Éditorial
L’HOMME est un animal bizarre. Pendant des siècles
et des siècles, les Européens se sont battus les uns contre
les autres. Ces guerres du passé s’expliquent par le désir
de s’approprier des biens, des terres riches, des récoltes, que
possédait le pays voisin : on l’envahissait pour le piller, on
faisait des prisonniers pour les asservir, les forcer à travailler
pour les vainqueurs. C’était l’époque où plus on
avait de main-d’oeuvre au travail, plus on pouvait en tirer des richesses.
Aujourd’hui, et c’est bien la preuve que l’ère de la rareté
a fait place à l’ère de l’abondance, les pays ne demandent
qu’à exporter eux-mêmes leurs richesses aux voisins ! Et
même à y envoyer leurs hommes pour qu’ils y travaillent
!
Faut-il se battre aussi pour cela ?
La nécessité de faire l’Europe est pour nous évidente.
Nous l’avons souvent expliqué dans ces colonnes. De même
que la nécessité d’une gestion objective de la planète
par un organisme supra-national, qui soit plus puissant que les Etats.
Mais il s’agit d’une fédération des peuples. Il s’agit,
pour l’Europe d’abord, entre peuples de moeurs semblables, de s’entendre
non seulement sur le plan culturel, mais, pratiquement, sur le plan
économique. Il est aberrant, par exemple, que les Hollandais
dépensent une énergie considérable pour fabriquer
des serres chauffées artificiellement, dans leur pays où
le soleil ne brille que rarement, afin de faire pousser des tomates
qui ont peu de goût, tandis que les producteurs du midi de la
France, ceux d’Espagne, ceux d’Italie sont amenés à détruire
de belles tomates, mûries au soleil, parce qu’ils ne peuvent pas
les vendre assez cher. C’est donc une entente objective qui serait souhaitable,
c’est une répartition des tâches de production qu’il faudrait
discuter.
Hélas, il n’y a pas de discussion objective dans le système
des profits. Tout passe par l’intermédiaire de considérations
financières qui, en définition, marquent les possibilités
concrètes et créent des problèmes artificiels insolubles.
Par exemple, on se réjouissait, ce 15 juillet, d’un compromis
enfin obtenu à Luxembourg, les ministres de l’Agriculture de
la Communauté ayant conclu un accord de principe sur les moyens
de résoudre le déficit budgétaire agricole en 1987
(près de 5 milliards de dollars), mais on se lamentait parce
qu’ils "n’ont pas trouvé de solution définitive pour
renflouer les caisses de la C.E.E." !
Le Figaro du 15 juillet explique ce compromis : "Il s’agit d’une
procédure devenue classique : on reporte le paiement des dépenses
faites par la CEE aux Etats membres pour payer les dépenses communautaires.
Pour gagner encore un peu plus de temps, les Douze ont choisi de soumettre
le texte au Parlement européen seulement en septembre. Une fois
avalisé, celui-ci pourrait entrer en vigueur en novembre".
Quel beau travail ! Nos ministres peuvent être fiers d’avoir ainsi
réussi, ils ont dû passer des heures en conférences,
ce qui représente un bien plus grand nombre d’heures de travail
pour tout un peuple de fonctionnaires affairés, et combien de
déplacements (coûteux) ?
Mais cela ne suffit pas. Le journaliste du Figaro s’inquiète
"il devient en tout cas de plus en plus difficile de boucler le
budget de la politique agricole et ce problème fera l’objet de
la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement en décembre
à Copenhague.
Heureusement, en France, on a des idées. Le journaliste poursuit
:
"Pour éviter ces reports successifs - qui n’auront toutefois
pas de conséquence pour les agriculteurs - la France souhaite
trouver de nouvelles ressources. Ainsi propose-telle depuis plusieurs
mois l’instauration d’une taxe sur les matières grasses. Les
sommes ainsi dégagées permettraient de combler le déficit
chronique. Mais cette requête ne fait pas l’unanimité et
se heurte, en particulier, à l’opposition de la Grande-Bretagne
qui ne souhaite pas froisser les Américains, premiers concernés".
C’est très simple : on taxe le beurre pour payer les producteurs
d’épinards. Mais pourvu que les Américains soient d’accord.
Quelles salades !
Et pourtant, ceci n’est rien (ce qui est le hors-d’oeuvre) à
côté des problèmes que va poser le marché
unique européen de 1992. Il va falloir que les marchandises puissent
circuler li-bre-ment à travers le territoire de la Communauté
! A-t-on des problèmes de transports ? Pas de camions, pas d’autoroutes
? Vous n’y êtes pas. C’est un "redoutable casse-tête"
posé aux différents gouvernements, explique Paul Fabra,
dans "Le Monde". Mais il a trouvé la solution, celle
proposée par un expert, l’inventeur en France de la TVA, un homme
"qui sait de quoi il parle et surtout, dit Fabra, il a le rare
mérite de poser en termes rationnels et économiques, selon
la tradition des grands fiscalistes, aujourd’hui trop souvent perdue
de vue, la question essentielle de l’incidence de l’impôt".
Quelle est cette solution ? Laissons encore la parole à P. Fabra
: Maurice Lauré propose d’y renoncer, au moins provisoirement.
Sa formule conserver les frontières fiscales, mais les rendre
invisibles. Elle n’a rien à voir avec la prestidigitation dans
la mesure où le problème n’est nulle part escamoté.
C’est tout de même simple !
La proposition expliquée ensuite par le journaliste du "Monde"
coûterait au Trésor français un manque à
"recevoir" la T.V.A., "la bagatelle de 100 milliards
de francs par an". C’est évidemment insupportable, mais
M. Lauré a encore la solution. "L’idéal serait de
compenser ce manque à gagner par une augmentation de l’assiette
de l’impôt sur le revenu". Paul Fabra se rend bien compte
que, politiquement, cette solution serait très difficile à
faire admettre, bien que... il suffirait d’annuler, comme le suggère
M. Lauré, une décision prise après les "événements"
de 1968 : pour éviter alors la dévaluation que les hausses
de salaires rendaient quasi-inévitables, le gouvernement décida
de remplacer l’impôt forfaitaire de 1948 par un relèvement
de la TVA. "Pourquoi ne pas parcourir aujourd’hui le chemin inverse
?" demande Fabra : on est obligé d’abaisser la TVA, alors
on relève les impôts sur le revenu(*).
Voici les mesures proposées pour faire mieux circuler les marchandises
: gageons qu’avec elles les tomates pâles du Nord continueront
à faire la loi, même si les tomates juteuses du midi doivent
pour cela être détruites.
Mais ce n’est qu’un aperçu des problèmes financiers qui
s’interposent, dans notre beau système économique, entre
la réalité et l’union véritable des européens.
Il y en aura bien d’autres, y compris ceux que posera la libre circulation
des diplômés (que diront nos médecins français
quand les médecins belges formés - sans - concours viendront
s’installer sur leurs plates-bandes ?). Et ce n’est pas ces interminables
discussions fiscales qui suffiront à résoudre les problèmes
de la consommation par tous ceux qui n’ont rien. Quand, dans peu de
temps, apparaîtront sur le marché les nouvelles productions,
celles obtenues grâce au "génie génétique",
légumes, fruits, blé, viande, etc... qui vont déborder,
qu’en fera-t-on, concrètement ?
(*)Voici une proposition qui va certainement faire plaisir à nos amis des G.S.E.D., et parmi eux à Gilberte et Gérard qui, depuis 1979, font croisade pour obtenir le droit à la clause de conscience : ils refusent que leurs impôts soient utilisés à fabriquer des armements et revendiquent le droit de les redistribuer utilement à des fins exclusivement sociales. Cette clause de conscience a été accordée (en principe) aux objecteurs de conscience, elle a été accordée aux médecins dans le cas des avortements, la reconnaissance des Droits de l’Homme implique qu’elle le soit aussi aux contribuables.
Tribune libre
La diffusion importante du Sida aux Etats-Unis et en Afrique, les craintes ressenties par une partie de la population française, le rôle politique que joue dès maintenant la maladie, la menace qu’elle fait désormais planer sur la jeunesse, tout ceci ne peut manquer de susciter chez les Abondancistes des réflexions sur le bonheur et ses conditions.
