La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1011 - juin 2001

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N° 1011 - juin 2001

La démocratie en économie, pourquoi ce sous-titre ?    (Afficher article seul)

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Adieux à notre ami   (Afficher article seul)

L’AGCS, c’est reparti !   (Afficher article seul)

À contre courant   (Afficher article seul)

L’euro et la liberté des prix   (Afficher article seul)

Nous sommes promondialistes !   (Afficher article seul)

Analyse d’un livre de R. Passet

Liaisons dangereuses   (Afficher article seul)

Analyse de Europ Inc , une étude de l’Organisation Européenne par J-C Pichot.

Mon papa, il a dit…   (Afficher article seul)

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Éditorial

La démocratie en économie, pourquoi ce sous-titre ?

par M.-L. DUBOIN
juin 2001

Mettre en sous-titre une expression qui résume parfaitement nos propositions paraît impossible. Celle d’économie distributive mettait bien l’accent sur la répartition des richesses, mais, datant d’une époque où la centralisation du pays était encore considérée comme un progrès, elle risque d’évoquer a priori l’idée que nous souhaitons qu’une nouvelle main invisible répartisse d’en haut les revenus. De plus elle pourrait prêter à confusion avec un mouvement anglais fort différent [1].

On parle parfois d’économie des besoins, mais ce mot ouvre d’interminables débats : les besoins sont infinis, alors quels sont les besoins à satisfaire et qui en juge, etc.

Il a été suggéré d’utiliser économie solidaire mais ce terme désigne maintenant le tiers secteur dans l’économie actuelle et non un système alternatif.

Un militant parisien très actif préfère économie de partage, mais ce terme évoque une idée de pénurie, de temps difficiles et de charité, ce qui ne correspond pas vraiment au système économique que nous défendons.

Une lectrice d’Angers suggère les termes d’économie de service, d’économie sociale (mais cet adjectif est employé couramment dans un autre sens et quand on entend maintenant parler de “plan social” pour dire que des employés sont mis à la porte, il y a de quoi hésiter à l’utiliser… !), d’économie naturelle (ce qui est très ambigu) ou aussi de reprendre le titre économie libérée de notre brochure de 1982.

Il est important d’attirer l’attention sur le fait que nous n’entendons pas que les décisions économiques soient prises par des “décideurs” qui, tels les membres du Parti en Union soviétique ou les investisseurs actuels, sauraient faire le bonheur des peuples sans leur avis. Pour mettre l’accent sur le rôle que nous assignons aux conseils économiques et sociaux, décidant publiquement des contrats civiques selon le principe de subsidiarité, je suggère d’utiliser le terme d’économie participative, utilisant un adjectif qui a été mis d’actualité par l’expérience (mais restreinte à 20% du budget municipal) de Porto Alegre.

Il reste que ce que nous proposons est bien décrit par les termes de démocratie économique. Cette expression est assez générale pour montrer que nos propositions n’ont rien de “tout ficelé”, qu’il s’agit de poser les principes d’un système dans lequel les décisions concernant l’économie sont prises démocratiquement, et largement ouvert pour pouvoir évoluer en s’adaptant à des besoins ou à des moyens nouveaux. Mais alors, en utilisant cette expression pour décrire notre projet, il faut bien insister sur ce qui le caractérise : la monnaie de consommation, car c’est elle qui le rend possible, c’est la clé qui permet que les richesses ainsi produites et distribuées n’aient plus d’autre objectif que per-mettre aux gens de s’épanouir librement ensemble, parce qu’ affranchis de contraintes financières artificielles .

Et que les nombreux lecteurs qui se sont inquiétés de la suppression de la phrase de Victor Hugo rappelée ci-dessus, et “qui résume si bien notre objectif” comme dit l’un d’eux, soient rassurés, nos intentions ne changent pas, même si l’apparence du journal peut varier, par exemple quand, étant trop bavards, nous manquons de place !

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[1] Un lecteur de Boisemont vient en effet de découvrir : The Distributist programme et Distributism, a Manifesto, deux documents publiés par The Distributist League, Essex street à Londres l’un en 1934, l’autre en 1937.

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Au fil des jours

par J.-P. MON
juin 2001

Suppressions d’emplois

Elles continuent, bien sûr, même si certaines entreprises commencent à ne plus savoir où trouver le personnel dont elles ont besoin[Le Monde, 17 mai 2001.]], car les licenciés ne n’ont pas le profil que les recruteurs recherchent. Je ne vais pas, comme d’habitude, vous donner la liste des entreprises qui viennent de licencier ou qui vont licencier dans un proche avenir. Elle est trop longue. Mais j’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un problème français mais d’un phénomène mondial : les 42 entreprises qui licencient, souvent massivement, et dont j’ai relevé les noms au mois d’avril, sont tout autant américaines qu’européennes.

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Corruption

Au Royaume-Uni, la corruption atteint un niveau record dans le monde des affaire [1]. Selon le ministre du Commerce et de l’Industrie, le nombre de chefs d’entreprise britanniques démis de leur fonction en raison de pratiques illégales a atteint en 2000 un record inégalé. 1.593 procédures ont été engagées l’an dernier et les tribunaux ont interdit d’exercice 1.500 directeurs de compagnie indélicats (record de tous les temps). Le secteur du commerce et celui de l’habillement, suivis par celui du bâtiment viennent en tête des malversations.

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Endettement

Aujourd’hui, 56% des actifs financiers détenus par les Américains sont constitués par des valeurs boursières, contre 28% en 1989. Selon les chiffres de la Réserve fédérale l’endettement des Américains est évalué à quelque 17.500 milliards de dollars. Cet endettement a connu une croissance plus forte encore que celle de l’acti-vité économique, de l’ordre de 6,5% par an au cours des dernières années. Ce qui a entraîné un alourdissement considérable de la dette des ménages. De moins de 12% du revenu disponible au mileu de la dernière décennie, il est passé actuellement à près de 15%.

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Bienvenue fièvre aphteuse…

Dans un article intitulé “l’abondance, un mythe ?”, publié dans la Grande Relève N°983 (décembre 1998), on pouvait lire : « … Eh bien, non seulement l’abondance est plus que jamais possible, non seulement la production est de plus en plus mal distribuée, mais on en revient même aux scandaleuses destructions de richesses, et toujours dans le but — honteux mais avoué – de maintenir les prix. à preuve cet article du Sunday Telegraph annonçant que les fermiers vont tuer leurs moutons si les prix baissent : 20.000 bêtes vont être abattues avant l’hiver parce qu’un mouton se vend moins cher qu’une balle de foin. Les fermiers des Shetlands se plaignent que le transport d’une bête coûte, à lui seul plus que le prix de la bête. Plus généralement, le syndicat des fermiers du Royaume-Uni a montré que leurs revenus avaient chuté de 80% au cours des deux dernières années et que nombre d’entre eux sont acculés à la faillite. Un appel à l’aide a été lancé au gouvernement pour sauver les professionnels de l’élevage, dont le revenu moyen aurait été de 80.000 £ (à peu près 6.000 F par mois) ; les plus petits et les éleveurs de porcs auraient même perdu de l’argent ».

Un peu plus de deux ans après, comment ne pas imaginer que l’abattage massif des ovins, bovins et autres porcins a été le bienvenu pour maintenir les prix… ?

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Liberté libérale !

Le secrétaire au trésor américain, Paul O’Neill, a mis en garde le 10 mai au soir l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) contre toute tentative de décider d’un taux minimal d’imposition pour lutter contre l’évasion fiscale [1]. Les paradis fiscaux ont encore de beaux jours devant eux !

