La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1013 - août-septembre 2001

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N° 1013 - août-septembre 2001

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon analyse l’actualité à travers sa lecture de la presse.

Vous avez dit développement ?   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin en dénonçant les sous-entendus de cette expression, évoque ce qu’elle pourrait signifier dans un autre système économique, et surtout avec une monnaie d’un autre type.

Les gènes du changement   (Afficher article seul)

Roland Poquet revient sur l’idée de René Passet qu’il serait possible de conserver “les vertus cardinales du marché” en en corrigeant les effets par des lois.

Mes… aventures à la Poste   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon raconte sa surprise de découvrir les effets de la “modernisation” de la Poste pour l’envoi du journal aux abonnés.

L’association… une action collective entre citoyens   (Afficher article seul)

Jean-Claude Pichot prouve, par son témoignage, qu’on peut toute sa vie, agir en citoyen : il décrit brièvement les trois types d’expériences auxquelles il a participé.

René Dumont   (Afficher article seul)

En lui rendant un hommage posthume, Roland Poquet rappelle que René Dumont commença sa vie de militant aux côtés de Jacques Duboin.

II. Pollueurs contre environnement   (Afficher article seul)

Caroline Eckert s’inspire de l’étude de Lenglet et Topuz pour montrer que les lobbies industriels savent échapper à l’application des lois de protection de l’environnement.

À quoi pense le pilote ?   (Afficher article seul)

Présentation d’un livre écrit par un américain, Robin Hahnel, intitulé Panique aux commandes, et qui explique trés clairement les mécanismes du système de crédit qui organise notre économie.

Avons-nous la dent trop dure ?   (Afficher article seul)

Jacques Mirenowicz proteste contre l’interprétation de sa pensée présentée en février dernier. M-L Duboin défend son point de vue.

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Au fil des jours

par J.-P. MON
août 2001

Suppressions d’emplois

Certains (naïfs ?) croyant que la fin du chômage était arrivée, d’autres estimant que ces annonces de suppressions d’emplois étaient déprimantes, j’avais (presque) décidé de ne plus vous en parler. Je n’avais cependant pas manqué, malgré l’optimisme ambiant, de souligner à maintes reprises que si le chômage diminuait grâce aux nombreuses créations d’emplois (544.000 en un an en France), la précarité n’en continuait pas moins à augmenter et que, comme aux états-Unis, on voyait se développer en France la catégorie des “working poors” (travailleurs qui ne gagnent pas assez pour vivre décemment). Vous pourrez aussi constater, dans la liste qui suit, que les technologies de l’information et de la communication dont on nous disait qu’elles étaient le moteur de la croissance, figurent parmi les activités les plus touchées.

• Nokia, le géant finlandais des télécommunications a annoncé le 28 juin la suppression d’un millier d’emplois dans sa branche réseaux (chiffre plus de deux fois supérieur à celui annoncé en mars) [1].

• L’éditeur de jeux vidéo Infogramme a présenté un plan de restructuration comportant la suppression de 400 emplois, soit 20% de ses effectifs [1].

• La société informatique NCR France a annoncé la suppression de 344 postes (sur 1.410) dans le cadre d’un projet de restructuration de sa division services [2].

• Le Nasdaq (marché américain des valeurs technologiques) licencie 140 personnes, soit 11% de son personnel [3].

• Le groupe néerlandais Philips a annoncé le 26 juin qu’il avait décidé de céder à China Electronics Corporation la fabrication et la conception de ses téléphones mobiles. Cela se traduira par la suppression de 1.235 emplois dont 1.142 dans son usine du Mans [4].

• Cap Gemini Ernst& Young, cinquième société mondiale de conseils en informatique va supprimer 2.700 emplois [4].

• Le bouquet, c’est que la Banque de France supprime 494 emplois dans ses sites du Puy de Dôme qui fabriquent les billets en euro. La direction explique ces licenciements par la nécessité de faire passer le coût de fabrication du billet de 80 centimes à 50 centimes [4] !

L’Agence France Trésor ???

C’est une nouvelle structure créée par l’arrêté du 8 février 2001 dont on a peu entendu parler jusqu’ici [5]. Elle a pour objectif « de gérer la dette et la trésorerie de l’État au meilleur coût et avec une sécurité optimale ». Cela concerne les quelque 4.000 milliards de francs d’encours de la dette française. Placée sous l’autorité du ministre de l’Économie, l’Agence France Trésor dépend du Trésor. Elle sera conseillée par un comité stratégique présidé par Jacques de la Larosière, comprenant 7 personnalités “reconnues” ( !) et par un comité de marché composé de responsa-bles de marché et de spécialistes en valeurs du Trésor. Elle pourra faire appel à des professionnels de marché comme consultants externes [6]. La mission de l’Agence est d’optimiser les charges financières de l’État en fonction des variations de taux d’intérêt. Les rachats de dette seront poursuivis en suivant ses recommandations et l’Agence procédera à des opérations sur les marchés dérivés [7].

Ainsi, dans l’hypothèse d’une réduction de la durée moyenne de la dette de l’État de 6 à 4 ans, 65,6 milliards de francs environ seront mobi-lisés. Le directeur du Trésor a souligné que « cette modernisation s’effectuera avec une sécurité et une transparence maximales ».

Rule yankee

Du 9 au 20 juillet, à New York, l’ONU a convoqué une conférence [8] de ses états membres, à laquelle sont associées environ 160 ONG, et qui doit adopter un plan d’action international de lutte contre le commerce illicite des armes légères et de petit calibre [9] (ALPC) dans le monde. Selon une estimation de 1999, il y aurait en circulation près de 550 millions de ces armes. D’après une déclaration des ONG à la conférence de l’ONU sur le désarmement qui s’est tenue en mars 2001, entre 500.000 et 700.000 personnes ont été tuées chaque année depuis 1990 par des APLC au cours des 50 conflits régionaux et guerres civiles recensés, soit un mort par minute.

La conférence de New-York est destinée à mettre au point un plan d’action internationale reposant sur une coopération entre polices, douanes et justice. Dans le cadre de la préparation à cette conférence, la France et la Suisse ont proposé de mettre en place un mécanisme de traçage des APLC : il s’agit de marquer les armes, de les enregistrer et d’identifier les fi-lières de fourniture.

C’était trop beau. Dès l’ouverture de la conférence, les états-Unis, s’appuyant sur le droit constitutionnel des Américains à posséder de telles armes, se sont vivement opposés aux Européens et aux ONG [10]. Le délégué américain a averti que les Etats-Unis s’opposeraient à toute tentative de réguler la possession et le commerce légal de ces armes.

Rappelons que les états-Unis refusent toujours de signer le traité d’interdiction des mines antipersonnel et ne reconnaissent toujours pas le Tribunal International.

Ce n’est pas nouveau, les États-Unis veulent gouverner le monde avec les lois américaines !

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[1] Le Monde, 30 juin 2001.

[2] Le Monde, 28 juin 2001.

[3] Wall Street Journal, 27 juin 2001.

[4] Le Monde, 27 juin 2001.

[5] La Tribune, 22 mars 2001.

[6] s‘ils sont aussi bons que Jean-Pierre Gaillard, on n’a pas fini de souffrir !

[7] Les produits dérivés sont des paris pris sur la variation des cours des marchés.

[8] Le Monde, 8-9 juillet 2001.

[9] Les ALPC vont des fusils automatiques, mitraillettes, mitrailleuse, jusqu’aux canons et mortiers en passant par les lance-grenades, roquettes antichars-et missiles antiaériens. Et on appelle ça des armes de petit calibre !

[10] Le Monde, 11 juillet 2001.

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Vous avez dit développement ?

par M.-L. DUBOIN
août 2001

On parle couramment de développement, mais sans jamais dire à quel type de développement on pense. En présentant le “développement” comme la solution aux problèmes des “PVD”, les pays “en voie de développement”, on cherche à faire passer pour une évolution ce qui consiste en fait à les “occidentaliser”, c’est-à-dire à leur imposer, par une force qu’on préfère cacher, la logique de l’accumulation capitaliste.

