La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1029 - février 2003

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N° 1029 - février 2003

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Jean-Pierre Mon dénonce l’hypocrisie des privatisations, le quasi monopole américain en matière de vente d’armes et la propagande guerrière de certains médias.

Réformisme radical ?   (Afficher article seul)

Marie-Louise Duboin analyse le projet de société présenté par Trasnversales comme alternatif à l’économisme. Les excellentes réformes évoquées ne changeraient pas l’essentiel : toutes les dérives du chacun pour soi proné par le capitalisme.

En route vers une nouvelle économie   (Afficher article seul)

Roland Poquet, en se référant au dossier précédent, montre la portée capitale de la contribution d’André Gorz face aux craintes pour l’avenir qu’y exprime Edgar Morin.

Sommes-nous trop de retraités ?    (Afficher article seul)

Paul Vincent rappelle quelques réalités historiques afin d’aider le lecteur à ne pas se laisser influencer par le bourrage de crâne qui est déployé pour faire admettre la réforme des retraites voulue par le Medef et les compagnies d’assurance.

Indécrottables   (Afficher article seul)

La question sociale a-t-elle jamais été prioritaire ?   (Afficher article seul)

Étude de la monnaie : De l’étalon-or au tournant libéral   (Afficher article seul)

La référence à l’or n’a pas empêché la monnaie de se dévaluer.
Le tournant libéral des années 1980 a donné aux financiers et à leurs marchés le pouvoir d’imposer leur volonté aux gouvernements.

Revenu citoyen, salaire universel ou allocation d’existence ?   (Afficher article seul)

Comment va donc finir la Terre ?   (Afficher article seul)

Bernard Vaudour-Faguet explique de quelle façon l’environnement de notre planète de dégrade, lentement mais surement, et se désole de l’impuissance ou de l’inconscience de la plupart de ses habitants.

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Chronique

Au fil des jours

par J.-P. MON
février 2003

Grande hypocrisie

Selon les gouvernements de gauche comme de droite qui se sont succédé, la privatisation des services publics est inéluctable à cause de la mondialisation et parce que les règlements de l’Union européenne nous l’imposent. En fait il n’en est rien,et c’est le Commissaire européen à la concurrence, Mario Monti, qui le rappelle lui-même [1] : « Nos possibilités d’intervention sont limitées par un principe que je trouve sacro-saint, la neutralité de l’Union et de ses traités par rapport à la propriété publique ou privée des entreprises. C’est la raison pour laquelle je n’accepte jamais qu’on dise en France que l’ouverture du capital d’EDF ou de Gaz de France se fait parce que Bruxelles l’impose. Ce n’est pas vrai. »

Concurrence déloyale

Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis exploitent leur statut d’unique superpuissance au bénéfice de leurs marchands d’armes. Le phénomène s’est encore accentué avec la politique anti-terroriste développée par Bush. C’est particulièrement sensible dans la zone Asie-Pacifique. Selon l’hebdomadaire Far Eastern Economic Review « les entreprises américaines ont obtenu pratiquement la moitié des 26,4 milliards de dollars d’accords de transfert d’armement signés l’an dernier ». Pour un ex-responsable de l’Australian Submarine Corporation, « si ça continue, il ne restera plus qu’une seule industrie de défense, l’américaine ». Dassault en est l’une des principales victimes : arrivé à Canberra le 27 juin pour négocier la fourniture de 100 avions de chasse (pour un montant de 6 milliards de dollars), le vice-président de Dassault a découvert avec surprise que « le gouvernement australien venait d’abandonner sa procédure habituelle d’appel d’offres pour conclure un accord avec le géant de la défense américaine Lockheed Martin pour participer au développement du Joint Strike Fighter (JSF), la nouvelle génération d’avions furtifs. » [2] Cet avion, qui n’est pourtant pas encore construit ne sera pas livré à l’Australie avant 2015. « Nous nous somme engagés sur quelque chose qui n’existe pas », dit Alan Behm, analyste australien des questions de défense, « il y a des questions techniques et de coût qui ne sont pas encore résolues, et tout système américain coûte cher, nous le savons bien. Nous paierons le prix fort quoi qu’il arrive… » [2].

Déjà, au mois d’avril précédent, la Corée du Sud avait préféré acheter 40 chasseurs à Boeing, bien que les évaluations techniques, de coût et les propositions de transfert de technologie faites par les Coréens aient placé le Rafale devant le F-15K. Dassault essaya d’attaquer le Ministère de la défense coréen en justice pour savoir comment les concurrents avaient été départagés : le tribunal fut incapable de répondre, les délibérations du Ministère de la défense étant classifiées pour des raisons de sécurité nationale. Outre l’Australie et la Corée du Sud, « le Japon est pratiquement un marché captif pour Washington » [2] et Taïwan « est contraint d’acheter la grande majorité de ses armes aux États-Unis parce que les autres fournisseurs ne veulent pas fâcher Pékin ».

Comme si ces déboires ne suffisaient pas, voici que la Pologne, à son tour, juste après sa réception dans l’Union Européenne, préfère les chasseurs américains à ceux de Dassault !

On ne va quand même pas pleurer sur la misère de Dassault, qui se rattrape par ailleurs.

Que la guerre est jolie !

De nombreux journaux et magazines ont entrepris de nous persuader de la nécessité d’une guerre contre l’Irak. L’Express en est un exemple type. Son éditorialiste et patron, Denis Jeambar, y fait constamment allusion : « Pourtant de date historique en date historique, c’est la guerre qui, toujours, recommence… La guerre, toujours la guerre. Comme une implacable activité humaine ou une maladie incurable… Cette nouvelle guerre annoncée contre Saddam Hussein… aura des conséquences considérables et sera aussi notre affaire. Même si nous œuvrons pour en éloigner le spectre, nous ne pourrons y échapper quand elle éclatera. Car notre destin est, à présent, lui aussi, mondialisé » [3]. Un mois plus tard : « Une guerre est, bien sûr, toujours le fruit d’un échec du dialogue humain et se solde, hélas, par des victimes innocentes. Pourtant, y recourir est parfois un moyen de voter un progrès de la liberté du monde. C’est celle-ci qui est en cause en Irak, pas la gloire de M. Bush ni la puissance des États-Unis » [4]. Cela ne s’arrange pas en 2003 : « On peut être contre ce projet de guerre […] Encore faut-il proposer autre chose, un autre dessein pour faire avancer le progrès de la liberté du monde » [5].Toujours dans le même hebdomadaire, Jacques Attali parlant du « dilemme de la gauche » écrit : « Elle devra ensuite accepter, sans complexes, d’être, dans la guerre qui commence, du côté de la liberté et de la démocratie … » [6]

Cela n’a rien d’étonnant si l’on sait que, dans sa très grande majorité, la presse française appartient à des fabricants d’armes [7]. C’est ainsi que Lagardère patron de Matra-défense, contrôle par l’intermédiaire du groupe Hachette Filipacchi Médias dont il est à 100% propriétaire, les quotidiens La Provence, Nice-Matin, Var-Matin, Corse-Matin, et une vingtaine de magazines dont Télé 7 jours, Elle, Paris Match, Le Journal du dimanche, Ici Paris,… De son côté, la maison mère du Figaro, la Socpresse dont le groupe Dassault possède 30% du capital, contrôle entre autres Le Courrier de l’Ouest, Le Maine Libre, Presse Océan, La Voix du Nord, Nord Éclair, Le Soir, France Soir, Le progrès, Le Dauphiné Libéré,… et, depuis le mois d’août, le Groupe Express-Expansion, le groupe L’Étudiant, et la Comareg qui distribue 155 journaux gratuits.

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[1] Le Monde, 19 /11/2002.

[2] Far Eastern Economic Review, Hongkong, 25/ 9/2002.

[3] L’Express, 03/10/2002.

[4] L’Express, 28/11/2002.

[5] L’Express, 02/01/2003.

[6] L’Express, 12/12/2002.

[7] Le Monde, 25/09/2002.

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Actualité

Quand, en face d’un gouvernement qui impose sa funeste politique néolibérale sur l’air connu du “je vous ai compris”, qui ne devrait pourtant plus faire illusion, l’opposition en titre est aphone, il y a de quoi désespérer. Heureusement qu’il reste quelques groupes de résistants qui ont encore le courage de penser et de le dire.