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Complexe monétaire

Décidément, Lionel Jospin fait des complexes pour tout ce qui touche la monnaie. Nous avons vu dans le numéro de mai de la GR comment il concevait le rôle des politiques dans la gestion de l’euro. Le voici maintenant qui demande [2] que les Français apportant des espèces en francs à leur banque (et l’on sait qu’il y en a pour quelque 150 milliards provenant en majeure partie de trafics divers ou de travail au noir) « puissent se voir proposer gratuitement des espèces de même montant en euros et non obligatoirement une inscription sur leur compte ». Merci pour les facilités de blanchiment (d’autant plus qu’on pourra disposer de billets de 500 euros !)

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Virage à 180°

Les deux auteurs du rapport Du bien être des nations – le rôle du capital humain et social, effectué pour l’OCDE et publié le 10 mai, recommandent aux gouvernements occidentaux « une forte hausse des investissements publics dans l’éducation, surtout dans la formation tout au long de la vie et en particulier en direction des personnes les plus menacées d’exclusion du marché du travail » et préconisent « la réduction et l’aménagement du temps de travail afin de favoriser l’engagement associatif et la vie familiale des salariés » ainsi que « l’augmentation du financement public d’associations de bénévoles, le maintien des prestations de soins de santé à l’échelon local, l’association des citoyens aux décisions administratives ayant des incidences sur la vie de la communauté ».

Quelle évolution !

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[1] Le Monde, 12 mai 2001.

[2] La Tribune, 17 mars 2001.

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Adieux à notre ami

André Prime nous a quitté
par J.-P. MON, M.-L. DUBOIN, A. PRIME, N. PRIME
juin 2001

Il était gravement malade depuis plusieurs années, et pourtant, le mois dernier encore, malgré toutes ses souffrances, il nous avait ponctuellement envoyé son papier… Quel exemple de courage, de conviction et de générosité ! Mais dimanche, le 13 mai, sans qu’il ait perdu sa lucidité, les forces physiques l’ont abandonné. Ses cendres reposent maintenant à Saint-Brice de Landelles, le village de Normandie où il est né il y a 76 ans.

À Josette, Nicole et Marc, à toute sa famille, nous voulons dire combien nous partageons leur chagrin.

À nos lecteurs, nous voulons parler de lui. Pas seulement pour dire quel ami merveilleux il était, mais pour essayer de montrer quelles convictions l’animaient et avec quelle opiniâtreté il a su les défendre.

Nous avons “pris la relève” à la mort de Jacques Duboin parce que son combat méritait nos efforts et nous voyons bien, jour après jour, qu’il avait raison de dénoncer les absurdités et les dangers d’un système économique d’un autre âge, que la voie qu’il a ouverte est la bonne.

Il faut pourtant avouer que c’est parfois dur de rester fidèles au poste, et de pas se laisser aller à dire, comme beaucoup, que l’avenir n’est pas notre problème, que “c’est comme ça, on n’y peut rien, alors autant profiter” du temps qui nous reste pour faire toutes ces choses qui nous tentent… mais qui doivent passer après le journal quand c’est la date… Or ce travail, même s’il paraît ingrat dans ces moments de déprime, il faut constater qu’il est largement compensé quand il nous apporte la chance de rencontrer des êtres de la trempe d’André.

C’est une leçon d’altruisme qu’il nous a laissée, une denrée de plus en plus rare et qui n’a pas de prix…

Marie-Louise et Jean-Pierre.

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La Grande Relève “était sa seconde famille”, a-t-il dit dans son message d’adieu. Alors il lui avait adressé une lettre post mortem :

« Regard en arrière avant le départ. À 20 ans, je crois avoir été un de ceux qui ont cru à l’avènement proche de l’économie distributive. En fait, c’était une position de pur marxiste : le capitalisme américain, suréquipé pour la production de guerre, ne pourrait pas reconvertir cette “abondance” de moyens sans faire une sorte d’économie distributive. Jacques Duboin le croyait-il aussi ? Il le disait. Peut-être pour ne pas briser notre enthousiame.

Hélas, le capitalisme s’est sauvé, a digéré les crises. La carence des pays qui auraient pu réaliser l’internationale avant la fin du siècle précédent — la seule chance pour l’humanité — a laissé le champ libre à l’autre internationale, celle du fric, actuellement seul maître du monde. La reconquête, si elle a lieu, demandera des décennies, sauf crise majeure du capitalisme.

Je m’en vais donc, non pas désespéré — je fais partie de ceux dont on peut dire : un pessimiste est un optimiste lucide — mais déçu de l’évolution du monde au cours du dernier demi-siècle.

La Grande Relève, pendant 20 ans, m’a permis— à force de lectures, de discussions, de réflexion— de comprendre l’essentiel, et, par mes écrits, de participer, goutte d’eau, à l’évolution des esprits. Au plus fort de ma réussite professionnelle (parti petit directeur régionale à Lille), je n’ai jamais eu totalement confiance en moi. C’est “ma culture Grande Relève” qui me l’a donnée, du moins à peu près…

Je vous embrasse. André. »

***

André avait été tout heureux de retrouver, dans de vieilles Grande Relève, cette annonce de sa propre conférence au sein du MFA, en parallèle avec celle du père de L. Jospin. C’était en octobre 1949…

il avait alors 25 ans …

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En février 2000, cette lettre encourageante, reçue d’un homme politique connu, l’avait beaucoup touché :

Cher Monsieur,

Merci d’avoir eu la pensée de m’adresser ces articles que j’ai lus avec le plus vif intérêt. Vous ajoutez à la générosité du cœur et à la fermeté de la pensée une connaissance intime de tout ce qui ressort de l’économique, de sorte que tout ce que vous écrivez est d’une richesse tout à fait remarquable. Qualité essentielle : vous savez rendre claires des questions confuses. C’est rare ! Je crois que vous avez eu raison : le 21 ème siècle sera socialiste ou ne sera pas. Enfin, il sera, par la force des choses, mais dans le cahos et l’iniquité— le chaos né de l’iniquité. Seattle a-t-il marqué le début de la contre-offensive ? Vous l’écrivez. Puissiez-vous ne pas vous tromper ! C’est mon vœu le plus ardent…

51 ans plus tard

J’ai connu André en 56 ou 57. J’étais alors étudiant et préparais une licence d’anglais et un diplome d’édition. Le Dimanche, tantôt j’allais vadrouiller avec mes copains des A.J., tantôt j’allais vendre “La Grande Relève” sur des marchés de banlieue. Prime, alors déjà dans la vie active, était souvent là. Jacques Guggenheim nous rejoignait de temps en temps et j’ai passé un mois comme “tractoriste” dans sa ferme d’Evres sur Indre avec 3 ou 4 autres jeunes utopistes et naturistes de tout poil. André faisait un peu figure de “grand frère” avec son blouson de cuir. Il calmait Gabriel Cabat qui voulait accoucher la révolution “avec un fer rouge”… J’en ris encore.

Mais nous n’avons jamais cessé de croire aux mêmes idées depuis.

Ce que j’aimais chez André ?

— La clarté de sa vision des faits économiques, la patience avec laquelle il a su, toute sa vie, renouveller sa manière de présenter ses convictions, son courage des derniers mois où il était capable de poursuivre malgré tout un discours ouvert sur l’avenir du monde, et sa modestie.

Comme vous, j’ai du mal à réaliser que nous n’irons plus déjeuner ensemble dans quelque bistrot des Gobelins, où nous aimions nous retrouver.

Philippe.

*

Cher André,

Tu étais la bonté, la générosité, la claire vision des choses. Ta vie aura été un long combat pour plus de justice, en ce monde tissé d’inégalités et de haines.

Tous ceux qui t’ont approché t’ont apprécié et ils sont très tristes.

Adieu, André

Roland.

*

Mon Papa il a dit :

« Tu vois, fiston, si tout le monde il était aussi sincère, aussi généreux et aussi désintéressé qu’André, eh bien on y serait déjà en économie distributive »

Raoul Liadéfrit.

