La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1018 - février 2002

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N° 1018 - février 2002

Se réapproprier l’avenir   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin d’accord avec ce programme d’Attac, cherche dans “le nouveau capitalisme”, livre écrit par son nouveau conseiller scientifique, quelles sont ses analyses et propositions...

Un cas d’école   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon a trouvé dans l’actualité récente une parfaite illustration de ce qu’apporte le “nouveau capitalisme”.

La paix par le commerce ? !!!   (Afficher article seul)

Renaud Laillier n’a aucune illusion sur le prétexte de démocratie mis en avant pour présenter la croisade contre les pays pauvres.

La vie, mode d’emploi   (Afficher article seul)

Paul Vincent n’est pas dupe de l’art de se faire valoir... et pas disposé à payer cher pour se le faire enseigner.

Le cadre à “fort potentiel”   (Afficher article seul)

Cette satire du cadre bien dressé témoigne de l’absurdité du système qui le produit . Fabuleux pouvoir que celui du travail : il ôte aux gens leur pouvoir de réflexion !

Faisons le point   (Afficher article seul)

Roland Poquet répond à un ancien militant en retraçant l’histoire et l’impact des thèses que nous défendons par rapport à l’évolution de la société.

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EDITORIAL

Se réapproprier l’avenir

par M.-L. DUBOIN
février 2002

Tel est le programme que s’est donné l’association Attac et auquel, bien évidemment, nous ne pouvons que souscrire. Et nous ne sommes pas seuls : il fallait voir l’enthousiasme de tous ceux que ce mot d’ordre avait attirés, ce samedi 19 janvier ! On attentait 3.000 personnes, nous nous retrouvâmes 7.000 en arrivant... au Zénith [1]. Dans les 41 pays où existe maintenant une association Attac, et qui seront représentés au second forum social de Porto Alegre à la fin de ce mois (où ce sont maintenant des dizaines de milliers de personnes qui sont attendues) une volonté se dessine, résumée en trois points : construire ensemble un monde plus juste, plus solidaire et durable. Mais pour se réapproprier l’avenir, il faut d’abord comprendre les erreurs du présent, d’où ce travail d’information, de réflexion collective et de pédagogie vers l’extérieur, auquel de nombreux distributistes tiennent à participer. Jean-Pierre et moi-même étant parmi les tout premiers à avoir adhéré, c’est dans cet esprit que nous avons entrepris, au sein de notre groupe départemental, d’étudier la monnaie en général, son évolution au cours de l’histoire et, en particulier, ses énormes transformations qui viennent, en une vingtaine d’années environ, de changer la face du monde. Notre groupe de travail a déjà pris conscience que la majorité des obstacles qui s’opposent à cet autre monde qui est possible et que nous voulons, tournent autour de l’argent, mais on sent bien qu’on touche là à un domaine tabou : la complexité des questions financières et les symboles liés à la monnaie entretiennent des idées fausses dans les esprits, et répandent la conviction qu’il faut être fou pour oser s’y frotter...

Or le conseil scientifique d’Attac a changé de président : René Passet a cédé la place à Dominique Plihon. Le “sortant” est un économiste hors norme, dont nos lecteurs connaissent la rigueur scientifique et apprécient le courage : il est l’auteur d’un travail puissant, dont la portée est à très long terme : “L’économique et le vivant”, d’une satire de l’économie actuelle écrite avec humour pour un sujet a priori austère : “Une économie de rêve”, de deux récents ouvrages : “L’illusion néolibérale” (voir GR 1001, juillet 2000) et “Éloge du mondialisme - par un anti présumé” (Voir GR 1011, juin 2001) qui apportent tous les arguments solides dont ceux qui contestent la mondialisation libérale et perverse peuvent avoir besoin ; enfin son enthousiasme raisonné pour l’initiative de Porto Alegre, l’an dernier, était manifeste, on l’a bien senti dans le rapport que nous avons publié sous le titre “Porto Alegre, j’y étais” (GR 1008, de mars dernier). Son remplaçant est docteur de l’Université de l’État de New York, il enseigne à l’Université Paris-Nord où il dirige le DESS “Banque, finance, gestion des risques”, il fut chargé de mission à la Banque de France (1974-1983), au Commissariat général au Plan (1983-1998) et consultant auprès de la Commission bancaire de 1995 à 1998, il est co-rédacteur en chef de la revue Économie internationale et également membre du Conseil d’orientation économique de L. Jospin... Quelles conséquences pourrait avoir ce changement, à propos duquel les membres d’Attac n’ont pas été consultés, sur l’orientation d’un si formidable mouvement citoyen ?

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LE NOUVEAU CAPITALISME

Bien entendu, c’est l’avenir qui répondra à cette question. J’avais déja lu “La monnaie et ses mécanismes” [2] de D. Plihon, c’est une excellente référence pour le travail de notre groupe d’étude cité ci-contre, et ses articles dans la revue Alternatives économiques sont utiles et très clairs. Mais pour me faire une idée de ce que peuvent être les conseils de ce conseiller, et conseillée moi-même par René Passet, j’ai entrepris de lire “Le nouveau capitalisme” qu’il vient de publier [3]. Il commence par décrire le bouleversement de l’économie par les nouvelles techniques, ce qu’il appelle la 3ème révolution industrielle : il s’agit en fait d’une révolution dans le traitement de l’information mais qui, comme l’a décrit Robert Reich [4] nous a fait passer d’une économie de production de masse de biens standardisés à celle de services spécialisés, voire même individualisés : pour résumer, au lieu d’acheter des voitures, on les louera. Ceci se traduit par une complète réorganisation des entreprises : leurs installations physiques deviennent secondaires, c’est l’intelligence et la flexibilité qui priment afin de s’adapter le plus vite possible aux changements, c’est-à-dire aux nouveaux besoins créés chez les clients. L’industrie du téléphone en est un bon exemple : l’instrument devient un gadget dont le coût ne dépend pas de la quantité produite, ce qui importe c’est que les clients l’utilisent le plus possible. Il s’en suit évidemment une forte réduction du personnel de production, l’emploi se concentre surtout sur la chasse au client et sur la conception de nouveaux produits, mais celle-ci n’est pas le fait des salariés de l’entreprise.

Dans ce nouveau marché, le plus gros fournisseur bénéficie d’un avantage immense, d’où la course aux fusions-concentrations (ex. AOL-Time Warner, voir “10 01 00, naissance de Big Brother ?”) [5]. D.Plihon souligne clairement qu’on est donc aux antipodes de la concurrence pure et parfaite que suppose la théorie libérale quand elle cherche à prouver les mérites qu’elle voit dans le “Marché” ! De sorte que les NTIC [6] et cette économie non plus de production de biens mais de la connaissance, remettent en question la thèse de la “main invisible” et posent, par conséquent, le problème de la régulation des marchés et du rôle des pouvoirs publics. L’auteur constate, d’autre part, que ces technologies font des progrès avec une accélération encore jamais observée dans l’histoire et que leurs produits n’ont jamais été aussi éphémères : il cite les produits de l’électronique japonaise qui ont une durée moyenne de vie de trois mois !

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SILENCE SUR LE PROBLÈME ESSENTIEL : OÙ TROUVER DE NOUVEAUX “DÉBOUCHÉS” ?

Après avoir bien rappelé que cette révolution technologique est née des efforts de recherche suscités par la seconde guerre mondiale, notre économiste ne s’arrête pas sur le point de vue économique de l’histoire. N’ayant pas rappelé que la remise en route, rendue nécessaire par ces conflits, avait valu à l’économie une période glorieuse au cours de laquelle les causes de la crise dite de surproduction d’avant guerre paraissaient oubliées, puisqu’on l’avait provisoirement résolue par des destructions massives, il passe ainsi sous silence le problème de fond que pose la transformation des méthodes de production, et qui est réapparu alors, et qui est toujours là, et qui est le véritable casse-tête des économistes classiques et des producteurs dits modernes : où trouver de nouveaux “débouchés” ? À qui vendre ce qu’on sait produire sans avoir besoin pour cela de payer des employés (qui de clients se transforment en chômeurs) ?