Citons parmi ceux-ci les collaborateurs de la revue Transversales science culture, dont le dernier numéro trimestriel aborde ce qu’André Gorz a désigné sous le terme de réformisme radical. Le dossier qu’il contient, intitulé sans ambiguïté “Un projet de société alternatif à l’économisme” est présenté comme voulant aller plus loin que se borner, comme tant d’autres, à colmater les effets néfastes du système actuel. Il était donc prévisible qu’il attirerait les distributistes. Et en effet, les deux articles qui suivent ont été suscités par sa lecture.

Réformisme radical ?

par M.-L. DUBOIN
février 2003
Transversales S/C est diffusé par Dif’pop, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris.
Le prix de ce N°3,
de 124 pages, est 16 euros.

La première partie de ce dossier propose un autre regard : René Passet l’ouvre avec Jacques Robin, le premier pour dénoncer la logique du capitalisme, qui a “perdu de vue la finalité humaine de l’économie”, le second pour rappeler que l’ère informationnelle est incompatible avec l’économie actuelle, basée sur l’énergie ; il ne comprend pas que les responsables soient incapables de voir les dégâts de l’économie capitaliste de marché (inégalités, corruption, chômage de masse, publicité poussant à une consommation absurde, pollutions, effet de serre, violences et guerres) et de la remettre directement en cause, alors que l’économie de l’ère informationnelle s’oppose au tout économisme néolibéral : l’information, produit même du processus de production, transforme complètement les rapports humains, elle est globale et dépend de la capacité politique des institutions à orienter la stratégie de croissance, elle nécessite l’apprentissage d’une culture en réseaux, l’information est par nature déjà socialisée : elle a besoin d’émulation et non de compétitivité. Jacques Robin conclut en dessinant l’ébauche de ce qu’il voit pour remplacer l’évolution sauvage de l’économie de marché : une économie qu’il qualifie de plurielle et qu’il présente comme structurant d’autres logiques économiques, celle des biens publics, de l’économie sociale et solidaire et « d’une économie de distribution inconditionnelle de revenus suffisants pour tous », mais, certes, avec marché. Cette nouvelle économie, précise-t-il, aura besoin de nouveaux indicateurs, d’instruments monétaires inédits, d’une transformation des comptabilités publiques, et ceci conduit à un projet de société qui aura à répondre à trois interrogations : « que pouvons-nous et que voulons-nous faire de notre planète, de l’espèce humaine et de notre vie elle-même ? » Il évoque alors toutes les perspectives ouvertes par une telle transformation, mais je n’insiste pas car il y a longtemps que nos lecteurs distributistes pratiquent cet exercice.

La première partie du dossier est annoncée comme un autre regard, grâce à divers contributeurs se focalisant chacun sur un aspect (les associations, le numérique, l’éducation, la culture). Patrick Viveret et André Gorz y ont le courage exceptionnel de s’attaquer à un sujet généralement considéré comme tabou : ils abordent notre représentation du monde en commençant par celle de la richesse. La notion de valeur est tellement conditionnée aujourd’hui que « nous prenons pour argent comptant » ce qui n’est que conventions, dont nous n’avons même pas conscience, ose remarquer Patrick. Et sa réflexion vient à point pour enrichir l’étude que nous avons entreprise sur la monnaie : il analyse la fascination de l’argent et, montrant la nécessité de compter autrement, il pose la question-clé : comment apprécier la hiérarchie des valeurs ?

André Gorz élargit encore cette réflexion, en montrant qu’en amont de l’économie, et complètement oubliées par elle, se trouvent d’autres valeurs indispensables et sources de toutes les autres, les richesses premières, ou valeurs intrinsèques, selon le terme employé par Maurizio Lazzarato (auteur de Puissances de l’invention). Celles-ci « désignent tout ce qui est utile à la vie et indispensable à la production, mais qui ne peut être ni produit ni reproduit à volonté », comme les ressources naturelles et les formes naturelles de la vie. Ces richesses peuvent cependant être accaparées et transformées en marchandises, procurant une rente à l’accapareur, et le marché tente en outre de leur substituer des produits artificiels, de détruire des ressources naturelles afin de remplacer par des marchandises ce que la nature fabriquait gratuitement. Cette création de valeur mène à abolir les cultures historiques et à les remplacer par des cultures commerciales factices dont profite l’industrie touristique.

Mais Gorz souligne aussi une autre transformation : l’entreprise d’aujourd’hui est obligée de miser sur le développement de l’intelligence collective et individuelle, car aucune économie ne peut plus maintenant exister sans le travail invisible par lequel les individus se produisent individuellement et mutuellement en amont du travail marchand. Cela mène inéluctablement à la rupture entre le temps de travail marchand et le revenu… et signifie que le revenu ne doit plus être la récompense d’une activité « mais… ce qui doit rendre possible des activités qui sont une richesse en elles-mêmes et une fin pour elles-mêmes ». On ne démontre pas mieux la nécessité d’une économie distributive… Et c’est bien ce que fait André Gorz dans sa contribution à la seconde partie de ce dossier.

Cette partie est intitulée “Une économie plurielle”, mais le sens de cet adjectif n’est pas vraiment défini, et il semble s’expliquer par le fait que l’introduction annonce l’exposé de quatre logiques économiques mais qu’aucune synthèse entre elles n’est proposée ni même recherchée. Il est pourtant douteux qu’elles soient compatibles.

René Passet souligne d’abord les vertus qu’il trouve dans la première, l’économie de marché : sa capacité de libérer et de catalyser les initiatives individuelles et le fait que ses centres de décision y sont multipliés à l’infini. En la comparant au système soviétique, il conclut qu’aucune forme d’organisation n’a jamais su s’approcher de ses performances en matière d’innovation et de production et que sa souplesse et sa capacité d’adaptation lui permettront certainement de s’adapter aux nouvelles données économiques… Mais ces vertus n’empêchent pas notre économiste de se poser quelques questions : la couverture des besoins ? — Le marché s’en moque. L’ajustement de l’offre et de la demande ? — La course aux “parts de marché” mène à la surproduction, et le marché amplifie les déséquilibres et comprime l’emploi. Les meilleurs conditions d’efficacité des facteurs ? — Les surproductions engendrent gaspillages et besoins non satisfaits. La régulation du marché ? — La “liberté” que devait apporter le marché s’est traduite par de telles absorptions et fusions d’entreprises que quelques transnationales imposent aujourd’hui leur loi aux marchés et aux États.

Mais il ne conclut pas, laissant entendre que le marché, qu’il faut conserver pour ses vertus inégalables, va, grâce à son dynamisme, évoluer au point de changer miraculeusement de logique et effectuer une “réforme radicale” en corrigeant lui-même ses défauts…

Les deux autres logiques annoncées, présentées respectivement par Jacques Capdevielle et Daniel Le Scornet sont intituées l’économie publique et l’économie sociale et solidaire. Le premier insiste sur la nécessité d’une économie publique en montrant, à l’aide de l’exemple des États-Unis et de la Grande-Bretagne, les dégâts causés par le démantèlement des services publics. Il cite ce commentaire du patron de la société anglaise Railtrack après l’accident de Paddington : « le rail a été morcelé, non dans l’intérêt des usagers, mais dans le seul but d’optimiser les recettes de la privatisation » et le fait qu’un malade doit attendre 18 mois s’il veut consulter un spécialiste médical. Le second, Daniel Le Scornet, après avoir rappelé que les premières réalisations d’une économie plus démocratique ont été le fait des coopératives et des mutuelles, et que vinrent ensuite de nouvelles formes d’économie solidaire, le “commerce équitable”, les financements solidaires et les échanges non monétaires tissant localement des liens sociaux, conclut, tout en notant que ces structures auraient tout intérêt à s’ouvrir, à se décloisonner, à se démocratiser, qu’« une place doit être faite » à un “tiers secteur” échappant à la fois à la logique du capital et à celle de l’État (mais cette dernière n’est pas définie).