***

André Prime était parmi les très rares, beaucoup trop rares, parmi les militants convaincus par Jacques Duboin, qui ont été capables d’amener leurs propres enfants à prendre leur relève. Sa fille Nicole en témoigne :

À mon père,

Les mots qui me viennent et s’attachent à mon père sont ceux de chance et de bonheur. Il nous a fait partager ses passions, ses voyages, ses lectures,… et ses idées. Des idées généreuses, toujours inquiètes pour l’humanité et les générations à venir, pour des milliards d’inconnus, mais qui sont tous des hommes et qui à ce titre, ont été la préoccupation de toute sa vie.

Ses années de jeunesse ont été celles de la croyance profonde en un progrès de l’humanité, le pire était derrière, l’Homme ne pouvait aller que vers plus d’humain et nous, ses enfants, avons été bercés à cet espoir. Dans le désir d’agir qui l’animait, mon père rencontra ceux qui allaient devenir ”sa famille intellectuelle”, comme il se plaisait à le dire : ceux de “La Grande Relève”.

Le concept d’Économie distributive répondait à ses convictions : abolir l’argent, imaginer une société qui pourrait fonctionner avec une autre monnaie. Utopiste ? Oui, sans doute, mais les idées d’hier sont les réalités de demain, même s’il faut pour cela plusieurs vies d’homme !

La lecture de Thomas More et de sa république utopienne (L’Utopie, première publication en 1516) lui offraient un bel exemple de génie audacieux [*]. Cinq siècles se sont écoulés ; il est donc toujours des hommes qui ne renoncent pas, malgré le doute, les déceptions, parfois même le désespoir, et qui portent les idées généreuses d’une « société d’abondance » dans laquelle « tout appartient à tous [et où] personne ne peut manquer de rien », une société dans laquelle « tout le monde s’occupe sérieusement de la chose publiquement que le bien particulier se confond réellement avec le bien général ». Mon père fut de ceux-là. Même si parfois l’Homme lui-même l’a trahi, il n’a jamais renoncé à apporter sa contribution dans la lutte pour le Bien de l’Homme, pour le Mieux de l’Homme.

C’est ainsi qu’il y a vingt ans, libéré des soucis de son activité professionnelle, entrant dans ce qui était pour lui la vraie “vie active”, il rejoignait ses amis et avec eux, de la même arme, l’arme pacifique des penseurs et des humanistes, il s’opposait de toute la force de ses mots au profit aveugle, à l’égoïsme, aux systèmes qui méprisent et broient une trop grande partie de l’humanité.

Et cette lutte valait bien la peine d’être menée jusqu’au bout, jusqu’au terme de sa propre vie, puisqu’il lui est né un arrière petit-fils dont le regard innocent et le sourire confiant lui ont dit tout le bonheur qu’il attendait de la vie.

Mon père fut mon guide en matière d’Économie. La clarté de ses analyses et la concision de sa pensée qu’il a peut-être parfois aiguisée sur l’auditeur attentif que j’étais, me manquent déjà.

Je resterai fidèle à ses amis.

Nicole.

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[*] Actualité de Thomas More

« C’est pourquoi, lorsque j’envisage et j’observe les républiques aujourd’hui les plus florissantes, je n’y vois, Dieu me pardonne ! qu’une certaine conspiration des riches faisant au mieux leurs affaires sous le nom et le titre fastueux de république.

Les conjurés cherchent par toutes les ruses et par tous les moyens possibles à atteindre ce double but : Premièrement, s’assurer la possession certaine et indéfinie d’une fortune plus ou moins mal acquise ; secondement, abuser de la misère des pauvres, abuser de leurs personnes, et acheter au plus bas prix possible leur industrie et leurs labeurs.

Et ces machinations décrétées par les riches au nom de l’État, et par conséquent au nom même des pauvres, sont devenues des lois.

Cependant, quoique ces hommes pervers aient partagé entre eux, avec une insatiable convoitise, tous les biens qui suffiraient au bonheur d’un peuple entier, ils sont loin encore de la félicité dont jouissent les Utopiens.

En Utopie, l’avarice est impossible, puisque l’argent n’y est d’aucun usage ; et partant, quelle abondante source de chagrin n’a-t-elle pas tarie ? Quelle large moisson de crimes arrachés jusqu’à la racine ?

Qui ne sait, en effet, que les fraudes, les vols, les rapines, les rixes, les tumultes, les querelles, les séditions, les meurtres, les trahisons, les empoisonnements ; qui ne sait, dis-je, que tous ces crimes dont la société se venge par des supplices permanents, sans pouvoir les prévenir, seraient anéantis, le jour où l’argent aurait disparu ?

Alors disparaîtraient aussi la crainte, l’inquiétude, les soins, les fatigues et les veilles. La pauvreté même, qui seule paraît avoir besoin d’argent, la pauvreté diminuerait à l’instant, si la monnaie était complètement abolie. »

Thomas More
L’Utopie.
(textes choisis par Nicole Prime)

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Nous avons déjà parlé à plusieurs reprises [1] de l’Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI) dont nous ne voulions pas et que nous avons réussi à faire partir par la porte de l’OCDE. Mais il revient par la fenêtre, grâce à l’OMC (Organisation mondiale du commerce), sous le masque de l’AGCS (Accord général sur le commerce et les services).

L’AGCS, c’est reparti !

par J.-P. MON
juin 2001

Le 10 mai dernier, la coalition des industries de services (CIS, États-Unis), du Forum des services européens [2] (ESF, Union européenne) et du Réseau japonais des services (JSN) a exhorté les membres de l’Organisation mondiale du commerce à engager le lancement d’un cycle commercial lors de la conférence ministérielle qui doit se tenir à Doha (Qatar) en novembre [3].

Son but est de “libéraliser”, c’est à dire en clair, de privatiser dans tous les pays adhérents à l’OMC tout ce qui peut générer du profit, y compris et surtout les services publics (éducation, santé, postes, télécommunications, électricité, gaz, chemins de fer, eau, etc.), sous le prétexte que le Privé étant plus efficace que le Public, tous ces services coûteront moins cher aux consommateurs. Pour vous en convaincre, une intense campagne de dénigrement des services publics est engagée dans toute l’Union européenne et le sabotage des services publics est entrepris par ceux-là même qui devraient le défendre. C’est notamment le cas de la Poste en France [4], qui met en place des restrictions d’horaires dans les petits bureaux et envisage d’en fermer un certain nombre, sous prétexte de redéploiement de personnel dû “aux 35 heures” [5] ou de mauvaise rentabilité financière… Plus globalement, suivant l’exemple de la SNCF, la direction de la Poste veut scinder ses diverses activités en branches indépendantes (finances, courrier, colis,…), ce qui rendra plus facile une privatisation par morceaux. Sachez qu’elle a commencé à vendre son patrimoine immobilier pour acheter d’autres entreprises proches de ses “cœurs de métier”, comme on dit joliment en technocrate, et que, selon Sud-PTT, les véhicules de la Poste ont déjà été cédés à BNP-Paribas. La Poste est un cas exemplaire, mais pas unique, de la démarche suivie pour démanteler le Service public.

Mais qu’est-ce que ce paradis des consommateurs que nous promet l’Agcs ?

En voici quelques exemples :

En Californie, la “libéralisation” de la fourniture d’électricité s’est finalement traduite par une augmentation considérable des prix et par des pannes de courant de plus en plus fréquentes, à tel point que l’État de Californie va racheter les compagnies de distribution ; en Grande-Bretagne, les catastrophes ferroviaires se succèdent depuis la privatisation des compagnies de chemin de fer, à tel point que les deux tiers des usagers en demandent la renationalisation ; l’épizootie de fièvre aphteuse et d’ESB sont d’abord la conséquence de l’abandon par les pouvoirs publics anglais des fonctions de contrôle et de surveillance dévolues aux services vétérinaires [6], et en ce qui concerne la fièvre aphteuse du démantèlement des réseaux publics d’alerte et de surveillance. En Suède, la privatisation de la Poste a engendré une hausse des prix de 72%, un recul de l’emploi de 25% et l’abandon d’une partie du réseau.