La misère de la futurologie
Quand les spécialistes les mieux payés parlent du futur, Us le font de façon assez surprenante. Alors que l’humanité a toujours connu des épidémies, ils font comme si tous les virus étaient catalogués et domestiqués, toutes les maladies jugulées ! L’apparition du Sida révèle qu’il n’en est malheureusement rien ! Or, faute de morale solide pour ces situations là, il n’y a pas de bonheur ! Le Sida sera peut-être, sinon vaincu, du moins contrôlé dans quelques décennies ; en attendant, il faut vivre, et le plus heureusement possible ! Il me semble que l’abondancisme se résume dans cette formule.
Le troupeau
L’épidémie n’a fait que peu de victimes ;
elle ne se compare pas aux pestes de jadis, bien que son mode de transmission
engendre déjà des réflexes de panique ; pourtant,
elle révèle à tous les hommes que nous sommes un
"troupeau" ; je veux dire que, dans ces situations-là,
chacun d’entre nous comprend qu’il est réduit à tout attendre
d’un "berger" ; or, c’est là une situation fondamentale
dans les sociétés humaines, que tous les prétendus
utopistes, tous les libertaires, tous les autogestionnaires, feraient
bien de méditer. Même si nous sommes savants et importants
dans un petit secteur, notre ignorance et notre impuissance sont crasses
dans tout le reste ! Plus le machinisme, la technique progressent, plus
cette dépendance radicale entre individus, cette socialisation
s’accroît. Depuis longtemps déjà, les hommes ne
peuvent plus travailler, ni manger, ni boire, si d’en haut, quelque
chose, donc quelqu’un, n’organise leurs activités complémentaires
; les liens qui les unissent couvrent des espaces trop vastes pour qu’ils
les maîtrisent. Si je suis malade, je suis obligé de faire
confiance à un chirurgien ; si je consomme du veau, je dois croire
que les services vétérinaires ont bien fait leur travail,
etc... En allant chaque matin exécuter ma tâche parcellaire,
je dois croire surtout que quelque chose, ou quelques-uns, au sommet,
organisent globalement les choses pour que les autres, sur ordre et
comme moi, fassent ce dont j’ai besoin pour vivre heureux : la vie sociale
consiste donc à "croire", c’est-à-dire à
regarder vers un "Haut" : si, furieusement individualiste
qu’on soit, il faut le constater ! Cela signifie que l’autogestion a
ses limites, qu’elle est d’une certaine façon un alibi, un leurre,
parce que les décisions réputées locales dépendent
en fait de l’ensemble ; à moins de consommer uniquement ce que
l’on produit, on ne peut décider souverainement des modalités
de la production ; plus l’économie se mondialise, plus nous avons
de biens à notre disposition, mais plus nous sommes "troupeau",
plus nous dépendons de nos "élites". Cela se
voit dès maintenant : les progrès des communications, la
télévision et ses présentateursvedettes, donnent
à notre siècle un petit air monarchique, ou plutôt
"Bas Empire", que les Mac-Luhan n’avaient pas prévu
: ce n’est pas la démocratie à l’ancienne qui fait des
progrès ! Quand ils ont pris le pouvoir, les marxistes, eux aussi,
ont découvert ce phénomène "troupeau"
: la dictature du prolétariat de Lénine a dû effectivement
remplacer le pouvoir tsariste ; les autres théoriciens du marxisme,.
Mao, Pol-pot, ont également traité leurs peuples comme
des troupeaux, ils ont harangué leurs troupes comme les anciens
généraux, recouru rigoureusement aux mêmes procédés,
à la même discipline de fer ; et ils ont eu, comme tous
les despotes, toutes les peines du monde à desserrer l’étau
!... Je pense qu’il est illusoire d’espérer qu’il n’y ait plus
de troupeau. Chaque progrès dans la connaissance fait de chaque
homme un "mouton" : faute de tout comprendre, il est obligé
d’attendre toujours davantage d’en Haut. La seule solution, c’est que
le troupeau se donne de bons bergers, qu’il mitonne son élite
; c’est un drame quand une cassure s’opère entre l’élite
et la base, quand les peuples se défient de leurs élites,
quand ils vont même jusqu’à contester leur existence, et,
de même, quand les élites, oubliant leur fonction, se comportent
en prédateurs du peuple dont elles sont sorties, se crispent
sur des privilèges qu’elles ne méritent plus. Cette guerre
civile est plus sûrement cause de disette que l’environnement
lui-même. Les partis communistes au pouvoir ont généralement
compris (du moins en Union Soviétique) qu’il leur incombait essentiellement
de former des élites qui aiment et cultivent en elles l’Humanité,
qui distribuent généreusement les biens nouveaux qu’elles
sont seules capables d’imaginer - c’est d’ailleurs cette aptitude-là
qui devrait définir l’élite -. Mais, loin d’être
l’affaire d’un seul parti, cette attitude devrait être celle de
tout le peuple, et de ce point de vue, nous sommes tous "peuple"
d’une certaine façon ! Plus ils sont nombreux, plus les hommes
devraient s’apercevoir qu’ils ne sont pas seuls !... C’est une lapalissade
l... Pourtant, certains théoriciens ne l’ont pas compris ; ils
s’obstinent à créer des utopies pour les petites communautés
de l’âge de pierre ! Elles sont mortes, il y a belle lurette !
Il faut désormais inventer du bonheur pour les milliards d’hommes
qui pullulent sur Terre ; c’est, me semble-t-il, la mission des Abondancistes,
qui, contrairement à des Lanza del Vasto ou à des Gandhi,
se sont bien gardés de vanter la misère, la pénurie,
et ont osé aimer la science et les machines, comprenant la chance
unique qu’elles constituaient pour l’ensemble de l’espèce !
La peur : ce que révèle d’abord cette épidémie,
du point de vue de la peur, c’est que celle que nous inspirent, dans
de semblables situations, nos congénères, est souvent
plus grande que celle du mal lui-même : oui, les solutions proposées
sérieusement par certains individus et approuvées par
de nombreuses personnes, sont effrayantes ! Cela nous rappelle que la
barbarie est à nos portes, qu’il n’existe plus de peuple "civilisé"
quand la richesse, l’aisance, s’en vont ! Quoiqu’en disent les moralistes,
et malgré quelques brillantes exceptions (des héros, des
saints, en tout petit nombre), la misère a partout le même
visage, celui de la dégradation morale, et de la bestialité.
Ce qui fait en définitive la grandeur "morale" d’un
groupe humain, c’est l’environnement qu’il a su se créer et maintenir.
Rien d’étonnant : l’homme est biologiquement le même depuis
des millions d’années ; ce sont ses outils qui changent ; en cas
de régression matérielle grave, il réagit comme
il l’a toujours fait. Sans doute existe-t-il des "doux" de
tempérament ; mais de quel poids pèsent-ils dans la barbarie
générale ? Les "pacifiques" possèdent
le royaume des Cieux, mais les Eglises ont vite compris qu’ils n’avaient
aucune chance sur cette Terre ; elles ont donc compté davantage,
pour grandir, sur la conversion des Empereurs ou le ralliement des Chefs
: c’est une leçon ! Certes, la générosité,
la contagion de l’idéal, jouent leur rôle dans la création
du bonheur pour tous ; mais il faut, comme J. Duboin l’a vu, la science,
les techniques pour produire le bonheur matériel, sans lequel
l’autre est une mauvaise utopie.
Du côté des "élites", le Sida révèle
deux comportements également blâmables : d’une part, celle
du prédateur-né, qui épouvante le troupeau pour
mieux en disposer incroyable ce que les situations difficiles peuvent
susciter de vocations de rapaces ; et la complicité des victimes
a alors quelque chose de pitoyable ! Elle est, hélas ! fondamentale
: sans l’appui massif des pauvres, leur exploitation est impossible
! Comment expliquer cette scandaleuse complicité, sinon par le
fait que la peur, quand elle dégénère en épouvante,
paralyse l’esprit critique, exacerbe les pulsions grégaires :
"s’unir pour être fort" les Allemands l’ont fait dans
les années 30, ils l’ont lourdement payé par la suite
! D’un autre côté, il existe des élites qui, sous
prétexte de ne pas affoler les populations, dissimulent les véritables
dangers ; cela revient pour elles à démissionner de leur
rôle ; alors, le troupeau,-qui ne se sent plus protégé,
d’instinct, cherche ailleurs un protecteur ; nous savons que les candidats
ne manquent pas, vu les avantages qu’ils peuvent en espérer.