Ainsi, en guise de “projet de société alternatif à l’économisme” ces deux exposés sont des vœux pieux qui ne montrent pas en quoi la logique du marché les méprise. L’un dit qu’il faut garder une place aux services publics alors que la politique de compétitivité du marché est en train de les brader pour les confier à des entreprises privées dont la seule motivation est la rentabilité financière ; et l’autre décrit des initiatives sociales alors que celles-ci ont été prises et se développent en marge de cette même politique du marché et pour se protéger contre ses aspects inhumains. Ces deux exemples témoignent bien de ce que dénonçait René Passet en disant que la logique capitaliste a perdu de vue la finalité humaine de l’économie, mais ce qu’on attendait de la présentation du dossier c’est un projet de société basé sur une logique vraiment alternative à la logique actuelle de l’économie, en ce sens qu’elle donnerait une certaine priorité aux services publics et favoriserait les associations et les entreprises à but humanitaire plutôt que lucratif.

Heureusement, la clé d’un tel projet est présentée par la dernière des quatre “logiques économiques” annoncées : elle est intitulée l’économie distributive et elle est rédigée par André Gorz sous le titre “Pour un revenu inconditionnel suffisant”. Dans cet article, l’auteur reprend le terme proposé par Jacques Duboin de revenu social, pertinent en ce sens qu’il ne correspond pas à une soi-disant “valeur” du travail, et il le cite : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume du travail fourni ». Ceci impose, il le rappelle, une monnaie non capitaliste, non thésaurisable. Et quand on sait (voir notre étude de la monnaie depuis le N° 1027) que la monnaie actuelle, bien que légale, est créée ex nihilo par des sociétés privées n’ayant que leur propre intérêt pour objectif, et quand on a une idée de l’immense pouvoir que cette création leur confère, on comprend que la monnaie distributive est une alternative à la monnaie capitaliste. Cette monnaie, qui ne circule pas, est un simple pouvoir d’achat qui correspond aux richesses matérielles, donc comptabilisables, qui sont produites aujourd’hui grâce à la participation gratuite de la nature, au savoir collectif accumulé, et à quelques heures de travail humain (non “marchandisées”, et comptabilisées dans le cadre de contrats civiques).

Or la remise en cause de la représentation actuelle de la richesse par Patrick Viveret amène à cette logique distributive en ce sens qu’elle concilie les réflexions évoquées dans Transversales : le prix des richesses produites est fixé en amont par un débat politique, ayant les vertus théoriques du marché, mais qui, en plus, permet de prendre en compte les incidences écologiques de leur production, d’éviter les gaspillages et les surproductions, de corriger d’éventuels déséquilibres. La monnaie, qui permet alors de gérer les aspects matériels de la vie avec d’autres objectifs que la rentabilité financière, sert bien en priorité à assurer un maximum de services publics, et même gratuitement ; le reste, distribué entre tous, constitue le revenu social, inconditionnel, suffisant pour acheter de quoi vivre décemment, donc « rend possible des activités qui sont une richesse en elles-mêmes et une fin pour elles-mêmes ». Le contrat civique conserve les vertus inégalables du marché puisqu’il « permet de libérer et de catalyser les initiatives individuelles » et « multiplie à l’infini les centres de décision » et il favorise les associations en leur fournissant les moyens nécessaires. Les besoins sont couverts alors que le marché capitaliste « s’en moque ». Et enfin il rend possible la gratuité de toute la production immatérielle, de tout ce qui est qualité et non quantifiable, le savoir, l’art et la culture, tout ce qui est non mesurable, incommensurable avec quelque bien matériel que ce soit.

Comme le tiers-secteur dont il était question plus haut, les monnaies parallèles, défendues ensuite par Philippe Merlant, et dont les qualités se retrouvent dans la monnaie distributive, ont été inventées et sont utilisées aujourd’hui pour pallier les défauts de la monnaie légale. Alors qu’elles ne sont pourtant pas présentées comme alternatives à cette monnaie capitaliste, René Passet exprime sa réticence à les envisager. Mais l’existence de plusieurs monnaies, ce qu’implique probablement le terme de monnaies plurielles, ne saurait enrayer les méfaits engendrés par la dictature des marchés financiers, de même qu’une économie plurielle ne saurait indéfiniment satisfaire tous les besoins « dont le marché se moque », ni réparer tous les dégâts et tous les gâchis qu’il entraîne.

En résumé, ce dossier dressse un excellent panorama des changements impliqués par l’entrée dans l’ère de l’information, il donne ainsi l’occasion de réfléchir à la pertinence de nos propositions pour que l’humanité trouve la meilleure façon de s’y adapter, et il propose des réformes souhaitables … mais qui n’ont rien de “radical”.

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En route vers une nouvelle économie

par R. POQUET
février 2003
Il était tellement pessimiste qu’il avait fini par avoir raison.
(Un humoriste sans célébrité)

L’un des observateurs les plus lucides de nos sociétés, le sociologue Edgar Morin, estime qu’une « gouvernance démocratique mondiale est actuellement hors de portée ». Pour y parvenir « il faudrait une montée soudaine et terrible de périls, la venue d’une catastrophe pour constituer l’électrochoc nécessaire aux prises de conscience et aux prises de décision » [1]. Un exemple entre tous apporte la preuve que l’égoïsme des nantis nous éloigne chaque jour davantage d’une solidarité planétaire. En décembre dernier, l’Organisation mondiale du commerce a refusé la fourniture de médicaments génériques, donc à moindre coût, aux pays dits émergents. Un refus qui a sa logique : le vice-président de l’O.M.C est le représentant d’un puissant groupe pharmaceutique américain. Cette réflexion et cette remarque n’étonneront pas le lecteur de la Grande Relève.

Dans ce même numéro de Transversales, un autre sociologue, André Gorz, va dans le sens des perspectives offertes par l’économie distributive. Est-ce une amorce de “prises de conscience” et un espoir de “prises de décision” pour conjurer « la montée des périls » et « la venue d’une catastrophe » ?

Que dit André Gorz ?

•1 La seule monnaie-marchandise encore existante est l’œuvre d’art (spécialement la peinture) [1]. « Pour déjouer la concurrence et la tendance qu’ont la valeur d’échange et le volume des profits à baisser avec l’accroissement de la productivité, les firmes cherchent à conférer aux marchandises une valeur comparable à celle d’œuvres d’art ». En effet, ajoute André Gorz, les entreprises ont tendance « à ne plus vendre leurs marchandises, matérielles ou non, pour leur valeur pratique d’usage mais pour la valeur intrinsèque symbolique, esthétique, affective, sociale, de nouveauté... » Elles accordent ainsi aux marchandises « une valeur qui ne mesure plus rien de mesurable, qui n’a pas de rapport déterminé avec un coût ». Ainsi, dans la pratique, d’ores et déjà, les prix sont de plus en plus déconnectés des coûts.

• 2 L’heure est venue de miser sur « le développement de l’intelligence collective et individuelle », sur « le foisonnement des échanges multidimensionnels », ce qui enlèverait « à la notion de rendement individuel et de durée du travail sa pertinence », ajoute André Gorz. En conséquence, il faut renverser les données : « le revenu d’existence ne doit pas être compris comme la récompense ou la rémunération d’une activité mais comme ce qui doit rendre possible des activités qui sont une richesse en elles-mêmes et une fin pour elles-mêmes », ce qui nous amène à « reconsidérer la richesse » [2] ; aussi, et en préalable à toute activité, en déduit André Gorz, la distribution d’un « revenu d’existence suffisant, inconditionnellement garanti à tous » s’impose. C’est la rupture entre revenu, rendement (ou productivité), rentabilité économique et durée du travail.

Résumons :
- une monnaie-signe qui ne repose plus que sur la confiance qu’on veut bien lui accorder et qui est prête à toute affectation qu’on voudra bien lui donner.
- un revenu distribué à tous indépendamment du rendement et de la durée du travail.
- des prix déconnectés des coûts dans la pratique quotidienne.