Voici donc encore un exemple du piège que cachent certains mots d’actualité. Comme on parle de mondialisation alors qu’il s’agit d’étendre les droits commerciaux des entreprises transnationales. Comme on emploie le mot monnaie sans préciser qu’il s’agit de la monnaie capitaliste, ce qui insinue qu’il est impossible qu’un autre type de monnaie puisse être institué. Le procédé est le même : le mot est accaparé pour n’en désigner qu’un sens très parti-culier, puis il est ainsi employé avec insistance de façon tellement répétée par tous les médias que ses autres sens possibles sont bientôt totalement éliminés des imaginations. On désignera sans doute bientôt par économie, tout court, celle qu’impose actuellement l’idéologie néolibérale, si bien que personne n’osera plus imaginer qu’il soit possible d’en inventer une autre. Serge Latouche montrait récemment aux lecteurs du Monde Diplomatique, que de la même manière qu’on a osé parler de socialisme réel à propos de la dictature du Parti en Union soviétique, le terme de développement désigne aujourd’hui le “développement réellement existant” au sens occidental où l’entendent les pays qui se disent eux-mêmes développés et qui exportent leur modèle de société aux autres pays du monde pour mieux les exploiter, sans laisser imaginer qu’un autre type de développement soit à leur portée.

Ce philosophe poursuit : « les imaginaires sont colonisés » malgré des efforts rhétoriques qui ne sont que tentatives de conjurer les effets néga-tifs de ce développement. Par exemple, l’adjectif “durable”, associé au mot, ne fait que permettre au concept de survivre. Mais ce qui dure, c’est bien la guerre économique car humanistes et écologistes ne font que proposer d’adjoindre un volet social ou une composante écologique à la croissance capitaliste, mais en l’aidant à durer, puisqu’ils n’osent pas remettre en question la dynamique de la concurrence. Et après Mrs Thatcher affirmant « qu’il n’y a pas d’alternative » et Fukuyama que « c’est la fin de l’histoire », Latouche conclut désespérément qu’il n’y a pas d’autre développement que ce processus mortifère et durable.

Mais pourquoi refuser d’envisager une économie telle que celle que nous proposons, et qui donnerait à chacun la possibilité de se développer selon ses aspirations propres ?

Le débat latent à propos du changement du système des retraites permet une comparaison : notre économie distributive, ou participative, est l’opposé de l’économie capitaliste exactement comme la retraite par répartition s’oppose à la retraite par capitalisation. Ce n’est plus chacun pour soi, j’accumule aujourd’hui pour avoir un droit demain sur ce que produiront les autres. Non, parce que, de toute façon, on ne vivra demain que de la production de demain. J’accepte donc, aujourd’hui où j’en ai les capacités, de participer à la production que nous nous partageons tous, j’y veille en tant que citoyen, et j’ai la garantie que demain, quand je ne pourrai plus participer, j’aurai encore ma part de la production qu’assumeront alors les actifs du moment.

L’activité devient alors, par delà les générations, participation à une œuvre commune, à son élaboration sans cesse renouvelée, et à l’équité de son partage.

Mais cette conception de l’économie est évidemment incompatible avec une monnaie capitaliste, parce que cette monnaie de dette est faite pour la croissance capitaliste, dont elle est l’instrument : elle est créée pour rapporter un intérêt, elle est prêtée, placée, jouée pour rapporter un intérêt, elle est échangée avec l’idée de gagner au change, et elle peut rapporter gros aux moins scrupuleux. La croissance ainsi basée sur l’égoïsme se traduit donc par l’accaparement, l’appropriation des savoirs et des ressources, par la course aux parts de marché, cette guerre économique permanente qui communique sa fièvre à toute la planète.

Non. à cette économie de participation il faut une monnaie de partage. Une monnaie qui ne serve qu’à répartir entre tous l’accès aux produits disponibles, donc qui ne puisse pas être placée pour rapporter un pouvoir sur l’avenir et sur les autres.

Alors le développement pourra être l’effort commun de mettre les connaissances acquises, les ressources naturelles et les moyens actuels, à la disposition de tous. Alors chacun pourra trouver la possibilité de s’y épanouir selon ses propres aspirations et refuser de se voir impo-ser son mode de vie. Et alors pourront se faire entendre ceux qui pensent que si la planète est au service de l’humanité vivante c’est avec la charge pour elle de la transmettre le mieux possible aux générations suivantes, sans qu’après elle ce soit le déluge !

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Réflexion

Les gènes du changement

par R. POQUET
août 2001

Dans son admirable ouvrage “Eloge du mondialisme”, dont M-L Duboin a rendu compte dans la GR 1011, notre ami René Passet accorde au marché [*] “quelques vertus cardinales” (p. 124). Je le cite : « en libérant les énergies individuelles, [le marché] confère au système un dynamisme et une créativité dont aucun autre n’a su faire preuve jusqu’ici ; en multipliant les centres de décision, il le dote d’une souplesse et d’une capacité d’adaptation permettant d’opposer à l’obstacle mille réponses différentes, de le contourner, de le digérer et d’en ressortir régénéré ».

Cet éloge ainsi fait, René Passet lui articule immédiatement deux réflexions qui méritent qu’on s’y arrête.

Face à cette souplesse et à cette faculté d’adaptation, le colosse centralisateur n’a pu opposer qu’une réponse monolithique qui l’a conduit à tout écraser avant de s’effondrer. La conclusion vient d’elle-même « on ne peut donc impunément se priver des vertus de la libre initiative individuelle ». Que René Passet me pardonne, mais cette conclusion déclenche dans mon esprit une seconde conclusion – non dite, celle-là – qui pourrait paraphraser la première de la façon suivante : on ne peut donc impunément se priver des vertus de l’économie de marché.

Comme le lecteur est sans doute sensible à l’aspect crucial du glissement, j’oserais poser les questions suivantes : est-on certain que l’économie de marché constitue le système le plus apte à « libérer les énergies individuelles » ? Si l’économie de marché a fourni, pendant des siècles, le cadre idéal permettant à l’homme d’échapper à la disette et à la rareté, de sortir en quelque sorte d’un état pré-historique de l’aventure humaine – que les Anciens résumaient par la formule Primum vivere, deinde philosophari – n’est-on pas en droit de penser que cette économie de marché n’est pas éternelle et n’est-on pas en devoir, dès maintenant, d’essayer de découvrir, dans les gènes du changement, d’autres substrats, dont la mise en place, à terme, permettrait à l’homme tout à la fois de se libérer des impératifs de la rentabilité économique et de libérer les incalculables pouvoirs de création et de créativité que l’économie de marché, précisément, ne lui a pas permis de mettre à jour ? René Passet en est le premier convaincu, l’adverbe “jusqu’ici” n’étant pas tombé par hasard de sa plume.

Dans un second temps, et en contrepoids à l’éloge qui précède, René Passet rappelle les méfaits engendrés par le marché :

• une demande solvable seule reconnue,

• une liberté proche de l’anarchie lorsqu’elle tourne à l’exploitation des hommes et des peuples,

• une relation au social et à la nature non prise en compte. Conclusion : pour corriger ces méfaits, « les mécanismes marchands doivent être solidement encadrés par la loi ».

Que René Passet me pardonne encore une fois, mais je suis persuadé que son inconscient rejette cette proposition optimiste ; j’en aurais pour preuve son constat radical (p. 117) que je prends plaisir à citer « L’Homo œconomicus posé comme socle du système néo-libéral, en opposition à la négation de l’être singulier par les sociétés totalitaires, se réduit en définitive à une négation tout aussi radicale de la nature humaine. S’il ne la contraint pas de l’extérieur, il la vide par l’intérieur ».