C’est ce qui est arrivé pour Tchernobyl ; espérons qu’il
n’en sera pas de même pour le Sida !
Enfin, en ce qui concerne le mal lui-même, la façon dont
il est appréhendé par certains rappelle la lèpre
médiévale : souhaitons alors que le XXe siècle
réagisse autrement que ne l’ont fait ses devanciers, sinon l’épidémie
a un bel avenir ! En effet, quand la maladie est aggravée par
toutes sortes de sanctions extérieures, ceux qui en sont frappés
sont prêts à tout pour la dissimuler, à eux-mêmes
et aux autres. Certes, il existe aujourd’hui des moyens de contrôle
sophistiqués, mais les moyens de frauder le sont également
! Les camps de concentration pour sidaïques ne recevraient que
les sous-fifres ; les riches pourraient évidemment contaminer
à leur aise ! Dans cette affaire, l’idéal à considérer
devrait être la santé. Il devrait être présent
à l’esprit des malades eux-mêmes il est de leur intérêt
de ne pas propager la maladie, de se comporter en "abondancistes",
de prendre eux-mêmes les mesures prophylactiques, en attendant
et espérant la guérison ; on peut même rêver
que les mentalités évoluent en France de telle sorte qu’il
soit possible aux personnes atteintes de le dire autour d’elles ! Aujourd’hui,
une telle conduite relève de l’héroïsme ! Pour les
autres, il faut évidemment faire en sorte de n’être pas
contaminés, demander au corps médical les mesures à
prendre pour cela, et les prendre l...
Bien sûr, il n’appartient pas aux Abondancistes de proposer une
politique de la santé ! Vu leur place dans la vie politique française,
il est inutile qu’ils se donnent ce mal. Mais l’observation des comportements
sociaux face à ce danger qui semble venu du fond des âges
est intéressante ; elle permet de voir ce que font les hommes
quand ils sont affrontés au danger et au malheur : conduites utiles
à connaître quand on prétend, comme l’Abondancisme,
tourner les hommes vers la recherche du Bonheur.
Plutôt que se voiler la face devant les nombreuses
lettres critiquant la Bande Dessinée "Pas de Panique"
de la Grande Relève, je me propose, en tant que scénariste,
de sortir de ma cachette pour expliquer la problématique et les
motivations inhérentes au genre, en les restituant dans leur
contexte.
Sensibilisé aux thèses distributistes par la lecture des
articles de Marie-Louise Duboin publiés en 1985 par la revue
IIIe Millénaire, nous fûmes contactés pour tenter
de drainer un nouveau public à la connaissance des dites thèses.
Le pari n’était pas simple. Il fallait écrire une histoire
tenant compte du "message", tout en restant lisibles par les
"mordus" de la BD, sensibilisés par la mouvance de
son histoire et de son code actuel. Cette double adéquation de
communication devait également s’inscrire dans une publication
dont le rythme de parution, une page mensuelle, ôtait l’élan
convivial.
Pris entre le double écueil d’un scénario qui s’adressait
essentiellement à des non-initiés des thèses, sans
pour autant irriter les fidèles de la Revue, notre récit
se construisit sur la question de savoir comment, dans la réalité,
notre société pourrait effectivement passer au stade distributiste.
Autant dire qu’il faut inventer un futur hypothétique, en évitant
le prophétisme à la petite semaine, même s’il est
impossible de matérialiser autre chose que de l’art abstrait,
parce que créé à partir d’hypothèses.
Nous ne pouvions donc camper la problématique de la transformation
économique que symboliquement mais nous sommes encore aujourd’hui
sûrs et certains que ce "passage" ne peut se faire que
par la pression violente de la nécessité de contradictions
politiques et économiques irrésolvables par toutes autres
manoeuvres.
Notre formation historique d’Université nous fournissait de nombreux
réseaux d’analyses. Certains argumentaires furent étudiés,
puis rejetés, malgré leur indéniable intérêt.
Parmi bien d’autres, l’exemple historique de l’Allemagne de 1923, où
une expérience distributiste fut pratiquée par l’Etat
et lui permit de sortir de la crise (Emission du Rentenmark monnaie
gagée sur les richesses et l’appareil de production), n’apparaît
pas dans la BD, car de nombreuses personnes identifient l’Allemagne
de 1923 à l’hitlérienne de 1933...
Nous ne pourrons jamais être sûrs d’avoir opéré
les bons choix, mais nous sommes certains d’avoir fourni les efforts
les plus démesurés pour parvenir à illustrer de
manière significative les obstacles de sa réalisation
concrète.
L’incohérence apparente de son récit est liée au
rythme de parution, une page par mois nécessitant une "chute",
pour une histoire devant résumer, en situations, l’ensemble des
thèses distributistes, avec toute la richesse de ses implications,
à un large public, sur 16 pages. Il fallait être fou pour
accepter. 100 pages auraient été nécessaires pour
allier la lisibilité BD à la complexité du message.
100 pages de BD restaient hors de prix, à moins de gagner au
Loto...
Alors, consolation ? Cette BD ne prendra sa véritable dimension
communicative qu’à la sortie de l’album BD, avant la fin de l’année
87, dans un numéro spécial incluant l’ensemble des planches,
y compris 5 ou 6 pages inédites achevant l’histoire sur ce que
pourrait être une société dominée par une
économie distributive.
Les critiques que vous pourrez lui fournir en l’utilisant pour faire
connaître l’économie distributive autour de vous l’enrichiront.
Mais soyons clairs. Je ne suis pas un scénariste prostitué
par l’argent. Ni même un innocent politique.
Je sais que ces thèses, même imparfaites, sont les seules
à mettre le doigt sur la problématique de la valeur, qui
reste le point noir de toutes les thèses économiques.
Et j’aime à espérer qu’avec le temps, même ceux
qui n’aimaient pas la Bédé, constateront à l’issue
de cette expérience risquée, qu’Isabelle Python, la Société
d’Edition Echo-Vision, et moi-même, n’ont pas fabriqué
une BD vulgaire, prétexte à spolier la Grande Relève
de ses écus.
Nous aussi, nous essayons de faire sortir l’humain de la misère
où les plongent exploitation, cynisme et médiocrité.
La BD est un médium de communication qui peut tout expliquer,
sans élitisme ni démagogie, même le distributisme.
Au cas où vous n’en seriez pas persuadés, expédiez-moi
une caisse de médicaments contre les maux de crâne, car
moi aussi j’essaye, avec mes faibles moyens, de résoudre les
contradictions d’une histoire humaine dominée par des bulletins
de paye qui justifient son asservissement et son manque de conscience.
Si ce n’est d’amour...
Basic income european network
La Grande Relève continue à présenter les diverses contributions qui ont été faites au Colloque International de Louvain-la-Neuve sur le revenu garanti. Nous donnons dans ce numéro la traduction (d’allemand en anglais puis d’anglais en français !) de la communication présentée par Georg Vobruba, professeur au Centre Scientifique Berlinois de Recherches Sociales.
Les demandes de réduction du temps de travail
et de revenu de base garanti sont l’une et l’autre des réactions
aux déficiences des mécanismes les plus importants de
répartition du travail et des revenus qui constituent le marché
du travail. Bien qu’elles concernent le même ensemble de problèmes,
elles diffèrent dans leurs finalités politiques. La réduction
du temps de travail est basée sur le droit au travail et a pour
but de répartir le travail entre ceux qui en ont besoin pour
assurer leur existence. Par conséquence, une politique de réduction
du temps de travail conduit à accepter que le marché du
travail soit le mécanisme dominant de répartition du travail
et des revenus. Le marché du travail assigne simultanément
des travailleurs aux emplois et des salaires aux travailleurs. Les demandes
de réduction du temps de travail sont fondées sur l’idée
centrale de travail en vue d’un salaire. Le revenu de base garanti est,
lui, considéré comme le droit à un revenu. Son
but est de garantir à tout le monde les moyens de vivre indépendamment
de la quantité de travail fourni. La revendication d’un revenu
garanti réduit donc la primauté du marché du travail
et fait ainsi disparaître la simultanéité de la
répartition du travail et du -revenu, qui est une caractéristique
de ce marché. Dans cette perspective le problème de l’organisation
du travail à effectuer doit être réglé séparément.