À l’évidence, André Gorz nous dépose sur la route d’une économie que l’on peut qualifier de distributive. Il rend d’ailleurs hommage à Jacques Duboin en le citant abondamment. Il nous faut cependant réaffirmer que le passage d’une économie à une autre ne se fera qu’à une seule condition et elle est de taille : l’adoption d’une monnaie-signe qui ne soit plus circulante, thésaurisable, spéculative, mais qui soit « annulée par l’acte d’achat qu’elle permet », note André Gorz en évoquant la monnaie de consommation, telle que définie par Jacques Duboin. De nos jours, on peut imaginer que cette monnaie-signe aura pour support une carte à puce, type porte-monnaie électronique déjà existant, mais sans possibilité de transfert puisque le pouvoir d’achat de cette monnaie ne provient pas d’un prélèvement, les revenus étant distribués à tous. Cette mesure ayant été prise, nous assistons automatiquement à la rupture totale et définitive entre revenus et durée du travail d’une part, prix et coûts d’autre part. Car il nous faut affirmer haut et fort que ces différentes mesures ne vont pas l’une sans l’autre quel que soit l’angle d’approche. Partons de la rupture du lien entre le revenu et la durée du travail. Si le revenu ne provient plus de son échange avec un travail, il doit être distribué : il n’y a pas d’autre alternative. Comme l’ensemble des revenus ne sont plus impliqués dans un processus de production et n’entrent plus dans l’établissement des coûts, ils demandent à être distribués régulièrement à tous, selon des critères à définir, afin de permettre la consommation de biens et de services, et ne peuvent reposer que sur la richesse collective d’un pays ou d’une quelconque communauté. La corrélation, même approximative, entre cette richesse globale et l’ensemble des revenus particuliers est telle que les revenus ne peuvent varier au gré des aléas d’une monnaie circulante dont on ignore à l’avance les impacts. Cet “emboîtage” entre l’offre des richesses et la demande réclame donc l’adoption d’une monnaie-signe qui s’annule à chaque achat de biens ou de services : c’est la conséquence directe de la rupture du lien entre revenu et durée du travail. C’est aussi la condition sine qua non d’un équilibre quasi parfait entre la production et la consommation, dans la mesure où les prix étant totalement dissociés des coûts, puisque la notion de rentabilité économique a disparu, la loi de l’offre et de la demande peut intervenir dans la plupart des cas (des prix “politiques” pouvant viser la gratuité). À l’inverse, partons de l’adoption d’une monnaie-signe telle que nous venons de la définir. Comme cette monnaie s’annule à chaque achat, il est indispensable qu’elle alimente régulièrement et directement le revenu de chaque personne. N’ayant plus à intervenir dans le processus de la production, elle rend caduc l’échange entre le revenu et la durée de l’emploi : la rupture du lien qui les unit est consommée. Aussi, ceux qui envisagent la rupture de ce lien sans évoquer l’indispensable adoption d’une monnaie distributive, ceux-là ne poussent pas le raisonnement jusqu’au bout. Pour quelle raison ? Ce serait reconnaître la disparition de l’économie de l’échange au profit d’une économie tournée vers la distribution des revenus et la répartition de l’emploi, et cela ils ne le veulent pas ! Le “marché” est sacré ! Sacré marché en effet qui a enfanté, en quelques décennies, une économie de marché, une société de marché, un capitalisme actionnarial de marché - en attendant pire encore ! Mais on ne peut pas toucher au marché. C’est sacré ! Et si, tel Frankenstein, le “marché” en pleine dérive finissait par détruire ses adeptes — et l’humanité tout entière ?

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En évoquant la montée des périls et la venue d’une catastrophe (dont la cuvée “Prestige” n’est qu’un faible symptôme avant-coureur), Edgar Morin craint à juste titre pour l’avenir de l’humanité. « Un retour aux fondamentaux écologiques et anthropologiques », pour reprendre l’expression de Patrick Viveret, est-il possible dans le cadre d’une économie de plus en plus dominée par la loi du profit et de l’argent facile ? Quand va-t-on admettre que l’épanouissement de la personne humaine se heurte chaque jour davantage à la logique implacable de cette loi ? Le développement harmonieux de l’homme au sein d’une nature préservée se fera, à notre sens, lorsque nous aurons “remercié” le capitalisme de sa contribution à notre sortie de l’ère de la rareté et imaginé d’autres structures économiques et financières. Il serait hautement souhaitable qu’un organisme aussi talentueux que le Conseil Scientifique [3] d’Attac, relayant les clairvoyantes analyses d’André Gorz, se décide à étudier les modalités d’une vraie sortie du capitalisme. En quoi cette étude, toute théorique, engagerait-elle ses responsables ? Attelés à réclamer et à étudier une réforme radicale des institutions financières internationales, pourquoi ceux-ci auraient-ils honte d’étudier, dans le même temps, ce qu’il adviendrait de l’économie si l’on retirait à la monnaie d’un pays ou d’une communauté sa capacité à circuler, capitaliser, thésauriser et spéculer, et si on la remplaçait par une monnaie distributive ? “Une autre monnaie”. Quel beau slogan pour les prochains Sommets des Mouvements Citoyens ! Ce slogan est difficile à expliquer ? — Mais les responsables de l’association Attac n’ont-ils pas décidé de faire œuvre d’éducation populaire ?

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[1] La monnaie s’est peu à peu dématérialisée : elle est devenue une monnaie-signe. « La monnaie n’existe plus… Il n’y a que des signes de valeurs, ou plutôt d’opérations sur les valeurs, qui sont elles-mêmes des traces d’opérations » (Jean Joseph Goux, Revue Art Press, n° 165, Janvier 1992).

[2] Reconsidérer la richesse, par Patrick Viveret, Rapport de synthèse, effectué à la demande du Secrétaire d’État à l’économie solidaire, rendu public le 1er mars 2002.

[3] Présidé par l’économiste Dominique Plihon, dont l’un des derniers ouvrages La monnaie et ses mécanismes (éd. La Découverte) est remarquable de clarté (voir G.R. N° 1018, février 2002).

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Les retraites

L’énoncé d’un problème de mathématiques commence par « Etant donné que… », et à partir de là il n’y a plus qu’à tirer les conséquences. Or, selon Paul Vincent, les solutions “de bon sens” qu’on nous propose pour les retraites découlent d’un problème qui aurait été mal posé. Il rappelle ici combien le sens du “social” a eu du mal à se faire jour dans la deuxième partie du XIX ème siècle ; les patrons avaient alors un tout autre raisonnement pour justifier leur manque de générosité. Ils ne pouvaient guère alléguer que les gens ne travaillaient pas assez et c’est sans doute à cette époque qu’ils ont inventé l’adage selon lequel on ne peut distribuer que ce que l’on produit, un adage que nous avons encore entendu pour justifier les restrictions pendant et après la dernière guerre. Et il est certain que, sauf à faire l’économie des guerres et à rogner un peu sur les dépenses somptuaires d’une minorité, il était difficile au XIX ème siècle de nourrir, d’habiller et de chauffer tout le monde de façon convenable, compte tenu de l’état des technologies : point de machines agricoles, des industries installées au fil des rivières fonctionnant avec l’énergie des moulins à eau… Mais depuis cette époque, l’énergie mise à la disposition des hommes par l’intermédiaire de toutes les machines qui sont à son service a été multipliée par plus de 500 (Relire d’André Prime Un socialisme à visage humain). Pourquoi donc avoir changé de raisonnement et, alors qu’il y a surproduction, obliger les gens à travailler davantage ? Et qu’on ne vienne pas nous servir de belles phrases du genre « L’homme esclave des machines ! » Il faut voir à qui profitent les machines et qui veut monopoliser les bienfaits du progrès.

Sommes-nous trop de retraités ?

(suite)
par P. VINCENT
février 2003

Pourquoi par ailleurs se laisser entraîner dans des discussions sur le nombre d’actifs ou d’heures travaillées, même quand il s’agit de productifs, alors que le seul chiffre qui compte est celui de la production ? Si la production augmente, peu importe que moins de gens travaillent et qu’ils travaillent moins ! (à condition bien sûr que cette richesse croissante ne soit pas répartie de façon de plus en plus inégalitaire, profitant seulement à quelques-uns pendant que diminue la masse des salaires et que s’accroissent le chômage et la clientèle des “restos du cœur”.) Avec dix fois plus d’agriculteurs travaillant bien davantage, on avait jadis des famines, alors qu’aujourd’hui l’on exporte. Pourquoi faudrait-il travailler plus dans l’agriculture, quand on bute sur des problèmes de surproduction, avec à la clé le versement de primes pour détruire les excédents ou une politique de dumping qui ruine les paysans du Tiers-Monde ? C’est la même chose dans tous les domaines. Et parce qu’en dehors de quelques industries bien connues fabriquant des matériels de destruction et qui, elles, se portent bien, de nombreux emplois disparaissent, faut-il en recréer à tout prix en fabriquant n’importe quoi, par exemple d’autres matériels de destruction, ou des tas de gadgets inutiles pour les gens, leurs chiens et leurs chats ?