Voilà donc la réalité du paradis “libéralisé” offert aux consommateurs par l’AGCS.

Le bon élève

C’est Tony Blair, le Premier ministre britannique “travailliste” qui veut offrir à ces concitoyens ce paradis AGCS. Témoin son programme électoral pour « une société plus ambitieuse » [7] dans lequel, selon ses propres termes, il ne propose « pas de dogme ni d’idéologie », mais rien que de la « modernité et ce qui marche ».. Il s’agit de « libérer les talents britanniques », de développer « dès l’école, un esprit d’entreprise ». On dirait du Madelin… Il faut faire en Grande-Bretagne « une société moderne et forte avec une économie moderne et forte ». Et pour cela, un seul moyen : donner une large place au secteur privé. Il faut que les capitaux privés s’investissent encore plus qu’aujourd’hui dans la santé, dans l’éducation nationale, dans les transports, dans les prisons, … Il faut privatiser le contrôle aérien et le métro londonien. Pour “alléger” le système de santé et faire passer en 4 ans de 18 mois actuellement à 6 mois maximum le délai moyen d’attente pour voir un spécialiste ; une vingtaine d’hôpitaux très spéciaux, réservés à 3 ou 4 types d’interventions spécialisées, seront construits et gérés par des capitaux privés. La sélection dans l’enseignement secondaire sera renforcée et 40% des collèges d’enseignement général seront spécialisés d’ici 5 ans en faisant un large appel aux capitaux privés. Et toute cette “modernisation” se fera sans augmentation des impôts, ni pour les riches, ni pour les pauvres [8] mais les impôts indirects vont augmenter.

Espérons que les continentaux européens sauront, eux, résister !

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[1] Voir Grande Relève N° 975, mars 1998, 1001, juillet 2000, et 1005, décembre 2000.

[2] Voir encadré p. 2. GR N° 1005, décembre 2000.

[3] Le Monde, 17 mai 2001.

[4] Son nouveau directeur général est depuis le 2 mai, Daniel Caille, ancien directeur général adjoint de … Vivendi !

[5] Dont le but est, rappelons le, de créer des emplois…

[6] Au plus fort de l’épizootie, la France a envoyé des vétérinaires en Grande-Bretagne pour pallier les insuffisances des services locaux.

[7] Discours programme, Birmingham, 16 mai 2001.

[8] Depuis 1997, le fossé entre les plus pauvres et les plus riches s’est encore accru.

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Dans les deux précédents numéros sous le titre Qu’est-ce que l’argent ?, Roland Poquer a tiré parti des réflexions du plasticien allemand Joseph Beuys pour rappeler les principes fondamentaux sur lesquels repose l’Économie distributive et, partant de là, pour évoquer l’affirmation progressive d’un “troisième courant” porteur de perspectives à venir. Il précise ici sa pensée :

À contre courant

par R. POQUET
juin 2001

Face à l’opinion, trois grands courants de pensée et d’action s’affrontent en ce début de XXIe siècle.

1 – Le courant libéral et ultra-libéral dont le langage et les actes ont gagné en assurance, et même en condescendance, depuis l’effondrement du bloc soviétique. « Soyons réalistes », répètent à l’envi les défenseurs - et les profiteurs - de ce courant : la misère et le chômage ne seront vaincus qu’au prix d’un taux de croissance annuel positif dans les pays émergents mais aussi dans les pays supérieurement équipés ; dans cette perspective, un seul mot d’ordre : privatisons les entreprises, tordons le cou au secteur public et libéralisons au maximum les échanges commerciaux mondiaux. La croissance ne peut être stoppée sans créer de graves désordres dans les domaines de l’emploi et des revenus. Toute tentative de changement de cap serait suicidaire.

Bien entendu, aucune réflexion n’est menée sur les conséquences pour l’humanité d’un taux de croissance indéfiniment augmenté et tout juste quelques pleurs, vite séchés, sont versés sur l’écart sans cesse grandissant entre riches et pauvres. – trois à quatre millions en France - , sur une petite paysannerie au bord du suicide et sur une exploitation de plus en plus pernicieuse du travail et de l’emploi.

2 – Le courant socio-démocrate relève, pour sa part, d’une tradition européenne bien établie et rassemble, dans chaque pays concerné, une part non négligeable de responsables politiques et d’acteurs sociaux. Pour les adeptes de ce courant, le capitalisme va de soi et l’action quotidienne aura pour but de le rendre le plus acceptable possible en corrigeant, de ci de là, un certain nombre d’inégalités, tout en laissant espérer un mieux-être progressif. Ce courant est porté par l’essentiel des forces dites de gauche. C’est à ce courant que la majorité des Français font confiance actuellement.

3 – Le troisième courant, quant à lui, est beaucoup plus complexe à définir que les deux précédents. On y touve tous ceux qui partagent la même indignation à l’encontre des méfaits de l’ultra-libéralisme et de la mondialisation. Citons pêle-mêle : un certain nombre d’associations non gouvernementales (ONG) qui ont acquis une dimension internationale, des partis se situant à gauche de l’échiquier politique, des écologistes de progrès pareillement soucieux de l’homme et de la nature, des intervenants dans différentes publications (Le Monde diplomatique et Transversale Science/Culture notamment), des militants d’Attac, des associations et mouvements de citoyens et, à l’occasion, de revendications précises, tous ceux qui dynamisent des secteurs ayant à souffrir du désintérêt des responsables politiques ou du mépris des instances politiques et financières : agriculture, urbanisme, recherche, santé, justice, art et culture, loisir, éducation, formation,… sans oublier des salariés et des consommateurs alliés pour la circonstance (Danone, LU, …). Tout ce monde tire son énergie de la conviction qu’un changement en profondeur est possible et que toute action susceptible d’accélérer ce changement est à mener avec la plus grande vigueur. Cependant l’échec d’un capitalisme d’État en Union soviétique rend prudents les plus pugnaces et provoque le rejet de tout projet “clé en mains”. Aussi est-il hors de propos, pour l’instant du moins, de remettre en question les lois économiques et financières qui nous régissent pour la simple raison que l’économie de marché – totalement absorbée par l’économie financière – possède une incomparable « qualité de réactivité et de souplesse » et que « le marché a aussi ses vertus ».

Par conséquent, concluent les acteurs de ce troisième courant, menons des actions citoyennes de plus en plus nombreuses (Seattle, Prague, Nice, Porto Alegre…), si possible avec la complicité de responsables politiques et syndicaux, car « c’est l’action de quelques uns qui fera basculer l’histoire ».

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La tentation est grande, même si la prudence s’impose en ce domaine, de supputer les chances à venir de chacun de ces trois courants.

1 – Dans la seconde moitié du XXème siècle, le capitalisme est parvenu à surmonter ses multiples crises de croissance - ou de dégénérescence comme on voudra – en dépassant le cap de la satisfaction des besoins élémentaires par une surexcitation des désirs qui sommeillent en chaque individu : c’est ainsi qu’il a réussi, avec un sens de l’opportunité diabolique, à faire triompher la production du superflu, voire de l’inutile, repoussant à l’infini les possibilités de production et de consommation à l’échelle de la planète. Dans le même temps, et en raison de l’apparition conjointe des transactions financières en temps réel et de la dérégulation des capitaux, l’énorme spéculation dont font l’objet les monnaies a provoqué le dépassement de l’économie de marché par l’économie financière. Force objective s’il en est, le capitalisme connaît aujourd’hui une période triomphaliste sans précédent, accumulant pêle-mêle trésors et malversations. Ne pas le remettre en question dans ses principes fondamentaux revient à prédire pour l’humanité un avenir incertain et dangereux en raison de l’inaptitude de ce système à réduire les inégalités et à œuvrer au plein épanouissement de la personne humaine.