Dans les théories sur le revenu de base, on trouve les solutions
suivantes :
- l’obligation administrative de travailler,
- l’espoir utopique que le travail sera fait volontairement,
- l’incorporation dans le revenu de base de stimulants liés au
travail effectué.
La revendication d’un revenu de base est plus ou moins directement centrée
sur l’idée d’une subsistance de protection.
Ces deux visions différentes de la société correspondent
à des acteurs sociaux différents. Les réductions
du temps de travail ont pour origine historique la constitution d’une
classe de travailleurs capable de mener une action collective, renforçant
continuellement dans les négociations le pouvoir de ceux qui
offrent leur travail et améliorant ainsi leur situation individuelle.
Par conséquent, le revenu de base garanti est centré sur
l’individu. Tant que l’individu continue à aller sur le marché
du travail, le revenu garanti se concrétise directement par un
renforcement de la position individuelle de celui qui offre son travail.
On peut relier cela aux idéologies différentes qui sous-tendent
les deux concepts : le socialisme et
l’anarchisme. "il y a une différence fondamentale entre
le socialisme et l’anarchisme en ce qui concerne la question de la répartition.
Le socialisme, au moins dans la plupart de ses formes, maintient la
notion de salaire pour un travail effectué ou pour la volonté
de travailler, et, à l’exception des personnes incapables de
travailler à cause de l’âge ou d’une infirmité,
il fait de la volonté de travailler une condition de subsistance
ou, au moins, de subsistance audessus d’un minimum très bas.
L’anarchisme, par contre, a pour but de garantir à chacun, sans
aucune tradition, la fourniture de tous les biens courants, les biens
plus rares dont on ne peut accroître indéfiniment la production
étant rationnés et également répartis entre
toute la population.
Pierre Kropotkine résume les implications historiques des deux
revendications dans la formule : "Le droit au bien-être est
la révolution sociale. Le droit au travail est - dans le meilleur
des cas - une prison industrielle".
Ces deux approches sont donc traditionnellement en conflit.
C’est la question intéressante. Pour y répondre, on doit
se pencher sur :
1) la logique différente des concepts ;
2) le cadre différent de mise en oeuvre des concepts.
La mise en oeuvre actuelle des politiques de temps de travail montre
que le concept de réduction du temps de travail a perdu de sa
force dans deux dimensions. D’une part, le chômage de masse a
aujourd’hui atteint un tel niveau que le public ne croit plus en la
capacité de la réduction du temps de travail pour rétablir
le plein emploi. D’autre part, la variabilité des réductions
du temps de travail d’un secteur à un autre et la tendance au
compromis entre réduction du temps de travail et flexibilisation
amoindrissent le potentiel d’action collective. Les récents succès
des politiques de temps de travail restent des victoires à la
Pyrrhus : leur prix en est un nouvel affaiblissement des acteurs collectifs
qui pourraient obtenir de nouveaux succès. Tout cela montre que
la réduction du temps de travail doit être accompagnée
par d’autres mesures.
A quelques exceptions près (Adler Karlsson), on observe une très
nette évolution du concept de revenu de base : partant de l’abolition
du marché du travail, on est passé d’abord par un recours
limité au marché du travail et, finalement à son
maintien, sinon à son renforcement. Ce renforcement est mis en
évidence par le fait que la plupart des concepts de revenu de
base instaurent un impôt négatif. On peut interpréter
le revenu te base comme étant la subsistance te base alternative
pour ceux qui "offrent" leur travail. C’est ce qui est postulé
tans les théories néoclassiques tu marché tu travail,
mais qui, en réalité, n’existe pas.
Cette évolution tu concept te revenu garanti permet t’établir
tes liens avec les politiques se rapportant au marché tu travail.
A ce niveau logique, il y a donc convergence tes deux concepts. Il est
pour le moins probable que cela favorisera le développement te
concepts combinant réduction tu temps te travail et revenu te
base garanti. Mais l’aiguillon pour le développement te tels
concepts réside tans les conditions sociales existantes.
Je suppose tans ce qui suit que l’opposition tes employeurs à
la réduction tu temps te travail est évidente en elle-même.
Leur opposition cependant ne sera efficace, c’est-à-tire capable
te recueillir la majorité tes soutiens, que lorsqu’ils pourront
former tes coalitions te blocage avec la participation te non-employeurs.
Il faut expliquer la résistance tes non-employeurs à la
réduction tu temps te travail. Aujourd’hui la mise en ouvre d’une
réduction collective tu temps te travail toit prendre en compte
différents types te problèmes.
1. La réduction tu temps te travail sans réduction te
salaire met en danger les firmes peu solides (marginales). Leurs employés
ont peur te perdre leur travail et donc s’opposent à te telles
politiques. La réduction tu temps te travail avec diminution
te salaire pose un problème difficile à ceux qui en sont
victimes. Ces obstacles à la réduction tu temps te travail
sont les plus grands tans les entreprises où les marges sont
faibles et qui emploient beaucoup te salariés mal payés.
2. La réduction tu temps te travail affectera toujours négativement
les augmentations te salaire. Ainsi la réduction tu temps te
travail favorise les employés à plein temps et marginalise
ceux qui travaillent suivant d’autres schémas te temps : travailleurs
à temps partiel, travailleurs à horaires flexibles...
Ce groupe augmente constamment, ce qui se traduit par tes problèmes
te mise en ouvre te la réduction tu temps te travail te plus
en plus complexes. Par la même logique, les bénéficiaires
d’allocations sociales liées à l’accroissement tes salaires
s’opposent aux réductions tu temps te travail. Ce groupe aussi
augmentera tans le futur.
3. Qui plus est, la puissance tes moteurs sociaux traditionnels diminuera
à long terme. D’un côté, "l’identité
te groupe" traditionnelle tu mouvement tes travailleurs s’évanouira
et les liens normatifs qui permettaient t’établir tes solidarités
entre travailleurs et chômeurs au-delà tes intérêts
individuels et partiellement conflictuels s’estomperont. Bien plus,
le développement te la "pluralisation tes modes te vie"
pourrait se traduire par une relation te plus en plus ambiguë entre
la situation économique objective et les désirs et intérêts
individuels. Finalement, l’espoir d’un plus grand allègement
tu travail perd son attrait.
Notre conclusion au niveau te la mise en oeuvre pratique est finalement
la même que celle à laquelle nous étions arrivés
au niveau tes concepts : la réduction tu temps te travail toute
seule ne peut pas résoudre les problèmes quantitatifs
et qualitatifs. Il faut lui adjoindre autre chose.
Il est maintenant temps te se poser la question te savoir si on peut
lier une politique te revenu te base à la réduction tu
temps te travail pour résoudre les problèmes. On toit
subdiviser la question comme suit :
1) Existe-t-il tes combinaisons "réduction tu temps te travail-revenu
te base" capables te conduire à une harmonie fonctionnelle
résolvant les problèmes qui ont jusqu’ici fait échouer
les politiques te réduction tu temps te travail ?
2) Existe-t-il tes tendances favorisant l’apparition d’intérêts
collectifs et te groupes te pression pouvant promouvoir te telles combinaisons
? Je voudrais tout d’abord examiner la question te la compatibilité
fonctionnelle en discutant les trois types te problèmes soulevés
précédemment. On peut résoudre le problème
tu freinage tes réductions tu temps te travail par les faibles
marges disponibles pour la redistribution entre capital et travail si
le revenu garanti permet t’élargir ces marges. Cela implique
une réduction tu temps te travail accompagnée d’une diminution
tes salaires afin te la rentre faisable par les employeurs et une compensation
tes diminutions te salaire par un revenu garanti venant te plus haut
que l’entreprise afin te rentre la réduction tu temps te travail
acceptable par les employés. Si l’on instaure un revenu garanti
augmentant avec la productivité, on peut aussi résoudre
le problème te ceux qui ont tes horaires te travail réduits
et te ceux dont les allocations sociales sont liées à
l’accroissement tes salaires, à condition que l’accroissement
te productivité soit utilisé pour diminuer le temps te
travail et non pour augmenter les salaires. Ceci résout immédiatement
le troisième problème, à savoir que les nouvelles
réductions tu temps te travail perdent te plus en plus te leur
intérêt pour ceux qui bénéficient déjà
d’une réduction tu temps te travail. Il est facile t’imaginer
un scénario à long terme qui propose le passage te la
redistribution tu travail à la redistribution tu revenu. Le revenu
garanti favorise la pluralisation croissante tes modes te vie et tes
centres d’intérêt puisqu’il rend possible tes réductions
individuelles tu temps te travail. L’argent offre plus te possibilités
que le temps. Par conséquent, la répartition tes revenus
permet t’intégrer un plus grand nombre d’intérêts
que ne le fait la répartition tu temps te loisir.