Selon les critères actuels de la Droite ou du Medef, les conditions idéales pour les retraites, c’était il y a 150 ans : les gens travaillaient jusqu’à leur mort parfois depuis l’âge de 8 ans, aux environs de 15 heures par jour (c’est ce qu’indique un ouvrage publié en 1840 par le Dr Villermé) et 6 jours par semaine, sans autre jour de repos que les fêtes religieuses. Et pourtant point de retraites ! Les arguments du patronat n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui et ils avaient quelque valeur à une époque où, sans l’aide des machines, le travail humain était certes trop peu productif. Mais pourquoi avoir entre temps changé de discours et vouloir nous empêcher de profiter tous du progrès ?

Honte à nous ! Ce sont les Allemands qui ont été les pionniers dans le domaine social et qui, sous l’impulsion de Bismarck et de Guillaume II, tant honnis par nos aïeux, ont les premiers institué des assurances en cas de vieillesse ou pour d’autres motifs d’incapacité de travail, ce dont l’Allemagne ne s’est pas plus mal portée. C’est d’ailleurs à cause de ce mauvais exemple allemand que chez nous, ceux qui, pour des raisons humanitaires, se battaient en vain contre le travail des enfants, se sont vus rejoints par la droite patriotique. Celle-ci avait fini par comprendre que, si l’on voulait qu’à 20 ans ils puissent mourir pour la Patrie, il ne fallait pas les tuer au travail avant. En 1867, dans la Revue des Deux Mondes, le Dr. Cochut décrit le triste état de misère physique des 109.000 garçons de vingt ans, le tiers de la classe d’âge, qui ont dû être réformés cette année-là. Il faudra attendre la leçon de la défaite de 1870 pour pouvoir faire passer une loi interdisant le travail des enfants au-dessous de 12 ans. Elle fut soutenue, il faut le rappeler, par un industriel qualifié de “philanthrope”, ou encore d’“utopiste” : Jean-Baptiste Godin qui, à côté de sa fonderie de Guise où l’on fabriqua pendant plus d’un siècle ses fameux poêles à charbon, avait édifié une cité idéale qu’il avait appelée Familistère et dont on parle encore aujourd’hui.

Il existe un ouvrage de l’historien François Jacquet-Francillon, Naissances de l’École du Peuple, où l’on voit bien le lent cheminement parallèle de l’instruction et du progrès social. On y découvre les nombreux personnages artisans de ce progrès, dont on ne parle malheureusement jamais dans les habituels livres d’histoire. Le cas d’un patron comme Jean-Baptiste Godin est loin d’y être un cas isolé, alors qu’aujourd’hui les statuts des Sociétés anonymes ne sembleraient permettre la “philanthropie” que vis-à-vis de leurs dirigeants.

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Les retraites

Indécrottables

par J.-P. MON
février 2003

Le rapport de l’OCDE du 5/12, « Contribution d’une retraite plus tardive à la croissance et à l’emploi », estime que les pays industrialisés doivent autoriser ceux qui le désirent à prendre leur retraite plus tardivement et supprimer les incitations à un départ anticipé. Le relèvement de l’âge de la retraite aurait le double avantage d’augmenter « le niveau de la production et par conséquent d’accroître les ressources disponibles pour la consommation » et d’atténuer « le fardeau du vieillissement » sur les budgets publics. Selon l’OCDE, les dispositifs de retraites anticipées mis en place ces dernières années dans un certain nombre de pays (dont la France) sont particulièrement « inadaptés et obsolètes ; ce sont des “distorsions” qui pénalisent d’autant plus l’économie que les travailleurs considérés comme âgés (au delà de 50 ou 55 ans) sont de plus en plus nombreux. C’est le programme déjà engagé par le gouvernement Raffarin, sous l’impulsion du Medef. Mais on peut se demander comment ces beaux esprits espèrent faire baisser le chômage, qui est leur objectif prioritaire, disent-ils, en faisant travailler plus de gens plus longtemps. À les lire on pourrait aussi croire que les rayons de nos marchés super, hyper et autres sont complètement vides et que la consommation est moribonde. Ou ils n’ont vraiment rien compris, ou ils se foutent de nous !

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Les retraites

La question sociale a-t-elle jamais été prioritaire ?

par M. PARADELLE
février 2003

Ignacio Ramonet dont on connaît l’engagement au sein du Monde Diplomatique ainsi que dans la mouvance “anti-mondialisation” écrit dans la revue Manière de Voir N°66, (je souligne certains termes) :« Pour la social-démocratie, qui gouverne plusieurs grands pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Suède), la politique, c’est désormais l’économie ; l’économie, c’est la finance ; et la finance ce sont les marchés. La question sociale ne figure plus parmi ses priorités. C’est pourquoi elle a favorisé les privatisations, la réduction du budget de l’État, le démantèlement du secteur public, tout en encourageant les concentrations et les fusions des firmes géantes. Elle a accepté de se convertir au social-libéralisme. Plus question de se fixer pour objectifs prioritaires le plein emploi, la défense des acquis sociaux, la relance des services publics ou l’éradication de la misère pour répondre à la détresse des 18 millions de sans-emploi et des 50 millions de pauvres que compte l’Union européenne ».

Alors je lui pose les questions suivantes :

• 1 Lorsqu’au milieu du XIXème siècle s’est mise en place sous l’égide de la propriété privée des moyens de productions, l’ère dite industrielle, peut-on penser que si le patronat de l’époque avait disposé de la technologie qui est la nôtre aujourd’hui il aurait éprouvé le besoin de faire miroiter, à travers le salariat, première matrice du plein emploi, une émancipation possible pour le crève-la-faim issu des milieux agricoles en perdition ?

Le capital investi dans la production avait-il pour but de fournir un revenu via l’emploi aux ouvriers embauchés ?

En quoi la logique du profit au-delà de quelques rares confluences factuelles, peut-elle bien se révéler compatible avec une politique sociale digne du rêve socialiste ?

L’industrie privée a-t-elle organisé la production de masse pour améliorer le bien-être général ou parce que 10 fois 1 Euro restera toujours inférieur à 100 fois 1 Euro ?

En quoi la notion de plein emploi doit-elle être un objectif prioritaire ?

Pour éradiquer la misère faut-il assujettir l’humanité au salariat afin qu’elle s’assure une survie minimale ?

• 2 Le processus : politique/économie, économie/ finance, finance/marchés, est-il sécable en un point quelconque ?

Cet engrenage a-t-il vraiment attendu les sociaux-démocrates pour voir le jour ?

N’est-ce pas plutôt leur incapacité ou leur manque de volonté politique à remonter à la source de cet enchaînement qui a permis l’éclosion du dernier maillon connu, finance/marchés, avatar actuel de sa logique développement ?

• 3 Que fera un social-démocrate si un jour d’élections la majorité décidait de prendre en main l’appareil économique et de déterminer collectivement les biens à produire tout en déconnectant le salaire de l’emploi ?

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Dossier (Étude de la monnaie IIIe - Suite)

Après avoir rappelé les trois formes possibles de la monnaie (monnaie-marchandies, monnaie fiduciaire et monnaie scripturale) et montré que leur évolution s’est accompagnée de l’évanouissement de toute garantie, notre étude de la monnaie a cherché à expliquer l’effet multiplicateur de crédit, qui permet aux banques privées de créer, sous sa forme scripturale, la monnaie légale sans que cela corresponde à la moindre création de richesse vraie, et à insister sur les conséquences et les risques liés à ce mode de création.

Dans la troisième partie de ce travail, résumée dans les deux pages suivantes, nous évoquons l’histoire de l’étalon-or, qui n’a cessé de se dévaluer, puis nous tentons de montrer l’importance du tournant libéral pris il y a une vingtaine d’années et qui eut pour effet d’ôter le pouvoir aux gouvernements en donnant aux financiers les moyens d’imposer leur propre politique :

Étude de la monnaie : De l’étalon-or au tournant libéral

par M.-L. DUBOIN
février 2003

Pendant plusieurs siècles la monnaie légale en France était définie par un certain poids d’or, c’est-à-dire qu’elle faisait partie du système dit de l’étalon-or.

Cette référence, commune à de nombreuses monnaies, facilitait les changes entre elles, mais ne garantissait pas, pourtant, leur stabilité. Elles n’ont en effet cessé d’être dévaluées, le poids d’or qui définit l’unité monétaire ayant été diminué progressivement au cours du temps. C’est ainsi que le premier franc, celui de 1360, pesait 3,87 grammes d’or fin, et qu’en 1785, celui de Louis XVI, n’en pesait plus que 0,29 grammes.