2 – Tant que le grand frère capitaliste se développera en force, sinon en sagesse, la social démocratie, qui représente le courant moyen, aura de beaux jours devant elle, mais les résultats de son action resteront toujours limités, en raison de son souci constant de ménager la chèvre et le chou et, parfois, de vouloir marier la carpe et le lapin : sa démarche hésitante à l’encontre des privatisations de larges secteurs publics est exemplaire à ce sujet.

3 – En raison, sans doute, des pouvoirs de plus en plus faibles détenus par le second courant, se développent et agissent des forces nouvelles. Relativement récentes pour la plupart, elles alimentent un contre-courant de plus en plus efficace : animé par des personnes de qualité dont l’ambition vise rien moins qu’à infléchir le cours de l’humanité, ce contre-courant est porteur de toutes les espérances, à l’image de ces écrivains, économistes et philosophes qui, au siècle des Lumières, faisaient le lit de la révolution française et ouvraient les portes toutes grandes à l’essor de l’économie de marché et de l’économie capitaliste (cette judicieuse distinction appartient à l’historien Fernand Braudel). Un peu plus de deux siècles après, ce courant à large assise citoyenne donne de la voix, non plus au sein d’une nation mais à l’échelle mondiale cette fois, car les enjeux débordent le cadre d’un seul pays. Bien sûr, la cohésion n’est pas encore établie entre les différentes composantes de ce courant car la plupart d’entre elles viennent tout juste de naître, mais chacun d’entre nous, en fonction de sa sensibilité, est tenu de collaborer activement aux multiples actions entreprises dans le but de faire échec aux dérives financières de l’économie ultra-libérale et d’élaborer progressivement un projet visant au dépassement des lois économiques et financières qui nous régissent.

En tant que distributistes, nous sommes persuadés que nous pouvons jouer un rôle dans cette démarche à contre-courant. Aussi serons-nous amenés, dans un prochain article, à examiner en quoi les mesures fondamentales qui structurent l’Économie distributive peuvent offrir des pistes de réflexion et de recherche.

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Billet d’humeur

L’euro et la liberté des prix

par H. MULLER
juin 2001

On veut nous rassurer en répétant que l’équivalence rigoureuse sera de règle dans la conversion des prix en euros, aux arrondis près. Mais la liberté des prix autorise les entreprises commerciales et autres à se positionner au préalable afin, d’une part, de se prémunir contre d’éventuelles moins-values résultant des “arrondis” et, d’autre part, de s’adapter aux futures stratégies concernant la classique panoplie des prix devenus euros à terminaison standard (00, 50, 95, 99).

Naturellement inclus dans l’ensemble des prix, les frais entraînés par l’opération euro servent pour lors de prétexte à des hausses incontrôlables, d’ampleur variable, affectant plus parti-culièrement les “marques” sans concurrence.

Il est patent que nombre de prix, hormis, dans une certaine mesure, ceux des articles pondérés à l’indice INSEE, ont déjà pris discrètement l’ascenseur depuis quelques mois, en prévision de leur conversion en euros, à telle enseigne que chacun, aujourd’hui, se demande si l’opération euro ne serait pas un subterfuge propre à relancer les profits tant au niveau des milieux financiers qu’à celui du négoce et des entreprises de services.

Il est encore temps de stopper une opération qui ouvre la porte à une reprise inflationniste, à la spéculation, à la fraude, à l’arnaque, d’imiter les pays dissidents de l’euro, de balancer ses milliards de pièces et toute sa billetterie ; un geste moins coûteux, au demeurant, que cette potion indigeste que l’on entend nous ingurgiter.

Un référendum aurait tôt fait de remettre les pendules à l’heure du franc. Mais sommes-nous toujours en démocratie ?

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Lectures

Toujours cette question : quelle idée véhiculent certains mots ? Celui d’antimondialiste est de ceux-là parce qu’il est devenu de bon ton, dans les média, de qualifier d’antimondialistes tous ceux qui luttent pour que la mondialisation, inévitable et souhaitable, soit humaine, tout simplement. Faisant partie de ces derniers, et depuis longtemps, nous saluons le courage manifesté par René Passet en assignant pareil objectif à son dernier ouvrage.

Nous sommes promondialistes !

par M.-L. DUBOIN
juin 2001

Dans l’art de détourner le sens des mots (tels, par exemple, liberté, pensée unique, développement durable, troisième voie, et maintenant mondialisation) les champions du néolibéralisme sont passés maîtres, au point qu’ils arrivent même à les retourner. Ceux qui entendent exploiter encore plus, au seul profit de quelques privilégiés, cette planète qui est notre bien commun, voudraient convaincre le public trop crédule que ceux qui dénoncent leurs manœuvres sont des retardataires qu’ils appellent anti mondialistes pour faire croire que ce ne sont que ringards n’ayant pas encore compris que les techniques modernes impliquent évidemment des échanges économiques à l’échelle planétaire.

C’est d’abord cette imposture que dénonce René Passet, que nos lecteurs connaissent bien, dans son dernier livre intitulé clairement “éloge du mondialisme par un « anti » présumé”.

La première partie en est la description de la mondialisation prédatrice, celle qui tend à offrir le monde à la rapacité de la finance. Depuis longtemps nous la décrivons ici, au fur et à mesure de ses nouvelles manifestations, mais le portrait qu’en fait René Passet, outre qu’il ne manque pas d’humour, a au moins deux mérites exceptionnellement associés : être écrit par un économiste et être tellement facile à lire qu’un lecteur qui-ne-connaît-rien-à-l’économie comprend très vite.

Pour ma part, j’ai été sensible à une certaine évolution dans la critique que fait des méca-nismes de la finance le Président du Conseil scientifique d’Attac : il dit clairement, en rappelant une publicité connue, que lorsqu’un banquier affiche que « notre argent l’intéresse » c’est effectivement de notre argent qu’il s’agit, mais c’est bel et bien le banquier qui en tire puissance et influence, pour lui et non pour nous. Pardon si j’enfonce le clou en insistant, mais je me rends compte, au cours des séances de travail sur l’argent que nous avons orga-nisées dans notre groupe local, que la plupart des gens sont loin de se douter que l’argent qu’ils déposent à leur banque ne leur appartient plus parce qu’il est devenu propriété du banquier… Et ceci est vrai, souligne René, de toutes les institutions qui concentrent nos moyens de paiement : non seulement des banques et des sociétés de courtage, mais aussi des fonds de pension qui gèrent l’épargne de ceux qui comptent dessus pour leur retraite, des fonds communs de placement, et autres fonds mutuels, tels nos SICAV, de sorte que tous ces organismes, qui ont géré la bagatelle de 30.000 milliards de dollars en 1998, concentrent plus d’argent que les États…