En spécialiste des questions financières, notre Professeur d’économie ne se demande pas si d’autres façons d’utiliser les nouvelles techniques étaient possibles, il n’imagine pas, par exemple, qu’on aurait pu répartir les biens d’usage autrement que proportionnellement au travail humain fourni pour les produire. En omettant de souligner qu’on a continué à inventer de nouveaux besoins marchands pour les seuls clients solvables, il se dispense de remettre en cause cette façon de gérer l’économie ! Ce qui revient à l’admettre et c’est ce qui peut être lourd de conséquences pour Attac...

Il se borne donc à constater que l’utilisation qui a été faite des NTIC a permis ces nouveaux débouchés rentables à une économie qui en manquait, puis il explique fort bien comment la finance internationale a profité, à partir des années 70, de la révolution des techniques pour mettre le monde à sa merci. Il reconnaît en passant qu’à cette époque l’économie était en perte de vitesse, que les entreprises subissaient une baisse spectaculaire de leurs profits et, le système monétaire international s’effondrant, que les milieux industriels et financiers ont fait pression sur les gouvernements pour qu’ils sauvent le capitalisme. C’est ainsi qu’au début des années 80 a été mise en oeuvre la “révolution conservatrice” de M. Thatcher et R. Reagan, conseillés par les monétaristes. Le dogme désormais proclamé est que les États ne sont pas compétents pour gérer l’économie. Il faut laisser faire partout le marché et pour cela supprimer toute réglementation financière. En donnant toute l a titude aux entreprises et en exaltant l’individualisme, on est sûr, paraît-il, de déboucher sur un bien-être généralisé. C’est ainsi que la doctrine libérale a entrepris de détruire l’Étatprovidence et tout ce qui pourrait ressembler à de la solidarité, en proclamant haut et fort, grâce à ses moyens médiatiques, qu’il n’y a pas d’alternative : c’est comme ça. Pour protéger les détenteurs de l’épargne et autres organisateurs du crédit, le mot d’ordre a été d’éviter à tout prix l’inflation, et puis d’alléger le fardeau fiscal des entreprises, de supprimer tout obstacle à la mobilité des capitaux ou toute réglementation qui pourrait en altérer la rentabilité, et enfin de permettre toute nouvelle mise en valeur des capitaux, ce qui implique, mais tant pis, la réduction des programmes sociaux et des dépenses publiques, et la déréglementation du marché du travail. D. Plihon retrace l’historique de cette révolution “financière” qui a commencé aux États-Unis par le “coup de 1979” assurant aux créanciers des taux d’intérêt alors jamais atteints, et qui a valu à la finance internationale une croissance vertigineuse.

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LE CAPITALISME ACTIONNARIAL

Le processus est maintenant organisé à l’échelle de la planète : les “trop riches” (par rapport à leurs besoins immédiats) épargnent, ils confient leur épargne, pensant qu’elle leur rapportera des intérêts, aux investisseurs institutionnels (les “zinzins” : fonds de pensions, et autres banqueassurances) qui, bien évidemment en vivent, et profitent de l’énorme pouvoir que ces capitaux leur confèrent pour orienter l’économie suivant des critères qui sont générateurs de déséquilibre en faveur de ce monde des actionnaires et au détriment des moins instruits. L’économie ne tirant plus profit de la production de biens de consommation de première nécessité s’en est détournée et c’est l’immatériel qui se développe, et, comme il n’est rentable que très peu de temps, il oblige à créer très vite de nouveaux besoins. C’est l’émergence du “capitalisme actionnarial” : D.Plihon décrit magistralement, avec force informations, schémas et références, les principes de la “gouvernance d’entreprise” (qui consiste à attribuer le pouvoir aux gros actionnaires et les risques aux employés). Le lecteur pourra comparer ces “fondements idéologiques de la nouvelle société” avec le programme défendu par le MEDEF (7) pour la refondation sociale, il verra qu’il s’agit plutôt de la mort de toute société au bénéfice de l’individualisme le plus forcené et exalté dans ses moindres retranchements : pas de conventions collectives, pas de syndicats, pas de fonds de répartition pour les retraites, c’est chacun pour soi, chacun négocie son propre salaire en vantant son propre mérite puis place ce qu’il peut, quand il peut, pour se constituer éventuellement une retraite ; bref, que chacun apprenne à se défendre contre tous et que le meilleur gagne !

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IL N’Y AURAIT QU’À CORRIGER LES ABUS ?

Que propose le nouveau président du conseil scientifique d’une association qui s’est formée contre la marchandisation en affirmant qu’un autre monde est possible ? Hélas, les quelques pages qui, pour finir le livre, abordent cette “maîtrise de la mondialisation” risquent fort de décevoir beaucoup de monde : le capitalisme ayant évolué vers moins de régulation, il faut simplement se battre pour plus de régulations ! Il n’y a qu’à limiter l’emprise du capital financier, il n’y a qu’à corriger les abus du nouveau capitalisme, il n’y a qu’à domestiquer la finance internationale. La situation, profondément inégalitaire, ne pourra changer sans que de nouvelles règles soient imposées, permettant aux pays qui le souhaitent de se protéger contre les mouvements de capitaux. Il n’y a donc qu’à éliminer les paradis fiscaux, puisqu’ils permettent à ces capitaux d’échapper aux lois nationales. Il faut annuler la dette des PPTE (ce sigle désigne les pays pauvres les plus endettés). Il faut freiner le processus de marchandisation en créant un fonds commun mondial de connaissance, accessible gratuitement à tout le monde (ça, c’est une bonne idée). Il faut opter pour un développement durable réunissant trois critères : justice sociale, prudence écologique et efficacité économique. Etc.

Tout ceci « implique une nouvelle organisation de l’économie mondiale »... Mais celle-ci ne peut que rester capitaliste !

C’est cette dernière remarque, qui transparaît sous toute cette étude, qui la limite a priori, et c’est rudement dommage.

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[1] dont 1.000 refusés par les services de sécurité.

[2] Par D. Plihon, Collection Repères, aux éditions La Découverte, septembre 2000.

[3] chez Flammarion, Collection Dominos, octobre 2001.

[4] “L’économie mondialisée”, Dunod 1997.

[5] éditorial de mars 2000, GR N° 997.

[6] NTIC = Nouvelles techniques de l’information et de la communication

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ACTUALITE

L’actualité nous apporte à point nommé un exemple édifiant pour illustrer ce qui précède. Il faudrait en tirer les enseignements, particulièrement en France où des campagnes électorales vont amener quelques débats, et dans l’Union européenne avant que son libéralisme débridé ne l’entraîne à la catastrophe :

Un cas d’école

par J.-P. MON
février 2002

Enron, numéro un mondial du négoce de l’énergie et septième compagnie américaine, est en faillite depuis le 2 décembre. C’est une des faillites les plus importantes de l’histoire des États-Unis. Les dettes d’Enron s’élèvent à 16 milliards de dollars et les principales agences de notation financière (Standard... Poor’s, Moody’s, Fitch,...) ont abaissé la note attribuée à ses obligations au rang de “juke bonds”, obligations à haut risques, ce qui signifie en clair que les investisseurs risquent de ne jamais être remboursés de l’argent qu’ils ont prêté. Pourtant, en 2000, Enron réalisait un chiffre d’affaires de plus de 100 milliards de dollars, un bénéfice de 979 millions et son action valait 90 dollars. L’été dernier, son titre en Bourse était encore coté 40 dollars. Mais fin novembre, c’était l’effondrement : il ne valait plus que 30 cents.

Que s’est-il donc passé ?