On voit donc que l’idée te revenu garanti est fonctionnellement
compatible et permet te résoudre les principaux problèmes
liés à une réduction "isolée"
tu temps te travail. Nos conclusions sont positives à la fois
au niveau te la logique tes idées et au niveau concret.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait plus te conflits entre
revenu te base garanti et réduction tu temps te travail.
Il reste, en effet, la question te la mise en oeuvre d’intérêts
collectifs qui puissent promouvoir de telles combinaisons de politique
de temps de travail et de revenu garanti. Le problème est qu’avec
l’affaiblissement des forces collectives qui ont historiquement fait
progresser les réductions du temps de travail, il n’y ait aucun
espoir de voir se lever de nouvelles forces sociales réclamant
un revenu garanti.
La réduction du temps de travail présente certainement
des avantages pour un groupe relativement bien défini de bénéficiaires,
mais ces avantage sont directs et individuels : plus de loisirs. Le
revenu garanti, par contre, offre des choix. On peut les utiliser ou
non. Et souvent les individus ne sauront pas à quoi, quand et
comment utiliser les possibilités offertes.
La revendication d’une réduction du temps de travail s’appuie
sur une plus petite gamme d’intérêts mais les intègre
plus fortement, tandis que la revendication d’un revenu garanti fait
appel à une large gamme d’intérêts mais les intègre
moins fortement. J’appelle ça "le dilemme de la collectivité".
La réduction du temps de travail offre une solution homogène
à des gens qui ont des problèmes de même nature.
La collectivité, par conséquent, est le résultat
d’une expérience semblable des problèmes et de la lutte
pour les résoudre. Le revenu garanti offre une solution homogène
à des gens qui ont des problèmes différents. Ce
qui montre la difficulté puisque le moteur de l’action collective
réside dans le résultat politique et non dans son point
de départ. La concrétisation de la revendication suit
un cercle vicieux. J’appelle ça "le piège de la collectivité".
Même lorsque le dilemme collectif et le piège collectif
ont été surmontés, il reste des obstacles opérationnels.
On a tout d’abord s’attendre à la résistance de groupes
qui n’ont aucun intérêt à la réduction du
temps de travail ni à l’instauration d’un revenu garanti parce
qu’ils craignent - avec ou sans réalisme - que la redistribution
du travail ou des revenus ne leur procurera que des désavantages.
Ensuite, il y a l’obstacle de ceux qui pensent - à tort ou à
raison - que la mise en ouvre d’une politique de réduction du
temps de travail est en opposition avec une politique de revenu garanti.
On peut affaiblir cette opposition en soulignant la nécessité
d’ajouter quelque chose à la réduction du temps de travail
et les liens possibles avec un revenu garanti. Mais il n’en reste pas
moins que le conflit historique du choix des voies du développement
social persiste : c’est la différence entre une vision centrée
sur le travail justifiant un salaire et une vision centrée sur
une allocation de subsistance. Jusqu’à présent cette dernière
a toujours perdu.
Si je vois juste, les protagonistes de la philosophie du travail-pour-un-salaire
ne peuvent plus déterminer le développement social mais
ils peuvent le freiner. En conséquence, la société
se développe sans aucune vision utopique positive.
Lectures
Après une dizaine d’ouvrages politico-économiques, le conseiller spécial du Président de la République, membre éminent du Parti Socialiste, a écrit cette biographie de Sir S.G. Warburg. Ce livre, que nous analyserons dans ses grandes lignes est, à notre sens, tout à fait révélateur de la pensée économique dominante parmi les dirigeants du P.S. Il se présente comme un panégyrique appuyé dans tous les domaines de la vie du modèle : familial, religieux, philosophique ( ?) et bien entendu financier.
UNE LONGUE LIGNEE
J. Attali trace l’historique de la famille Warburg depuis les origines
autour du 10e siècle, en Afrique du Nord puis en Italie du Nord
également. Le premier ancêtre reconnu, Christian del Banco
est changeur de monnaie à Pise au début du 16e siècle.
L’aïeul est comme les autres juifs qui "...ne sont pas autorisés
à porter d’autre nom que celui de leur métier et de leur
lieu de résidence...". Attali explique ainsi le choix de
la profession de del Banco : "...1l n’y a là aucun attrait
juif particulier. Au contraire, seulement, la contrainte des autres
à qui ce métier est nécessaire, mais qui, sachant
la haine qu’il vaut à celui qui s’y adonne, le font faire à
leurs ennemis...".
Suit une grande fresque de la famille del Banco au centre de la finance
à travers les siècles, toujours auprès des rois,
et proches des centres d’activité. Vers 1520, les banquiers de
Pise remontent vers l’Allemagne et prennent le nom de leur résidence
: d’abord von Cassel, puis von Warburg, et enfin simplement Warburg.
Ils s’installent à Altona, puis à Hambourg.
C’est l’Ascension avec des hauts et des bas. De prêteurs sur gages,
ils deviennent banquiers vers 1865. En 1902 quand nait Siegmund, la
famille a essaimé aux Etats-Unis et elle s’est fait à
travers le monde de solides relations, mais aussi des inimitiés
(dont celle de Dostoiewski inquiet pour la "civilisation chrétienne").
Siegmund reçoit une éducation religieuse mais libérale,
et classique. "...L’éducation classique est une chose merveilleuse.
On y apprend que les auteurs obscurs ne sont pas forcément les
plus profonds et que la simplicité n’exclut pas la profondeur..."
écrira-t-il.
A la veille de la guerre de 1914 "...les banquiers ont... atteint
le sommet de la hiérarchie sociale". Surtout dans les pays
récemment industrialisés : l’Angleterre, les Etats-Unis
et l’Allemagne.
"...Chez Warburg on n’aime pas la guerre, aussi choisit-on de pousser
au développement colonial pour détourner et éloigner
la violence..." "Partout en Europe, la finance, l’industrie
et l’armée nourrissent, l’une et l’autre, leur développement"
et "...L’essentiel de la finance allemande est plutôt hostile
à cette idée de guerre, même si certaines banques
ont partie liée avec l’industrie militaire de la Ruhr...".
J. Attali se débat dans ces contradictions.
CONTRE MAUVAISE FORTUNE
Malgré certaines interventions de Max Warburg, cousin de son
père qu’il appelle "mon oncle", la guerre de 1914 débute.
Celui-ci s’en accommode fort bien et la banque M.M. Warburg devient
un élément central de l’économie de guerre allemande
dont elle profite largement. Ainsi que Paul et Félix Warburg
qui, eux, ont choisi les Etats-Unis. Le 8 mai 1915, un sousmarin allemand
coule le Lusitania (transporteur secret d’armes pour l’Angleterre (1200
morts, dont 124 américains) et après quelques atermoiements,
le congrès américain déclare la guerre à
l’Allemagne ; cela ne dissuade pas Paul "...en jouant de ses relations,
de réussir à empêcher son fils Jimmy, pourtant volontaire,
de partir se battre sur le front européen...".
Siegmund termine ses études, s’apprête à suivre
les cours de l’Université de Tubingen et à se lancer en
politique mais, sous la pression de Max, il entre à la banque
MM. Warburg à l’essai. Et il y reste.
Après la guerre, l’Allemagne relève la tête avec
l’aide massive des capitaux anglais et surtout américains. Siegmund
en stage à NewYork participe à l’émission des prêts
des Etats-Unis à l’Allemagne. La Banque des Règlements
Internationaux imaginée autrefois par Paul Warburg se met en
place, pendant que la "crise" de 1929 éclate. Paul
l’avait pressentie : "La dette mondiale est trop forte, et les
entreprises s’endettent sans cesse davantage pour acquitter leurs annuités.
A New-York, la hausse des titres et la spéculation s’emballent...