La Convention donna à la livre le nom de franc, définit la taille et le poids des pièces, et la loi du 7 germinal (28 mars 1803) fixa l’unité monétaire (valeur du franc germinal) à 0,29 grammes d’or fin. Mais les dévaluations n’ont pas cessé : celle du 11 août 1969 réduisit le franc germinal à 0,0005 % de sa valeur d’origine, soit une poussière : 0,000016 grammes d’or fin.

Jusqu’à la première guerre mondiale, les principales monnaies, celles de 59 pays, étaient convertibles, c’est-à-dire que les banques étaient tenues d’échanger toute somme présentée dans ces monnaies, sous quelque forme que ce soit (pièces, billets, chèques, etc.), contre le poids d’or fin fixé par la définition de l’unité monétaire. Nous savons (GR 1027, p.8) que le franc a brutalement cessé de l’être le 5 août 1914 ; il en fut de même dans les autres pays à la suite de la crise de 1929 : aux États-Unis, Roosevelt abandonna l’étalon-or par le Farm Relief Act du 12 mai 1933, puis par le Gold Reserve Act du 30 janvier 1934, l’or y est devenu monopole de l’État : personne ne peut plus y détenir lingots ou pièces d’or, pas même les banques ou les établissements financiers et les banques de Réserve fédérale, qui sont les banques dites d’émission, n’échappent pas à cette régle.

Les accords de Bretton Woods, signés en 1944 entre 44 nations, instauraient un système international qui fixait les taux de change entre monnaies. L’or continuait à jouer un rôle monétaire à l’échelle internationale, par l’intermédiaire du dollar dont la valeur, encore définie par rapport à l’or (35 dollars l’once, soit 31 grammes), gardait ainsi un rôle prépondérant sur les autres monnaies.

Cette convertibilité externe du dollar a été supprimée le 15 août 1971 par Nixon. Ainsi les créanciers des États-Unis ne peuvent plus, comme l’avait fait De Gaulle, réclamer le paiement en or des sommes qui leur sont dues. La démonétisation de l’or au niveau international est effective depuis 1976 (accords de Kingston), lorsque toute référence à l’or a été supprimée dans les statuts du Fonds monétaire international (FMI). L’or n’est plus, nulle part au monde, une monnaie légale, mais les Banques centrales en conservent toujours dans leurs coffres…

C’était d’ailleurs une référence arbitraire : il n’y a pas de raison objective qui fasse que la variation de la masse d’or extraite des mines soit proportionnelle aux besoins monétaires de l’économie, et d’autre part ce choix confère un grand pouvoir aux propriétaires de mines d’or, dont dépend ainsi la masse monétaire disponible. Et de plus, nous avons vu qu’une telle référence n’assure pas la stabilité de la monnaie.

Mais c’est surtout l’abandon de toute référence qui est lourd de conséquences pour une monnaie légale. Parce que, par définition, la monnaie légale a un pouvoir libératoire illimité, ce qui signifie qu’elle doit être acceptée, honorée par tous. Or si elle n’est plus gagée sur une quantité physique, mesurable, donc s’il est facile d’en augmenter arbitrairement la masse, il n’est plus possible de savoir ce qu’on accepte en paiement.

***

Jusqu’au début des années 1980, l’essentiel du financement de l’économie était assuré par des crédits octroyés par les banques et les institutions financières spécialisées, appartenant en majeure partie au secteur public. C’est ce que l’on a appelé "l’économie d’endettement administrée". Ce régime a permis de créer un environnement adapté aux besoins de l’économie en favorisant la croissance rapide des investissements productifs au cours des "Trente glorieuses" : en octroyant à certains secteurs des financements privilégiés grâce à des prêts à taux bonifiés (c’est à dire en-dessous des cours du marché), la politique avait un pouvoir sur l’économie.

Bien qu’ayant, depuis longtemps, abandonné aux banques la majeure partie de la création monétaire, l’État, en France par exemple, continuait de contrôler l’activité financière du pays par l’intermédiaire du Trésor. En 1984, les banques nationalisées contrôlaient 87% des dépôts à vue et 76% des crédits distribués, et la Banque de France assurait “l’encadrement du crédit”, c’est-à-dire qu’elle régulait la création monétaire de façon très indirecte et très générale : en augmentant ou en abaissant son taux d’escompte, elle pouvait jouer sur le plafond des taux d’intérêt : en diminuant ou en augmentant ces taux, elle poussait à augmenter ou à freiner l’ouverture de crédits. En outre, le contrôle des changes limitait ou interdisait certaines opérations mettant en danger la stabilité des changes.

Au milieu des années 80, ce régime a fait place au régime "d’économie de marchés financiers libéralisée", sous la pression des Think Tanks inspirés de Friedman et Hayek. Dès 1985 la part des crédits à taux administrés a été progressivement réduite, en 1987 l’encadrement du crédit a été supprimé et en 1989 ce fut le tour du contrôle des changes. Parallèlement, à partir de 1986, les banques nationalisées et les principales institutions financières ont été privatisées.

À la même époque a été créé le “marché unique des capitaux”, ce qui signifie que toutes les transactions, qu’elles soient au comptant, à court ou à long terme, sont maintenant accessibles à tous les agents économiques, qu’ils soient ou non financiers, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Ceci pour permettre une confrontation mondiale de toutes les offres et demandes de capitaux, sous quelque forme que ce soit. Cela n’a pas changé les mécanismes de la création monétaire, ni le fait que tout investissement est basé sur un endettement, mais les attributions des banques ont été élargies, diversifiées et étendues à d’autres organismes financiers, également privés, agissant également sur l’économie en général mais toujours avec pour seul objectif leur propre intérêt.

Marchez !!

Qu’appelle-t-on marchés des capitaux ? — Il s’agit :

• du marché interbancaire, sur lequel la Banque centrale peut encore intervenir. Elle définit en effet trois taux directeurs, le taux de refinancement du marché interbancaire qui sert de référence, mais en fluctuant au jour le jour, et deux taux dits “de facilité”, qui sont les taux plafond et plancher entre lesquels les taux d’intérêt peuvent évoluer. Mais c’est le marché, soulignons-le, c’est-à-dire la loi de l’offre et de la demande et non plus la politique monétaire, qui, en fait, définit les taux d’intérêt de ce marché.

• du marché hypothécaire qui facilite le financement de l’immobilier en donnant aux établissements de crédit la possibilité de vendre leurs créances hypothécaires. Ce marché a donné lieu à une innovation lancée aux Etats-Unis et appelée la titrisation des créances. En gros, disons qu’elle permet aux prêteurs (banques et autres organismes de crédit) de se refinancer en vendant leurs créances à des investisseurs non bancaires, et donc de gérer plus sûrement les risques liés à ces prêts.

• du marché financier où sont émises et négociées les valeurs mobilières, c’est-à-dire les actions (titres de propriété des associés d’une entreprise cotée) et les obligations (titres de créances émis par des entreprises pour se financer).

Sans entrer dans les détails, indiquons simplement qu’on distingue le marché du neuf, ou primaire, (où les banques servent obligatoirement d’intermédiaires aux entreprises pour émettre de nouveaus titres et pour les vendre au public, contre commissions versées aux banques par les entreprises) et le marché secondaire où sont négociés les titres émis antérieurement.

Depuis 1991, le marché boursier national est organisé en compartiments : premier marché, ou marché officiel, où les valeurs sont déterminées au jour le jour, second marché, créé en 1983 et destiné aux PME, nouveau marché, ouvert en 1996, orienté vers le financement des “jeunes pousses” technologiques (le Nasdaq aux États-Unis), marché hors cote, pour les entreprises pas encore ou plus cotées au marché officiel et enfin, marché des produits dérivés créé pour permettre aux opérateurs de se couvrir contre les risques liés aux variations des cours. Tout le monde a remarqué que dans tous les bulletins d’information, ou presque, et depuis plusieurs années, les mouvements de la Bourse ont la vedette, après ceux du football il est vrai. Est-ce pour inciter le public à jouer son avenir à la Bourse ?

Si toutes ces innovations échappent encore au commun des mortels, on retiendra qu’elles ont pour effet de laisser aux capitaux la bride sur le cou et de mettre l’économie à leur service.