NAISSANCE D’UNE STAR DE LA BOURSE

Au début des années 80, le patron d’une petite société de Houston (Texas) possédant quelques gazoducs aux États-Unis, échappe de peu à une OPA en Bourse. Convaincu que seuls les gros survivent, il se vend en 1985 à la plus importante compagnie de pipelines du monde, Internorth of Nebraska, et en échange il en prend la présidence. C’est l’ère Reagan et le triomphe des idées “libérales”. Dans l’euphorie de la déréglementation générale, les villes et les États américains abandonnent les entreprises, souvent publiques, qui produisaient et fournissaient localement du gaz et de l’électricité ; la production et la distribution de l’énergie sont séparées et les gros clients sont autorisés à acheter leur énergie à des compagnies d’un autre État. Cette énergie, il faut la faire venir par des fils et des tuyaux. Enron avec ses pipelines est incontournable. Mais elle ne se contente pas de la transporter, elle se met à l’acheter et à la vendre en gros. Elle est aussi insatiable et, pour suivre la mode, elle se débarrasse de son vieux ( !) capital physique (les tuyaux) pour le remplacer par du capital moderne ( !) virtuel (l’information). Désormais, elle se consacre entièrement au commerce de l’énergie et aux marchés dérivés. Enron “invente” un nouveau métier : elle transforme tout en marchandises vendues au jour le jour sur internet : le gaz, l’électricité, la bande passante des réseaux de télécommunications, le temps d’antenne publicitaire à la télévision, l’assurance, etc. Et c’est ainsi qu’Enron devint une idole de Wall Street...

LA CHUTE

Mais on sait combien les valeurs technologiques, ont été affectées depuis bientôt deux ans. La chute de leurs cours au Nasdaq s’est traduite par une “réduction” d’un peu plus d’un milliard de dollars du capital d’Enron. Le 16 octobre, il lui a suffi de l’annonce d’un déficit de 638 millions de dollars pour s’écrouler. Il faut dire aussi qu’Enron s’était lancée dans une expansion internationale effrénée dans ses domaines favoris en multipliant les alliances, les dettes et les prises de risques. Elle avait basé son développement sur une invention financière de son cru : en créant [1] des sociétés “partenaires” qu’elle “bourrait” de ses dettes grâce à des montages financiers complexes et opaques. Tellement complexes qu’un jour ça n’a plus marché ! Le 28 novembre, Enron annonçait la suspension de « tous les paiements autres que ceux absolument indispensables au fonctionnement de l’entreprise ». « Bonne affaire, se dit l’un de ses concurrents, Dynegy, autre courtier en énergie dont le principal actionnaire est le pétrolier Chevron-Texaco, on va acheter Enron pour pas grand chose ! ». Au cours de la négociation, le prix demandé par Enron tombe de 8,4 milliards de dollars à 4,2 milliards. Mais ce n’est pas suffisant pour Dynegy qui finalement renonce à acquérir un groupe cinq fois plus gros que lui... avec des dizaines de milliards de dollars de dettes, plus des pertes potentielles impossibles à chiffrer. C’est la fin d’Enron : elle est déclarée en faillite.

UN SCANDALE FINANCIER

L’affaire est devenue aux États-Unis un énorme scandale financier. Non pas parce que Enron a été le plus gros contributeur de la campagne présidentielle de G.W.Bush, mais parce que 29 de ses dirigeants, avertis des problèmes qui allaient se poser (par les notes internes d’une vice-présidente, qui, elle, était bien informée) ont vendu à l’automne 17,3 millions d’actions qu’ils possédaient, ce qui leur a permis d’empocher chacun, en moyenne, plus de 37 millions de dollars. Mais dans le même temps, les 14.000 employés (sur les 20.000 que compte la firme) qui possédaient des plans d’épargne- entreprise ont été empêchés de vendre leurs titres par les lois régissant l’épargne salariale. Ils ont tout perdu : et leur emploi et leur retraite !

Le comble, c’est que personne, dit-on, n’aurait vu venir le coup : ni les brillants commissaires aux comptes de la société Andersen chargée d’auditer les bilans, ni les banques prêteuses et, encore moins les analystes boursiers dont certains, en octobre, recommandaient encore à leurs clients d’acheter des actions Enron ! Cependant, plus l’enquête avance et plus il semble qu’Andersen aurait volontairement fermé les yeux sur les présentations comptables d’Enron. Selon le Time du 14 janvier, Andersen aurait donné l’ordre à ses employés de détruire tous les documents concernant Enron quelques jours avant sa faillite. Et nous sommes heureux d’apprendre que parmi les banques prêteuses figurent le Crédit Lyonnais, engagé pour 250 millions de dollar, BNP Paribas et la Société générale, qui n’ont pas voulu donner le montant de leurs engagements.

C’est la crédibilité et le fonctionnement même de Wall Street qui sont affectés : « si les employés et les actionnaires d’une société ne sont pas raisonnablement sûrs que les bénéfices annoncés sont réels et que les dirigeants ne profitent pas de leur position pour s’enrichir à leur détriment, il n’y a plus de capitalisme possible » [2]. Enfin, une bonne nouvelle !!!

DES LEÇONS À TIRER

L’histoire de la montée et de la chute d’Enron illustre de façon parfaite ce que l’on a souvent dénoncé ici : le capitalisme financier et les inégalités qu’il engendre. Elle met à mal l’image qu’on n’arrête pas de nous donner de la “modernité” et du fonctionnement exemplaire (rigueur, transparence, compétence, efficacité...) des institutions financières privées, qu’on oppose toujours au “ringardisme” et au laxisme du secteur public... Elle révèle les dangers de la libéralisation débridée des marchés telle que continue à vouloir nous l’imposer l’Union européenne au nom d’une concurrence mythique : séparation de la production et de la distribution (l’énergie-marchandise et les tuyaux comme avec Enron ; les voies et les trains pour la SNCF, les centrales et les lignes ou les tuyaux pour EDF et GDF,...). Enfin, la mésaventure des salariés d’Enron qui, comme ceux de Morrison Knudsen en 1996, de Lucent Technologies, ou de Texas, plus récemment, ont perdu toutes leurs économies après la faillite de leur entreprise, devrait inciter les responsables politiques français à ne pas favoriser le développement des plans d’épargne-retraite ou d’épargne salariale auxquels ils semblent si attachés...

Une question me préoccupe cependant : le “libéral” Madelin ou le Medef vont-ils continuer à suivre l’exemple américain alors que le président Bush se dit « préoccupé par la série de faillites qui a conduit à la perte des retraites de nombreux travailleurs » [3] et attend les recommandations du Secrétaire au Trésor, au travail et au commerce sur une réforme du système ?

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[1] Le groupe Enron avait construit une nébuleuse de près de 4.000 filiales et autres “joint-ventures”

[2] Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Robert Litan, responsable des études économiques de la Brookings Institution.

[3] Le Monde, 23/01/2002

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Réflexion

La paix par le commerce ? !!!

par R. LAILLIER
février 2002

Inspirée de Kipling et actualisée, la formule qui concentre le mieux la mentalité “globalisée” dans laquelle nous baignons me semble être : "La doctrine de Christ et les indications de Wall-Street font que la démocratie ne peut se désintéresser de ces pays aussi prometteurs pour notre business.

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DÉMOCRATIE PASSE-PARTOUT

Les dirigeants Occidentaux, nord-Américains en tête, n’ont, médiatiquement, que le mot démocratie à la bouche. Depuis le 11 septembre, ils ne savent plus comment instrumenter à leur profit la culture et la civilisation des autres. Leur incantation permanente à la démocratie est une inflation langagière qui, à la fin, déprécie la démocratie. Bien qu’ils martèlent aux Africains, aux Asiatiques, aux Latinos-Américains et à certains Européens : "Notre business sera votre développement", on constate que l’horizon des pauvres change peu.