L’augmentation des cours de bourse est, dans la majorité des
cas, sans aucun rapport avec la croissance des entreprises, des actifs
ou des perspectives de profit et si l’orgie de spéculation incontrôlée
n’est pas ralentie, la chute finale n’affectera pas seulement les spéculateurs
mais provoquera une dépression touchant le pays tout entier..."
(3).
"...Paul avertit alors ses amis de sortir du marché et de
vendre leurs titres. Certains le font dont Max et Félix en partie.
La plupart ricanent...". Le marché s’effondre le 29 octobre
1929. La crise s’étend à l’Europe et c’est l’arrivée
au pouvoir des nazis.
BANQUE ET NAZISME
L’on s’en doute, l’auteur n’est pas favorable au nazisme. Mais il ne
recherche pas la cause profonde de son accession au pouvoir. Le 22 mars
1933 sur les conseils du baron Von Neurath, ministre des Affaires Etrangères,
Siegmund Warburg quitte l’Allemagne pour New-York. Cette décision
est d’ailleurs réprouvée par Max. Ce dernier croit encore
que Schacht, patron de la Reichsbank, les protègera. L’on est
à la fois perplexe devant une telle naïveté puisque
Schacht s’est engagé derrière Hitler en février
1932 et admiratif, puisque Max se maintiendra plus ou moins en place,
malgré les tracasseries, jusqu’en 1938. Ainsi se manifeste cette
aristocratie des grands banquiers internationaux. On pourrait dire anationaux,
ce qui n’aurait rien de péjoratif si l’on ne constatait pas qu’il
s’en trouve toujours trop pour favoriser la politique guerrière
des gouvernements, quels qu’ils soient, et toujours en nom de la nation
et du patriotisme.
J. Attali ne s’engage pas dans ce genre de réflexion. Polytechnicien et Maître de Conférences à Polytechnique, énarque et directeur de séminaires à l’ENA, ces considérations morales lui paraissent sans doute primaires et hors de propos.
Au contraire, il justifie la fonction "(Elle)
fournit aux hommes d’ambition (2) les moyens matériels de leurs
espérances et, pour être sûr de rentrer dans son
dû (le banquier) cherche à deviner ce que sera le monde
au moment où il s’attend à recouvrer l’argent prêté.
Mais il espère en la raison, qui doit créer les conditions
de l’exactitude de son calcul : le financier n’est pas le spéculateur.
Il ne joue pas, il raisonne. Et c’est cela qui souvent fait sa ruine
face aux folies des puissants... Etranges hommes d’argent, contraints
de l’être pour garder leur identité, plus attachés
à ce qu’ils font qu’à ce qu’ils gagnent, s’évertuant
à faire prévaloir l’échange sur la violence, la
circulation sur l’immobilité, la vie sur la mort".
Nous n’aurons pas la cruauté d’engager avec l’auteur le jeu des
citations historiques qui, pourtant, ruineraient ses raisonnements.
AGIR, MAIS PAR LA BANDE
Après son détour par New-York, Siegmund s’installe à
Londres et demande la nationalité anglaise. Il renonce à
faire directement de la politique mais pas à l’influencer. Il
est antimunichois parce qu’il sait très bien qu’Hitler ira jusqu’au
bout. Ses avertissements rencontrent toutefois le scepticisme général
car il reste le réfugié donc il est suspect de parti-pris
antinazi. Il est "...stupéfait d’apprendre que, ce même
15 mars (1939) les représentants des patronats anglais et allemand
se réunissent à Düsseldorf, imperturbablement, pour
discuter de la coopération future entre industries et banques
des deux pays... (et de)... la coopération entre les entreprises
anglaises, allemandes et suédoises. I.G. Farben et Sterling Products
Inc, Bendix et Zenith créent des filiales communes ; les titres
des filiales de Bosch à l’étranger sont tous fictivement
vendus à New-York à des Wallenberg et ces entreprises
ne pourront donc pas, jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis,
travailler pour les Alliés...".
C’est l’exode des juifs allemands, les Warburg restent en dehors du
massacre "...Tous épargnés par l’Holocauste, les
Warburg constituent une exception : peut-être faut-il y lire le
sort de vigiles hors du commun, échappant grâce à
leur séculaire universalité à la tragédie
générale..." commente J. Attali sans convaincre.
AU-DESSUS DES CONFLITS
"...Quant à la Banque des Règlements Internationaux,
elle continue imperturbablement ses activités à Bâle,
au service de l’Allemagne, sous la présidence d’un étrange
américain, Mac Kittick, et assure la commercialisation d’un or
étrange, venu de tout les rapines et de tous les massacres...".
Voici l’occupation de l’Europe continentale et le blitz à Londres.
Le 15 mai 1941, c’est l’invasion de l’U.R.S.S. L’Angleterre sacrifie
à perte tout son stock d’or et ses avoirs sur place afin d’acheter
des armes aux Etats-Unis qui n’entrent en guerre que le 7 décembre,
après Pearl Harbour. "...Au même moment, l’attitude
du capital américain n’est pas sans ambiguïté et
ses liens avec l’Allemagne restent importants : ainsi, en 1942 encore,
quelques américains avec des français et des allemands
créeront un syndicat de banques à Vichy pour opérer
en Europe occupée... On y trouve la Banque d’Indochine, la Banque
Schneider, le Syndicat des Assureurs, la Deutsche-Kredit Bank et les
filiales françaises de Ford et d’I.B.M....".
On commence à parler entre américains et anglais de la
gestion du monde d’après-guerre dont les bases sont fixées
à BrettonWoods le 1er juillet 1944.
UNE AMBITION COMPLEXE
Siegmund a 43 ans. Il n’est pas inutile de s’arrêter un instant
sur sa psychologie. Bien qu’installé à Londres et citoyen
britannique, il n’aime pas spécialement les Anglais, surtout
l’establishment dont il déteste le conformisme. "...Ambitieux
sans arrivisme, juif mais pas sioniste, intellectuel sans être
écrivain, passionné de politique mais peu engagé
luimême ; enthousiaste mais pessimiste, il laisse peu voir ce
qui le fait courir... Pas l’argent en tout cas, à la différence
de la quasi-totalité des banquiers de son temps... Pour lui,
aimer l’argent est une sorte de déviation sexuelle du type nécrophile...
Ce n’est pas non plus le pouvoir qu’il ambitionne... il sait qu’un juif
allemand ne sera jamais ministre en GrandeBretagne... Non, s’il a une
ambition affichée, c’est, dit-il, dans l’accomplissement de ses
devoirs... Enfin, il se fixe une ambition plus diffuse, celle qu’eurent
avant lui tous les grands Warburg, lorsque la politique les a tentés
conseiller le Prince, exercer sur lui cette influence qu’il aime à
dire "plus importante que le pouvoir, qu’elle émane des
nations aussi bien que des individus...".
"...En Europe, écrit J. Attali, la situation des vainqueurs
vaut à peu de chose près celle des vaincus...". Ce
qui démontre bien que la guerre ne résout rien ou très
provisoirement. Alors débutent les trente glorieuses, période
de reconstruction intense favorable au capitalisme triomphant. Le Fonds
Monétaire International est installé le 27 décembre
1945.
La "haute banque" profite à plein de cette période
dans tous les domaines et dans le monde entier. En 1957, par le rachat
de la Banque Seligman, Siegmund entre parmi les 17 membres du Comité
d’Acceptation "Saints des Saints" de la City de Londres.
ET DE LA CLAIR-VOYANCE
Mais le déclin de l’Angleterre s’amorce. Malgré l’aide
de Siegmund, Harold Wilson est obligé de dévaluer la livre
en novembre 1967 et la crise internationale qui n’a jamais cessé
depuis, reprend. En 1973, "...Siegmund est désabusé,
note J. Attali, il ne croit plus que la société capitaliste
soit capable de sortir de cette crise financière sans une réelle
maîtrise de ses dettes à court terme qui sera, pense-t-il,
très difficile à réaliser sans tragédie...".