Comment, en effet, encadrer par la loi :

• une incapacité de l’économie de marché à donner une réponse satisfaisante à la distribution des revenus pour peu que l’emploi fasse défaut,

• une inaptitude fondamentale de l’économie de marché à répartir la production, ce qui provoque un écart sans cesse grandissant entre riches et pauvres, au sein même des nations supérieurement équipées mais aussi entre le Nord et le Sud, l’abandon presque total de l’aide au Tiers Monde en étant le symptôme révélateur,

• une surexcitation du désir en vue de la création de nouveaux besoins, au prix d’un énorme gaspillage d’énergies, de matières premières et de temps, la denrée la plus précieuse de ce XXI ème siècle,

• une croissance exponentielle sans laquelle la machine économique connaîtrait de mortels ratés ; à cet égard, le refus de George W. Bush de respecter les accords de Kyoto est révélateur (mesure politique en accord profond avec l’essence même d’une économie placée sous le signe de la rentabilité) ; poursuite d’une croissance exponentielle aveugle qui balaie sur son passage toute tentative de développement harmonieux de l’humanité — les écologistes vivent douloureusement cette impossible quête d’un développement durable au sein d’une économie de la rentabilité,

• une économie de marché qui gangrène une société de marché [1] et la transforme progressivement en un vaste casino où la valeur suprême est l’argent. Question : la civilisation peut-elle survivre si la culture est tout entière livrée au commerce ?

*

« Nous vivons une époque désastreuse. Tout ce que nous avons réussi à inventer, c’est le centre commercial. »
Russel Banks

Loin de nous l’idée de jouer les Cassandre et d’annoncer la fin des temps pour demain. Loin de nous aussi l’idée de rejeter tout militantisme au sein d’associations qui essaient de freiner ou de corriger les effets de la spéculation financière, par exemple. Mais le simple énoncé de quelques méfaits engendrés par l’économie de marché suffit à prouver que nous devons es-sayer de percevoir, à un stade macro-économique, les “gènes du changement” que nous évoquions tout à l’heure, afin de l’accompagner et de le maîtriser au mieux.

Le compte-rendu par Le Monde Diplomatique [2] d’une conférence donnée cette année à l’Unesco par l’économiste américain Jeremy Rifkin est édifiant à cet égard. Selon l’auteur, « d’ici au milieu du XXIème siècle, le capitalisme de marché sera un élément marginal de l’économie mondiale, [car nous passons] des échanges de biens et des marchés à des relations fondées sur l’accès et les réseaux… Le marché se caractérise par la rencontre d’un vendeur et d’un acheteur… Dans l’économie des réseaux, en revanche, on ne trouve ni vendeurs ni acheteurs, mais des fournisseurs et des utilisateurs… La propriété reste entre les mains du producteur. Les clients y ont accès par “segments de temps”, selon différentes modalités : adhésion, abonnement, location ou licence d’utilisation. On ne paie pas pour le transport de propriété d’un bien dans l’espace, mais pour le flux d’expérience auquel on a accès dans le temps ». Dès le début de la démons-tration, Jeremy Rifkin ne craint pas d’annoncer la couleur : ce passage de l’économie de l’échange et des marchés à une économie de l’accès et des réseaux constitue « un changement historique radical ».

Quels enseignements pouvons-nous tirer de cette prévision ?

1. La confirmation de ce que nous avancions au début de cet article, à savoir que l’économie de l’échange et du marché n’est pas éternelle et que d’autres formes de “commerce” entre les êtres et les choses peuvent apparaître,

2. Que les nouvelles technologies fondées sur l’immatériel sont en train de donner naissance à un système économique qui s’éloignera de plus en plus du capitalisme de marché,

3. Que nous devons mettre à profit l’étude approfondie de ces “gènes du changement” pour trouver les moyens d’échapper rapidement aux méfaits de l’économie de marché, et notamment à l’étouffement de la pensée qui nous guette.

*

Les analyses de Jacques Duboin m’ont persuadé – et à sa suite celles de J. Robin, A. Gorz, P. Viveret et de notre ami et collaborateur H. Muller – que ce changement d’ère serait facilité par une indispensable évolution de nos usages monétaires.

Est-il utile de rappeler qu’une monnaie de consommation est une monnaie qui a perdu son caractère circulant pour ne servir qu’à un seul achat ? Dès lors, ce passage d’une économie de l’échange (dans laquelle la monnaie circule et permet la réalisation d’une marge bénéficiaire à chaque étape de la production et de la commercialisation) à une économie de l’accès (dans laquelle prévaut « l’abonnement ou l’adhésion payante pour pouvoir télécharger à tout moment de nouvelles fonctionnalités ») ce passage n’est-il pas propice à l’introduction d’une monnaie de consommation dont le rôle serait d’affecter un complément de revenu à chacun (ou à certaines catégories de personnes dans un premier temps) afin de permettre l’accès à certains réseaux par droits de tirage successifs ?

Nous entrevoyons plusieurs avantages à l’introduction de cette monnaie affectée qui pourrait cohabiter avec la carte à puce :

1. Elle accélèrerait la mise en place de cette économie de réseaux qui se substituerait peu à peu à l’économie de marché,

2. Elle ne prêterait le flanc à aucune tentative de thésaurisation ou de spéculation, dans la mesure où elle s’annulerait au premier “abonnement” ou à la première “adhésion payante”,

3. Elle pourrait être dotée de la vertu fondamentale d’une affectation prioritaire à des biens culturels essentiels, préparant ainsi l’émergence d’une société où la culture — « un don qui appelle le partage et la création » selon Rifkin — l’emporterait enfin sur le commerce des biens matériels.

*

Tout lecteur de la GR en est conscient : les bases sur lesquelles repose l’économie distributive (séparation de l’emploi et du revenu et adoption d’une monnaie de consommation) proposent, de façon idéale, un schéma qui permet d’échapper à l’ère de la rareté et de hâter la venue d’une société de l’intelligence et du cœur.

S’il est vrai que la transition entre les structures obsolètes qui nous oppriment actuellement et une économie de l’immatériel et de la culture passe par le développement de relations fondées sur l’accès et les réseaux, nous nous devons d’accompagner de notre réflexion ces “gènes du changement”, en prônant notamment la création de moyens monétaires originaux et propices à notre sortie, à terme, de l’économie de marché.

Ne voilà-t-il pas une vraie plate-forme de réflexion – et d’action – pour tous ceux qui participent aux travaux de ces multiples courants à large assise citoyenne que nous évoquions dans les deux précédents numéros de la GR ?

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[*] Rectificatif publié dans le numéro 1014 et ici intégré :

Dans notre précédent numéro, Roland Poquet, rappelant en substance une phrase du livre de René Passet “Eloge du mondialisme”, a écrit dans son article intitulé “Les gènes du changement” : « René Passet accorde à l’économie de marché quelques vertus cardinales (p.124). »

A la demande de René Passet, Roland Poquet tient à rectifier son erreur et précise qu’il fallait lire, bien évidemment : « René Passet accorde au marché quelques vertus cardinales », ce que la citation qui suivait indiquait d’ailleurs.

Dont acte.

[1] Relire à ce sujet, dans La GR 1012, l’article de J. Vandeville à propos de l’évolution du quotidien Le Monde

[2] de juillet 2001

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Témoignages

Mes… aventures à la Poste

par J.-P. MON
août 2001

Mardi 3 juillet au matin : Ouf, ça y est. la GR des abonnés est à la Poste ! C’est un peu comme si nous étions en vacances, comme tous les mois quand le journal est parti ! Mardi 3 juillet après-midi : Coup de téléphone : — Je suis Mme NNN, chargée de la Presse au bureau de Poste du Vésinet. Pouvez-vous venir me voir rapidement ?

— De quoi s’agit-il ?

— Nous ne pouvons expédier les journaux, les conditions d’expédition ont changé, vous ne pouvez plus utiliser les anciens bordereaux, etc.

— Première nouvelle, vous auriez pu nous prévenir, nous faisons une expédition tous les mois à la même date.

— Je suis nouvelle dans le bureau, ça n’est pas ma faute. Mais nous ne pouvons pas expédier les journaux, surtout ceux pour l’international.

Longue conversation et conclusion : La Poste enverra finalement ce soir les journaux à destination de la France et les DOM-TOM mais elle retient les envois à destination de l’étranger pour lesquels il faut tout revoir. Mme NNN propose un rendez-vous pour le lendemain 11 heures avec M. PPP, Monsieur le Responsable Commercial à la Direction des Yvelines.