Quelle contradiction entre l’attitude du monde occidental, riche, qui veut faire “ami-ami” avec tout le monde, particulièrement aujourd’hui avec l’Islam sous la pression des événements, et la quasi impossibilité, malgré le progrès dont les riches bénéficient en priorité, de diminuer de façon concrète et durable, cet écart avec les pauvres. Ces derniers comprendront, encore une fois à leurs dépens, que lier leur sort aux décisions du monde riche va accroître, de façon peut-être irréversible, leur dépendance à son égard. Le contrôle financier, la gestion de la monnaie, en particulier le processus de la création monétaire, si ce n’est pas l’usage direct du dollar, décideront à leur place, vidant pour l’essentiel le contenu d’un quelconque pouvoir politique. Celui-ci dans les pays pauvres est presque directement dépendant du pouvoir économique et financier mondial. Tout mode de développement autre que l’économie financière globale pour les régions dites en développement est déjà, aux yeux des “dominants”, hors de propos. Inutile d’insister. La globalisation/mondialisation, alias nord-américanisation, car les trois termes se recouvrent presque entièrement, sécrète toutes sortes de toxines, et des pires. L’actualité parle d’elle-même. On entend clamer, par la voix du président nord-Américain, qu’il faut d’urgence faire le ménage dans les paradis fiscaux !...Autant demander à la crasse de s’auto-nettoyer !... Les incantations à la démocratie banalisent le mensonge économique face à une situation socio-économique qui est affreuse pour les plus nombreux. Il n’y a jamais d’allusions et encore moins d’actes de démocratie ? conomique de sorte que la démocratie purement politique devient, on le voit bien, une dérisoire et dangereuse comédie de riches qui se rassurent entre eux par des effets d’annonce. Qu’en pense la moitié de l’humanité dont le revenu moyen est d’environ 1,5 dollar par personne et par jour ?

Il faut que les États-Unis, dont le peuple est aussi respectable que tous les autres, cessent de nous leurrer avec leur système économique et financier : il nuit aux intérêts du reste du monde. Il faut voir les transfert massifs de matières premières, de capitaux [1] et de matière grise en direction des États-Unis. En toute chose la globalisation est le résultat du diktat des price-fixers [2], qui sont souchés principalement sur les deux rives de l’Atlantique-Nord, sur les price-takers [3], qui se trouvent surtout ailleurs dans le monde. Une très grande part de l’enrichissement du Nord (le nôtre) s’est faite, et continue à se faire, par l’appauvrissement de ces price-takers : ils sont obligés d’accepter “nos” conditions, “nos” prix, par l’entremise de “notre” système financier qui ne communique qu’à sens unique... De sorte que le résultat économique est bien “meilleur” pour nous qu’au temps de la colonisation européenne, laquelle offrait, malgré tout, quelque chose qu’on ne trouve plus maintenant dans les régions pauvres du globe, la sécurité politique. Et ce n’est pas là le moindre échec du processus de globalisation.

Nos relations avec les pauvres sont, à l’évidence, empoisonnées. L’histoire au XXème siècle pullule d’exemples où, à leur convenance, les Occidentaux ont installé et financé, ici et là dans le monde, des régimes “durs”. Et quel chemin parcouru depuis la fin de l’URSS ! Par exemple on a entendu dire et répéter pendant les huit ans (1980-88) de la guerre entre l’Iran et l’Irak, que le régime de Saddam Hussein était le " rempart de la démocratie au Moyen-Orient" !... Plus tard, il s’est avéré que le régime des Talibans en Afghanistan était le produit de compagnies pétrolières Nord-Américaines, parmi lesquelles la Delta-Oil !

Nous, les pays riches, nous imposons nos conditions économiques et commerciales déloyales au reste du monde où ces conditions maintiennent ou entraînent la pauvreté. Les dégâts sociaux ainsi engendrés y créent des troubles d’une telle ampleur qu’ils nous exposent, à notre tour, à la violence. Alors nous ripostons manu militari contre les “hors-la-loi” qui nous ont agressés ou qui pourraient le faire. L’éclosion du terrorisme n’a pas d’autre cause que ce concentré d’injustice qu’est la prétendue “loi du marché” que nous imposons au reste du monde. Mais nous, voulons-nous vraiment briser ce cercle vicieux, violent et pervers ??

Rappelons très rapidement que, les marchés étant saturés chez nous, la globalisation consiste à aller en chercher chez les autres. Ainsi se sont développées des forces supra-nationales qui, progressivement, ont procédé à la “neutralisation” des hommes politiques dans le monde. Même si beaucoup de ces derniers, très liés aux multinationales et autres groupes financiers, participent à ces forces, leur effacement politique est une réalité : ils sont devenus, peu à peu, les “gardiens d’immeubles” des empires financiers mondiaux. Ne voulant évidemment pas transformer leur système, qui est, disent-ils, condamné à la sacro-sainte croissance [4] et auquel la technologie donne des ailes, les puissants ont poussé fortement à cette globalisation en laissant croire que les nations sont dépassées [5] et qu’elles constituent des cloisons qui gênent considérablement le commerce.

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COMMUNICATION-PROPAGANDE

Les slogans qui appuient cette idéologie sont du type : "la paix et la démocratie par le commerce" [6] (sous entendu : “notre” commerce...), ou de celui rappelé plus haut et adressé aux pays émergents : "Notre business sera votre développement", ils s’entendent partout aux grands sommets mondiaux (OMC, ALENA, sommets européens, G7 et G8, Davos, FMI, Banque Mondiale, etc).

Il faut savoir que les États-Unis consacrent plusieurs milliards de dollars, environ 5% de leur budget, à la communication. De tels moyens médiatiques permettent de “tenir” les opinions en travestissant les faits, par exemple l’actualité concernant la lutte qu’ils mènent contre le terrorisme. Faut-il pour cela bombarder les démunis, dont plus de 99% n’ont aucune responsabilité dans le développement du terrorisme mais en sont, au contraire, doublement les victimes : d’abord vampirisés par les forces économiques et financières étrangères, puis subissant les représailles militaires qui ripostent aux violences provoquées ? Faut-il rappeler les centaines de milliers d’enfants innocents qui meurent en Irak à cause du blocus pratiqué par les États-Unis ? Faut-il rappeler que l’Afrique est la principale victime des méfaits de la globalisation, à cause des ravages qu’y produit l’insécurité politique et des millions de malades qui y meurent faute d’accès aux médicaments ?

Faut-il rappeler la continuité de la stratégie et des méthodes des États-Unis qu’on pourrait résumer ainsi : "combattons les régimes durs que nous avons mis en place au temps de la guerre froide car ils ne correspondent plus à nos intérêts actuels, consolidons par la même occasion notre emprise financière sur le monde et, faisant d’une pierre deux coups, apparaissons comme les champions de la défense du droit et de la démocratie dans ces régions en punissant ces "méchants" qui nous ont contrarié en Irak, dans les Balkans, maintenant en Afghanistan. Bombardons pour détruire le peu de potentiel que ces régions possèdent encore et nous serons, c’est dans l’ordre des choses, leurs bailleurs de fonds obligatoires pour notre plus grand bien. La communication ? On s’en charge !" Irak, Balkans, Afghanistan, à qui le tour demain, puisque ce sont les peuples qui paient ?

Les guerres modernes sont des guerres “révolutionnaires” en ce sens que, la lutte des classes ayant été jetée aux orties, leur prétexte affiché est la défense des droits de l’Homme et de la démocratie. Mais la confusion est si savamment entretenue qu’on ne peut pas savoir si les crédits alloués quasi immédiatement [7] pour lancer une guerre sous ce prétexte ne vont pas, en fait, à la lutte pour la défense du capitalisme le plus pur, les droits de l’Homme servant de paravent... Ainsi des dollars qui, sous l’étiquette “démocratique”, vont pleuvoir, comme dans les Balkans, sur des trafiquants... qui se débrouilleront pour être les premiers et les mieux servis. Les investisseurs suivront quand, une fois de plus, les forces (européennes ?) de l’OTAN, ou de l’ONU auront décanté le chaos, jusqu’à ce que la sécurité des intérêts Nord-américains soit assurée... Quelque chose de similaire ne s’est-il pas déjà produit en Afrique Noire ?

Le modèle Nord-Américain, suivi par les Européens, avec pour moteur une technologie qui se développe à très grande vitesse, débouche sur le choc des cultures et des civilisations8 qui, partout dans le monde, se sentent directement menacées. Comment ne pas voir la perte de points de repère, y compris à l’intérieur des pays riches ? Depuis le 11 septembre les directions des marketings, politique et économique confondus, découvrent et s’inquiétent devant les limites de leur connaissance des autres civilisations, toute faite de clichés : ils ne peuvent plus les instrumenter à leur guise pour conduire leur “Realpolitik”. Car quelque chose vient de se produire, qui n’est pas seulement économique.