Les causes directes de ces ennuis seraient, paraît-il, la hausse
du prix du pétrole et la montée de la bureaucratie. Siegmund
réfléchit aux directives que Max donnait à son
biographe en 1921. "...Il doit être su et j’attache une grande
importance à cela, combien le développement d’une telle
firme est gouvernée par la chance, et combien le développement
économique est beaucoup plus dépendant d’événements
de hasard et de tendances lourdes que de prétendues activités
individuelles consciemment dirigées...". Pensant à
sa succession, il ajoute : "...Quand le patron d’une grande entreprise
s’en va ou meurt, ne nous leurrons pas, les actionnaires n’ont aucun
rôle dans le choix du successeur, il est choisi par le Conseil,
un peu comme le pape est élu par les cardinaux, coopté
par le système. Et souvent, je crois, un Conseil ne choisit pas
nécessairement la plus forte personnalité, mais celle
qui s’inscrit le plus aisément dans la machinerie bureaucratique...".
Il quitte la banque et se fixe à Blonay en Suisse.
"...Après ce départ, estime l’auteur, son influence
sera alors vraiment celle à laquelle il a toujours aspiré,
planétaire et mystérieuse, envahissante et indétectable...".
"...Il se sent en fait de moins en moins anglais, de plus en plus
citoyen du monde... Sa critique s’étend d’ailleurs à toute
l’élite occidentale : arrogante, médiocre, faite d’incertitude
et de fuite des responsabilités...".
Voici l’heure des bilans. Il n’aime pas les théories à
la mode, notamment sur la crise du pétrole : "Une période
de transition, ce n’est qu’une période située entre deux
autres périodes de transition". Il pense que le capitalisme
se dilue dans le gigantisme et la bureaucratie et que la machine financière
mondiale ne fonctionne plus que par les ventes d’armements achetés
par des gouvernements rendus solvables par la hausse du pétrole.
"Si vous continuez ainsi, dit-il à ses amis banquiers new-yorkais,
tout explosera un jour. Et çà commencera dans les bidonvilles
de Sao Paulo".
Ce sont ses dernières années "il sait... qu’en inventant
le meilleur de la finance du siècle, il n’a pu empêcher
d’autres d’aller à la facilité et de porter à son
paroxysme l’économie de la dette, faisant surgir une nouvelle
fois le spectre de la guerre...".
"...Décidément, pense-t-il, en contradiction avec
ce qui précède, si lui, homme de haute finance, a eu si
peu d’influence en ce siècle, c’est qu’il n’est pas le siècle
de l’argent mais celui de la spéculation et du pouvoir...".
Il meurt à Londres le 18 octobre 1982 pendant que sa banque S.G.
Warburg, avec deux autres banques anglaises, devient le groupe le plus
important, après ceux de Wall Street, sous le nom de "Mercury
International Group".
JUSQU’OÙ ?
J. Attali conclut par des considérations sur la banque et le
capitalisme international : "...La forme des banques s’ajuste toujours
aux exigences de la finance de leur temps : avant la guerre les gouvernements
américain et anglais devaient émettre des emprunts à
l’étranger pour combler leurs déficits et avaient les
banques nécessaires... Aujourd’hui ils peuvent... emprunter (leurs
propres devises) sur les marchés... (Mais le déficit de
l’Amérique s’aggrave ainsi) : en 1938, il quadruple... en 1984
il double encore pour atteindre 160 milliards en 1985, le tout assorti
d’une perspective de déficit ’budgétaire de 200 milliards
(4) financé pour moitié par des capitaux étrangers...
Au total, l’Amérique, onze fois moins peuplée que le TiersMonde
est maintenant sept fois plus endettée que lui.. Tout doit alors
changer de taille : il ne s’agit plus de placer des fortunes de 100
000 dollars, mais de 5 millions de dollars ; il ne faut plus trouver
preneurs pour des emprunts de 15 millions, mais de 500 millions de dollars...
Mais ces changements dans la taille des banques n’ont aucune raison
d’aider à la résolution des problèmes financiers
internationaux. Au contraire, comme dans les crises précédentes,
ils ne font sans doute que précéder et accélérer
les cataclysmes... il ne faut pas s’y tromper : malgré l’apparente
rationalité des chiffres et les masses immenses en jeu, l’influence
du financier n’y sera pas plus grande qu’elle n’est aujourd’hui. Le
jeu, la spéculation, l’irrationel, la politique, feront la loi
du monde et celle de la fortune... Sans doute... de nouveaux financiers
essaieront de nouveau,... en vain de faire prévaloir la raison
contre la folie, le calcul contre le risque, sans trop s’occuper en
général, eux non plus, ni de la dignité des peuples,
ni du travail des hommes".
L’ENGRENAGE
Ce qui frappe en effet, même le lecteur prévenu, c’est
l’énormité des masses financières et des pouvoirs
en cause, c’est l’engre nage apparemment inéluctable qui entraîne
le monde vers la catastrophe. Il est bien utile pour les impatients
du socialisme, ceux qui le croient déjà réalisé
ou ceux qui s’étonnent qu’il vienne si lente ment, de se remettre
de temps en temps face à l’obstacle et de mesurer les forces
en présence. Mais à l’inverse, peut-être, de l’auteur,
maintenons que le pire n’est jamais sûr. Pour cela, je ferai plus
que lui, la part de la responsa bilité des hommes et particulière
ment des dirigeants. Nous voulons bien croire que Sir Siegmund G. Warburg
était un être d’exception, qu’il n’était mû
par aucun intérêt personnel bassement matériel et
qu’il s’est sacrifié pour servir l’humanité. Mais remarquons
que l’auteur place habilement dans les écrits et les déclarations
de son modèle, les réprobations à l’égard
de ses pairs qu’il n’ose peut-être pas formuler lui-même,
car l’homme d’influence a tout de même la possibilité de
refuser. Pierre Mendès-Frce soutenait, avec d’autres, que plus
que par ses actions, la qualité d’un homme d’Etat se juge par
ses refus. Il est vrai qu’un individu capable de dire non se ferme automatiquement
les voies du succès. En ces temps de compétitions inflexibles,
d’ambitions effrénées et de luttes acharnées pour
réussir, le handicap est insurmontable. Malgré son atavisme
familial et ses habitudes de vie, Siegmund se serait grandi en rejetant,
en actes et non en paroles, ce qu’il réprouvait. Sa carrière
aurait peut-être été moins brillante. Mais il aurait
participé à une meilleure adaptation de l’humanité
au progrès.
Jacques Attali est lui aussi très connu. N’oublions pas qu’il
est "sherpa" du Président de la République,
c’est-à-dire responsable de la préparation des dossiers
économiques et politiques français lors des rencontres
au sommet type Versailles ou Venise. On peut se demander si ses liens
avec le parti socialiste sont compatibles avec l’admiration non dissimulée
qu’il porte à travers les Warburg aux hommes de la haute finance
internationale responsables,. plus que d’autres, car beaucoup plus influents
qu’eux, des guerres et des catastrophes qui leur sont liées.
Mais la notion de responsabilité est-elle encore actuelle...
Comment croire que de tels hommes au pouvoir, ou si proches du pouvoir,
seront capables de choisir les mesures énergiques et courageuses
nécessaires pour une vraie rupture avec le capitalisme et ouvrir
la voie au véritable socialisme, celui de la démocratie
économique ?
(1) Editions Fayard, 1985.
(2) Exemple Schacht avec Hitler !
(3) Cela ne vous rappelle-t-il pas une autre situation très proche
de nous ?
(4) On parle effectivement d’une dette record de 370 milliards de dollars
en 1987 (sans compter les dettes individuelles des citoyens...)
Courrier des lecteurs
AFFIRMER que dans la société capitaliste
d’aujourd’hui, le robot est le facteur essentiel de l’évo lution
du mode de production, et avan cer en même temps que dans la société
distributive, il libère les indivi dus parce que tout le monde
profite de son travail grâce à la distribution des revenus
gagés sur la production con duit, semble-t-il, une fois de plus
à une glorification de la machine et au main tien d’une croyance
en un Dieu machine. Cette célébration de la machine instaure
pour le moins une confusion dans mon esprit et m’amène à
m’interroger sur les rapports que les technologies nouvelles entretiennent
avec la crise et le changement social.
Accorder la prédominance à la machine en la prenant comme
base de vos réflexions ne sous-entend-il pas que les technologies
nouvelles sont la cause du chômage et de la crise en général
?