Mercredi 4 juillet : à l’heure dite, Mme NNN et M. PPP m’attendent sur le pas de la porte. Je vois tout de suite que si Mme NNN débute dans le métier, par contre M. PPP est un commercial “moderne”. Et il m’explique : « au jour d’aujourd’hui, il faut savoir que la Poste est devenue un établissement qui a le statut “d’exploitant autonome de droit public” (ce n’est plus une administration), elle est soumise à la concurrence et doit donc assurer elle-même sa rentabilité, donc adapter ses tarifs. D’ici deux ans, tout le monde pourra utiliser les services postaux des autres pays de l’Union européenne. D’où la nécessité de pratiquer des tarifs compétitifs pour garder et agrandir son marché… ». C’était beau comme du Madelin ou du Fabius et ça sentait à plein nez son AGCS [1]. Avec évidemment, en sous-entendu : on n’y peut rien, c’est comme ça !

Nous en vînmes à l’objet de notre entretien, l’expédition de La Grande Relève aux abonnés. D’abord un paquet de nouveaux imprimés ad hoc me fut remis, pour les envois intérieurs et j’appris que dorénavant les envois multiples n’existaient plus. Si donc, vous êtes abonné à 10 exemplaires, vous ne recevrez plus une liasse de journaux, mais dix journaux, chacun sous une bande indépendante. C’est votre facteur qui va être content ! Dommage qu’il ne soit pas payé aux pièces. Inutile de vous dire que les envois groupés bénéficiaient d’un tarif plus avantageux que les envois séparés !

Mais le bouquet fut incontestablement l’international. Peut-être pensiez-vous que, maintenant que nous allons disposer de l’euro tout allait être plus simple et que, par exemple, le prix des envois postaux serait le même pour tous les pays de l’Union européenne ? Eh bien, pas du tout ! La Poste a négocié des accords bilatéraux avec les divers pays, de sorte que les tarifs sont très différents selon les pays destinataires. M. PPP m’a expliqué comment grouper ces envois et nous avons rempli ensemble, à titre de travaux pratiques, les nouveaux imprimés à destination internationale pour le numéro 1012.

Il ne me reste plus qu’à espérer que ce numéro 1013 (août-septembre), que nous expédions dans le respect des nouvelles normes imposées, vous parviendra dans les plus brefs délais, ainsi que ceux qui suivront.

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[1] AGCS = Accord Général sur le Commerce et les Services. Il s’agit cet accord pour transformer les services, y compris publics, en affaires rentables, que les tenants de la mondialisation libérale du commerce ont entrepris d’imposer et dont nous avons souvent parlé ici, voir en particulier dans GR N°1011.

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L’association… une action collective entre citoyens

par J.-C. PICHOT
août 2001

C’est à la demande de Marie-Louise que j’ai commis ce texte. Sachant que je n’étais qu’un petit parmi une foule de gens engagés à des niveaux bien supérieurs, j’avais depuis longtemps classé le sujet dans le domaine de la vie privée ; mais, à la réflexion, pourquoi ne pas faire connaître aux autres ces petits exemples de comportement citoyen qui occupent une partie de mon esprit et de mon temps ?

Avant tout, que le lecteur sache que j’ai été infecté, dès mon adolescence, par le virus LD 1901 (autrement dit le virus associatif), dont il est très difficile de se défaire, et que, avec l’âge, la dimension altruiste de l’action collective s’est élargie. Certains diraient que c’est pour “gagner le paradis” ; je pense profondément que c’est plutôt pour avoir une existence équilibrée : la route n’est-elle pas plus importante que la “destination”, que bien peu connaissent ?

L’engagement citoyen est naturellement multiforme, et, s’il peut laisser entrevoir à terme des “retours sur investissement” à retombées personnelles, il doit être avant tout, pour moi, désintéressé et si possible utile à la communauté. C’est ainsi que je peux témoigner plus parti-culièrement d’expériences caritative, nutritionnelle et environnementale.

Dans la première catégorie, même si les ONG et autres associations à but humanitaire peuvent souvent être considérées comme les roues de secours d’Etats défaillants ou de structures internationales qui n’assument pas leurs responsabilités, je peux témoigner de l’efficacité sociale et économique d’une aide sans défaillance pendant 20 ans au service d’une communauté de quelques milliers de parias chrétiens du Tamil Nadu, au sud-est de l’Inde, qui se désignent eux-mêmes sous le nom de dalits, ce qui veut dire “hommes brisés”. Grâce à l’engagement soutenu d’une équipe de quelques dizaines d’amis déterminés habitant la même ville d’Ile de France, cette population doublement pénalisée par son identité lourde en motifs d’exclusion, dans un pays qui n’a pas fini d’évacuer les castes et redécouvre les tensions religieuses, a réussi à devenir autosuf-fisante, donc “fréquentable” par les autres Indiens. Notre action a consisté à aider une structure locale de type associatif, le PMD (People Multipurpose Development), à financer des investissements de base tels qu’aménagement d’ateliers traditionnels ou d’écoles, constitution d’un cheptel de va-ches ou construction de réserves d’eau etc. , tout en restant proches de ses responsables par des voyages en Inde ou leur accueil à nos domiciles à l’occasion de voyages de formation à l’étranger financés par d’autres asso-ciations. à la réflexion, je considère que nous n’avons rien fait d’exceptionnel, sauf peut-être à y croire et faire en sorte que tout se passe bien, notamment à travers des relations personnelles suivies. Aujourd’hui, ces frères éloignés poursuivent chez eux dans des conditions plus dignes leur voyage terrestre.

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La deuxième expérience est un peu plus originale. Ayant appris par France Inter en 1994 qu’une vaste campagne destinée à connaître plus finement les relations entre la nutrition et la résistance à certaines maladies (notamment cancers et maladies cardio-vasculaires) était lancée en France, je me suis proposé et j’ai été accepté dans la “cohorte” de près de 14.000 personnes regroupées à cet effet (très certainement parmi les plus âgés !). Il s’agit de « SU.VI.MAX », acronyme dont les lettres signifient « SUpplémentation en VItamines et Minéraux Anti-oXydants ». Là aussi, l’aventure était collective, mais cette fois sans connaître les autres. Même si certains médias ont parlé de cobayes « sur-vitaminés » (France 3) ou ont laissé planer un doute sur l’indépendance des chercheurs vis-à-vis des industriels de l’alimentation qui cofinancent le programme (Le Point), je peux affirmer qu’il s’agit d’une opération extrêmement sérieuse et qui ne laissera aucun des volontaires marqué à vie par quoi que ce soit, puisqu’ils se seront contentés pendant 8 ans d’absorber tous les matins (sauf oubli on contre-indication médicale momentanée ou durable) une gélule pouvant contenir ou non (placebo) quelques vitamines et minéraux anti-oxydants ordinaires pris en quantités “nutritionnelles” mesurées en milligrammes ou en microgrammes ; en fait quelque chose de très simple à condition de suivre pendant toute cette durée l’engagement de base (par exemple, sans s’arrêter pour convenance personnelle comme l’a fait une biologiste qui, après analyse des gélules qui lui étaient fournies, a découvert qu’il s’agissait du placebo !) et de fournir régulièrement les informations utiles à la cons-titution des dossiers nécessaires à l’établissement des résultats statistiques à la fin de l’étude (il s’agit d’informations concernant les nourri-tures absorbées, relevées tous les deux mois, et des données les plus significatives sur la santé et le mode de vie, sans oublier quelques enquêtes complémentaires sous forme de questionnaires). à ce jour, et sans attendre fin 2002 (terme de l’expérimentation), plus de 13.000 citoyens français ont déjà permis la constitution d’une base de données exceptionnelle sur les habitudes alimentaires de notre pays. Avec un peu de patience, et au plus tard en 2003, nous devrions mieux connaître les relations entre la prise régulière à doses nutritionnelles de ces vitamines et minéraux anti-oxydants et la résistance aux graves maladies prises en compte. Lorsque vous découvrirez, après les vacances d’été, la campagne promotionnelle du PNNS Programme National Nutritionnel Santé, vous vous rappellerez que quelques-uns de vos concitoyens ont modestement consacré depuis près de 7 ans un peu de leur temps et mis en œuvre leur bonne volonté au service des autres ; tout simplement, sans rien demander...