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AU DELÀ DE L’ÉCONOMIQUE

À l’image des Européens du XIXème siècle, les Occidentaux, Nord-Américains en tête, croient encore que les autres peuples doivent nécessairement entrer dans le champ historique de l’Occident et s’y conformer. Alors que l’inverse est aussi vrai, que cela leur plaise ou non. Nous aussi nous entrons dans le champ historique et psychique d’autres peuples, asiatiques notamment. D’une part les Occidentaux, conquérants par nature, d’autre part les Asiatiques, dont le centre de gravité est la Chine qui construisit sa grande muraille pour se protéger de l’extérieur. Quiconque connaît bien la Chine sait que l’Empire dure encore aujourd’hui. Le Yi-King, le livre des transformations, vraie figure du Yang et du Yin ou T’ai Tchi, principes suprêmes de l’existence, enseignés dans le plus ancien livre chinois, est un exemple de structure extraordinairement riche en interprétation, hautement pédagogique et à de nombreux titres, pour connaître un peu des pensées des autres civilisations, ici la civilisation chinoise.

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RESPECTER TOUTES LES CIVILISATIONS

Il ne s’agit nullement de se renier, mais de remettre les marchés à leur place naturelle. L’économie n’étant qu’un système de moyens, elle doit rester à sa juste, féconde et obligatoire place seconde. Il s’agit de se ressourcer, chacun et tous, à travers le monde, sans agressivité et en toute lucidité, dans la culture et la civilisation. Faire apprécier aux uns les cultures et les civilisations des autres et inversement, sans que personne ne porte atteinte à celles de l’autre. Qu’importe que je fasse partie de l’une ou de l’autre, si la distinction (dans tous les sens du mot) est faite entre les uns et les autres, c’est ainsi que seront garantis le respect et l’intérêt mutuel.

Concluons par cette citation, que je fais de mémoire, du grand poète portugais Miguel Torga : "plus je suis et me sens portugais, plus j’accède à l’universel".

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[1] depuis son lancement en 1999, voyez la baisse-dévaluation, qui ne dit pas son nom, de l’euro vis à vis du dollar !

[2] Ceux qui fixent les prix.

[3] Ceux qui subissent les prix fixés.

[4] Comme s’il n’y avait pas d’innombrables autres possibilités économiques et sociales ! Et qui seraient fécondes, salvatrices pour les plus nombreux placés à l’arrière de ce front inutile d’une croissance artificielle, qui dévoie le progrès, qui est un gouffre sans fond d’efforts perdus, une véritable hécatombe des productifs et des “meilleurs”.

[5] Bien oubliée cette phrase de Jean Jaurès : « La nation est la seule richesse des pauvres » !

[6] NDLR. C’est pratiquement l’essentiel de l’article de Bill Clinton dans Le Monde du 15 janvier 2001.

[7] Aucun crédit n’est jamais aussi facilement et rapidement créé que pour la guerre. Par contre, pour s’attaquer la pauvreté et la misère, c’est impossible.

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La vie, mode d’emploi

par P. VINCENT
février 2002

Pour laisser l’empreinte de notre passage sur la Terre, comment s’y prendre ? Nous en voyons qui ont fondé une religion ou un empire, réussi une révolution, réalisé un canal, écrit une chanson à succès ou inventé le moulin à légumes. Ce que tous ces créateurs célèbres ont en commun, c’est d’avoir su inspirer confiance à quelquesuns autour deux, puis plus ou moins rapidement, enthousiasmer les foules.

Comment s’y sont-ils pris, en dehors d’avoir quelque chose de nouveau et a priori d’intéressant à proposer ? Ils ont dû mettre en oeuvre des qualités de persuasion, une bonne compétence en communication et un sens de la publicité. De ceux qui n’avaient pas ces dons, nous ne connaîtrons sans doute jamais ce qu’ils pouvaient avoir d’intéressant, parfois de plus intéressant peut-être, à nous proposer. À l’inverse, ces moyens de s’imposer, employés de façon abusive, notamment dans les domaines commercial ou politique, permettent l’émergence de produits qui ne sont pas toujours de la meilleure qualité, ni même utiles. Ceux que l’on appelle les “grands hommes” ou les “grands créateurs” ont souvent été naturellement doués des compétences nécessaires pour se mettre en valeur et avec eux leurs idées et pouvoir ainsi participer à l’évolution du monde, mais elles ont aussi été enseignées depuis l’Antiquité à des fins diverses.

Étant enfant de choeur, j’étais impressionné de ce que n’importe quel curé de campagne ou jeune vicaire trouvait à raconter dans ses sermons, et c’était à l’époque la principale raison pour laquelle je me voyais inapte à exercer un tel métier. J’aurais pourtant pu faire confiance aux talents des enseignants des séminaires, étant donné que la plupart de ces prêtres venaient du même milieu que les gens simples devant lesquels ils prêchaient et n’y avaient pas davantage d’aptitude. Les pauvres, quant à eux, mendiaient en silence aux portes des églises, alors qu’à entendre les harangues de ceux qui font la manche dans le métro, beaucoup sembleraient maintenant capables de monter en chaire, et je suis épaté de la formation remarquable qu’eux aussi ont reçue, je me demande bien comment. Sans doute avez-vous déjà été confrontés au savoirfaire de ce que l’on appelle des “sectes ”, une qualification aussi difficile à établir qu’à accepter. Peut-être aussi avez-vous vu, sur le plateau de “Ciel, mon mardi”, tenir tête à Chr. Dechavanne un personnage très sûr de lui : Christian Cotten, qui s’était fait remarquer comme candidat atypique lors des élections européennes (274 suffrages retenus, plus 2.365, qui n’auraient pas changé grand-chose aux résultats, annulés de façon un peu mesquine par la Commission nationale de recensement). Psychosociologue, enseignant-fondateur de l’École Française de Programmation Neuro-Linguistique Transpersonnelle (la PNLT pour les initiés), conseil de direction et formateur en management (principales références : EDF, FranceTelecom, Renault, Société générale, Crédit agricole et quantité d’autres), c’est un homme qui ne manque pas de qualités dans les domaines précédemment évoqués. Il m’avait tout de suite séduit en m’adressant une invitation pour un colloque de deux jours sur ces thèmes : “Métamorphoser notre vision du travail et de l’argent ”, “Construire la prospérité collective grâce à de nouveaux systèmes d’échanges économiques et monétaires”, où je voyais une démarche allant dans le même sens que la nôtre. Avec plus de 30 intervenants, dont J.-L. Servan-Schreiber (groupe Expansion), un moine tibétain, le non moins bouddhiste Président du Groupe Tati, le coordinateur des SEL, le Président d’une Association “Nouvelle Économie Fraternelle” (quoi de plus beau ?) et d’autres personnages sans doute aussi intéressants à entendre, il présumait que le Palais des Congrès (seulement 2.500 places !) serait trop petit et pressait de s’y inscrire. J’hésitai, en dépit d’un prix spécial de 1.050 F TTC pour les particuliers au lieu de 2.750F Hors Taxe pour les entreprises et je me trouvai finalement d’autres occupations pour ces deux jours-là. Je ne sais s’il put néanmoins réaliser le chiffre d’affaires de l’ordre de 5 millions de francs que visait pareille entreprise et qui avait permis d’attirer tant d’intervenants de qualité. J’ai continué de recevoir avec un grand intérêt sa revue Stratégique, puis des brochures telles Politique de Vie (Réseau Européen), Motus (le journal qui dit ce qui se tait), Intuitions (le magazine de l’intelligence du coeur), des pamphlets mettant nommément en cause Charles Pasqua et nos services secrets dans l’assassinat (et non le suicide) des membres du Temple Solaire, tout cela portant sa marque. Je le découvris plus difficilement dans Votre Santé, une revue partant en guerre contre les OGM, l’Ordre des Médecins ou les laboratoires pharmaceutiques, avec souvent des arguments susceptibles d’emporter votre adhésion, mais condamnant les vaccinations, et vous orientant vers des remèdes magiques.