Car ces transformations témoignent d’un changement radical, mais insidieux, dans les habitudes monétaires. Alors que la grande majorité de la population continue à ne voir dans la monnaie qu’une valeur servant d’intermédiaire aux échanges sociaux et économiques réels, et éventuellement une réserve pour les différer, la monnaie est devenue ce symbole que les experts appellent la “contrepartie du capital financier”, qui cache un pouvoir immense sur l’économie mais qui est un outil de décision utilisé de façon souvent irrationnelle, puisque sur des marchés où la motivation rappelle plutôt celle des joueurs au casino que celle de responsables de l’avenir du monde.


Le tournant libéral :
La démocratie confisquée

Jusqu’au début des années 1980 :

Économie
d’endettement
“administrée” :

• L’état oriente l’activité économique,

• Le Trésor contrôle l’activité financière,

• La Banque centrale régule la création monétaire en “encadrant” le crédit et les opérations de change,

Les gouvernements imposent la loi aux financiers.

Ensuite :

Économie
de marchés financiers
“libéralisée” :

• 1985 : les taux de crédit sont de moins en moins souvent “administrés”,

• 1986 : banques et institutions sont reprivatisées,

• 1987 : fin de l’encadrement de crédit,

• 1989 : Fin du contrôle des changes.

Les gouvernements cherchent à séduire les financiers qui leur imposent leur politique.

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Table ronde organisée par Attac, Strasbourg :

Revenu citoyen, salaire universel ou allocation d’existence ?

février 2003

Ces diverses dénominations, et d’autres encore, désignent toutes un revenu attribué à chacun, de sa naissance à sa mort, et ce, indépendamment du travail. Cependant, au-delà de ce point commun, elles ont chacune leur propres justifications, mode d’application, contrepartie, financement, etc., selon les conceptions introduites par leurs initiateurs.

Quelques-uns des défenseurs d’un tel revenu participeront à une Table Ronde qui aura lieu le samedi 15 février à 14 heures au Centre Social et Culturel Victor Schoelcher de Cronenbourg (56, rue du Rieth). Les interventions de Bernard Friot, Professeur d’économie à l’université de Paris X, Marie-Louise Duboin et Jean-Pierre Mon, qui publient le mensuel La Grande Relève, et Arnaud Caron, auteur d’un mémoire sur le revenu d’existence, seront suivies d’un débat et ponctuées par la projection d’extraits de “Danger travail”, un montage de documentaires effectué par Pierre Carles.

Cet après-midi permettra également de rencontrer des associations et entreprises alternatives (Les Amis du Monde diplomatique, Attac-Strasbourg, La Cédraie, Emmaüs, La Nef, le SEL de Strasbourg, la Souris Verte, L’Usage du Monde,...) autour de collations.

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Réflexion

Dans le texte qui suit, un professeur d’histoire décrit avec compétence et éloquence les dégâts que provoque sur notre environnement l’économie actuelle du “chacun pour soi”.

La conclusion implicite de ses réflexions n’est-elle pas la nécessité de ce que nous proposons : libérer l’homme de la hantise de la rentabilité à court terme afin que d’autres considérations puissent être sérieusement prises en compte, s’il est encore temps ?

Comment va donc finir la Terre ?

par B. VAUDOUR-FAGUET
février 2003

De Magellan à Jacques Cartier, de Christophe Colomb aux Pionniers du Far West une idée simple s’imposait : l’univers était en expansion constante, en continuel élargissement. Un espace immense (grandiose) s’ouvrait aux hommes, un domaine infini qu’on pouvait conquérir sous ses pieds sans trop se poser de questions, sans se gêner outre mesure... Rivages, plaines, vallées, plateaux et continents étaient à prendre ; ils s’offraient à nous, à notre convenance, à notre entière disposition, à nos appétits... par tous les moyens ! Avec des vaisseaux, des armadas, des armes, des chevaux, des tanks, des idées pacifiques, généreuses, des idées violentes, cruelles (plus souvent !), on domestiquait et on domptait … La réussite était au rendez-vous de ces initiatives audacieuses. L’aventure économique, culturelle, militaire, semblait vouloir se prolonger sans frein, sur une trajectoire presque parfaite…

Hélas ! L’univers … serait plutôt en voie de réduction (de régression ?). Processus inquiétant, préoccupant. Depuis Bhôpal, Seveso et Tchernobyl, on assiste à une sorte de montée en puissance des “carrés noirs” souillés à jamais, interdits à la circulation des personnes, diabolisés de manière caractéristique sur la mappemonde.

Un “catastrophisme environnemental” ?

C’est “l’effet Mer d’Aral” à grande échelle qui s’installe et dessine un horizon plein de ténèbres pour les prochaines générations. On sait désormais que dans certaines circonstances, sur certains sites sensibles, après d’incontrôlables enchaînements technologiques, des territoires “utiles” basculent dans une terreur nouvelle, inconnue et paralysante. Des territoires habités (civilisés) peuvent soudain … se rétracter, diminuer de taille, de capacité, de rôle commercial, industriel. De réceptifs qu’ils étaient, ils deviennent hostiles, d’accueillants, ils deviennent répulsifs. C’est un amoindrissement quantitatif, qualitatif, qui affecte ces superficies massacrées par des agissements inconsidérés ou irresponsables. Un changement d’apparence, de potentialités, de structures et de fonction peut affecter une partie (ou un tout) de la vie terrestre, à la manière du cycle infernal de la Mer d’Aral qui occupait une vaste région et qui permettait à toute une population de s’assumer sur la base de la pêche, de la navigation, de l’irrigation et de la production agricole. Cette étendue d’eau douce était source d’existence, de santé matérielle et d’épanouissement collectif. Les erreurs répétées en matière d’aménagement, les aberrations bureaucratiques, les inepties des hiérarchies de l’époque, ont provoqué un assèchement définitif du milieu, obligeant les communautés régionales à prendre la route de l’exil… Les pêcheurs n’ont plus de travail ; les agriculteurs ont émigré vers les villes. C’est un pays rayé de la carte, ravagé, exsangue, ramené à l’état sauvage comme avant le “big-bang”.

Si on peut débattre à présent d’un bouleversement dramatique de l’écorce terrestre c’est à cause de ce type d’exemple calamiteux. Un vrai modèle négatif, prophétique, pédagogique, qui surplombe toutes les synergies développées par le complexe techno-industriel. La juxtaposition, la multiplication (la coagulation) de mécanismes similaires, sur un espace majeur, pourraient déclencher un recul significatif de la présence humaine sur une bonne partie du globe émergé.

Cette perception des choses (à savoir un catastrophisme environnemental) faisait sourire les experts il y a quelques décennies. C’était un vulgaire prétexte à bâtir seulement des fantasmes cinématographiques, pas davantage… L’argumentaire tournant autour d’un collapsus final restait l’obsession des mystiques, des croyants, des poètes. Nostradamus, l’Apocalypse, les dérives astrologiques, les fantaisies numérologiques tenaient effectivement un discours de parousie céleste ou satanique en imaginant volontiers une “fin de monde” programmée. Aucun cerveau scientifique raisonnable ne pouvait accorder le moindre crédit à ces variations obscurantistes et archaïsantes.

Mais depuis... les pathologies (morbides) combinées de l’industrie lourde, de l’activité pétrolière, les retombées du nucléaire, les rejets azotés, les pesticides en re-concentration, les désherbants-défoliants, les gaz toxiques, ont métamorphosé le regard porté sur le déroulement éventuel d’un “crash” de l’écosystème. Dans le même temps les folies productivistes (ses avidités carnassières, prédatrices) ont amorcé un début de révision des certitudes les plus établies. S’ajoutent à cette crise tendancielle les péripéties accidentelles tragiques déjà citées (plus celles de Toulouse...) et on devine aisément comment les manipulations de la chimie, du pétrole, du nucléaire, ont généré dans les têtes un séisme intellectuel. Le danger est grand de voir s’établir un “arc de l’épouvante”, entendons par là une jonction de plusieurs sites stérilisés par les nuisances. L’auréole ainsi produite offrirait un point d’appui solide au plus mauvais des cauchemars…

Ces processus de large dimension, intégrés dans des perspectives chronologiques réalistes, expliquent la légitimité nouvelle de chercheurs (Cousteau, A. Jacquard, T. Monod) et d’instituts spécialisés ayant investi la notion prospective de “risques majeurs”. En tentant de se projeter fort loin en avant (sur des bases concrètes matérialisables) les prévisionnistes ne soulèvent plus le ridicule de l’appréciation, ni la condescendance de leurs pairs. Ils sonnent l’alerte et cela suffit à glacer l’esprit. Ce qui apparaît dans ces travaux d’investigation n’a plus aucune parenté méthodologique avec les thèses globalisantes de la nébuleuse magico-irrationnelle annonçant un arrêt brutal des phases d’évolution. Les mises en garde actuelles sur ce sujet sont plus logiques, moins théâtrales et plus implacables dans le descriptif de la fatalité. Voyons les principales lignes de cette dérégulation.