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J’ai scrupule à développer le troisième sujet. Si l’on peut dire, il est dans l’air du temps et mobilise de plus en plus tous ceux qui ont conscience que notre Terre, que nos ancêtres ont eu pour mission de « peupler et soumettre », est en train de se rebeller et que, quoi qu’il arrive, nos descendants vont en hériter dans des conditions qui risquent d’être difficiles. L’engagement citoyen peut, là encore, passer par l’action associative, tant dans sa dimension “éducative” que dans celle de l’action sur le terrain, notamment auprès des responsables politiques, nationaux autant que locaux ; vaste programme qui dépassera, lui, la durée d’une vie.

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer » !

Les exemples se multiplient : nous n’avons plus d’excuses pour rester sans rien faire.

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René Dumont

par R. POQUET
août 2001

René Dumont aura marqué le XXème siècle de l’empreinte de sa forte personnalité. Beaucoup d’entre nous ont suivi son itinéraire avec d’autant plus d’attention et de sympathie qu’il a été, dans les années 30, l’un des fidèles accompagnateurs de Jacques Duboin, au point de demander à celui-ci de rédiger, en 1936, la préface de son pamphlet Misère ou prospérité paysanne, dans lequel il rejette violemment le malthusianisme agricole en cours à cette époque.

En 1951, alors Maître de Conférences d’Agriculture à l’Institut Agronomique, R. Dumont marquait son attachement à l’économie distributive en terminant ainsi la conclusion de son ouvrage Voyages en France d’un agronome : « Le passage à une économie de Plan, à une économie distributive, nous paraît mieux susceptible de faire évoluer en parallèle pouvoir d’achat et volume de la production. Il n’est pas démontré qu’il est impossible à réaliser dans un climat de liberté ; en tout cas il y va de l’avenir de notre Civilisation ».

Dans les années qui ont suivi, R. Dumont s’est surtout intéressé à l’Afrique, tout en dénonçant les dangers du productivisme dans les sociétés occidentales ; le militant écologiste était en train de naître.

En 1973, j’ai eu le privilège de l’inviter à tenir une conférence : la salle était pleine – plus de six cents personnes. à la fin de son introduction, R. Dumont sortit une orange de sa poche et, tout en continuant à parler, se mit à la peler, puis à la manger, quartier par quartier ; je sus par la suite que ce geste se reproduisait à l’identique de ville en ville : gestes et paroles confondus, R. Dumont se révélait un tribun efficaœ, sa candidature à l’Elysée était proche… Lors du dîner que nous avions pris en tête à tête avant la conférence, je pensai lui faire plaisir en lui rappelant sa connivence avec les idées de Duboin. à mon grand étonnement, cette évocation ne manqua pas de l’embarrasser et je lus dans son regard une lueur d’agacement. Je croyais l’incident définitivement clos lorsqu’en fin de conférence, sans raison apparente, R. Dumont se mit à fustiger ceux se laissaient porter par des visées utopiques : seule comptait l’action au quotidien de chaque individu.

Si je rappelle cette anecdote, c’est que l’attitude de R. Dumont à cette époque annonçait celle qui prévaut actuellement chez la plupart de nos élites et de nos penseurs : agissons au quotidien — ce qui est et demeure plus que jamais louable — mais interdisons-nous de déceler dans la marche de l’Histoire les prémices de la transformation en cours !

Par bonheur, R. Dumont a prouvé depuis qu’il avait cette aptitude à penser l’avenir et à agir en conséquence. Nous portons tous la tristesse de sa disparition.

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Lectures

Caroline Eckert a entrepris de s’inspirer de l’étude de Lenglet et Topuz pour montrer la façon dont la recherche d’un profit commercial se fait trop souvent au détriment de la santé. Dans la première partie, il s’agissait des laboratoires pharmaceutiques. Mais ils ne sont pas seuls, et voici le tour des industriels.

II. Pollueurs contre environnement

par C. ECKERT
août 2001

S’ils ne dégradent pas directement la santé, les déchets rejetés par les industriels, et parmi eux les nitrates, les pesticides et la dioxine, détruisent l’environnement et induisent ainsi de nombreuses maladies.

Déchets industriels

En 1997, Dominique Voynet, ministre de l’Environnement, présente à la presse son inventaire officiel des sites pollués. Une carte de France où 896 points noirs représentent autant de terrains gorgés de cyanure, arsenic, mercure, amiante... Malgré le nombre élevé d’industries qui utilisent ces produits, et alors même que l’Allemagne venait « d’annoncer officiellement l’existence de 200.000 sites pollués » certains départements français n’en comptent miraculeusement aucun et de nombreux autres en recensent moins de trois. Pourtant les chercheurs qui, depuis des années, s’efforcent de réaliser l’inventaire, estiment qu’il y aurait réellement en moyenne, par département, 3.000 sites potentiellement pollués. Et après vérification, environ 80 % de ces sites se révèlent effectivement pollués. Par exemple, l’inventaire du ministère n’en répertorie que 47 dans toute la Seine Maritime, alors qu’il y en a plusieurs centaines dans la seule commune de Rouen.

Alertée, la ministre de l’Environnement adresse une circulaire aux préfets « pour leur rappeler leurs devoirs et les pouvoirs réglementaires dont ils disposent ». L’immobilisme des Directions régionales de l’industrie et des risques de l’environnement (DRIRE) s’explique par le fait qu’elles dépendent à la fois des ministères de l’Industrie et de l’Environnement : elles sont donc « à la fois juge et partie puisqu’elles jouent un double rôle de conseiller des entreprises et de contrôleur ». Au niveau local, les maires se renvoient la balle. Ainsi celui de Tracy-le-Val (dans l’Oise), où 800 tonnes de cadmium et de plomb ont été jetées dans une carrière qui continue néanmoins de servir de terrain de jeu aux enfants, se dit préoccupé… mais propose à son interlocuteur d’aller voir les étangs de St-Léger-aux-Bois, leur couleur bleue vient en effet des déchets qu’ils contiennent. De là, l’enquêteur est envoyé à Cambronne-lès-Ribécourt, d’où il retourne à Tracy-le-Val. « La boucle est bouclée. Les industriels ne sont jamais remis en cause ». Ailleurs, les teneurs en mercure, arsenic ou plomb des légumes dépassent « de trois à quatre fois les normes autorisées ». Au point qu’un arrêté ministériel interdit leur consommation. On comprend pourquoi l’Association des maires de France a fait savoir au ministère « qu’elle n’était pas favorable à la diffusion de l’inventaire complet des sites ». D’autant plus que cela pourrait faire « plonger la valeur du patrimoine foncier de leur commune » !

Sachant combien le dossier est explosif, le Medef et de nombreux industriels dont Elf, Péchiney et Gaz de France participent activement au Groupe de travail national sur les sites pollués (GTNSP). L’efficacité de ce groupe est telle « qu’aucune norme n’a encore été fixée pour dire à partir de quelle quantité un dépôt doit être reconnu comme site pollué ». Mais ses querelles byzantines sur la définition d’un site pollué ont eu un résultat : “des ingénieurs d’État” préconisent de ne plus employer l’expression “sites pollués” mais celle de “zones post-industrielles” !

Nitrates

La pollution des eaux n’attire l’attention qu’en 1975, lorsque le Conseil des ministres européens adopte une directive destinée à protéger l’eau potable. Celle-ci prévoit des taux de produits toxiques à ne pas dépasser, notamment 50 mg/l pour les nitrates car ils sont transformés en composés cancérigènes par les nombreuses bactéries présentes dans l’environnement. Au terme du délai d’application la France n’a même pas encore intégré les dispositions européennes dans sa réglementation, ce qui ne sera fait qu’en 1989. En 1992, les taux de nitrates contenus dans l’eau du robinet de nombreuses régions dépassent les normes. Interpellée par une association bretonne, la Commission européenne demande des explications au gouvernement, sans que ce dernier daigne répondre. En 1993 il finit par s’engager « à remédier à la situation dans des délais raisonnables », mais aucune mesure n’est prise. De relances en nouveaux engagements, « la Commission ne réagit plus, les fausses promesses du gouvernement semblent l’avoir épuisée ». Le réveil est brutal, puisqu’en 1997 elle menace la France de saisir la Cour de justice européenne et de prendre des mesures financières.