C’est quand même un beau palmarès, et si vous voulez essayer de faire aussi bien, apprenez la PNLT. Du stade “Initiation” à celui de “Master”, vous en avez seulement pour 5 mois, et avec des cours rien que deux jours par semaine pendant les week-ends. Vous avez intérêt à continuer de travailler le reste du temps car, pour un particulier, le parcours complet revient à plus de 30.000 F. Pour les entreprises, même en hors taxes, c’est plus de deux fois ce prix, mais, au titre de la formation, elles peuvent en tirer des réductions d’impôts...

Si elle ne vous permet peut-être pas de "savoir guider autrui avec élégance et respect dans un processus de croissance" ou "sur le chemin des sept puissances de la guérison", ni "d’acquérir la compétence à choisir son vécu émotionnel", l’Éducation nationale dispense également, et, pour moins cher, un enseignement de la communication. C’est d’un genre un peu différent, mais ce n’est pas triste pour autant au vu d’un livre récemment publié par une enseignante de Jussieu, Michèle Gabay, sur la communication de crise, dans lequel [1] elle analyse comment dirigeants ou responsables se dépatouillent quand il leur arrive une tuile du genre de celles-ci : - la proscription du boeuf pour la chaîne des restaurants Hippopotamus, - le boycott du groupe Danone après les licenciements chez LU, - le désarroi des clients EDF privés de courant pour une durée indéterminée après une catastrophe, - l’accusation d’avoir, pour préserver Paris, inondé Abbeville en détournant les eaux de la Seine, - la chute des marchés financiers, - et autres événements sur lesquels vous avez pu vous interroger dans un passé récent.

Quand on a acquis des compétences en communication, il est permis de jouer les vedettes. Encore faut-il avoir quelque chose à communiquer. Ou alors il faut se donner comme tâche d’aider les autres à communiquer pour leurs idées auxquelles on croit. À La Grande Relève, il y a un message qu’il vaut la peine certainement de faire passer, mais peu de gens encore sont prêts à l’entendre. Pour la plupart c’est une utopie, d’où ma démarche qui est d’abord de faire campagne en disant que ce qui est utopique, c’est de croire que le système actuel est viable à long terme, alors que cela se terminera comme une partie de Monopoly. Et par ailleurs il faut se trouver des alliés, présents ou passés, nos utopies devant paraître moins utopiques si on démontre quelles sont finalement assez bien partagées, comme le bon sens. La Grande Relève a découvert, grâce à l’ancien PDG de Gillette devenu auteur dramatique, Michel Vinaver, que son fondateur King C.Gillette fut un utopiste de notre espèce. J’ai eu la même surprise concernant le soixantehuitard américain Alan Watts. Et quels échos ne doit pas éveiller en nous cette fable, pas seulement pour enfants, sur laquelle je suis tombé fortuitement dans le bulletin de l’Association Culturelle Franco-Thaïlandaise :

LE TEMPS,
IMPITOYABLE BANQUIER

Supposez qu’une banque vous crédite tous les matins de la somme de 86.400 bahts. Tous les soirs la même banque vous débite tout ce que vous n’avez pas dépensé pendant la journée. Que feriez-vous ? Ne retireriez-vous pas la totalité des 86.400 bahts pour les dépenser ?

Nous possédons tous un tel compte en banque et notre banquier s’appelle “le temps”. Tous les matins, il met à notre disposition 86.400 secondes et toutes les nuits il fait le bilan des secondes inutilisées pour les supprimer. Le lendemain 86.400 nouvelles secondes vous sont créditées et vous ne pouvez pas demander d’avances sur les secondes de demain ni être déficitaire. Il vous faut vivre avec le nombre de secondes actuellement disponibles sur votre compte. Cette somme de secondes, vous pouvez bien sûr la placer pour la faire fructifier, soit dans le bonheur, soit dans la santé, soit dans la réussite. Le sablier du temps continue cependant de s’écouler. Tirez d’aujourd’hui le meilleur.

Pour les économistes politiquement corrects se référant volontiers à des “lois naturelles” qu’y aurait-il de scandaleux à appliquer à l’argent ce qui existe de façon “naturelle” pour le temps ? Quoi que j’entreprenne en ce moment pour faire diversion à la rédaction laborieuse de cet article, tout me ramène à mon sujet. C’est dans un bref moment d’éloignement de mon écran que j’étais tombé sur cette petite histoire thaïlandaise. Une incursion du côté de Michel Houellebecq vient encore d’avoir le même effet. Voici ce que j’y ai trouvé. Rendant compte d’un passage de Flowers de Michel Bulteau racontant sa rencontre à New-York en 1976 avec Valérie Solanas, une virulente féministe d’après le contexte, il signale incidemment à son propos : " La pétulante Valérie développait d’ailleurs des idées sur les sujets les plus variés" ; j’ai noté au passage le "Nous exigeons l’abolition immédiate du système monétaire". Décidément, c’est le moment de rééditer ce texte [2]. Une voix de plus (peut-être deux) à comptabiliser ! N’ai-je pas dit souvent qu’il fallait savoir reconnaître ce que l’on devait aux autres ? On n’en est pas toujours conscient.

J’étais content du titre que j’avais trouvé : La vie : mode d’emploi, et je le suis encore, mais j’en suis moins fier. J’ai en effet réalisé quelques heures plus tard que c’était le titre d’un roman de Georges Pérec et que cela avait pu quelque peu m’influencer !

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[1] M. Gabay, La nouvelle communication de crise, Editions Stratégies, (2001).

[2] Michel Houellebecq, Rester vivant, (1991), réédité en 1999 aux Éditions Librio (livre à 10 F).

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TÉMOIGNAGE

Le cadre à “fort potentiel”

par E. H.
février 2002

Sont-ce les premiers froids, l’actualité morose, la conjoncture économique en berne ? Toujours est-il qu’au boulot, l’ambiance est au stress. On oublie tous les problèmes du monde, en particulier que l’État le plus puissant au monde est en guerre et risque d’embraser le Moyen Orient. On ne retient que les crashs d’avions, dont l’impact est plus concret qu’un conflit abstrait et refoulé entre riches occidentaux et pauvres musulmans. On se plonge dans le travail avec une rage quasi-masochiste et schizophrénique, pour oublier qu’on ne comprend rien au monde qui nous entoure, voire même qu’on contribue à ce qu’il marche à l’envers. Fabuleux pouvoir que celui du travail, qui ôte aux gens leur pouvoir de réflexion, les rend neurasthéniques et les ramène à la maison abrutis de fatigue, soumis devant la manipulation médiatique par l’image et le bruit. Combien de temps de vie pour cette bulle d’hyper activité économique, sans temps à soi, sans prise avec la réalité, avec pour seule valeur la servilité au grand capital ? Un jour il faudra bien se rendre compte de l’absurdité de ce système qui désintègre le lien social et isole l’individu, au mépris de l’humanité la plus élémentaire.

Des exemples ? Ils sont si nombreux qu’ils m’ont amené à dresser le profil type du cadre “à fort potentiel “, le plus bel exemple de l’absurdité du système qui le produit. J’ai la faiblesse de croire que cet exemple est circonscrit à mon entreprise mais je vous l’envoie car je me demande si certains lecteurs n’y reconnaîtront pas leur collègue ! Car c’est dans ce conditionnement là qu’il me semble déceler la force d’inertie phénoménale du système dans lequel nous vivons (pour combien de temps encore ?). J’ajoute qu’il ne faut pas y voir de la médisance, mais seulement une consternation devant ce que le monde de l’entreprise est capable de nous faire faire.