Notre auteur retrace de façon magistrale, mais qu’il rend faciles à comprendre, cet essor de la finance et ses conséquences, depuis la rupture par Nixon en 1971 de la convertibité-or du dollar jusqu’à la mise en coupe réglée du monde par un accord tel que l’AMI (qui vient d’être remis à l’ordre du jour à Québec pour les Amériques). Décrivant les effets de cette “libéralisation des capitaux” qu’il appelle le “temps des vampires”, il remarque : « On ose parler de “création de valeur” [1] pour des opérations qui se soldent à la fois par de simples transferts de ceux qui créent les richesses à ceux qui se contentent de les aspirer et … par des disparitions d’entreprises accompagnées de destructions d’emplois. Quand on en est là, quand la rationalité d’un système consiste à condamner des familles à la détresse, pour le grand profit de quelques uns qui ne créent rien, c’est tout le système qui se trouve pourri : l’argent que l’on dit “sale” n’en constitue que le prolongement normal ». La condamnation du système capitaliste est prononcée en ces termes : « l’argent, devenu critère universel, envahit tout pour tout détruire… Quand l’homme d’affaires américain proclame fièrement « je vaux tant de dollars » il ne se rend pas compte qu’à l’homme “mesure de toute chose” il substitue “l’argent, mesure de l’homme“ ». On s’attend donc à ce qu’après avoir dénoncé clairement « c’est le temps humain qui devient marchandise » et « la valeur humaine est réduite à sa capacité d’achat », il conclut logiquement sur notre proposition de substituer à cette monnaie capitaliste perverse une monnaie de consommation, distribuée démocratiquement de telle sorte que l’économie ne soit plus que l’intendance mise au service de tous, puisque l’homme serait désormais payé pour vivre et non plus dans la mesure où il réussit à se vendre. D’autant que René remarque, quelques lignes plus loin, que lorsqu’un pays est parvenu à son autonomie alimentaire, « la surproduction s’installe et la recherche de rendements n’a plus pour objectif que d’accroître le gain au détriment de la santé humaine et de l’environnement », et qu’il constate avec ironie que les nouveaux maîtres du monde ayant vraiment tout fait pour soulager la peine des hommes au travail, certains, mis carrément au repos « … réclament un emploi, tout comme hier certains esclaves affranchis revenaient librement se placer sous la dépendance de leurs anciens maîtres »… Mais il se contente de conclure que, les dérives sociales trouvant leur origine dans des altérations du sens (la drogue exprime un désespoir, la casse une révolte, les intégrismes et les sectes, une quête de sens poussée jusqu’au délire), il revient à l’économiste d’imaginer les modes de gestion qui permettraient … le respect des valeurs et des mécanismes régulateurs de la biosphère. Contentons-nous d’espérer qu’un économiste capable d’une telle prise de conscience accepte un jour de prendre au sérieux des propositions venant de ces « gens peu recommandables, redoutables adversaires de l’ordre établi et rêveurs irrationnels dont on ne saurait trop dénoncer les utopies » que nous sommes. D’autant que, de toute évidence, il s’inclut dans cette description…

La seconde partie du livre se veut « un effort pour renouveler l’eau du bain avant de jeter le bébé. Ne serait-ce que pour disposer de solutions de remplacement ». Cela commence bien : « les questions immédiates sont celles d’une réforme des institutions, celle de la mise en place d’un système monétaire et financier international digne de ce nom ; à plus long terme celle d’une refonte totale du système actuel … pour lui substituer une Organisation mondiale du développement social procédant de la légitimité démocratique. » Même si ce n’est pas mot à mot la démocratie économique, c’en est bien le fondement. Et les principes d’une mondialisation possible qui sont développés ensuite sont pour nous essentiels. Je ne vais pas les décrire ici, ni même les résumer, parce que je voudrais inciter nos lecteurs à lire ce livre et surtout à le faire lire autour d’eux à ceux qui les prennent encore pour des rêveurs quand ils tentent d’expliquer nos analyses propositions : ils ne pourront réfuter celles d’un économiste de renom tel que René Passet, qui fait autorité et dont les exposés sont si bien étayés qu’ils sont irréfutables. Je voudrais pourtant souligner un point important : le principe de subsidiarité, que nous mettons à la base de l’organisation de la démocratie en économie, peut être considéré comme un enseignement tiré de l’observation des systèmes vivants [2] : chaque niveau d’un système « assume de façon exclusive les régulations qui le concernent à titre principal ». Ceci montre, au passage, que le système actuel, dit néolibéral, repose sur une erreur grossière qui tend à le faire passer pour humain sous prétexte que son mode d’organisation est fondé sur l’individu, qui, étant supposé ( ?) rationnel, étendrait naturellement ses décisions économiques, rationnelles, à l’ensemble de la société. Il faut, au contraire, admettre que chaque niveau d’organisation a une logique qui lui est propre : « l’individu n’est pas la personne, le collectif ne se réduit pas à la régulation marchande. Il faut donc définir les critères d’une autre rationalité fondée sur les impératifs de la finalité humaine. » Et la définir ensemble, et non pas chacun pour soi en se mettant en marge de la société actuelle pour se protéger individuellement de ses méfaits.

En déposant leur argent dans un fonds de placement ou dans une banque, la plupart des gens croîent encore que cet argent reste leur propiété. Ce qui est faux, car il devient propriété de la banque. Par contre, quand ces mêmes personnes paient un impôt à l’état, elles en parlent comme si “quelqu’un” le leur prenait, alors qu’elles savent pourtant que si elles peuvent profiter de services publics (ou d’aides) c’est que l’état les paie avec cet argent mis en commun … Quelle étrange contradiction !!
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[1] Relire à ce sujet l’article d’André Prime intitulé « Quelle création de valeur ? » dans GR-ED N°994, de décembre 1999.

[2] Il est exposé dans la troisième partie de son livre L’économique et le vivant, réédité en 1996 par Economica.

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Voici un livre que Jean-Claude Pichot a lu pour nous, mais l’estimant écrit par des militants, il prend soin d’être le plus objectif possible en le commentant. Il n’empêche, souligne-t-il, que ceux qui veulent comprendre la construction et le fonctionnement de l’Europe et du monde, devraient l’avoir comme livre de chevet.

Liaisons dangereuses

par J.-C. PICHOT
juin 2001

Sorti en mai 2000, Europe Inc. [1] a été écrit par l’Observatoire de l’Europe Industrielle [2] , un groupe militant de recherche basé à Amsterdam. Son sous-titre en explicite très clairement le contenu : Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires.

Les “lobbyistes”, puisqu’il s’agit d’eux, sont les héritiers modernes des courtisans des temps anciens, qui faisaient tout pour être aussi près que possible des pouvoirs centraux afin d’en obtenir les faveurs. D’origine anglo-saxonne, le mot mérite une explication : les courtisans du gouvernement américain habitués à traiter leurs affaires à la Maison Blanche ont été un jour, pour cause d’incendie des lieux, contraints d’émigrer vers un autre endroit qui s’est trouvé être le hall d’entrée (lobby en anglais) d’un grand hôtel de Washington (c’était, si nos mémoires sont bonnes, au 19e siècle) ; le mot a fait rapidement la carrière qu’on lui connaît aujourd’hui. Ne s’agirait-il pas du premier phénomène de mondialisation avéré ?

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La première des trois parties du livre présente le pourquoi et surtout le comment de la construction de “L’Europe Industrielle”. Cette construction, lancée en même temps que l’Europe dite politique, c’est-à-dire un peu avant 1960, s’est accélérée vers 1990, époque où la Commission s’est attaquée à la rédaction des “directives” (environ 300). Il s’agit des documents encadrant les pratiques industrielles et commerciales de l’Union européenne, oppo-sables à ceux qui ne les respecteraient pas et qui risqueraient alors des sanctions. Les principaux domaines d’activités nationaux ou transnationaux étant concernés, les structures professionnelles et les grandes entreprises se sont organisées pour être présentes en permanence auprès des trois centres de décision que sont, dans l’ordre décroissant d’importance, la Commission, le Conseil et le Parlement. En 2000, on dénombrait environ 500 lobbies (soit 10.000 lobbyistes !) à Bruxelles et la présence de 200 représentations permanentes de grandes entreprises nationales ou multinationales. Il peut être intéressant de savoir que certains lobbies se font appeler “conseillers d’influence” ou “gestionnaires d’images”, et qu’un lobbyiste “efficace” peut être payé jusqu’à 5.000 Francs français par heure.