En Bretagne comme ailleurs, tout le monde ne voit pas d’un bon œil la réduction des taux de nitrates. La création d’un Institut de l’environnement près de Rennes en 1992 arrive donc bien à propos et ce n’est certainement pas sans raison que son nom favorise la confusion avec l’Institut français de l’environnement qui, lui, dépend du ministère de l’Environnement. En effet, il s’agit en réalité d’une association qui regroupe la plupart des entreprises agroalimentaires bretonnes et dont le but est « d’opposer aux normes européennes une rhétorique scientifique rassurante ». Cela se traduit par la publication d’un livre intitulé Les nitrates et l’Homme. Le mythe de leur toxicité, dont les auteurs soutiennent que les nitrates ne sont pas dangereux, qu’ils n’augmentent pas la fréquence d’apparition des cancers, voire même qu’ils pourraient la diminuer, et qu’ils protègent des maladies cardio-vasculaires. Autrement dit, la norme de 50 mg/l doit être combattue. Cependant la lecture de ce livre conduit les spécialistes du domaine à souligner « un manque d’objectivité dans la synthèse des travaux publiés, et des interprétations erronées ». Plusieurs orga-nismes publics partagent cet avis et réaffirment la nécessité de maintenir la valeur réglementaire de 50 mg/l. Le résultat espéré par le fameux Institut n’est pas atteint, mais « l’affaire a permis de semer le doute dans une grande partie de la population et certains syndicats agricoles n’ont pas hésité à se servir de l’ouvrage dans d’autres régions ».

Leur groupe de pression étant démasqué, les producteurs de porc n’hésitent pas à menacer directement les maires qui s’opposent à l’extension des porcheries, ils brandissent le spectre du licenciement de leurs ouvriers, et sont sui-vis par les céréaliers.

« Peu importe les stocks énormes d’excédents [...]de viande, de blé, de sucre, de lait et d’autres produits agricoles : pour retirer un maximum d’argent de la politique agricole commune, il faut produire un maximum », d’où une surconsommation de nitrates, de pesticides et d’eau.

Même si « 80% des points de prélèvements réalisés par le secteur agricole ne sont pas répertoriés », le ministère de l’Environnement chiffre « la consommation annuelle d’eau par les seuls irrigants agricoles [...] à 3 milliards de mètres cubes sur une consommation globale française de 8 milliards ». Et encore, « lorsqu’ils sont enregistrés, la plupart des points de captage n’est pas équipée de compteurs d’eau, pourtant rendus obligatoires, [de sorte que] la ressource est entièrement gratuite [et] le coût de la dépollution est reporté sur le prix de l’eau livrée au consommateur [...]. Les particuliers payent pour les gros pollueurs. En outre, nonobstant la dépollution, les ressources en eau potable menacées par les nitrates [et] celles qui ont déjà dépassé la norme, sont respectivement évaluées à 37% et 12% ».

Pesticides et dioxine

« Alors que plusieurs pays européens ont déjà réagi — les Pays-Bas et la Suède ont décidé de réduire de moitié leur usage — , la France est le premier consommateur européen de pesticides ». Environ 95.000 tonnes de ces produits sont utilisés chaque année, « c’est-à-dire entre 900 et 1.000 substances actives, dont certaines sont des cancérigènes connus ». Une étude menée en Allemagne a même mis en évidence des taux dépassant les normes dans des petits pots pour bébés.

« Nous risquons de nous apercevoir trop tard que la progression de la pollution nous entraîne très loin [car] les nitrates et les pesticides peuvent mettre des années à traverser les terres avant de se retrouver dans l’eau ». Malgré cela les contrôles prévus sont très faibles, rien pour les communes de moins de 500 habitants et une analyse tous les cinq ans pour celles de moins de 10.000. De plus, « ce sont les distributeurs eux-mêmes qui ont la responsabilité d’évaluer la qualité de l’eau qu’ils vendent ». En 1996, un rapport de la Direction générale de la santé (DGS) dévoile que « plusieurs millions de Français reçoivent une eau qui n’est pas conforme aux normes sanitaires [alors que] son prix élevé tient précisément du fait qu’elle devrait être potable ».

Les agences de l’eau « ont pour mission de financer et d’organiser les ouvrages améliorant la quantité et la qualité d’eau disponible [et] prélèvent des redevances auprès des pollueurs, redevance proportionnelles à la part de pollution émise ». Cependant, un rapport établi à la demande du gouvernement montre « l’extrême indulgence dont bénéficient les pollueurs [...] alors que les organisations de consommateurs ne sont pas représentées dans les agences ».

Concernant la dioxine, les usines d’incinération sont tenues d’en limiter les rejets mais, sur 71 grosses installations françaises, seules 6 sont conformes aux normes européennes. « Plusieurs incinérateurs rejettent même jusqu’à mille fois les taux de dioxines autorisés », à tel point que, dans le Nord, la vente du lait de 16 exploitations a du être interdite. Des taux supérieurs aux normes sont également retrouvés dans des viandes. Du lait et de la viande, les dioxines passent dans le lait maternel où elles sont si abondantes que, selon une étude, cela peut conduire à des doses quotidiennes de « plus de cent fois la dose admissible pour le bébé ».

Si certains spécialistes se veulent rassurants, « d’autres jugent que la dioxine est un cancérogène puissant » qui provoque « entre 1.800 et 5.200 décès annuels en France », qu’elle peut entraîner la stérilité et endommager le système neurologique. Alors que d’autres pays ferment les incinérateurs, la France s’entête néanmoins à en construire, pour le plus grand bénéfice des grands groupes du secteur, Vivendi et la Lyonnaise des eaux, qui trouvent là « l’occasion de développer leur chiffre d’affaires tout en contribuant à l’endettement des collectivités locales ».

Cette mainmise des industriels s’est avérée particulièrement efficace… et mortelle dans le dossier de l’amiante, ce qui sera l’objet de l’épisode suivant de ce compte rendu.

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Lectures

Le livre présenté ci-dessous n’est pas un manuel de science économique, mais il permet de comprendre beaucoup des sujets d’actualité, ou de certains aspects de cette actualité dont les médias ne parlent pas assez.

À quoi pense le pilote ?

par M.-L. DUBOIN
août 2001

Est-il possible d’expliquer avec humour la mondialisation libérale, les effets des déréglementations financières, la politique du FMI, la cause des crises des monnaies mexicaines, thaïlandaises, malaises, indonésienne, coréenne, etc. ? Aussi difficile que cela paraisse, la réponse est oui. La preuve ? — Le livre [1] de Robin Hahnel, La panique aux commandes. Même écrit par un professeur d’économie de Washington et même traduit de l’Anglais, ce livre reste agréable à lire, il explique bien les rouages cachés de l’économie mondiale, tout en démystifiant le discours néolibéral.

Le constat

Les partisans de la libéralisation du commerce interna-tional appuient leur détermination sur l’affirmation que son effet positif l’emporte sur son effet négatif. Or ce dernier est réel : c’est l’augmentation des inégalités et la dégradation de l’environnement. Par contre, son effet positif est un leurre : générer d’énormes gains d’efficacité n’entraîne pas l’amélioration générale du niveau de vie. L’auteur montre qu’au contraire ce sont les pays déjà favorisés qui profitent des gains d’efficacité et que le développement des échanges, loin d’élever le niveau de vie général, accentue les différences de salaires, non seulement dans les pays riches mais aussi dans le Tiers monde, où des millions de paysans sont contraints de venir « augmenter la population des “damnés de la Terre” qui se massent dans les villes ». Un constat s’impose : « le libre-échange nous a dotés du réchauffement de la planète mais ne fournit aucune raison d’essayer d’y changer quelque chose ». On ne peut donc plus laisser à la mondialisation du marché le choix des décisions essentielles. Au lieu d’entretenir le mythe du taux de croissance et la quête de nouveaux investissements, il est temps que soient enfin posées les questions bien plus importantes que sont « La croissance de quoi ? » et « Comment produire ? » Auxquelles on ajouterait bien celle-ci « Pour qui faut-il produire ? » Car la mondialisation libérale non seulement résulte d’un processus antidémocratique mais elle fait régresser partout la démocratie. L’OMC, par exemple, comme l’ALENA, permettent aux multinationales de faire comparaître les États devant des jurys non élus et échappant totalement au contrôle des gouvernements. Le FMI force les États à adopter des mesures qu’ils n’approuvent pas. L’Union européenne donne la priorité aux contraintes budgétaires et à la lutte contre l’inflation.