Le cadre à fort potentiel :

" se montre extrêmement volontaire, termine très vite les tâches qui lui ont été confiées pour montrer « qu’il en veut », est même près à voler du travail à son coéquipier, est dynamique, efficace et réactif (on dit maintenant : « pro actif »), au mépris de la qualité et du fond ;

" aime les télécoms s’il travaille dans les télécoms, la banque s’il travaille dans la banque, les assurances s’il travaille dans les assurances, etc., est en tous les cas d’une adaptabilité « à tous crins », mais trouve sa compagne dans les écoles de commerce ou d’ingénieurs ;

" montre une vision stratégique de la situation, une visibilité long terme, mais crée des plannings qui sont remis en question dès le lendemain (urgence du court terme oblige !) ; va en réunion pour y rencontrer des gens, y gribouille son carnet de notes, parle de délais à tenir, d’impact client, de décisions à « acter », approuvant d’un hochement de tête des décisions qu’il n’a pas à appliquer ;

" a une prédilection pour le « jargon », mélange de sigles et de termes techniques empruntés à l’anglais ; ne répond pas aux questions qui dérangent : fait la sourde oreille et reste muet, ou sourit et affiche une amabilité de façade, surtout quand il y a du monde,pour paraître ouvert ;

" fait faire le boulot par les autres : s’ils se trompent, ce sera de leur faute ; atteint sinon ses propres buts aux dépens d’autrui ; dénigre par exemple le travail réel que doivent fournir les entreprises extérieures (ce qu’on nomme la soustraitance), mises en quasi esclavage ;

" fait mine de s’intéresser à ses collègues, en buvant du café et en parlant à beaucoup de monde en même temps ; se donne l’air intelligent et se sent important ; ne plaisante pas, ne pratique pas l’autodérision ou alors sans trop s’éloigner du thème sur lequel il « travaille » ;

" monte en compétence tous les jours un peu plus ; veut impressionner sa hiérarchie par des connaissances superficielles régulièrement assénées ; passe un maximum de temps au téléphone : ça donne l’air de travailler ; essaie de réfléchir le moins souvent possible car ça fatigue, et malgré les apparences, est extraordinairement fainéant (mais ne doit jamais le montrer) ;

" aime profiter du confort matériel que l’entreprise peut lui offrir (repas de chez FLO gratos, bibelots souvenirs de tous styles, cahiers, gommes, lampes de bureau, ...) ; veut gagner toujours plus d’argent pour acheter des biens de consommation à la mode ;

" pense être éternel ; a l’esprit d’équipe mais n’a qu’une religion : l’entreprise ; aime les films américains, les fast-food, les open-space, les road-map, ... vote plutôt Madelin, à moins qu’il ne soit sans opinion.

En résumé le cadre à fort potentiel est individualiste, sûr de lui, zélé, manichéen, inculte, carriériste et cupide. Voilà la quadrature du cercle : améliorer notre monde en confiant notre destin à des personnes qu’on amène à se soucier comme de leur dernière chemise du monde qui crève autour d’eux. Je répète que cela n’est pas inéluctable : un système avec d’autres valeurs finirait par changer les mentalités et supprimer ces comportements.

Pour finir, une question pour faire réfléchir sur une servilité qui ne demande qu’à s’épanouir : le cadre à fort potentiel ose-t-il venir au travail avec des chaussures rouges, même s’il est bien dedans ?

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DEBATS

Roland Poquet ayant fait allusion à une proposition de monnaie “affectée” dans son article intitulé Au gré du vent, de notre N°1015, un lecteur lui a écrit qu’il voyait là une mesure transitoire vers l’économie distributive. Sa lettre a incité Roland à donner son point de vue à propos de nos réflexions présentes et des perspectives d’action :

Faisons le point

par R. POQUET
février 2002

Un lecteur avisé - il a été un militant de la section “JEUNES” du Mouvement Français pour l’Abondance (1) juste après la seconde guerre mondiale - se tourne vers le passé, regrette que nos idées n’aient pas progressé dans le grand public et se demande si l’Economie Distributive, telle que décrite par Jacques Duboin, « peut s’instaurer aujourd’hui brutalement, sans risques majeurs ». Et il répond aussitôt à sa propre question : « Les esprits ne sont pas prêts à un si grand changement » et « des intérêts puissants s’opposeront à un tel changement ». Aussi s’empresse-til d’ajouter « des mesures transitoires, raisonnables, réalistes et progressives, applicables de suite, s’avèrent nécessaires... » Et, prenant appui sur mon article, il s’avoue intéressé par la « création d’un revenu social réglé en monnaie de consommation, destiné à l’acquisition de produits spécifiques, non achetables avec l’euro ».

Nous voilà propulsés au coeur du débat.

Lorsque Jacques Duboin, dans les années trente, a développé ses thèses et créé le mouvement d’opinion que l’on sait, de nombreux citoyens, français et étrangers, ont pensé qu’il apportait l’alternative à une économie capitaliste acculée à gérer “la misère dans l’abondance”. La crise de 1929 avait fortement marqué les esprits et amené irrésistiblement à assurer la survie par la mise en place d’une économie de guerre. Paradoxalement, dans les dix années qui ont succédé au conflit mondial, donc encore en pleine période de rareté et de restrictions, l’enthousiasme en faveur de l’instauration de cette “économie d’abondance” n’avait pas fléchi : je puis en témoigner par ce que j’ai vu alors à Douai où Jacques Duboin, Jean Maillot, Jacques Guggenheim, Albert Ducros, Robert Laurent... remplissaient les salles. Force est de reconnaître qu’ensuite, au milieu des années soixante, le mouvement a perdu de sa vigueur. Tâchons d’en déceler les raisons.

Trois types de raisons se dégagent d’une première analyse, bien entendu non exhaustive. Certaines raisons sont directement liées aux hommes qui s’étaient donné pour mission d’animer ce mouvement. En 1963 Jacques Duboin avait en effet 85 ans. Sa succession s’avéra difficile. De nombreux disciples tenaient des discours enthousiastes mais parfois sans nuance, et ils déconsidéraient des thèses qu’ils avaient mal assimilées.

D’autres raisons relèvent des thèses elles-mêmes. Poussées dans leurs ultimes conséquences par Jacques Duboin - ce qui est le propre d’un grand théoricien - elles sont apparues, d’année en année, comme relevant d’une application trop lointaine, voire irréaliste : on ne dira jamais assez le tort causé par l’obstination à réclamer, de suite, l’égalité économique, ce que Duboin ne faisait plus dans ses derniers ouvrages. Ajoutons à cela l’usure du temps et l’impossibilité de “mise au banc d’essai” de ces thèses dans un pays, sachant que l’économie distributive n’est pas conçue pour permettre à un groupe de gens de vivre en marge des autres, mais pour toute une société humaine. Contrairement aux SEL, la monnaie que nous proposons n’est pas une monnaie parallèle mais bien une monnaie destinée à être la monnaie légale remplaçant la monnaie capitaliste.

Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. Les vraies raisons tiennent, à mon sens, à la rapide évolution de nos sociétés occidentales.

Nous en retiendrons deux.

Tout d’abord l’évolution de l’économie libérale à partir des années soixante : l’économie a changé de vitesse dans les pays supérieurement équipés, ouvrant toutes grandes les portes de la société de consommation. Alors que la relance de la production à un rythme accéléré pouvait conduire, pensait-on, au retour des difficultés que le capitalisme avait connues de 1929 à 1939 - notamment ses crises de surproduction - on assistait à la mise en place, empirique sans doute, d’une parade d’autant plus surprenante qu’elle était inattendue : l’abandon du seul terrain de la satisfaction des besoins au profit de la surexcitation des désirs. Il faut relire, par exemple, “Les choses - une histoire des années 60”, de Georges Pérec, et repenser aux évènements de mai 1968 qui ont marqué le dernier ( ?) soubresaut de l’être contre l’objet, contre la “chose”. Au lieu de réduire l’offre, on allait la multiplier, tout en utilisant les moyens de séduction d’une publicité délirante. La plupart des femmes n’utilisent pas de parfum ? on saura le rendre indispensable, non par la création de cinq ou six produits nouveaux mais de cent s’il le faut. La nécessité d’acheter une voiture ne se fait pas sentir ? Le Président Pompidou promettra une voiture dans chaque foyer pour 1970. Pour ce faire, on lancera sur le marché, pêle-mêle, d’anciens et de nouveaux produits en prenant bien soin de réduire les durées d’usage. Peu importe l’énorme gaspillage de matière premières et d’heures de travail : la machine économique doit tourner de plus en plus vite au risque de s’enrayer. Et le pari est gagné ! Le futile le dispute à l’utile, ce qui en soi n’est pas condamnable, mais entraîne une production délirante d’objets-gadgets qu’on nous fait admettre comme nécessaires et indispensables. Et si l’on demande la justification d’une telle pratique, on nous répond que c’est le prix à payer pour conserver notre liberté de choix et d’action !

