sans frontières N° 47 deuxième trimestre 2000.

[***] dans Le Monde (19-7-2000) dont elle est l’envoyée spéciale à Denver, (Colorado).

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Dans l’éditorial de la GR-ED N°1002, sous le titre les dés sont pipés, M-L Duboin, montrait qu’au départ de nos propositions était le constat que le système actuel dévoie toute activité vers la recherche égoïste d’une rémunération, car cette constatation permet de comprendre sur quelles nouvelles bases la société doit être reconstruite. Henri Muller critique cette analyse et ces propositions :

À propos du choix de son activité

par H. MULLER
novembre 2000

Le libre choix d’une activité doit être réservé aux loisirs !

Il importait de mettre un terme aux “dérives” auxquelles, il y a quelque temps, La Grande Relève avait cru devoir intéresser ses lecteurs, dérives de nature à faire de l’Économie Distributive un attrappe-tout, à lui ôter toute crédibilité de la part des gens doués d’un minimum de sens critique.

Voila donc qui semble fait. On en revient aux principes de base : revenu social, service social et monnaie de consommation, pilier essentiel du système conférant à celui-ci son caractère économiquement révolutionnaire, alors que d’aucuns, férus de réformisme, en complotent la disparition, se bornant à emprunter notre analyse critique des différentes versions du capitalisme.

Ces principes appellent naturellement de nombreuses questions en ce qui concerne leur application au stade du concret : une très large centaine sur lesquelles, durant bien des années, se sont penchés des cercles d’étude ouverts aux débats, à la concertation, à toutes les critiques d’où qu’elles viennent. Ainsi, mutatis mutandis, est né un projet de société cohérent, crédible, incomparable plateforme pour les propagandes en mal de programmes, un projet en quête d’un “réseau” propre à forcer l’audience des médias, à défaut de circonstances appelant à des modes d’action plus directes.

Autre dérive ? Le “contrat civique”, venu se greffer sur le “service social” n’implique-t-il pas une bien lourde procédure, la mobilisation d’innombrables “conseils” locaux, une bureaucratie délirante, des palabres sans fin concernant des millions de postulant affichant leurs prétentions ? Et que dire, en outre, des transferts de personnels désertant un emploi jugé trop pénible, dénué d’attrait, pourtant indispensable au bon fonctionnement de la société, pour réclamer une fonction mieux considérée, un travail plus intéressant ? Nombre d’entreprises, de métiers n’en seraient-ils pas victimes ?

Le libre choix d’une activité doit se limiter aux occupations du temps de loisir et, seulement dans la mesure du possible, aux emplois dits “d’attente” concernant les “exclus”, les chômeurs temporaires, les candidats à un nouvel emploi déjà pourvu. Les autres ? On s’efforcera simplement d’adapter au maximum les compétences de chacun aux emplois offerts à la diligence des directions d’entreprises seules juges de leurs besoins et du choix de leur personnel.

Toute production implique contraintes, efforts et discipline, exception faite de celles, en matière de services notamment, qui concèdent à l’emploi un haut degré de liberté, apanage d’une minorité de privilégiés. Le “service social” ne saurait faire fi des contraintes exigées par une production que le contrat civique risque d’entraver en substituant de lourds organismes de consultations aux fonctions routinières des directions d’entreprises.

À envisager, plus simplement, la création d’agences décentralisées pour gérer les emplois d’attente dans le cadre du service social.

D’autres remarques visant plus particulièrement la création monétaire selon les besoins de l’économie (ouvertures de crédit associées à l’usage généralisé du “porte-monnaie électronique” à lecteur simplifié), un système de prix déconnectés des “coûts”, (rarement abordé par les exégètes de l’E.D.), la diversification des revenus, feront l’objet de communications ultérieures.

Réponse :

Non, merci !

Tout en laissant s’exprimer diverses opinions, nous avons toujours été fermes sur les trois principes qui fondent l’économie distributive, dont le pilier est bien la monnaie de consommation.

Mais comment peut-on encore imaginer, comme vous le faites, ce “on” qui « s’efforcera d’adapter les compétences » ? Vous devriez avoir observé que cette délégation du pouvoir économique mène au goulag ou au travail forcé du néolibéralisme ! Non, merci ! Pour nous, aucune dictature n’est défendable, ni celle du prolétariat, ni celle du marché, pas plus celle d’un parti que celle de la finance. Comment peut-on encore défendre cette centralisation d’un autre âge ?

Ces modalités d’organisation étaient imaginables il y a plus d’un demi-siècle dans un autre contexte. C’est parce que nous voulons une organisation non imposée, et jamais figée, que nous avons imaginé et proposé le contrat civique, il y a plus de dix ans. Ce n’est ni une nouveauté ni une dérive, c’est une évolution qui permet de mettre les nouveaux moyens de communication au service d’une véritable démocratie qui doit s’organiser en vrais réseaux. Si pour vous des conseils locaux permettant la consultation des citoyens sont “procédures et palabres sans fin”, si la démocratie en matière économique n’est que “bureaucratie délirante”, alors nous sommes en profond désaccord. Aussi vrai que l’homme n’est pas parfait, la démocratie économique posera des problèmes, mais il faut apprendre à les résoudre ensemble, par la concertation, la réflexion, l’ouverture de débats sérieux. Et si des personnels tels ceux que vous imaginez désertent, il faudra ensemble trouver le remède. C’est le seul moyen de faire entendre la raison “écologique” et, s’il n’est pas trop tard, de sauver l’humanité de cette course en avant dans une croissance mythique qui la détruit.

Marie-Louise Duboin.