Les lobbies ne sont pas des lieux de conspiration ni des sociétés secrètes, mais … il est bien difficile pour le commun des citoyens européens d’en connaître l’existence et encore moins les rôles. La plus ancienne structure présente et active est la “Table ronde des Industriels Européens Transna-tionaux” (sous le sigle anglo-saxon ERT). Composée de 45 membres (dont, à titre d’exemples, Nestlé, Krupp, Unilever, Saint-Gobain, Lafarge, Rhône-Poulenc, Total), l’ERT est à l’origine des déréglementations et des privatisations, ainsi que du principe de marché unique et de l’union monétaire, sans oublier la place privilégiée donnée à la “compétitivité”, présentée comme favorable à l’emploi ! N’ayant pas un statut officiel, l’ERT s’appuie désormais sur l’UNICE (Union des Confédérations Industrielles et Com-merciales Européennes), champion de l’ouverture à l’Est et héraut du libre échange, de l’AMI et de l’OMC.

L’ERT s’appuie aussi sur l’AmCham (Chambre Américaine de Commerce regrou-pant environ 650 entreprises), dans la mesure où un certain nombre de Groupes multinationaux américains ont des intérêts similaires sur le marché européen (même s’ils ont commencé par faire du renseignement à leur bénéfice propre et ont une position politique pas toujours très confortable)...

Il existe une autre structure de lobbying, l’Association pour l’Union Monétaire Euro-péenne (AUME), composée par une partie de l’ERT. L’Euro lui doit son existence.

La mise en retrait des lois et règles liées à l’emploi et à l’environnement dans l’Union est le fait de l’ERT et de l’UNICE. à titre d’exemple, après avoir soutenu le projet désigné par TEN (Trans European Network), vaste programme incluant 12.000 km d’autoroutes, des lignes de trains à grande vitesse, des aéroports etc., dont le budget total est annoncé égal à 400 milliards d’Euros mais dont l’une des conséquences importantes serait une augmentation de 15 à 18% des émissions de CO2 responsables de l’accroissement de l’effet de serre, ces deux structures se sont efforcées d’obtenir une limitation des engagements des pays européens dans le cadre du protocole de Kyoto.

Les moyens utilisées ne sont pas seulement des pressions directes auprès des décideurs (et ayant naturellement des contreparties, mais lesquelles ?) ; certaines opérations de lobbying prennent des voies détournées. à titre d’exemple, dans le domaine de la santé, la « plus grande campagne de pression de l’histoire de l’Union européenne » s’est terminée à l’Assemblée de Strasbourg avec un défilé de personnes en chaises roulantes manifestant en faveur d’une Directive applicable aux brevets pharmaceutiques !

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La deuxième partie du livre traite de la “mondialisation” et montre les rôles tenus par ces groupes de pression. L’un d’eux s’appelle le “Dialogue sur le Commerce Transatlantique” ; il a pour objet la suppression des “barrières non tarifaires” (exemples : labellisations, appellations contrôlées etc.) ; en 1998, il a été rebaptisé “Partenariat économique transatlantique” (TEP en anglais).

Au niveau mondial, on retrouve les mêmes types de pression qu’au plan européen, notamment pour ce qui concerne le social et l’environnement. Naturellement, des organisations non gouvernementales vigilantes tentent, au mieux de ce qu’elles peuvent connaître et faire, de sensibiliser les citoyens et d’intervenir ; mais leurs tailles et leurs moyens ne leur permettent pas d’obtenir assez souvent les résultats qui redonneraient au problème une dimension de débat de type démocratique que les puissants lui ont retiré dès le début. Il faut toutefois rappeler le succès obtenu en 1997 par la réaction explosive des ONG internationales au sujet de l’AMI ; 600 organisations de citoyens du monde entier ont alors signé un appel pour une révision fondamentale de cet accord, entraînant dans un premier temps l’intégration de normes sur l’environnement et les droits du travail. Nous savons désormais que le lobbying citoyen peut exister ; mais il reste toujours beaucoup à faire si nous voulons que ces problèmes ne soient pas traités par les seuls puissants : usage abusif des hormones, OGM, environnement, droits de l’homme, libéralisation des services financiers.

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La troisième partie, intitulée Débarquement sur Planète Inc., présente la situation des lobbies au niveau mondial. « Le Groupe Bilderberg, créé en 1954, est l’un des plus anciens et des plus impénétrables clubs internationaux dans lesquels de grandes multinationales jouent un rôle majeur pour l’élaboration des agendas ». Il réunit actuellement, de manière informelle, environ « 120 représentants de l’élite mondiale d’Amérique du nord et d’Europe occidentale », dont le programme “reste centré sur les problèmes d’actualité autour d’un discours néo-libéral et de l’idée de libre échange”.

La Commission trilatérale, créée par les membres du groupe précédent, en 1973, rassemble 335 “personnes de marque” venues d’Europe, d’Amérique du nord et du Japon ; cette “trilatérale” est plus connue à travers Davos et son Forum économique mondial (FEM), qui se tient tous les ans à Davos. La composition de ce forum est la suivante : 1.000 dirigeants industriels de haut niveau, 250 dirigeants politiques, 250 experts universitaires de tous domaines et quelque 250 dirigeants de médias. « Ce forum prétend avoir joué un rôle directeur dans la mondialisation économique et la libéralisation des services financiers et être à l’origine du lancement de l’Urugay Round du GATT qui aboutit finalement à l’OMC ».

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Les chapitres suivants montrent comment les lobbies industriels détournent à leur profit le développement durable, comment l’industrie profite des menaces de modifications climatiques (notamment les États-Unis d’Amérique, avec la pratique des droits à polluer).

Il ne faut pas toutefois croire que l’intérêt commun est systématiquement violé : des clauses du Protocole de Kyoto sont contraignantes pour certaines industries qui n’ont pas réussi à faire prendre en compte leurs desiderata.

Ce n’est pas le cas des impôts sur l’énergie dont l’avenir en Europe est relativement compromis sous la pression inflexible des industriels et de certains États, et on peut craindre une reprise des installations de centrales nucléaires (dont le lobby, très ancien, est très puissant).

Le dernier chapitre, Alternatives économiques et politiques, rappelle que la mobilisation des mouvements citoyens est toujours possible et qu’elle peut se développer ; quelques signes peuvent en témoigner.

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[1] chez Agone éditeur, BP 2326, F13213 Marseille cedex 02 dist. Les Belles Lettres, tél 01 44 39 84 20 préfacé par Susan George traduit par M.Gaboriaud.

[2] = Corporate Europe Observatory, dont le sigle CEO, est identique à celui de Corporate Executive Officer, qui correspond en français à PDG.

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Humour d’humeur

Mon papa, il a dit…

par R. LIADÉFRITE
juin 2001

Ce soir-là, mon papa rentra de son travail à Auchou avec plein de soucis dans la tête. Ça se voit tout de suite que ça tourne pas rond chez lui, à sa façon de jeter son portable et sa calculette sur la table et à se renverser dans son fauteuil.

— Ça va pas ? osa interroger ma maman.

— Non, répliqua mon papa, ça va pas. T’as vu Lu ?

— Quoi, tavulu ? dit ma maman interloquée.

— Oui, t’as vu Lu à la télé ? ou alors t’as lu Lu dans le journal ?

— Ta Lulu ? s’étrangla ma maman. C’est qui, ta Lulu ?

— Mais tu t’intéresses à rien, s’écria mon papa. T’as pas vu que les employés de l’usine Lu à Calais étaient virés, qu’on fermait la boîte et que c’est encore des milliers de personnes au chômage ? Ça commence à bien faire ! C’est à quand notre tour ?

— C’est-y Dieu possible ! s’exclama ma maman, toute retournée, d’autant plus que son amie Fernande travaillait aux usines Lu de Calais.