L’autre raison essentielle est d’ordre sociologique et politique. Face à cette poussée fulgurante de l’expression et de la satisfaction des désirs de tout un chacun, le sens du collectif et de la solidarité font place à un phénomène d’individualisation hostile à toute politique centralisée ou étatisée. Le modèle autoritaire soviétique est brandi comme un épouvantail, la chute du Mur de Berlin sonne le triomphe de l’économie libérale et le glas de toute réflexion sur l’or-ganisation rationnelle de l’économie. L’application des principes de l’économie distributive réclamant un minimum de rationalité, il devient évident pour beaucoup que cette perspective n’est plus envisageable. La mort de l’utopie a été célébrée et proclamée : seuls demeurent acceptables, nous dit-on, les mouvements de résistance citoyenne qui seront chargés d’apporter un peu d’ordre dans cette économie néolibérale, certes turbulente, voire souvent néfaste, mais irremplaçable, car le marché a ses vertus, qu’hélas la vertu ne connaît pas : les méfaits de l’économie de marché sont là pour nous le rappeler.

*

Où en sommes-nous en ce début de XXIème siècle ? Tâchons de faire le point. Nous venons d’évoquer l’émergence de la société de consommation dans les années d’après guerre, connues sous le nom des “Trente Glorieuses” ; nous assistons actuellement au processus suivant, dit de mondialisation. L’économie libérale est conséquente avec elle-même : elle va jusqu’au bout de sa trajectoire et ce n’est pas sans causer, comme toujours, d’énormes dégâts :

" les inégalités se creusent dans chaque pays, quel que soit son degré de développement,

" ces inégalités risquent de nous faire assister à des affrontements dont les événements du 11 septembre ne donnent qu’une faible idée,

" la machine économique est structurée de telle sorte (concurrence, profit, spéculation...) qu’elle gangrène tous les secteurs de l’activité, célébrant de façon inconsidérée la toute puissance de l’objet et s’ingéniant à affaiblir tous les moyens propres à l’épanouissement de la personne humaine. On ne dira jamais assez à quel point l’absence de perspectives et de projets pour la jeunesse se révèlera catastrophique pour le devenir de l’humanité.

Face à ces mesures, des forces citoyennes se lèvent, se rassemblent, interpellent l’opinion et les gouvernants, essaient d’amener ceux-ci à corriger les inégalités et les errements de l’économie libérale. Les plus conséquents d’entre eux ont lu Jacques Duboin et certaines de leurs propositions sont directement inspirées des principes de l’économie distributive : Réflexions de Jacques Robin et de Patrick Viveret au sujet d’une monnaie affectée à certains achats (monnaie non convertible et non thésaurisable). Reconnaissance par d’autres, tels René Passet et Yoland Bresson, de l’inéluctable rupture du lien emploi/revenu et, en conséquence, souhait de voir qu’un revenu minimum soit garanti afin de supprimer l’extrême misère de nombreux citoyens. Défense enfin de « la distribution d’une monnaie de consommation (Duboin) et l’assignation d’un prix politique à des produits sans coût ni valeur d’échange mesurables » par le philosophe et sociologue André Gorz, qui ajoute : « il faut évoquer ce terme ultime dès à présent en raison de sa valeur heuristique » car « ce terme ultime n’est pas très éloigné » (2). Ces solides appuis nous renforcent dans notre conviction que les principes de l’économie distributive sont plus que jamais pertinents :

" la réduction par moitié, en un siècle, du nombre d’heures travaillées ne permet plus à l’emploi d’être un support efficace à la formation des revenus. Ce fait entraîne la rupture du lien entre emploi et revenu si l’on veut éviter le développement d’une énorme bureaucratie pour capter une part des revenus et la redistribuer. L’attribution d’un revenu à chacun et la répartition des emplois entre tous supprimeraient du même coup et la misère et le chômage.

" les usages monétaires sont devenus pernicieux : argent sale, profits exorbitants, spéculation éhontée font bon ménage. L’argent est devenu une fin en soi. Seule une monnaie qui s’annule à l’achat, non thésaurisable et non spéculative, permettrait d’y mettre fin.

Quelle doit être, dès lors, une action efficace destinée à remettre l’homme au coeur du dispositif économique ? - Elle ne peut que mettre en perspective les principes que nous venons d’énoncer concernant l’emploi, le revenu et la monnaie, afin qu’ils nous servent de lanterne, selon la belle expression du poète René Char placée en exergue de cet article, même si certains pensent que nous n’atteindrons jamais l’impossible. Si bien que :

" tout ce qui contribue à accentuer la distribution des revenus hors emploi doit être encouragé : l’attribution à chacun d’un revenu minimum garanti relève d’un combat prioritaire à mener sans répit.

" toutes les réflexions et tentatives visant à faire de la monnaie non un instrument de spéculation et d’exploitation, mais d’échange pur et simple, sont à accompagner (SEL, monnaies affectées à l’acquisition de produits spécifiques et s’annulant au premier achat...).

Ce sont là, à mon avis, des mesures transitoires susceptibles de sensibiliser un large public et d’aller dans le sens d’une juste évolution de nos pratiques économiques et monétaires.

Ce qui n’empêche d’ailleurs pas, et dans le même temps, la menée de combats parallèles, telles que les réflexions poussées de Patrick Viveret, incitant à reconsidérer la richesse - mais comment introduire de l’humain dans des mécanismes qui ne sont comptables que de l’objet ? - ou les légitimes revendications liées à l’écologie - mais les Verts n’ont-ils pas récemment défendu devant l’Assemblée un projet de loi sur l’eau, « progressivement vidé de son contenu, sous la pression des lobbies industriels et agricoles », selon l’expression du député Noël Mamère ?

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Enfin, et au-delà de ces considérations économiques et monétaires, une vaste réflexion, rarement menée, est à engager sur les structures démocratiques de tous ordres à renforcer ou à mettre en place pour que l’application des règles distributives ne soient pas un obstacle au but poursuivi, à savoir le plein épanouissement de la personne humaine : liberté d’expression, libre initiative, saine émulation, laissez-passer accordé à la création dans tous les domaines, définition de projets (du local au planétaire) capables de réveiller les enthousiasmes et de mobiliser les talents grâce à la concertation de toutes les forces vives. Le contrat civique imaginé par Marie-Louise Duboin va dans ce sens.

En un mot, cesser de s’en remettre aux forces aveugles du marché pour faire confiance aux capacités de régulation de la société par les citoyens. Et une fois pour toutes, clamons-le bien fort, cela n’a rien à voir avec la gestion de la rareté par un peuple “d’analphabètes et de mystiques” (selon l’expression pleine de causticité de Fernando Pessoa) qu’a connue l’URSS en 1917 ; quant aux règles démocratiques régissant nos pays, elles sont à mille lieues de l’héritage autoritariste des tsars et de ceux qui leur ont succédé.

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La rédaction de ces lignes ayant été déclenchée par un abonné à la Grande Relève, je me dois de faire état de sa dernière proposition : peut-on envisager la mise au point de mesures transitoires par les abonnés et les sympathisants, ou bien par des contacts divers (lettres, fax, email...) ?

Une première réflexion m’amène à répondre que des réunions de travail, région par région, sont envisageables et que La Grande Relève est toute disposée à annoncer que tel ou tel abonné en prend l’initiative. Parallèlement, la correspondance entre abonnés me paraît efficace et cette Tribune libre permet de faire avancer le débat. Les rédacteurs des articles étant tous bénévoles, rien ne s’oppose à ce qu’un lecteur propose un article ou interpelle un autre rédacteur. Tant il est vrai que l’écrit oblige à plus de réflexion et plus de concision que le débat oral. Enfin, ce qui me paraît indispensable actuellement, c’est de confronter nos thèses aux réflexions des représentants de la société civile rompus aux mille et un détours de l’économie et de la finance : c’est la raison pour laquelle nous gardons un contact actif, que nous espérons fructueux, avec ceux, et bien d’autres, que j’ai cités dans cet article. Avec l’espoir que toutes ces forces se rassembleront enfin autour d’un même projet.