Les fondements du système

Pour comprendre cette situation, il est indispensable de connaître les rouages du système monétaire, ce système de crédit sur lequel est basée toute l’économie. Le chapitre consacré à cette description ouvre si bien les yeux sur certains aspects de la monnaie qu’il suffirait à lui seul pour qu’on conseillât la lecture de l’ensemble.

R. Hahnel explique d’abord comment l’augmentation des risques est liée à l’évolution des habitudes financières. Quand l’échange se fait par troc entre marchandises, il n’y a pas de contentieux : « Si vous échangez vos carottes contre mes pommes de terre, rien de ce qui m’arrive ensuite ne vous concerne : vous avez vos pommes de terre pour votre pot-au-feu. » Mais si l’échange passe par un temps intermédiaire, l’affaire ne peut pas être considérée comme conclue tout de suite « si vous vendez vos carottes à quelqu’un d’autre dans l’intention de dépenser l’argent obtenu pour acheter mes pommes de terre, il se peut que vous ne les ayiez jamais pour votre pot-au feu. Je pourrais avoir décidé de ne plus vendre. Je pourrais avoir augmenté mes prix ou, tout bonnement, refuser votre argent par crainte que les autres n’en veuillent pas ». Le commerce monétisé est donc plus risqué que le troc. Et c’est bien pire avec le crédit. « Si vous me vendez vos carottes à crédit, les risques augmentent. Après avoir mangé vos carottes, je pourrais tomber malade et mourir. Je pourrais perdre mon emploi. Je pourrais avoir contracté des dettes auprès de créditeurs ayant priorité sur vous. En bref, ce qui m’arrive après cette vente à crédit peut désormais vous concerner au premier chef. »

Il n’y a de crédit engagé que parce que l’emprunteur et le prêteur pensent tous les deux tirer profit de ce prêt. Grâce à votre prêt, je peux être plus productif, et vous en tirerez le paiement d’un intérêt ; vous pourrez même en tirer d’autant plus que j’augmenterai ma productivité … vous pourrez même dans certains cas en tirer la part du lion. Mais si ma récolte est mauvaise ou si j’en obtiens un prix plus bas que prévu, ou si l’argent gagné me sert à rembourser d’autres créditeurs, il est possible que je ne puisse pas vous rembourser.

Et ceci sans l’intermédiaire d’une banque. Car si vous placez votre argent à la banque par souci de sécurité, ou par commodité, ou pour en tirer intérêt, n’oubliez pas que la banque n’accepte votre dépôt que pour pouvoir prêter votre argent à meilleur taux que vous. Cela signifie, pensez-y bien, qu’il peut arriver que la banque ne puisse pas vous rendre votre argent. Si elle a gardé trop peu de réserves, et prêté à beaucoup d’emprunteurs qui ne peuvent la rembourser, elle peut être insolvable, et déclarée en faillite. « Il n’y a rien de surprenant à ce que ceci se produise puisque la banque finance ses prêts sans les prélever sur son propre capital ».

Quant aux autres instruments financiers, les produits dérivés, marchés à terme, options, appels de marge, fonds de couverture et autres innovations, ils aboutissent tous soit à élargir la gamme de ce que les spéculateurs peuvent acheter et vendre, soit à augmenter “l’effet multiplicateur du crédit” qui permet aux spéculateurs de payer à crédit, et sans utiliser leurs fonds personnels, ce qu’ils espèrent revendre plus cher (la différence étant pour eux). Toute cette expansion augmente le danger du système de crédit, d’une part en multipliant les rouages qui peuvent défaillir, et, s’il s’effondre, en étendant la portée du désastre : plus augmente “l’effet de levier”, plus une explosion prend d’envergure.

Enfin, si ces sommes sont placées dans un fonds (fonds de retraite, société d’assurance, etc.), il ne faut pas oublier que tout système de crédit repose sur deux règles de conduite d’autant plus difficiles à respecter que ce système est vaste et son effet de levier important :

• Règle n° 1, celle que chacun voudrait voir les
autres adopter : « Pas de panique ! » ;

• Règle N°2, celle que chacun doit suivre lui-même :
« Paniquer avant tout le monde ! »

La raison d’être du FMI

Si certaines dérives du Fonds monétaire international sont parfois dénoncées, on comprend ici d’où elles viennent.

Lors de la création des institutions de Bretton Wood, en 1944, le droit des entreprises et des particuliers à investir à l’étranger avait été limité par la plupart des pays, Etats-Unis compris, pour éviter que la spéculation nuise aux relations commerciales. La pression pour lever ces barrières est venue des gestionnaires de capitaux, appuyés par les gouvernements Reagan et Bush. Puis l’admi-nistration Clinton a saisi cette initiative républicaine pour financer les campagnes électorales … démocrates.

Ainsi le FMI, créé pour réguler le marché monétaire international, est-il devenu le manager du système de crédit, ou, aux dires des plus vindicatifs « un dictateur mercenaire à la solde du syndicat du crédit » selon une citation relevée par Hahnel, qui passe en revue les pratiques du FMI pour permettre au lecteur d’en comprendre la politique pour en juger par lui-même.

Pour que les entreprises d’un pays du Tiers monde, dont l’économie est malade, puissent emprunter à l’étranger, son gouvernement est obligé de passer l’accord de crédit par l’intermédiaire du FMI. Son objectif étant d’assister les créditeurs internationaux, le FMI impose alors les conditions qui doivent permettre à la monnaie du pays concerné de garder sa valeur : ce sont les fameux “pactes d’ajustement structurels”, désastreux pour les habitants (austérité, réduction des dépenses publiques, privatisations, interruption des investissements productifs et aggravation du chômage, d’où baisse de la production et donc des revenus).

Pourtant, lorsque ces pays, malgré ces conditions, ne peuvent pas payer leur dette, le FMI leur prête de quoi rembourser, ce qui augmente leur dette mais écarte tout préjudice pour les investisseurs.

Et on arrive à ce comble : les investisseurs internationaux exigent des taux d’intérêt “astronomiques” sous prétexte que prêter à ces pays, c’est courir le très gros risque de ne pas être remboursés, mais en fait, ils ne risquent rien puisque, de toute façon, c’est le FMI qui couvre ce risque, intérêts et capital, et cela grâce à l’argent des contribuables ! Belle construction, ce FMI ! Et retenons cette conclusion d’Hahnel : « Le remplacement de ce programme corporatiste par un projet humanitaire, est définitivement la solution. »

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[1] traduit de l’anglais par Mickey Gaboriaud et édité par Agone BP 2326 F 13213Marseille cedx 02 1er trimestre 2001.

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Tribune libre

L’auteur de “Science et démocratie, le couple impossible ?”, présenté par M-L Duboin dans la GR de février dernier, n’est pas d’accord avec cette analyse. Voici sa protestation et notre réponse face à face :

Avons-nous la dent trop dure ?

par J. MIRENOWICZ, M.-L. DUBOIN
août 2001

J’ai lu votre recension de mon livre […] Dans ce texte, vous jugez mon travail décevant et superficiel, et estimez qu’il accoucherait d’une souris. Bref, vous avez la dent très dure. Or, en espérant que cela vous amènera à reconsidérer votre sévérité et, surtout, à réparer ces erreurs auprès de votre lectorat, je trouve utile de vous signaler que ce jugement repose sur des erreurs de lecture, un contresens majeur et, curieusement, le reproche de ne pas m’être assez attaqué à l’idéologie néolibérale. Je crois beaucoup à l’importance de la critique. Encore faut-il qu’elle soit fondée. Ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas de la vôtre.

Vous référant à mon livre Sciences et démocratie : le couple impossible ?, vous écrivez que « l’élément central des accords de Bretton Woods serait la croyance qu’il est toujours possible de générer du progrès technique pour nourrir la société et donc garantir l’équilibre économique ». Or, vous ne trouverez nulle part dans Sciences et démocratie : le couple impossible ?, un tel propos. Vous pouvez y lire, bien plutôt, que le but de la réunion de Bretton Woods « est de réfléchir aux moyens institutionnels à mettre en place pour garantir une régulation stable du marché international ».