— Tiens, dit mon papa. J’ai téléphoné à ta Fernande tout à l’heure. Elle était en larmes. Se dévouer pendant 28 ans, qu’elle m’a dit ; et être jetés comme des bons à rien ! C’est pas juste ! Je l’aimais mon travail, j’avais encore de beaux jours devant moi. Mais t’imagines, Ernest, qu’elle m’a dit, des journées entières à ne rien faire, ça va être l’enfer. Tu me croiras si tu veux, qu’elle a ajouté, j’ai pas encore osé le dire à mes enfants, j’ai honte !

Ma maman qui avait les larmes aux yeux depuis tout à l’heure, se mit à pleurer à chaudes larmes.

— C’est pas juste, dit-elle entre deux sanglots, une si bonne fille, la Fernande ! Moi aussi, j’aurais honte et j’hésiterais à le dire à mes enfants.

Ma petite sœur et moi, on se regardait, sans comprendre la honte. Ma petite sœur intervint la première :

— Pourquoi, la honte ? Je comprends pas, dit-elle à ma maman. Ton amie Fernande va être renvoyée parce que son entreprise bat de l’aile et va fermer, mais elle n’a pas fait de faute, elle n’a pas à avoir honte.

— Et puis, j’ai ajouté, si l’employeur n’a plus besoin d’elle, il faut pas compter sur lui pour employer Fernande à ne rien faire : ce serait une employée sans emploi ! Et s’il n’y a plus d’emploi pour les employés, ce serait pas par hasard parce que la production est suffisante sans eux et qu’on peut se passer de leurs services ?

— C’est plus compliqué que ça, coupa mon papa en se tournant vers moi. Savez-vous ce qu’a dit, l’autre jour, Monsieur Guy Azar, le conseiller économique de mon patron d’Auchou ? L’emploi revient à toute allure et on va bientôt retourner au plein emploi. Alors, ta Fernande, dit-il en se tournant vers ma maman, elle va bientôt retrouver un travail à Calais, ou ailleurs…

— A Tombouctou ? osa railler ma petite sœur, impertinente comme on peut l’être à treize ans.

— Faut regarder les choses en face, j’ai ajouté. Grand-père, au début du siècle, il travaillait plus de soixante heures par semaine. Et puis on est passé à 48 heures, puis à 40 h., puis à 39 h. Et maintenant, on est à 35 h. et on les voit tous prendre trois jours par ci, trois jours par là, pour aller à la mer ou à la montagne. Et on veut nous faire croire qu’on a encore besoin de nous ! On n’arrivera pas à supprimer le chômage : il est là pour rester, c’est moi qui vous le dis. C’est facile de multiplier les CDD, les emplois-jeunes et les stages de formation ça fait illusion et le chômage diminue dans les statistiques.

— Mais si on crée pas d’emplois, comment on va toucher nos salaires ? reprit mon papa.

— C’est vrai, ajouta ma maman. Ma Fernande, plus de travail, plus d’argent.

— D’abord, elle est pas malheureuse, son mari travaille encore, intervient ma petite sœur. Et puis, c’est deux problèmes différents ! Pourquoi il faudrait toujours travailler pour avoir de quoi vivre ? Ce qui compte, c’est la richesse d’un pays : comme on peut avoir de tout, qu’on nous donne de l’argent pour acheter.

— C’est vrai, j’ai ajouté. Moi je peux très bien rester sans travailler, ça ne m’empêche pas de vivre.

Qu’est-ce que j’avais pas dit là. Mon papa se leva d’un bond, pâle comme je l’avais jamais vu.

— Quoi ? s’écria-t-il. Tu vas nous donner des leçons, alors que t’es seulement à ton troisième stage à 28 ans et que t’as jamais vraiment travaillé !

C’était la première fois que j’avais tenu tête à mon papa. Mais cette fois-ci, j’avais pas l’intention de me taire :

— Parfaitement ! Ça ne me gêne pas de faire des choses utiles, sans pour autant me lever à 6 h. du matin, mais j’ai pas envie de trimer 8 heures par jour et d’avoir un patron sur le dos toute la journée : si certains ça les amuse, qu’ils travaillent toute leur vie, c’est leur affaire !

— Et si la Fernande, ajouta ma petite sœur en s’adressant à ma maman, avait surtout peur de rester d’un seul coup à pas savoir quoi faire de ses journées, tout bonnement parce qu’on lui a jamais dit que la vie c’était pas ça, travailler, encore travailler, toujours travailler, comme si son idéal, à ta Fernande, c’était d’être esclave toute sa vie ?

— Tout de suite les grands mots ! s’exclama ma maman.

— Ce ne sont pas des grands mots, j’ai dit à ma maman. à force de travailler toute une vie, ils ne savent pas vivre. Regarde-les à la fin de la semaine : le samedi, ils lavent leur voiture, font leurs commissions à Auchou, et le dimanche ils sont comme des veaux devant la télé. Vous appelez ça vivre ?

— Bien sûr qu’on est dans le vide quand on n’a plus de travail, renchérit ma petite sœur. La faute à qui ? Tu crois qu’à l’école, on nous apprend à vivre ? On nous prépare au travail, rien qu’au travail, ce qui explique que quand on n’en a plus, on a l’impression d’être dans le vide.

Dans le feu de la conversation, ma maman avait séché ses larmes et mon papa semblait découvrir que, ma petite sœur et moi, on avait des idées sur la vie.

— Quand même, dit mon papa, on ne peut pas passer toute une vie à rien faire !

— J’ai pas dit ça, reprit ma petite sœur. On arrive toujours à s’occuper, de soi et des autres, mais s’occuper et travailler, c’est pas la même chose. Quand j’étais en 6ème, je me souviens, le prof nous racontait comment vivaient les Grecs, autrefois. Savez-vous qu’à Athènes, cinq cents ans avant Jésus-Christ, les citoyens ne travaillaient pas ? Tous, ils avaient des esclaves. Nous on a des machines …

— Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire ? s’étonna ma maman.

— Mais arrête de toujours vouloir faire, faire, faire ! Ils vivaient, quoi. Je ne sais pas, moi, mais on peut imaginer qu’ils se rencontraient, discutaient, s’intéressaient à la science, à la nature, qu’ils lisaient, regardaient…

— …la télévision, coupa mon papa avec un léger sourire.

— …un coucher de soleil, enchaîna ma petite sœur, en faisant semblant de ne pas avoir entendu. Observaient les oiseaux, les plantes. Allaient au théâtre. Participaient à des ateliers d’expression artistique. Admiraient les étoiles. S’occupaient des personnes âgées. S’intéressaient aux affaires de la cité…

Un long silence envahit la cuisine. On devinait qu’entre les deux générations, la vision de la vie n’était plus la même. L’une, la plus ancienne, ne pensait toujours et toujours qu’à gérer son temps de travail ; l’autre, la plus jeune, ne pensait qu’à gérer son temps de loisir, assurée qu’à terme les richesses produites en quantités de plus en plus grandes seraient fatalement écoulées grâce à des revenus distribués à tous, et qu’en fin de compte, le nombre d’emplois ne voulait rien dire car ce qui comptait, au total, c’était le nombre d’heures nécessaires pour produire ces richesses. Et que ce nombre diminuait de jour en jour…

Mon papa fut le premier à briser le silence.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, reprit-il en s’adressant à ma petite sœur et à moi. Et ça ne va pas s’arranger, car il faut bien reconnaître qu’on va disposer de plus en plus de temps libre…

Et comme dans un songe, il laissa s’échapper quelques expressions :

— … travail choisi, retraites prises plus tôt, vies plus longues, congés plus importants, journées et semaines de travail plus courtes…

Un rayon de soleil couchant traversa la vitre de la cuisine. Popaul, le canari, se mit à chanter.

Et ce soir-là, ce fut ma petite sœur qui eut le mot de la fin :

— Ne pas profiter de son temps libre pour enrichir sa vie, ce n’est pas s’enfermer dans une prison et vivre le néant comme les volontaires de Loft Story ?Belle époque !