Si on ne peut nier que L’innovation technique entraîne des modifications
sur la demande de main-d’-Suvre, d’autres données économiques
(1) incitent à se montrer prudent quant à l’importance
de la part à donner au changement technologique dans le choc
que subit le capitalisme. Ainsi les plus grosses réductions d’effectifs
se rencontrent souvent dans les entreprises qui n’introduisent pas les
nouvelles machines. L’observation du déroulement de la crise
suggère bien au contraire que le chômage est une conséquence
de la baisse des taux de productivité du travail et de rentabilité
du capital qui sont apparus bien antérieurement aux années
1974-1975. Malgré le chômage, on relève aussi pendant
toutes les années 1970 que la demande de main-d’oeuvre et la
part des salariés dans la population active n’ont cessé
de croître. N’est-il pas aventureux de déclarer que le
savoir technologique seul nous offre l’opportunité de changer
le monde ? Car on peut tout aussi bien soutenir que le progrès
technique a eu son origine avant la crise, pouvait s’implanter techniquement,
et qu’il était tout aussi opportuniste de saisir une période
de développement économique pour poser les bases d’un
changement que le système aurait pu mieux supporter financièrement
et donc mieux accepter.
Votre optimisme dans la croissance des capacités de production
provoquée par le robot ne doit-il pas être modéré
quand on assiste plus à une rationalisation qu’à une augmentation
des capacités de production. Enfin, dans une société
distributive, votre confiance dans le développement des capacités
de production, et celle aussi dans la satisfaction des besoins de tous
les hommes supposent-elles le maintien de vie que connaissent les pays
développés quand on sait par exemple que l’Américain
moyen consomme mille fois plus d’énergie que le Rwandais moyen
?
Cette primauté de la machine ne tend certes pas à nier,
mais à laisser au second plan l’aspect socio-politique de la
problématique de transformation de la société ;
ceci aussi bien dans le cadre de la critique du capitalisme que dans
celui de l’instauration d’une société distributive.
Au niveau de la société actuelle, même si telle
n’est pas votre intention, la définition du capitalisme comme
rapport avant tout social s’obscurcit pour laisser place à une
sorte d’inéluctabilité des révolutions techniques.
Or l’histoire nous apprend que la société capitaliste
ne se plie à ces dernières quand elle ne peut plus faire
autrement pour augmenter la masse des profits. Vous sous-estimez en
conséquence la possibilité des technologies à être
introduites plus doucement par le biais d’une préparation idéologique
appropriée, et surtout la capacité des salariés
ou non salariés à construire leur propre ordre productif,
ou tout au moins un autre ordre productif.
A celui de l’instauration d’une société distributive,
la déification de la machine amène à exagérer
le rôle de la science dans l’idéal politique et social
de l’évolution humaine au détriment du pouvoir de décision
de l’individu dans le fonctionnement global de la société.
L’individu subirait plus le progrès engendré par le savoir
qu’il ne le dirigerait ; participer à une économie distributive
n’est pas forcément y tenir un rôle de décideur.
Car pour ma part, le "progrès véritable n’est pas
dans la connaissance et dans la maîtrise des techniques, il est
politique" pour citer Partant (2) auquel vous vous référez
parfois.
La conséquence de cette relégation du politique au second
plan vous oblige à recourir pour la mise en place de votre projet
"à la recomposition des forces de gauche" (3) "à
interpeller les gens de gauche, éclairer les déçus"
(4). L’objectif à court terme de cette reconstitution de la gauche
passant par la réalisation de scores électoraux identiques
à ceux des verts en R.F.A. (3).
Une nouvelle fois, la recherche d’une méthode pour le passage
à l’économie distributive passe par le recours au parlementarisme.
Même si l’homme de gauche peut être différent de
l’homme de droite, la politique de la gauche ou de la droite, c’est
la même chose !... Car l’accès de l’une ou l’autre au pouvoir
nécessite une acceptation et une défense du système.
C’est ce comportement que l’environnement sociopolitique et technico-économique
imposa à la gauche qui n’avait effectivement que la possibilité
de se soumettre ou se démettre. Et la gauche aura d’autant plus
de chance de revenir au pouvoir que son programme de gestion de la société
coïncidera avec la logique du système. On le perçoit
bien actuellement avec la montée de Rocard et la mise à
l’écart de Poperen.
Aussi quand vous dites "qu’il n’existe pas de solution de fond
aux problèmes actuels à l’intérieur du système
existant" (3) il faut aller jusqu’au bout de cette proposition
et inclure le parlementarisme, la délégation du pouvoir
comme éléments constitutifs de la logique de l’ordre existant.
Et quand pour donner plus de force à votre projet de transition,
vous le comparez à la Charte de Partant, je trouve là
le saut intellectuellement très osé. Car cet auteur nie
la délégation de pouvoir et s’adresse non pas aux élites
dirigeantes les plus éclairées et lucides, mais aux exclus
volontaires ou non du système. Ce sont eux qui par leur mode
de vie différent, leur organisation en marge du système
socioéconomique peuvent faire jaillir la possibilité d’élaborer
et d’affiner une stratégie déstabilisatrice de l’ordre
dominant.
La société ne changera pas uniquement par une prise de
conscience, car si elle peut toucher une fraction des individus, les
conditions empêchent qu’elle se généralise à
toute une société. C’est donc la crise, l’action organisée
déstabilisatrice et le développement de la conscience
politique qui peuvent donner une chance de changer la situation, laquelle
changera le comportement et la conscience de la majorité.
Par contre, une réflexion sur la dissociation entre emploi et
ressources suivie d’une propagande peut s’orienter, avec des pratiques
hors système, dans le sens d’une accentuation du déséquilibre
du capitalisme. Et surtout une discussion sur le revenu social peut
servir de point de départ à la mise en place d’une idéologie
nouvelle du travail. Car admettre une solidarité avec les sans-emplois
par le biais des indemnités de fins de droits à 1900 F/mois,
des SIVP à 2 800 F/mois ou des TUC à 1200 F/mois, c’est
ne pas encore avoir évacué de tabou que tout "salaire
mérite peine", que tout salaire doit être lié
à une activité salariée. A moins que ce soit aussi
pour garder prisonnier l’individu : Nietsche ne disait-il pas que la
plus grande des prisons c’est le travail. On voit donc l’intérêt
qu’il y a à développer cette thèse du revenu garanti".
R.C., Clermont-Ferrand.
(1) "Ouvriers ou robots ?" Michel Kamps,
Ed. Spartacus.
(2) "La fin du développement" François Partant.
"Naissance d’une alternative ?" Cahiers Libres François
Maspero.
(3) G.R. n°832, mars 85, l’Heure de Vérité ; "Mort
et Résurrection de la gauche", J. Matrieu, p. 6. (4) G.R.
n°843, mars 86 ; "Ma transition" A. Prime, p. 8.
Notre réponse
Non, nous ne glorifions pas la machine. Comme les
armes, elle est ce que l’homme en fait. Or, justement, pour la première
fois dans son histoire, l’homme vient d’acquérir sa subsistance
sans y consacrer toutes ses forces physiques, toute sa vie. Il nous
paraît important de faire prendre conscience de cet événement
qui rend enfin possibles des comportements, des activités et
des relations qui, hier, semblaient utopiques.
Oui, nous pensons que les technologies nouvelles, au sens large, celui
qui englobe tous les nouveaux savoir-faire (ceux qui vont nous permettre
de fabriquer ce que la nature n’a pas inventé, par exemple les
nouveaux matériaux, etc...), tous les nouveaux moyens d’information
et de commande, sont à l’origine de "ce qu’on appelle la
crise", d’autant que ces nouveaux moyens ont fait irruption à
une allure fantastique (1). Nous ne parlons pas là de la crise
de 1974-1975, mais de celle dont les premiers symptômes datent
de la fin des années 20 et qui a été marquée
momentanément par la guerre mondiale et se manifeste aujourd’hui
de plus belle.
Nous ne reléguons pas le pouvoir politique au second plan, nous
déplorons qu’il y soit. Nos hommes politiques deviennent trop
souvent des démarcheurs au service du système capitaliste,
l’exemple récent du gouvernement qui se prétendait socialiste
le prouve.
Effectivement, la société ne changera pas seulement grâce
à une prise de conscience qui ne touche qu’une fraction des individus,
les autres étant conditionnés par le système qui
dispose de gros moyens. Ceci ne doit cependant pas nous faire renoncer
à stimuler cette prise de conscience, par exemple par la remise
en cause de l’aliénation qui est un travail devenu inutile. Non
plus à appuyer les actions pour une allocation universelle qui,
pour nous, est aussi un moyen d’aider cette prise de conscience.