Les experts réunis à Bretton Woods, en juillet 1944, concluent que seule la paix économique peut permettre de fonder la paix politique. Cette paix économique repose sur trois piliers : l’ordre monétaire, l’ordre financier et l’ordre commercial. Dans cette partie de ma revue, je rapproche ces analyses de deux autres thèses économiques qui émergent alors sur les cendres de l’Europe. L’une est le keynesiannisme, qui renvoie aux thèses de John Maynard Keynes prônant un État interventioniste pour lutter contre le chômage. L’autre est l’idée de croissance économique qui domine tous les raisonnements économiques à compter de cette date jusqu’à aujourd’hui.

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Dans mon étude, je relie ces trois courants de réflexion économique à celui qui émerge, en parallèle, sur la recherche scientifique. Cette seconde veine de réflexion s’est cristallisée dans le rapport que l’ingénieur en charge de la recherche américaine durant la Seconde Guerre mondiale, Vannevar Bush, remet à Harry Truman en 1945, et qui deviendra la référence en politique scientifique pendant 30 ans après la fin de la guerre. Il s’agit là de ma propre analyse et, peut-être, d’un des apports de cette étude […].

Ce point étant maintenant clarifié, j’en viens à votre contresens. Vous écrivez : « cette revue [...] accouche d’une souris : il faudrait imposer aux scientifiques un serment équivalent à celui d’Hippocrate pour les médecins ! ». J’ai pourtant écris l’exact inverse. On peut en effet lire, page 51 de mon texte, la phrase suivante : « L’éthique des choix de recherche, la politique des sciences, “l’épistémologie politique”, apparaissent bien plus cruciales que l’éthique des conséquences de ce qui a été trouvé, qui ne peut déboucher que sur un serment généralisé aux sciences, équivalent au serment d’Hippocrate ».

En outre, ce passage renvoie à une annexe, dans laquelle on peut lire : « Un serment renvoie à celui qui le prête. Or, la responsabilité liée aux choix en matière de sciences et de technologies incombe à toute la société. Et il est aujourd’hui vital, au sens propre, de ne pas croire le contraire. Pour devenir “les sages de notre maîtrise”, il faut, collectivement, éliminer les fous du pouvoir. En sommes-nous capables ? ».

Il semble difficile d’être plus clair ! Et si vous vouliez signaler que ce travail avait accouché de quelque chose, vous pouviez vous référer au texte collectif, aujourd’hui publié dans la revue Natures Sciences Sociétés, numéro 1/2001, qui met en avant sept points pour reconsidérer la place de la recherche scientifique dans notre économie et, plus encore, dans nos sociétés.

Enfin, vous me reprochez de ne pas faire le procès de l’idéologie néolibérale. Voici la raison. J’ai cru plus utile de me concentrer sur l’analyse du rôle de la recherche dans le contexte économique plus large des sociétés capitalistes depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour montrer la filiation entre ce qui a été initié à cette époque et la situation présente.

Rapprocher ce travail de la critique du néolibéralisme que vous menez avec d’autres associations, comme Attac, me paraît judicieux et même nécessaire. Mais je partage avec Janine Guespin l’idée que la critique qui prend en compte l’enjeu de la recherche ne fait que balbutier. C’est pour œuvrer à cette prise en compte que j’ai écrit Sciences et démocratie : le couple impossible ? Je me suis concentré sur ce que j’estimais être une relative originalité au lieu de répéter ce que d’autres sont mieux armés pour accomplir.

Merci, en tout cas, de l’intérêt que vous avez manifesté à l’égard de ce travail.

Jacques Mirenowicz.

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Votre réaction à l’impression que m’a laissée votre livre et que j’ai exprimée dans la GR 1007, m’a rassurée, car ce que j’ai pris pour de l’hostilité injustifiée envers les chercheurs fondamentalistes n’apparaît plus du tout dans votre lettre. Je serais heureuse si ma critique nous permettait d’approfondir.

Reprenons ensemble. Ai-je fait une erreur de lecture à propos des accords de Bretton Woods dont vous dites que le but était la mise en place des moyens de réguler le marché ? Je lis pourtant pp. 15-16 « En 1944 […] La prospérité économique, dont la croissance est le signe par excellence, est un élément central des accords de Bretton Woods […] Quel que soit le niveau de connaissances ou de développement d’une société, il serait possible de générer du progrès technique pour la nourrir […] Le surcroît de connaissances scientifiques qui doit en résulter permettra au système industriel d’innover constamment à son tour, en sorte de sans cesse augmenter la productivité et de produire des biens et des services nouveaux capables de relancer sans fin la consommation. » Et p.17 : « Les réponses de Vannevar Bush aux questions de Franklin D. Roosevelt renvoient toutes à la même source : la recherche fondamentale. Les victoires dans “la guerre contre la maladie“, la création de nouveaux produits, le développement de nouvelles armes, etc. Toutes ces activités […] dépendent de la recherche fondamentale ». Je lis p.24 :« Les accords de Bretton Woods et le modèle linéaire fondent l’avenir du monde sur deux croyances : celle du progrès assimilé à la rationalité scientifique[…] » etc. et p.46 :« L’idée qui sous-tend l’optimisme des sociétés modernes est qu’il sera toujours possible, grâce à un surcroît constant d’artefacts, de trouver des solutions pour affronter les effets délétères qui s’accumulent en aval du système de production ». C’est cet ensemble que j’ai résumé (je n’ai pas prétendu que ce soit une citation) par la phrase que vous citez et qui fait penser que vous datez des accords de Bretton Woods la politique de la croissance.

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Je suis désolée d’avoir eu la dent dure. Mais après votre description, très pertinente, de la politique misant aveuglément sur la croissance, j’attendais naturellement une critique du libéralisme économique et de l’idéologie de la croissance sur laquelle il s’appuie. Or c’est plutôt une attaque contre l’attitude des scientifiques que j’ai ressentie, d’ailleurs illustrée par le titre provocateur de votre ouvrage. Et ma déception s’est traduite par cette petite souris.

Mon excuse est que, universitaire, chercheur scientifique en physique fondamentale, je n’ai cessé de me battre contre la domination de cette idéologie et contre la mainmise de la finance sur toute la société. Alors, quand j’ai lu à la page 51 de votre texte : « Dans les universités… économistes et scientifiques, ignorant leurs savoirs respectifs, se tiennent et se soutiennent mutuellemen au cœur et au service de la société de consommation de masse », réflexion suivie dix pages plus loin d’une allusion « aux scientifiques [qui] se posent directement en avocats du système », comment voulez-vous que je ne me rebiffe pas ? Avouez qu’en écrivant pp.62-63 « Les scientifiques prétendent vouloir renvoyez la dimension éthique la plus importante […] dans les ténèbres … le laboratoire », vous accusez clairement les scientifiques de vouloir tuer la démocratie, ce que préparait votre titre. Moi qui lutte par tous mes moyens contre la dictature du marché pour une véritable démocratie, j’ai réagi parce que j’attendais évidemment autre chose d’un livre publié par la Fondation pour le Progrès de l’Homme.

J’attendais, par exemple, la description d’autres couples impossibles, tels que “science fondamentale et société capitaliste” ou bien “productivisme et démocratie”. J’ai donc manifesté ma déception de voir rendre les scientifiques coupables d’une situation qui les force à une sorte de prostitution, ce que Janine Guespin a ressenti comme moi-même : les chercheurs sont obligés de donner la priorité de leurs recherches… à celle de crédits.

Il me semble que vous avez laissé passer, dans ce travail, l’occasion de dénoncer plus nettement ces faits et de donner plus de poids aux sept propositions de Villarceaux.

Pourquoi ne pas dire que si un nouveau serment d’Hippocrate devait être exigé, ce n’est pas par les chercheurs en science fondamentale qu’il faudrait commencer ?

J’ose croire en conclusion, et grâce à votre réaction, que nous sommes d’accord sur l’essentiel. Il reste que beaucoup de vos lecteurs risquent d’avoir fait de votre travail la même lecture que moi, alors j’espère que cette tribune les aura éclairés.

Marie-Louise Duboin.