Les superficies “perdues”

Pointons d’abord, sur une zone topographique, une source polluée. Ce n’est pas difficile il y en a partout ! Puis une nappe phréatique trop “chargée” en éléments étrangers ; là encore les sites ne manquent pas. Supposons tout le réseau souterrain de ce secteur gagné par des particules nocives…. Plus loin c’est une forêt qui succombe aux abattages monstrueux ou aux pluies acides. Ensuite c’est un fond de vallée qui s’avère inhabitable à cause de résidus anciens provenant de métaux lourds. Plus loin encore (mais pas forcément très loin) c’est une portion de littoral qui s’asphyxie en douceur, étranglée par le poids excessif des boues d’évacuation, des algues parasites ou des effluents agricoles. Là, un écrin de montagnes, entre glaciers et séracs, pâturages et sapins, étouffe sous les fumées pestilentielles des tuyaux d’échappement. Enfin, par là, un sous-sol granitique “favorable” se transforme en sarcophage radio-actif…

Bilan de ces bévues sinistres : on “perd” un hectare de terre ici, sur un bout d’archipel ; 10 hectares sur une bordure d’isthme ; 1.000 hectares à l’arrière d’un marigot ou d’une usine. Les superficies perdues paraissent d’abord dérisoires, voire insignifiantes à l’échelle des inlandsis ou des plate-formes continentales. Les fragments d’espace gaspillés, dilapidés, ne semblent pas créer, pour l’instant, de situations sans retour. Ce qui est capital, dans cette “croissance” d’un genre particulier, c’est qu’elle se dirige toujours dans la même direction : celle de la cassure, celle de la rupture avec les biotopes concernés.

Nous cédons chaque fois un peu plus de terrain. L’humanité recule. Elle recule au nord, au sud, sur un lagon, un flanc de colline, une berge de rivière, un parcours complet de fleuve. Dès qu’un secteur est touché les hommes constatent le désastre, se replient, parfois expédient des spécialistes, des journalistes, des hélicoptères… et courent aussitôt plus à l’est ou plus à l’ouest surexploiter les ultimes lambeaux de ressources qui tiennent encore debout. Quand l’eau, l’air, le sol, le sable, l’humus changent de vocation, tournent à la poubelle, se font irrespirables, allergisants, lancent des épidémies, l’aire troublée, vitrifiée, insalubre, transforme sa fonction. On neutralise le périmètre, on le décontamine : il n’a plus sa raison d’être dans l’ordre normal de la civilisation.

Sur tous les aspects de ce problème on assiste à un recul notoire des sociétés : pire, il y a une capitulation fragmentée, une démission pitoyable. Un hectare de surface abandonnée (après 10 ou 15 siècles d’humanisation intense) cela signifie un terrible échec, cela signifie surtout une mise à mort de nos volontés, de nos imaginations. Le courage de résister, face aux entreprises de détérioration, s’effiloche considérablement.

La terre “tombera” par saccades successives

Nous ne savons plus, nous ne voulons plus, nous ne pouvons plus protéger le tissu vivant qui est autour de nous. À cette déprime collective il y aura une sanction. En matière de stratégie écologique nous assistons à l’instauration d’une politique des dominos : un pan de mur s’écroule au voisinage, on n’y prête aucune attention. On laisse faire. On ne répare pas ; on s’étourdit avec d’autres réseaux plus profitables, d’autres pillages, d’autres bénéfices plus intéressants. C’est bientôt la muraille, dans son ensemble, qui dégage des signes de défaillance. Et quand l’intelligence du cerveau aura saisi le sens profond des ravages commis… le piège se refermera sur des psychismes terrifiés.

La terre - notre terre - ne “tombera” pas d’un seul bloc, de manière homogène et fracassante. Elle tombera par saccades successives. Nous agressons un lieu précis… il se décompose ou s’éteint, s’épuise ou s’intoxique. Alors nous retirons nos machines, nos maisons, nos capitaux, nos salariés. Nous prenons la fuite sous le couvert du “principe de précaution”. Aujourd’hui nous déménageons des mouchoirs de poche, demain nous prendrons la fuite sur des moitiés de mer, des moitiés d’océan, des contours entiers de péninsule. Les dégâts générés seront tels qu’ils seront déclarés ingérables ! Car les forces nécessaires au redressement du milieu (sur pareille étendue) nous manqueront cruellement. Comment, en effet, “corriger” des millions de km2 quand un minuscule ruisseau, en Bretagne, dans le Lot, dans le Bassin Parisien, charrie des tonnes de honte et que nulle autorité, nulle morale, aucun juridisme sérieux, aucune démarche volontariste, n’en vient à bout ? Sur des parcelles géantes attaquées de front par le tir croisé des pollutions nos outils et nos connaissances vont sombrer dans les abîmes. D’autant plus qu’en voulant “soigner” ces immenses superficies on requiert automatiquement l’intervention de nombreux partenaires, des nations, c’est-à-dire qu’on fait converger des intérêts contradictoires, conflictuels, des intérêts ennemis irréconciliables. Les colloques appelés à résoudre ces questions aggravent l’impression de pagaille, d’impuissance et de cacophonie. Passé un certain degré de volume, de taille, un certain seuil de tolérance, la maîtrise des méga-nuisances relève de l’illusion. Le cancer progressera.

Une “poly-désertification”

Ce qui suscite quelque interrogation sur la fiabilité absolue de cet argumentaire ce sont les efforts de lutte déjà entrepris sur le terrain. Des bénévoles, des municipalités, des associations, ont réellement élaboré, ces dernières années, des projets d’envergure cohérents pour sauver tel lac en détresse, tel versant lessivé par l’érosion, telle côte malade. Les observateurs les plus optimistes, à partir de ces cas particuliers, pourront conclure à une reconquête possible des territoires déstabilisés. Restriction importante : toutes ces opérations réactives sont d’ordre microscopique quant aux enjeux concernés. Aussitôt que des voix solennelles s’élèvent pour réclamer une injection vigoureuse de responsabilité à l’échelle planétaire (contre le réchauffement atmosphérique, contre l’effet de serre, contre la dilapidation des ressources, contre les dégazages en mer) la confusion mentale submerge vite les points de vue et les bonnes volontés sont anéanties par la difficulté. Un déferlement d’impérialismes financiers, de myopies nationalistes, de blocages idéologiques radicaux, plongent le “village biologique global” dans le désordre des paralysies transcontinentales.

Une “poly-désertification“ [1] du globe est en route. Par assèchements fractionnés, par déforestations irréfléchies, par latéritisation [2] excessive, par empoisonnement subtil des supports fondamentaux, nous éradiquons le domaine végétal qui nous abrite. Quelle sera la vitesse de décomposition de cette machine infernale ? Nul ne le sait. En revanche on sait déjà que les plaques désertiques ou semi-désertiques forment de larges cercles concentriques en Afrique, en Asie et qu’elles émettent des métastases dans les pays tempérés et sur le pourtour méditerranéen. Les photographies par satellite décèlent ces auréoles avec un œil de vérité remarquable ; les savants détectent également la boursouflure de cette menace ; les citoyens devinent (entre deux indifférences souveraines) la nature du tragique qui se cache derrière ces péripéties environnementales. Et pourtant les grandes consciences de notre civilisation sont incapables d’élaborer un plan de bataille ayant force et autorité pour donner un coup d’arrêt à la dégradation générale du milieu terrestre.

Alors, dans ces conditions, on peut s’attendre au pire…

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[1] désertification d’origine plurielle

[2] NDLR Latéritisation = transformation d’un sol en latérite, sol rougeâtre caractérisé par la présence d’alumine libre et d’oxydes de fer.